Les nouvelles tribulations d'Aliénor - Elisabeth Lucas - E-Book

Les nouvelles tribulations d'Aliénor E-Book

Elisabeth Lucas

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Beschreibung

D’un caractère passionné, dévorée d’une soif de Dieu, d’amour et d’amitié, Aliénor est une jeune étudiante bien dans ses pompes et dans son temps. Dans ce nouveau volume plein de rebondissements, on exulte avec elle lors des moments de bonheur intense, on frémit en traversant les drames dans lesquels elle est plongée, on frissonne en suivant ses relations avec la gent masculine. Ces nouvelles aventures confrontent Aliénor aux grandes questions de la vie et de la mort, de l’engagement et de la fidélité, de la souffrance et du bonheur. Sans lui faire perdre son humour et son entrain, grandes joies et événements bouleversants la font accéder à une maturité et une profondeur qui ne la rendent que plus attachante.

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Tome 2

Élisabeth Lucas

Les nouvelles tribulations d’Aliénor

Tome 2

Roman

Conception couverture : © Christophe Roger

Illustration couverture : © Claire S2C

Composition : Soft Office (38)

© Éditions Quasar89, bd Auguste-Blanqui – 75013 Pariswww.editionsquasar.com

ISBN : 978-2-36969-059-7Dépôt légal : 3e trimestre 2018

Ali, Ali…

Samedi 26 avril 2014

En rentrant d’une journée de cours éprouvante, une lettre de Macess trouvée dans ma boîte aux lettres m’a mis du baume au cœur. Elle tombe à pic. Antoine et moi, ça ne va vraiment pas fort. J’en suis même arrivée à me demander si je n’allais pas mettre fin à notre histoire. Il est en plein questionnement sur sa vocation, et nous ne nous sommes pas vus pendant deux mois pour qu’il puisse y réfléchir. Deux mois où je fus plongée dans l’angoisse de le perdre, car même si c’était pour le donner à Dieu, cette éventualité me terrifiait. Et puis il est revenu de Solesmes et m’a annoncé le plus naturellement du monde que non, en fait, il n’était pas appelé au sacerdoce. Et il a voulu reprendre notre relation comme si de rien n’était. Sans même me demander comment j’avais vécu ces deux mois, durant lesquels ma vie était suspendue à son discernement, durant lesquels je l’ai aimé autant que détesté, durant lesquels j’ai lutté pour ne pas être en colère contre Dieu.

Nous nous sommes violemment disputés à son retour, son indifférence et son insouciance quant à ce que j’avais traversé m’ayant blessée et mise dans une colère noire. Je lui ai balancé tous ses défauts à la figure. J’avais même rédigé une liste pour me préparer à l’éventualité qu’il me quitte et pour rendre alors la chose plus facile à accepter. Il a fait pareil, sans liste, m’assenant des vérités que je n’étais pas capable d’encaisser, faute d’humilité. Oui, je suis « chiante », capricieuse, égoïste et odieuse, mais tout ça venant de la bouche d’Antoine, de cet orgueilleux rétrograde et arrogant, je ne l’ai pas accepté. Le lendemain du fameux jour où il est rentré, nous nous sommes revus, chez lui. Il y a eu un instant de silence gêné, et il a dit :

– Excuse-moi pour hier. Mais tu as été odieuse, entre nous. Peu importe, je n’aurais pas dû te balancer tous tes défauts à la figure comme ça.

– Non, c’est moi qui ai commencé. Mais t’es marrant aussi, tu ne m’as donné aucune explication, tu es juste revenu, comme ça, pensant que ça allait reprendre comme avant ! Tu n’imagines pas comme j’étais tendue ! Je m’attendais au moins à ce que tu m’expliques plus en détail ce que tu avais vécu durant ces deux mois et surtout durant ta semaine à Solesmes… Tu n’as même pas essayé de comprendre comment, moi, j’avais vécu ça !

– Ah mais c’est pour ça que tu t’es mise dans cet état ! Je comptais tout te raconter, évidemment, mais un peu plus tard. Je pensais que pour nous retrouver dans l’immédiat, seul le résultat du discernement suffisait… Désolé. Et oui, j’imagine que ça a été très dur pour toi, mais j’attendais que ce soit toi qui m’en parles.

Et il m’a tout raconté. Ses questions, ses discussions avec les frères et le prêtre, et cette grande paix qui l’a envahi en pensant au mariage. Et j’ai pu lui expliquer les mois très difficiles que j’avais passés de mon côté. Et de mes questions sur nous, surtout.

– J’ai pris du recul sur notre relation, Antoine. Je t’aime profondément, avec tes défauts, mais je me demande si on ne va pas trop vite… Tu ne veux pas qu’on arrête de parler fiançailles, le temps de se retrouver ?

Alors, il s’est énervé. Mais vraiment.

– Mais Ali, je suis sûr de moi, et toi aussi ! Pourquoi tu m’as dit oui si c’est pour faire marche arrière ? Tu veux que je te dise ? Tout ce que je t’ai dit hier, je le pensais. Oui tu es une chieuse, oui tu es caractérielle, susceptible, superficielle, gamine. Oui, tu es parfois égoïste. Et tu peux être CHIANTE et capricieuse parfois ! ! Mais tu sais quoi ? Je t’aime. Que ça te plaise ou non, je t’aime ! Et crois-moi, ce n’est pas toujours facile ! ! Et je veux t’épouser. Alors pourquoi tu chamboules tout, si tu m’aimes aussi ? Mais, mais, qu’est-ce que tu peux être… Aaaaah tu m’énerves ! ! Si tu n’es pas sûre de toi, autant qu’on se quitte maintenant !

– Mais calme-toi, j’ai jamais dit ça ! Je suis désolée d’avoir été perturbée par la potentialité que tu rentres dans les ordres, c’est pas comme si ma vie avait été suspendue à ton discernement, hein ! Mais maintenant que c’est clair, je voudrais juste qu’on aille doucement, car cette histoire nous a remués tous les deux. On peut en reparler tranquillement dans un mois, il n’y a pas le feu, on doit se fiancer en septembre.

– Je ne comprends pas, tu t’énerves parce que je vais peut-être te quitter pour Dieu, et quand il s’avère que non, tu t’énerves parce que je veux me fiancer avec toi ! Tu es compliquée, vraiment ! Tu es sûre que tout ça n’a rien à voir avec la liste que tu as faite de mes défauts ?

– Je ne m’énerve pas, je pense qu’on a tous les deux besoin de temps. Et oui, peut-être que ça a à voir avec ça, parce que je quitte la béatitude amoureuse – et un peu aveugle – dans laquelle j’étais pour t’aimer en vérité, avec tes défauts, et je veux te connaître et t’aimer complètement avant de m’engager.

– Mais c’est fait pour ça les fiançailles ! Écoute Ali, j’en ai marre qu’on s’engueule, alors je veux bien. Je te donne un mois, on ne parle plus de fiançailles, on se retrouve tranquillement, et je te repose la question. D’accord ?

Et en guise d’accord, nous avons échangé un long baiser. Après ça, tout est redevenu comme avant, en apparence, mais je sentais Antoine frustré par ma décision. J’étais persuadée que je lui dirais « oui », dans un mois, car je l’aime de plus en plus. Mais j’avais vraiment besoin de me remettre de toutes ces émotions pour faire un choix éclairé, et je sentais que de son côté, il n’avait qu’une envie, maintenant qu’il était sûr de lui : foncer. Et ce n’était pas toujours évident de concilier les deux.

Toujours est-il que la lettre de Macess est donc arrivée à point. Et m’a un peu remis les idées en place.

