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Locronan. Un matin d’automne, le jeune curé de la paroisse est découvert inconscient au presbytère, les vêtements lacérés et couverts de sang. Un sang qui n’est pas le sien, mais celui d’un marginal que l’on retrouve égorgé dans la petite chapelle sur la montagne. Aussitôt, la vieille légende du loup-garou ressurgit… Le major Tavers suspendu, l’adjudante Diane Madec, nouvelle venue dans l’équipe, doit enquêter sur ce mystère et sonder les âmes parfois très sombres de cette petite communauté bien tranquille…
À PROPOS DE L'AUTRICE
Angéline Valois a passé son enfance entre sa Picardie natale et le golfe du Morbihan. Passionnée par la culture celtique et les légendes bretonnes, elle a posé ses valises il y a huit ans en pays bigouden. Elle y a créé des chasses au trésor visant à faire découvrir le patrimoine local de Pont-l’Abbé et de Locronan. Après "Plovan, terre de sang", son premier roman policier, "Loups-Garous à Locronan" remet en scène le major Tavers et son équipe.
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Seitenzahl: 176
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À Axel, qui, mieux que quiconque,m’a appris l’amour inconditionnel.
Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
Samedi 12 octobre 2019 – Locronan
L’homme monta péniblement le flanc de la colline, soufflant et ahanant comme une bête de somme. Sauf qu’une bête de somme ne fumait pas deux paquets par jour depuis près de trente ans et ne prenait pas l’apéro tous les soirs.
Il trébucha sur l’arête d’un gros caillou et faillit dévaler la pente, si durement gravie, sur le ventre s’il ne s’était retenu à une sorte de branche filandreuse qui sortait d’un gros amas de roches. Il jeta un œil en bas. Son faux pas avait entraîné une chute de graviers et de terre sur au moins cent mètres en contre-bas.
« Pas étonnant que les gens du coin appellent ça la “Montagne” », pensa-t-il. Dire que certains d’entre eux, même très âgés, empruntaient ce chemin lors d’un périple appelé Troménie ! Ces barjots faisaient ça en plein mois de juillet, souvent sous un cagnard d’enfer et en costume traditionnel encore ! Et tout ça pour honorer le saint local chaque année.
À moins que ce ne soit que tous les six ans, il ne savait plus très bien.
C’était le jeune curé qui lui avait raconté ça. Un jeune homme sympathique. De la haute, c’est vrai, mais humble et bienveillant. Et passionné d’histoire locale. Malheureusement ancienne, l’histoire, du temps des druides et des chevaliers. Il aurait pu être d’une quelconque utilité s’il avait connu les années soixante-dix ou quatre-vingt. Mais bon, il était bien sympathique quand même. Il lui avait ouvert sa porte sans poser de questions. Jeune et un peu naïf, avec ça, hein ! Il avait pu l’embourber comme un rien, avec ses histoires de routard.
Il faut dire que quand il avait embrassé ce métier, c’était devenu comme une seconde nature chez lui de se créer différentes personnalités, d’inventer différents chemins de vie à raconter, afin de soutirer aux gens les renseignements dont il avait besoin. C’est pour ça qu’il excellait dans son boulot. Et qu’il avait rendez-vous ce soir, dans une petite chapelle sur les hauteurs de Locronan, avec quelqu’un qui allait lui révéler ce qu’il cherchait depuis maintenant des semaines.
Il fallait bien avouer que ces derniers temps avaient été pénibles. Les jours rétrécissaient comme peau de chagrin, ne lui laissant pas assez de temps pour mener les fouilles nécessaires. Leur client avait commencé à s’impatienter. Son partenaire Jonathan avait tenté de temporiser, comme à son habitude. Mais l’autre en voulait pour son argent. À force de ronds de jambe, ils avaient gagné quinze jours. Mais maintenant, le client était carrément fumasse. Il exigeait des réponses.
Tout en pensant à ce gros imbécile à face de porc, qui l’avait engueulé de façon si virulente au téléphone qu’il avait cru sentir ses postillons lui éclater au visage, il se déconcentra de sa marche et son pied droit vrilla sur le sol irrégulier. À nouveau, il perdit l’équilibre et, cette fois, s’écorcha sérieusement la main en se rattrapant. Bon sang ! Il détestait la nature et cette montagne merdique. Il détestait ce bled pourri tout comme cette maudite affaire dont il ne voyait toujours pas le bout.
Tout en jurant et en pestant, il se remit en marche et, parvenant enfin au sommet de l’à-pic, déboucha sur une clairière au milieu de laquelle se détachait la silhouette trapue de la petite chapelle.
La pleine lune donnait l’impression de flotter, éclairant la prairie et nimbant l’édifice d’une lumière quasi surnaturelle. Il se posa sur une pierre de l’enclos, tournant ainsi le dos à la chapelle, pour masser ses chevilles et ses poignets endoloris par les pièges de la montée.
Petit à petit, les bruits de la nuit l’enveloppèrent comme un linceul. Le hululement de la chouette, les glapissements du renard, tout près, le vent faisant onduler la cime des arbres et qui semblait chanter une étrange mélopée, rien que pour lui. Il frissonna.
Il n’était pas particulièrement impressionnable, mais l’endroit que son informateur avait choisi pour leur rendez-vous nocturne lui parut franchement sinistre.
À croire que l’autre l’avait fait exprès, pour donner plus de poids aux informations qu’il disait détenir. Un brin de mise en scène pour une confession au clair de lune.
L’autre chemin était beaucoup plus facile d’accès. C’est celui qu’empruntaient en général les touristes pour s’arrêter en voiture à hauteur du point de vue et contempler le paysage. Il avait eu maintes fois l’occasion de passer par là depuis qu’il séjournait dans les parages.
De l’autre côté de la montagne, l’astre nocturne, tout aussi majestueux, se reflétait dans l’eau de la baie de Douarnenez. C’était un spectacle magique, offert comme par enchantement aux yeux des mortels. On pouvait presque distinguer dans les flots calmes la silhouette mince de la princesse Dahut devenue sirène et imaginer, sous sa queue de poisson, la cité d’Ys engloutie à jamais. Au loin, on distinguait le cap de la Chèvre, la pointe de la presqu’île de Crozon où l’homme avait passé tous les étés de