Boulaur, le 24 avril 2014,

Ma très chère Ali,

Ceci est la dernière lettre que je t’envoie avant longtemps, car pendant le noviciat, le nombre de lettres est limité, et il faut bien que j’en garde pour ma famille ! Donc savoure-la bien ! ;)

Bon, je vais aller droit au but : Ali, Ali… tu es vraiment toujours pareille. Tu ne sais pas ce que tu veux ! Il y a deux mois, tu m’envoyais une lettre désespérée car tu avais peur qu’Antoine rentre dans les ordres, il revient, et tu m’envoies une lettre désespérée pour me dire qu’il ne t’a pas donné assez d’explications à son retour. Et tu le traites d’égoïste ! Parfois je me demande si tu n’as pas un pète au casque, ma pauvre amie. Tu lui reproches de ne pas avoir essayé de te comprendre, mais toi, l’as-tu fait ? Tu n’imagines pas à quel point ça a été dur pour lui. Pour toi aussi, ça, je sais, on a bien compris. Mais pour lui encore plus, tiens-le-toi pour dit. Pendant que tu attendais passivement, tout reposait sur lui, sur son discernement. Imagine la responsabilité qui pesait sur ses épaules ! Et s’il n’avait pas réussi à comprendre la volonté de Dieu ? Heureusement que le Seigneur est bon, il a été très clair. Mais si ça n’avait pas été le cas ? Antoine s’en serait voulu terriblement, de te faire attendre encore. Et s’il s’était trompé ? Votre vie fichue ! Alors tes petits états d’âme, si sincères qu’ils soient…

Antoine revient, heureux, libéré, heureux pour toi surtout, tu n’imagines pas la lettre que j’ai reçue il y a deux mois, quand il m’annonçait les questions qu’il se posait… Il n’a parlé que de toi, quasiment. Il avait peur, pas pour lui, car il avait remis sa vie dans les mains du Seigneur, mais pour toi. Il avait peur de te briser le cœur, peur que tu ne comprennes pas, peur que tu souffres, en somme. Tu m’as envoyé une lettre à ce moment-là également. Et toi, tu n’as parlé que… de toi. Je te cite : « Macess, c’est horrible ! Antoine se pose la question de la vocation… Le pauvre, ce n’est pas complètement de sa faute, mais je trouve qu’il aurait pu y réfléchir avant de me demander en mariage. Je fais tout pour accepter cette éventualité, mais c’est dur. Comment ferais-je sans lui ? Je dois attendre deux mois et d’ici là, normalement, il aura discerné. En attendant, je prie et je pleure. Les voies du Seigneur sont vraiment impénétrables. » À aucun moment, tu ne te demandes si c’est difficile pour lui. Alors, ne viens pas lui reprocher ce que tu n’as pas fait.

Bon, désolée pour ma franchise, mais je veux que tu prennes conscience de la chance que tu as de l’avoir, et je trouve que tu t’attardes un peu trop sur ta petite personne, parfois. Mais je sais que ce n’était pas facile, et je connais très bien Antoine, je sais qu’il manque de tact. En effet, il aurait dû être un peu plus loquace quand il t’a annoncé que finalement, Dieu l’appelait au mariage, et en effet, son « c’est comme ça », c’était un peu abusé. Mais toi, tu dois apprendre à être patiente. Il a ses défauts – que tu m’as soigneusement listés –, mais il a tellement de qualités ! Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi droit et d’aussi loyal, par exemple. Et ça, c’est une qualité exceptionnelle pour un futur mari ! ;) Alors, sois indulgente, détourne-toi un peu de toi lorsqu’il t’énerve, et tu verras, tu ne l’en aimeras que plus et tu te poseras beaucoup moins de questions.

Bon, j’arrête de faire ma moralisatrice, d’autant plus que j’ai horreur de ça. Ici, à Boulaur, tout va pour le mieux. Pâques a été une explosion de joie ! Mes sœurs sont géniales, on ne parle pas beaucoup, évidemment, car nous sommes soumises au silence la plupart du temps, mais je me rends compte que tout peut passer à travers un regard, une attention ! Et puis, aux récréations, nous parlons bien sûr. Nous sommes souvent coupées en pleine conversation quand sonne la cloche, mais ainsi, pas le temps de s’attarder sur des futilités ! Nous apprenons à échanger directement sur l’essentiel, et nous nous connaissons en profondeur beaucoup plus vite. La mère est tellement gentille et patiente avec moi ! J’ai quelques passages à vide, bien sûr, car vous me manquez, Antoine, Élisabeth et toi ! Et mes parents et mes frère et sœur aussi… Et tu n’imagines pas à quel point je suis en manque de danse. Je ferais trois nuits d’adoration d’affilée pour une heure de rock ! Mais finalement, tous ces petits sacrifices sont bien peu de chose, car je suis proche de Dieu comme jamais je ne l’ai été ! Bon, je t’avoue que parfois, les offices sont un peu longs. L’autre jour, une sœur m’a surprise à bâiller bruyamment, nous sommes parties en fou rire, c’était horrible ! Mais cette vie est celle dont j’ai toujours rêvé. Tu n’imagines pas à quel point je suis heureuse… Et puis, j’ai tout le temps de parler avec Jésus, Marie, mon ange gardien, Claire, et tant d’autres encore ! Et ça, c’est génial.

Les divers travaux à l’extérieur me conviennent bien aussi. La vie au grand air, rien de mieux pour la santé et la bonne humeur !

Sinon, je te remercie, nous avons du vrai shampoing ! Du Dop, si tu veux tout savoir. Tu diras à tes guides que mes cheveux sont propres ! Je prie bien pour elles en tout cas, et pour toi et ta charge de cheftaine, c’est si beau ! Nous avons encore accueilli un CEP2 chez nous pendant les vacances, je les contemplais de loin, et, je te l’avoue, je les enviais un peu…

Il va être l’heure des vêpres, je te laisse.

N’oublie pas : Antoine mérite ton amour, ta patience et ton indulgence. Ça n’a vraiment pas été facile pour lui, crois-moi, je suis passée par là. Et s’il abuse, dis-le-lui, mais gentiment ! Je prie pour vous et vos fiançailles, si c’est toujours à l’ordre du jour.

Je t’embrasse bien fort mon Ali chérie,

Sœur Marie-Cécile, ta Macess

Bon. N’importe qui d’autre m’aurait dit ça, je l’aurais très mal pris. Antoine a raison, je suis extrêmement susceptible. Mais venant de Macess, elle qui a toujours été extrêmement franche et désintéressée, j’ai su que c’était juste. Alors, j’ai ravalé ma fierté, et j’ai admis que, oui, j’avais été une insupportable petite égoïste. Alors, j’ai foncé chez Antoine, je lui ai sauté au cou, et je lui ai présenté mes plus plates excuses. Surpris et heureux, il m’a serrée très fort dans ses bras, sans rien dire. Je lui ai alors déclaré en souriant :

– Antoine, tu es borné, presque aussi égoïste que moi, orgueilleux, rétrograde, arrogant, impulsif, mais malgré ça, pour tout ça peut-être, je t’aime. Je t’aime ! Veux-tu m’épouser ?

Et il a dit oui.

Parce que tu es mon frère…

Dimanche 27 avril 2014

Antoine raccompagna Aliénor jusque chez elle. Il salua ses colocs, Joséphine (qui parut fort gênée de le voir, car elle avait un masque de crème sur le visage, qui lui donnait un air comique), et Anne-Emmanuelle. Anne-Emm lui lança un regard anxieux, mais en voyant leurs mains liées et leurs sourires apaisés, elle parut rassérénée. Aliénor avait dû lui dire qu’il y avait de l’eau dans le gaz… Mais depuis tout à l’heure, tout a changé. Il les laissa lorsqu’elles commencèrent à se disputer pour savoir QUI n’avait pas lavé la poêle qui traînait dans l’évier depuis trois jours après l’avoir utilisée. Le volume sonore de leurs trois voix aiguës combinées, dans leur petite cuisine, c’était un peu trop pour lui. Il souriait niaisement en marchant vers son appartement, si bien qu’une dame crut qu’il lui faisait de l’œil. Il se concentra pour garder un visage normal. Toutes les émotions des mois passés l’avaient fatigué. Dire qu’il s’était cru appelé à être moine ! Maintenant qu’il y repensait, c’était absurde, il n’aurait pas pu se plier ainsi à des règles aussi strictes, ça l’aurait éteint. Il a un tempérament trop libre, trop fier, et c’est comme ça que Dieu l’a voulu. Ali a raison, il est orgueilleux. Ali… Antoine poussa un soupir de contentement. Heureusement qu’elle avait retrouvé la raison ! Elle lui avait fait peur ! Elle est difficile à suivre parfois, sa petite Ali. « Souvent, femme varie, bien fol est qui s’y fie », avait fait inscrire François Ier sur les vitraux de Chambord. Et il n’avait pas complètement tort, pensa Antoine en se remémorant la colère d’Aliénor, lorsqu’il lui avait annoncé qu’il se posait des questions, et sa colère inattendue lorsqu’il lui avait annoncé qu’il ne s’en posait plus. Ah, Ali… Parfois elle le rendait fou, tellement elle était insupportable, mais bon, il l’aime. Et elle veut bien l’épouser ! Il s’attarda avec satisfaction sur le visage d’Aliénor, apparu dans son esprit, avec un instinct de propriétaire. Il arrivait chez lui. Il se souvint qu’il n’avait pas encore pris son courrier. Oh, une lettre de Macess ! Antoine l’ouvrit avidement.

Boulaur, le 24 avril 2014

Mon Antoine,

Toi et Aliénor m’avez écrit en même temps, comme souvent, ce qui est bien, comme ça, j’ai les deux versions de ton retour de Solesmes. Je commence par te répondre à toi, mais après je vais bien soigner ma lettre pour Ali, sois-en sûr. Je suis contente que tu sois désormais fixé sur ta vocation. Je suis émerveillée par la clarté avec laquelle le Seigneur t’a répondu ! Presque jalouse, pour tout t’avouer, car moi, Il m’a fait poireauter plus que deux mois. Enfin, tu le sais bien… J’ai repensé à nous l’autre jour, et j’ai éclaté de rire en pensant à ce que ça aurait donné si nous nous étions mariés ! (Ça a d’ailleurs fait sursauter une de mes sœurs qui était dans la chapelle en même temps que moi.) Imagine, moi voulant faire des pèlerinages tout le temps car je me serais trompée de vocation, toi qui râlerais parce que la maison est en désordre et que tu as horreur de ça, les enfants qui seraient un mélange de maniaque psychorigide (oui, il s’agit bien de toi), et de bordélique comme moi ! Figure-toi que j’ai même réussi, malgré le peu d’affaires que j’ai, à mettre le désordre dans ma cellule… Je crois que la maison aurait été en joyeux bazar, que les enfants n’auraient jamais eu leur goûter, étourdie que je suis, et que toi, tu serais passé derrière à chaque fois pour tout régler.

Bref, ce n’est pas de ça dont je voulais te parler, car maintenant il ne s’agit plus de moi. Aliénor est beaucoup plus ordonnée, d’ailleurs. Figure-toi que j’ai emporté quelques photos, que je n’avais pas pris le temps de trier depuis mon arrivée ici. J’en ai retrouvé une qui m’a bien émue… Tu te souviens du goûter d’anniversaire pour les dix ans de Claire et Élisabeth ? J’ai l’impression que c’était hier. Aliénor, toute mignonne dans sa robe vichy, avait mangé tous les smarties rouges. C’étaient ses préférés ! Et toi, tu étais encore pour nous un « grand », 11 ans, tu imagines ! Tu étais avec nous, embrassant à qui mieux mieux tes petites sœurs, tu les aimais tant ! Tu portais une petite chemise bleu ciel avec un bermuda rouge et des bateaux. Je t’admirais à l’époque… Eh bien, j’ai retrouvé une photo de toi qui joues à Colin-Maillard ce jour-là. Tu essaies de reconnaître Ali en lui palpant le visage, et elle rigole en laissant apparaître sa jolie fossette. Et plus tard dans la journée, elle avait fait une crise d’urticaire, par réaction allergique au colorant rouge des smarties. Sacrée Ali ! Qu’ils sont enchantés, les souvenirs de notre enfance commune. Nous avons de la chance de nous connaître depuis tout ce temps !

Parce que tu es désormais comme mon frère, même si, soyons honnêtes, ça n’a pas toujours été le cas. Et parce que tu es mon frère, mon Antoine, je ne supporterais pas qu’on te fasse du mal. Même si je suis la première à t’en avoir fait… Je m’en veux toujours, tu sais. Aussi, je suis quelque peu énervée par la réaction d’Aliénor à ton retour, qui n’a pas dû te faire du bien, même si tu ne le fais pas sentir dans ta lettre. Mais je te connais bien, va, et je lis à travers les lignes… Il faut quand même reconnaître que tu as des progrès à faire en matière de psychologie féminine. Aliénor t’a attendu pendant deux mois, il est normal qu’elle ait espéré des explications plus poussées que « Je m’étais trompé, c’est comme ça ». Mais je suppose que tu lui as tout raconté depuis. Non, ce qui m’inquiète surtout, c’est que vous avez l’air bien niais, tous les deux, à vous engueuler pour des broutilles, à faire des listes de vos défauts respectifs, écrites ou pas, ces listes, d’ailleurs. Mais vous vous aimez, vos lettres transpirent la guimauve quand vous parlez l’un de l’autre, même quand vous êtes énervés ! Alors, je ne sais pas, arrêtez de vous angoisser et fiancez-vous.

Mais Antoine, si Ali a des efforts à faire, toi aussi. Tu es complètement dans ton monde, et ce depuis toujours, et parfois tu ne vois même pas ce que vivent les gens qui te sont le plus proches. Alors s’il te plaît, sors de ta tour d’ivoire, parfois, et essaie de comprendre, par exemple, pourquoi Aliénor n’arrive toujours pas à te regarder dans les yeux plus de dix secondes. Tu te plaignais de ça dans une de tes précédentes lettres, et ce n’est pas, comme tu le penses, parce que tu lui fais peur ou qu’elle a peur de s’engager avec toi ou je ne sais quelle analyse psychologique de comptoir. N’as-tu jamais remarqué à quel point tes yeux ressemblent à ceux de Claire ? Tu n’y peux rien, mais Aliénor, quoiqu’elle en dise, n’a toujours pas complètement fait son deuil. Tu le sais, elle est hypersensible… Alors, pour toi aussi, ce sujet est difficile, sans doute même plus, mais je vous en supplie, parlez-en. Sinon, au lieu d’être à vos côtés, elle sera un obstacle entre vous, sans le vouloir, la pauvre ! Je sais que tu n’en parles presque jamais avec elle par peur de la faire souffrir, mais elle tient exactement le même raisonnement que toi. Et il est clair (sans mauvais jeu de mots) que vous avez besoin d’en parler tous les deux, alors faites-le, et surtout priez-la, ensemble. Ça vous fera le plus grand bien. Car je le sais, ça bouffe Aliénor de ne plus pouvoir en parler. Avec toi et Élisabeth, elle n’ose pas, il n’y a qu’à moi qu’elle se confiait là-dessus. Elle a peur d’être indélicate en vous exposant son chagrin, car selon elle, elle n’était que l’amie, alors que vous étiez le frère et la sœur. Fais-lui comprendre que tu as besoin d’en parler, toi aussi.

En tout cas, parce que tu es comme mon frère, et elle comme ma sœur, et ce depuis si longtemps, vous avez intérêt à être heureux, mes cocos !

Je ne peux plus envoyer de lettres pendant longtemps, peux-tu embrasser très fort ta sœur Élisabeth pour moi ? La pauvre, à cause de vous deux, je ne lui ai pas beaucoup écrit ! Dis-lui que je pense à elle tous les jours, que je prie bien pour elle, et qu’elle reste mon amie plus que jamais. Vous deux, ne l’oubliez pas non plus, je pense qu’elle se sent délaissée par son grand frère et son amie ces temps-ci… Alors réglez vos problèmes, qui n’en sont pas vraiment, et allez passer un week-end à Paris avec elle !

Sinon, tout va bien pour moi. Merci pour tes prières. Boulaur est devenue ma maison, et Aliénor, Élisabeth et toi êtes les bienvenus pour une retraite quand vous voulez ! En plus, vous me verrez avec mon bel habit en live, même si je ne pourrai pas forcément vous parler. Ah, et surtout, n’y envoie pas Ali toute seule, qu’on ne recommence pas l’histoire… ;)

Je t’embrasse bien fort,

Macess

Antoine replia la lettre, pensif. Comment Macess faisait-elle pour cerner ainsi les problèmes, à distance, quand on ne lui en avait parlé qu’à demi-mot, dans une lettre. « Cette fille est extraordinaire… », pensa-t-il. Et en effet, ils n’auraient jamais pu se marier. Pas tant à cause du désordre, Antoine aurait pu s’en accommoder, mais ce que Macess avait oublié de préciser dans sa lettre, c’est qu’elle ronfle. Et Antoine a le sommeil très léger. Il rit intérieurement. Sérieusement, ça aurait été la foire, cette famille. Aliénor et lui sont complémentaires sur de très nombreux aspects, beaucoup plus qu’il ne l’était avec Macess. Ce qui ne veut pas dire que leur famille, ça ne sera pas la foire, car s’ils n’ont que des petites Ali, ça risque d’être épuisant. Ah, comme il l’aime ! Étrange, ce qu’a écrit Macess sur Claire. En effet, ils n’en parlent pas beaucoup, par pudeur et peur de blesser l’autre, de lui imposer une douleur qu’il porte déjà. Mais c’est vrai qu’ils devraient. C’est si lourd à porter seul, et si difficile aussi d’éviter le sujet, ou de ne l’aborder que rapidement, avec un air empreint de respect. Claire doit se marrer, de là-haut, en voyant leurs têtes quand ils parlent d’elle ! « Si Aliénor voit les yeux de Claire à chaque fois qu’elle les plonge dans les miens, pas étonnant qu’elle détourne le regard ! Je ne le supporterais pas moi-même. Mais comment a fait Macess pour deviner ça aussi ? » Antoine, plongé dans sa réflexion, tira son portable de sa poche, et tapota dessus. Puis, il s’agenouilla, et la tête entre les mains, il se mit à prier.

Aliénor, en pleine séance de manucure avec Jo, entendit son portable vibrer. Elle ouvrit le message d’Antoine. Sur son écran, le visage de Claire s’affichait, rieur, insolent, et ses yeux bleus semblaient défier la vie. Et ces phrases : « Pour moi aussi, la plaie est toujours ouverte. À nous deux, avec son aide, nous arriverons à surmonter ça. Elle est toujours avec nous, tu sais… Et si tu la vois dans mes yeux, tant mieux, c’est la preuve qu’elle nous protège ! Et que j’ai de beaux yeux, aussi ;) » Alors, sous le regard de Jo impuissante, Aliénor ruina sa manucure en s’essuyant les yeux. Elle ne savait pas comment Antoine avait deviné qu’elle attendait ça depuis des mois. Enfin, ils pourront en parler. Enfin, Claire accompagnera leur cheminement, comme une sœur et une amie doit le faire.

Franchise, dévouement, pureté

Lundi 12 mai 2014

« La guide est pure dans ses pensées, ses paroles, et ses actes », article 10 de la loi scoute.

La pureté, c’est l’absence de mal. Cet article me suit depuis ma promesse. Pour être tout à fait honnête, ce n’est pas celui que j’avais choisi pour mon aspirance, au moment de prononcer ma promesse. Du haut de mes 12 ans remplis d’affection pour toutes les têtes ébouriffées de poils ou de plumes, j’avais choisi, comme beaucoup, le célèbre « La guide voit dans la nature l’œuvre de Dieu, elle aime les plantes et les animaux ». Mais en grandissant, j’ai pris pleinement conscience de l’engagement de ma promesse, et c’est l’article 10 qui m’a frappée. En plein cœur. La guide est pure… Le suis-je, moi ? Dans mes pensées… Que dire des jugements, des rires, des mépris qui traversent mon esprit et confortent mon orgueil, devant certaines personnes que je connais ou que je croise ? Dans mes paroles… Que dire des gros mots qui jaillissent de ma bouche, pour tout, pour rien, que dire des critiques ? Dans mes actes… Que dire de mes mensonges, de ma paresse, de mes manques de charité ?

Aujourd’hui, la petite Ali est devenue grande, et elle est cheftaine de compagnie. Outre de nombreux casse-tête administratifs et techniques, de nombreuses heures sur la boîte mail de la compagnie et sur le site Céphée, l’intranet des Scouts unitaires de France, des heures au téléphone avec les guides, leurs parents et mes chefs de groupe, outre tous ces désagréments, c’est une charge que je suis contente d’exercer. C’est la classe, être CC ! Dans ma tête, je me voyais tel un dessin de Pierre Joubert, les cheveux au vent, la tenue impeccable, surplombant un magnifique paysage que je désignai d’un doigt augustement tendu à mes guidouilles, éperdues d’admiration devant moi.

Quand on prend une telle charge, au début, il y a un peu d’orgueil. Eh oui, les regards de vingt-huit guides braqués sur moi ! Et puis vint le désespoir, devant la masse conséquente de choses à faire. Mais à force de faire les choses, plus ou moins bien, à force de voir les guides nous faire sentir quand quelque chose ne va pas, on apprend l’humilité, la condition sine qua non pour être un bon chef. Une fois qu’on a compris ça, tout ne devient pas facile, mais tout prend du sens. Et on peut regarder les guides dans les yeux, admettre qu’on est aussi faible qu’elles, et faire preuve d’autorité. Non pas d’une autorité hiérarchique parce que nous sommes les chefs et elles les guides, mais d’une autorité qui fait grandir parce qu’on les aime et qu’on veut leur bien. J’ai toujours eu horreur de reprendre mes guides. Avant, c’était par peur qu’elles ne m’aiment pas. Aujourd’hui, c’est parce que je souffre de les voir faire quelque chose de mal, et donc se faire du mal. Mais pour leur bien, je dois les reprendre quand elles se trompent.

Franchise et dévouement, je pense avoir fait des progrès sur ces deux points. Lorsque l’on n’est pas franche, ces adolescentes au radar interne bien aiguisé le sentent. Quant au dévouement… Je fais de mon mieux, et le Seigneur fait le reste.

Mais la pureté ? Suis-je pure, avec mes guides, et ailleurs ? Mes intentions sont-elles pures lorsque je m’assois à côté des chefs d’équipe (CE), jeunes filles de 16 ou 17 ans, pour écouter leurs potins et retrouver un peu de mon adolescence perdue ? Pour me les mettre dans la poche, aussi, et me sentir aimée ? Parce qu’elles sont drôles et équilibrées ? Non. Alors, je sors de moi-même, et je vais m’asseoir au repas suivant à côté de cette petite, un peu exclue de la compagnie, parce qu’elle est « bizarre », et quelque peu ennuyeuse, avec ses lunettes et son air timide. Et je découvre ce que je sentais déjà : sa bizarrerie, c’est sa force. Cette petite Alice est une grande âme. Elle me parle de ses frères et sœurs, de sa classe de troisième où elle peine à se faire des amis (une « catho coincée », comprenez-vous !), et doucement, elle dérive sur la foi, parce qu’elle prépare sa confirmation. Et je prends une leçon de vie de la part d’une gamine de 14 ans, qui me dit :

– Oh j’ai hâte ! Finalement, tant pis si j’ai pas trop de copains dans ma classe. L’Esprit Saint est mon meilleur ami…

Tout simplement. Et dans le sourire d’Alice, c’est la pureté de Dieu que je vois.

Ah, mes guidouilles… Avec mes assistantes, on les kiffe. Franchise, dévouement, pureté. C’est ce qu’elles m’apprennent, tous les jours.

Ce week-end, nous étions parties camper. Il faisait beau, les oiseaux chantaient, les guides riaient, mes assistantes étaient au top. Le bonheur à l’état pur.

Nous avons commencé par monter les tentes. La nôtre fut installée en un tour de main, expérience oblige. Sophie, mon assistante d’un mètre quatre-vingt, se révéla très efficace pour hisser la faîtière. Nous regardions les guides lutter avec les piquets, plus loin dans la prairie, en finalisant le programme du week-end. Agathe, l’intendante, nous délivra une information essentielle : nous mangerions des pâtes carbo ce soir. Miam. Et pour finir, Bénédicte nous montra les déguisements qu’elle avait confectionnés. Me voilà transformée en Yann de Kermeur, jeune corsaire breton du XVIIIe siècle. Agathe minaude dans sa robe, elle doit jouer mon amie d’enfance, Agnès, enlevée par de fourbes brigands, qui auraient également tué son grand-père, le comte de Kermellec. Le comte se révèle être aussi mon bienfaiteur, et je suis accusé du crime. Nous allons bien nous amuser dans cet imaginaire librement inspiré de la BD L’Épervier. Nous sommes obligées de retirer nos déguisements en hâte, lorsqu’une voix délicate s’approche de la tente.

– Les cheftaiiiiiiiiines ! Ya un piquet de la tente qui est pété, on peut pas la monter.

C’est Camille, la cul d’eq (i. e. la plus jeune de l’équipe) des Chamois. J’envoie Sophie et Agathe aller voir, tandis que je fais le tour des autres tentes avec Bénédicte. Chez les Pumas, joyeux bazar. Elles ont fini de monter leur tente et d’installer leurs affaires. Nous arrivons dans leur dos, et Blandine, la CE, est en train de montrer à ses équipières les photos de sa soirée rallye du week-end précédent. Photos qui se trouvent sur son smartphone. Normal. Elles ne nous ont pas vues arriver. Ni entendu, d’ailleurs, ce qui est normal aussi vu qu’elles parlent toutes en même temps.

– Oh, fais voir lui, il est trop beau ! Tu peux faire un zoom ? C’est qui, il est pas au bahut ! (Hortense, la seconde)

– Elle est trop belle ta robe ! Sérieux Blanblan t’es trop belle avec ! (Félicie, la septième et dernière de l’équipe)

– Vous aviez du champagne ? (Lucie, la quatrième)

– Oh mais trop cheum la robe de Marie, là ! Son petit frère est dans ma classe, c’est trop un boulet ! (Sibylle, la troisième et la plus minette de toute la compagnie. Note dans ma tête : à surveiller de près.)

– Ça va, tranquille ? Je peux voir le mec-trop-beau-qui-est-pas-au-bahut moi aussi ? (Moi)

– Et moi, je veux bien voir ta robe, Blandine ! (Béné)

Sept têtes se tournent, un peu piteuses. Blandine tente de m’amadouer.

– Oh Aliénor ! Désolée, je le range tout de suite et promis, après je le touche plus. T’as vu, on a tout installé, on est les premières ! Au fait, j’ai bien préparé la prière de ce soir comme tu me l’as demandé.

La sale gosse me débite tout ça avec un sourire charmeur. Elle est mignonne… Mais non, je ne vais pas me laisser acheter comme ça.

– C’est très bien mon enfant. Mais maintenant, tu éteins ce portable et tu me le donnes, s’il te plaît. Tu n’en as pas besoin ce week-end, j’en prendrai soin comme si c’était le mien, promis !

– Mais c’est mon réveil !

– Oh, mais on viendra vous réveiller demain, ne t’inquiète pas !

– Mais j’ai pas de lampe torche ! Et ya une appli sur mon portable…

– Je t’en prêterai une. Allez, donne-moi ce téléphone ! Et puisque vous avez fini et que vous n’avez rien à faire, vous allez me faire le service de bois, pour ce soir, hop.

Concert de grognements et de soupirs, mais elles y vont, Blandine m’ayant remis préalablement l’objet défendu. Force reste à la loi. Non mais.

Chez les Écureuils, rien à signaler, si ce n’est que Camille a oublié son pyjama. Sa CE Hélène lui propose charitablement de dormir en uniforme, « comme ça, tu seras prête avant tout le monde demain ». Soit…

Chez les Hermines, nous arrivons en plein drame. La petite Cécile est en pleurs. Nous demandons discrètement à Alix, sa CE, ce qui se passe.

– Oh, elle a peur des araignées, et Louise en a écrasé une sur son duvet. Mais vous inquiétez pas, je vais nettoyer ça et ça ira mieux.

Ladite Louise, seconde, est en train de se confondre en excuses, tandis que les autres cajolent Cécile.

– Je suis désolée, je pensais que tu préférerais avoir une araignée morte plutôt qu’une araignée vivante sur ton duvet ! Si tu veux, je te prête le mien pour cette nuit !

– Mais le tien, il a pas de capuuuuuuuche et le mien il en a une et c’est un cadeau de ma marraiiine !

Finalement, nous les prévenons qu’il y a un rasso (autrement appelé « rassemblement » par le commun des mortels) dans dix minutes et nous les laissons arranger ça en équipe.

Les Chamois ont fini par monter leur tente en rafistolant leur piquet avec un bout de bois. Je sonne le rasso à la corne. Héhé, j’aime trop ça.

Elles accourent, s’époumonent sur leurs cris d’équipe et forment un carré autour des cheftaines. Je les contemple attentivement. Mouais. L’uniforme, ce n’est pas encore ça. Au moins, depuis l’année dernière, elles ont toutes un quatre-bosses. Je distribue des élastiques à Sibylle, Hélène et Pauline. Elles les mettent de bonne grâce, sauf Sibylle qui prétend que ses cheveux sont trop épais pour être attachés et qu’en plus elle peut pas mettre son quatre-bosses sinon. Je lui dis de faire une tresse. Elle me dit qu’elle ne sait pas faire. Sophie lui dit qu’elle lui fera. Sibylle répond bon ok, ça va, je vais me débrouiller. Je demande ensuite à un bon tiers de la compagnie d’enlever les revers qu’elles ont faits à leur bermuda et leur rappelle à la longueur réglementaire : juste au-dessus du genou. Même avec les revers défaits, certains shorts sont encore limite. Je les menace de leur prêter une de mes vieilles jupes-culottes si elles reviennent avec des shorts trop courts. Elles me répondent non non c’est bon j’en ai un autre c’est juste qu’il était pas propre/que je le trouvais plus. Lasse de faire la police, je laisse passer les foulards mal roulés. Tant pis, on verra ça une autre fois. Prions en attendant, j’en ai bien besoin. Évidemment, il faut toujours qu’il y en ait deux ou trois qui rigolent pendant la prière. Je leur jette un regard expressif, elles se calment.

Place au grand jeu. Un vrai succès ! Mes assistantes sont géniales, elles courent après les guides déguisées en méchants, se font attraper et bâillonner par les guides, tandis que Yann de Kermeur délivre noblement la belle Agnès. Nous remettons ensuite les coupables au gouverneur, ils avouent l’assassinat du comte, me voilà blanchi. Le gouverneur nous invite à un festin pour fêter ça. Goûter.

Les CE ont entrepris d’apprendre le jeu du frou-frou aux plus jeunes. Le problème, c’est que je suis assise entre deux culs d’eq, lesquelles trouvent le jeu extrêmement drôle. Je me retrouve rapidement avec mon verre de jus d’orange rempli de quatre-quarts baveux. Bouark. Je somme les guides, qui projettent toutes à qui mieux mieux des miettes de gâteau sur la pelouse, d’arrêter cette mascarade, on ne joue pas avec la nourriture, non mais. Elles s’exécutent plus ou moins rapidement. Nous décidons d’un commun accord avec mes assistantes de clore le goûter et de lancer les services, pendant que je fais un conseil des chefs.

Me voici assise avec mes CE préférées. Elles sont si choutes ! Je prends la température de leurs équipes, les questionne sur la progression des guides, tout ça. Hélène commence :

– Chez les Écureuils, c’est cool, tout se passe bien. Ma seconde est top, on prépare tout ensemble. Alice est un peu à l’écart, c’est vrai, mais on fait toutes des efforts, même les petites. Camille a demandé à préparer un jeu avec elle, elle est trop mignonne, et en plus, on a un projet de ouf, on va faire un week-end d’équipe à vélo.

Les braves petites. Je félicite Hélène et me tourne vers Blandine. Celle-ci remet sa mèche, et je m’aperçois qu’elle porte du vernis.

– Euh, tu n’as plus de dissolvant chez toi ?

– Si si mais t’as vu, c’est aux couleurs des Pumas mon vernis, c’est fait exprès ! Regarde, un doigt gris, un doigt bleu, un doigt gris, un doigt bleu, un doigt gris…

– Oui, ça va, on a compris ! coupe Alix en riant.

Hum. Certes. Je prends le parti d’en rire. Après tout, ce n’est pas si grave. Bref. Et la progression de ses guides ?

– Ben en fait, tout va bien, Hortense est géniale, et puis toutes les guides aussi. Les petites sont trop motaïve pour leur promesse, elles ont déjà choisi leur marraine, c’est moi pour Félicie et Hortense pour Philippine. Par contre, Sibylle est relou parfois, elle amène souvent son portable en week-end d’équipe et elle appelle son copain, du coup pour les petites, c’est pas top et comme elle a le même âge qu’Hortense et moi, c’est chaud de lui dire…

Ah oui. Faudra que je lui parle à la Sibylle, là. Un peu désespérée, je me tourne vers Alix.

– Ah chez moi, ça va… Elles sont tellement motivées que j’arrive pas à suivre ! Sinon, les petites arrêtent pas de nous bizuter avec Louise, c’est des chipies ! La dernière fois, elles nous ont planqué nos pulls dans un bois, sauf qu’il a plu, qu’elles ont oublié de les rentrer, qu’ils étaient pleins de boue le lendemain matin, et qu’on s’est caillées toute la messe en chemise. Mais, en vrai, sinon, elles sont trop mignonnes, et sinon, ya Laure qui veut passer un brevet de zoologie. Sinon, on se fait des câlins tout le temps, elle est trop bien mon équipe.

Welcome to bisounours land. C’est chou ! Allez, last but not least, les Chamois. Domitille sort de la contemplation de ses jambes, relève la tête d’un air distrait, et réalise que c’est son tour.

– Ali, on pourra racheter une tente avec l’argent de la compa ? Sérieux, c’est relou, la mienne tombe en miettes ! Sinon, tout va bien, on avait un week-end ya deux semaines, tout s’est bien passé. Clotilde nous a fait un jeu avec du morse pour sa seconde classe, c’était cool, et on a mangé de la tartiflette. Au fait, on mange quoi ce soir ?

C’est sur cette profonde réflexion que je décide de prendre le relais. Je leur rappelle qu’elles ont charge d’âmes, que c’est sublime, que je leur fais confiance mais que j’aime bien avoir leurs comptes rendus d’activités quand même, qu’elles ont de la chance de vivre ça, c’est rare d’avoir de telles responsabilités à leur âge, qu’elles doivent être particulièrement vigilantes avec les plus timides de leur équipe pour bien les intégrer, qu’elles sont géniales, que je les kiffe.

Je leur fais aussi un bref aparté sur l’utilisation du portable en week-end d’équipe, réservé aux cas d’urgence. Il va de soi qu’appeler leurs potes de la troupe, en week-end au même moment qu’elles, n’est pas un cas d’urgence, et que ce n’est pas une veillée adéquate pour les plus jeunes, et même pour elles. Elles feignent l’innocence. Je leur apprends que j’étais en soirée avec le grand frère d’un desdits potes, lorsqu’elles l’ont appelé. Le pote en question a envoyé dans la foulée un SMS à son frère : « Eh, je viens d’avoir des amies au tel, tu sais, Alix et tout, elles ont ton amie Aliénor comme cheftaine, trop marrant ! Bon, bisous, le chef de troupe appelle à la veillée. » Pas très finaud le gars. Son frère Amaury m’a montré le SMS, et j’ai réalisé qu’« Alix et tout » étaient en week-end d’équipe ce même soir. Je leur passe donc un savon. Les petites n’ont pas à prendre part ou à assister à des conversations de lycéens, que j’imagine très profondes, alors qu’elles voient leurs amis au lycée le lundi. Elles regardent leurs chaussures maculées de boues, penaudes. Car je suis persuadée que ça ne concerne pas qu’Alix, qui est la seule à avoir été découverte.

Je conclus le conseil des chefs par une prière, et j’insiste ensuite sur l’importance de la vie de prière en équipe. Comme c’est à peu près la sixième fois de l’année que je leur parle de ça, elles hochent la tête, blasées, et me répondent oui Aliénor on le fait même qu’on a écrit une prière pour l’équipe, et nous, on a fait un oratoire dans le coin d’équipe. Je leur réponds c’est très bien mes petites allez aux services rejoindre les autres.

Les pâtes carbo ont l’air délicieuses. Je demande aux CE de se dispatcher dans le cercle, pour qu’elles ne soient pas à côté et qu’elles puissent parler un peu avec les plus jeunes. Celles-ci, ravies, se battent pour avoir leur CE à côté d’elles et les dévorent de leurs yeux béats d’admiration. Le dîner se déroule dans un joyeux bazar. Je n’ai pas la force ni l’envie de retenir celles qui se précipitent pour gratter la gamelle de pâtes carbo. Ça ne doit pas être très bon, en plus, le fond était un peu cramé, mais ça n’a pas l’air de les déranger. Mes assistantes et moi n’en pouvons plus de rire : nous regardons la petite Philippine se pencher sur la gamelle, y engouffrer sa main et la ressortir en brandissant sa fourchette et en criant de joie : « J’ai un lardon, j’ai un lardon ! » Prise d’un élan d’affection, sa CE Blandine la serre contre elle et lui ébouriffe les cheveux. Au comble du bonheur, Philippine lui offre son lardon, arraché de haute lutte.

Je me suis assise à côté de Sibylle. Elle m’énerve, mais je l’aime bien. Nous parlons beaucoup, de tout, de rien, de son copain. Je saisis la balle au bond :

– Écoute, je suis très contente pour toi, du moment que c’est sérieux et que vous savez ce que vous faites. Mais je voudrais que tu ne l’appelles pas en week-end d’équipe… Ça ne regarde que toi, cette histoire, et les petites savent forcément pourquoi tu t’éclipses. Et ce n’est pas bon, à leur âge, d’avoir ce genre de préoccupations. Elles n’ont que 12 ans, et je n’ai pas envie qu’elles fantasment sur la vie amoureuse à travers toi. Tu peux en parler, mais avec Hortense et Blandine, pas devant les plus jeunes. D’ailleurs, je sais que tu as une place difficile dans ton équipe. Tu as l’âge de la haute équipe, et ce sont elles qui ont toutes les responsabilités. Tu sais bien qu’on a fait au mieux, vous étiez trop nombreuses du même âge. Tu devrais profiter de ces temps en compagnie pour te mettre au service des plus jeunes. Elles t’admirent beaucoup. Tu n’es pas CE mais tu as énormément de charisme dans la compa. Tiens, regarde Cécile, elle nous observe depuis tout à l’heure. Je suis sûre qu’elle voudrait bien te parler, mais elle n’ose pas.

Sibylle regarde la petite Cécile. En effet, elle nous regarde depuis le début du dîner, d’un air admiratif. C’est peut-être pour moi, car la cheftaine de compagnie a toujours une certaine aura, mais je suis sûre que Sibylle aussi a un impact sur elle. Malgré son maquillage, son short trop court, ses cheveux détachés et son air rebelle, Sibylle a le cœur sur la main. Insolente au premier abord, lorsqu’on sait la prendre, on découvre une fille droite, mûre, sur qui on peut compter, malgré quelques écarts. Et les petites le sentent, même si d’une certaine façon, Sibylle leur fait peur. Elle adresse un sourire à Cécile, qui rosit et le lui rend.

L’équipe de vaisselle (les Écureuils) se met à l’œuvre plus ou moins joyeusement. Il faut dire que les pâtes carbo, ce n’est pas le plus simple à laver… Mais après un démarrage fastidieux, c’est en chansons qu’elles finissent de tout nettoyer. Bon, c’est du Walt Disney, nous avons du mal à leur faire chanter des chants scouts de leur propre initiative, malgré tous les efforts de Sophie en la matière, mais c’est toujours mieux que du Stromae… D’ailleurs, les Pumas rattrapent le coup en lançant l’appel au feu de camp, après avoir ranimé le feu qui est vraiment beau.

« Les scouts ont mis la flamme au bois résineuxÉcoutez chanter l’âme qui palpite en eux… »

La veillée préparée par les Chamois est très réussie. Elles ont écouté mes conseils, les chants scouts s’enchaînent, et mon bon vieil Hodari retrouve sa jeunesse ! Sibylle s’est assise à côté de Cécile et d’une autre cul d’eq, et je la vois leur chuchoter dans l’oreille de temps en temps. Les petites rient, elles sont heureuses. La veillée se clôt par la prière que Blandine a préparée, et qui est très belle…

Puis vient la ronde de nuit, mon moment préféré. Le cœur apaisé par la prière, elles défilent devant moi, le visage éclairé par la lueur des flammes, des étoiles dans les yeux. Une poignée de main, un sourire, dans lesquels j’essaie de mettre toute mon affection pour chacune. La poignée de main que j’échange avec Sibylle est plus appuyée. Son sourire est reconnaissant. Je fais de même avec Alice, elle a tant à nous apprendre, celle que les autres oublient ! Puis vient le tour de Béné, Agathe et Sophie : nos poignées de main sont fermes, nos sourires joyeux. Car ensemble, nous voulons faire grandir ces vingt-huit âmes qui nous ont été confiées et en face desquelles nous nous sentons bien petites. Elles sont si belles, toutes ! Même si elles peuvent être exaspérantes, à parler quand nous parlons, à nous contredire, à essayer de nous soutirer des permissions par une excessive gentillesse. Mais elles sont si belles.

Demain, nous irons à la messe. Je pourrai les remettre au Seigneur, dans l’adoration de l’Eucharistie. Si les guides me laissent le temps de L’adorer. Si je n’ai pas à faire la police, à séparer Alix et Hélène parties en fou rire, à faire les gros yeux aux plus jeunes qui font des bateaux et des cocottes avec les feuilles de messe ou chuchotent entre elles. Mais quand bien même je devrais faire tout ça, je recevrai mon Sauveur en moi, et je lui demanderai de m’aider.

Après le déjeuner et le pliage des tentes, leurs parents les récupéreront. Et je les regarderai partir, riant, se bousculant, minaudant, se racontant les derniers potins. Et j’aurai un pincement au cœur, mais je prendrai la décision de prier pour elles, jusqu’à la prochaine fois.

Quand j’ai dit oui pour être cheftaine de compagnie, je ne savais pas où ça me mènerait.

Je m’aperçois aujourd’hui que j’ai accepté une charge tellement plus grande que moi ! Vingt-huit filles qui ont leurs spécificités, leurs exigences, leur volonté, leur caractère propre. Vingt-huit filles à rendre heureuses, à épanouir au sein de la compagnie, à éduquer au sens de l’effort. Vingt-huit filles à faire rire, à faire chanter. Vingt-huit filles à faire grandir vers la sainteté, par mon exemple et ma prière. Alors, finalement, le dossier de camp, les heures de casse-tête… Qu’est-ce au regard de tout cela ? Du temps, certes, mais le temps est bien une chose que l’on donne et que l’on ne peut reprendre, et c’est le sens de l’engagement. Et puis, je reçois tellement par elles. Elles m’apprennent la patience, l’indulgence, le respect de chacune. Elles me montrent mes limites, et me poussent à les dépasser. Elles m’apprennent l’Amour. Avec le Seigneur, j’essaierai de faire honneur à cette charge, de mon mieux. Avec franchise, dévouement, et pureté. Et surtout, avec la grâce de Dieu. Car c’est sûr, devant la taille de cette charge, sans Lui, je ne peux rien faire.

Quelle vie !

Jeudi 19 juin 2014

Ah, la vie… Quel apprentissage difficile ! Comment beauté et souffrance peuvent-elles ainsi s’entrelacer pour tisser, fil par fil, une vie ?

Sans doute parce qu’il y a là-haut un grand Couturier, bien plus doué que Karl Lagarfeld, Jean-Paul Gautier et Christian Dior réunis. Et Il se sert de l’aiguille de la Providence pour emmêler le fil de nos erreurs avec celui de son Amour. Et le résultat – même si nous ne le voyons pas car nous avons les yeux bloqués sur un seul point – est une magnifique tapisserie, cousue de fil d’or et d’argent.

Me voilà bien philosophe. Parce que de là où je suis, je ne peux pas vraiment faire autrement, à moins de tomber dans le désespoir, ce qui serait insultant pour le Christ. Ce Christ que malgré tout, malgré ma faiblesse, je continue à aimer.

Je ferais mieux de dormir. Ce lit d’hôpital est tellement inconfortable ! Je tombe dans un sommeil agité. Les souvenirs des derniers jours ressurgissent, emmêlant mes pensées au son des sirènes. Et me rappellent à quel point la vie, en effet, ne tient qu’à un fil.

C’était vendredi dernier. Nous étions si heureux ce matin-là ! Antoine venait d’acheter une voiture, une magnifique 4L, « la même que celle de mon grand-père », m’avait-il dit fièrement. Elle fut baptisée Bertha par ma chère coloc Joséphine, qui nous assura que c’était le plus beau nom qu’on pouvait lui donner, puisqu’elle-même avait appelé son lapin nain comme ça, quand elle avait 3 ans. Anne-Emmanuelle avait approuvé, tout en tapotant négligemment le capot du bout de ses doigts. Je sentis d’ailleurs Antoine se crisper, et lorsqu’elles furent parties après nous avoir dit au revoir, il sortit précipitamment un mouchoir de sa poche pour effacer les traces de doigts qu’Anne-Emm avait laissées sur la carrosserie rutilante de Bertha.

Et nous sommes partis, tout joyeux, pour un week-end au bord de la mer. Nostalgie à fond dans la voiture (car oui, Bertha dispose même d’une radio, par je ne sais quel miracle de la technologie), nous chantions, les cheveux au vent (Bertha a aussi un toit ouvrant, oui oui.), le cœur léger. Enfin, jusqu’à ce que j’oublie de dire à Antoine de prendre la sortie sur la quatre-voies. Car la voix du pauvre Johnny fut couverte par les glapissements de mon aimé :

– Mais enfin Ali, je te l’avais dit de me dire de sortir ! C’est pas possible, ça ! On te dit les choses et tu ne les fais pas ! Aaaaah mais ça m’ÉNERVE ! Bah regarde la carte ! Dis-moi comment on fait maintenant !

Je piquai du nez dans le guide Michelin, cherchant en vain où menait la sortie d’après. Mon portable n’avait plus de batterie et le sien captait très mal, nous ne disposions donc pas de GPS. Mais il faut croire que le cliché ancestral des femmes qui ne savent pas lire les cartes n’est pas totalement faux. Car je ne trouvai pas ! La voix d’Antoine qui continuait à s’égosiller ne m’aidait pas aussi. Et Johnny, imperturbable, continuait à chanter : « Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir… »

Faut pas exagérer quand même, oh. Cependant, Antoine prit Johnny au pied de la lettre. Dans un geste brusque, il m’arracha la carte des mains, et la posa sur le volant.

– Antoine ! Regarde la route et rends-moi ça ! Tu es fou !

– Non, t’es pas douée, c’est incroyable ! Si j’avais su, j’aurais acheté un GPS avec…

Bertha, ignorant la dispute de ses passagers, continuait à rouler bravement.

– Ah, ok, j’ai compris comment on fait pour rattraper notre route ! Tiens, reprends ça, s’il te plaît.

Et il me rebalança la carte à la figure, le goujat. Fallait-il que je l’aime pour supporter ses sautes d’humeur !

Il mit son clignotant, pour prendre la sortie suivante. Nous étions presque arrivés. Plage, nous voilà !

En effet, un quart d’heure plus tard, nous garions Bertha, refermions le toit ouvrant, et nous précipitions sur le sable chaud. Tandis qu’Antoine piaffait de joie en allant s’ébrouer dans l’eau tel un jeune chiot, après avoir fait voler polo et bermuda, je me changeais tranquillement. Il eut un sourire satisfait quand je fus enfin en bikini, me saisit la main et m’entraîna en courant dans l’eau. Quel gamin ! Nous étions d’ailleurs deux gamins ce jour-là, à nous pousser dans l’eau et nous éclabousser. Ce n’est qu’après que j’ai coiffé Antoine d’algues, qu’il m’a enduite de sable mouillé pour se venger, et que j’ai répondu en lui collant une patelle gluante sur le dos, que nous sommes revenus sur nos serviettes pour bronzer. Nous étions heureux de ce temps qui nous était offert pour nous retrouver. Nous en avions bien besoin, après les événements des dernières semaines. Nous avons lu Paris Match ensemble, acheté exprès pour l’occasion, à grand renfort de commentaires sur les tenues de chaque people. Antoine n’ayant pas une connaissance très fouillée en matière de mode, ses remarques témoignaient d’une grande distinction : « Ouais pas mal sa robe. Mais trop cheum là son costard, ça fait beauf vazy. » Après ces intéressantes considérations, nous sommes partis à l’église du coin pour mettre quand même un peu de profondeur dans notre vie et prier ensemble. Puis, remontant en selle de la fidèle Bertha, nous avons repris la route.

Nous devions dormir chez l’oncle et la tante d’Antoine, qui n’habitaient pas loin. Inutile de préciser que j’étais stressée, car il allait me présenter comme sa « future fiancée », et que j’avais du sable dans les cheveux et un coup de soleil sur le nez, ce qui ne me donnait pas un air très sérieux.

Nous avons remis la radio, et recommencé à chanter à tue-tête. Antoine chantait à la perfection Jean-Jacques Goldman, se trémoussant en faisant danser Bertha par de petits coups de volant. « Quand la musique est bonne, bonne, bonne… Quand la musique sonne, sonne, sonne ! »

Un horrible bruit de tôle froissée vint interrompre sa prestation. Et puis, le trou noir.

Je n’ai pas dû perdre connaissance très longtemps, car j’ai entendu distinctement une personne courir vers nous.

– Oh putain ! Oh putain ! ! Eh, ça va ? Madame, ça va ?

Un jeune garçon, 19 ans au plus, se tenait près de moi et me secouait l’épaule. Il portait un jogging bleu. J’avais la bouche sèche.

– Antoine…

– Quentin, appelle les pompiers ! Oui Madame, je suis là, vous inquiétez pas ! C’est qui Antoine, c’est lui ?

Je me tournais vers ma gauche. Antoine ! Son visage était couvert de sang, sa tête appuyée sur le volant. Il ne bougeait pas. J’ai voulu crier, hurler son nom pour qu’il se réveille. Mais c’est un gémissement qui sortit de mes lèvres. J’ai voulu me redresser pour le secouer, mais mon bras gauche était bloqué par un bout de la carrosserie, et j’avais mal partout.

– Antoine…

– Oui Madame, vous inquiétez pas, on va vous sortir de là. Tenez ma main d’accord ? Parlez-moi. Vous êtes rentrés dans un arbre, mais tout va bien. Vous êtes vivante ok ? Et lui… lui aussi, je suis sûr qu’il est vivant. Ya mon pote qui appelle les pompiers, ils vont arriver. Vous inquiétez pas. Vous avez mal ?

Non, je n’avais pas mal. J’avais juste envie de dormir… Je me sentais sombrer dans l’inconscience. Mais la voix du jeune homme m’en empêcha.

– Oh ! !! Madame ! Dormez pas ! Ils arrivent bientôt les pompiers ! Vous vous appelez comment ?

– Ali…

– C’est joli ça, Ali ! Moi c’est Maxime. Max si vous préférez. Regardez, ya mon pote Quentin qui arrive, il a appelé les pompiers. Mec, occupe-toi du gars, là. Essaie de lui parler pour voir s’il est conscient. Il s’appelle Antoine.

Quentin secoua doucement Antoine, l’appela, mais rien n’y fit. Il ne répondait pas. Et moi, je voulais hurler, mais rien ne sortait. À nouveau, cette irrépressible envie de dormir. Max me broya la main.

– Putain, ses yeux partent. Ali, oh, Ali ! T’entends la musique ? Écoute la musique !

En effet, la radio fonctionnait toujours. Sacrée Bertha ! Encore Johnny.

« J’ai pleuré sur ma guitare… »

Oui, j’ai pleuré sur ma guitare. Antoine… Antoine, réveille-toi ! Il se passa encore un moment, qui me sembla durer des heures. J’étais dans un brouillard indéfinissable. Au loin, étouffées, les voix de Maxime et de Quentin s’affolaient. J’aurais voulu entendre ce qu’ils disaient, mais je n’y arrivais pas. Et puis, salvatrice, la sirène des pompiers résonna. Je me sentis saisie par des bras puissants, déplacée, allongée. Et soudain, la douleur. Une douleur comme jamais je n’en avais sentie auparavant. Un tsunami de souffrance s’empara de mon corps. J’avais envie de hurler, mais ma voix était bloquée, noyée quelque part au milieu de cet océan de brûlures et de tiraillements. On me labourait la chair. On m’arrachait le bras ! Et Antoine ? Mon Dieu, Antoine ! On me palpa, puis on m’appliqua quelque chose sur la bouche.

– Mademoiselle, respirez ! Prenez un grand souffle. Voilà…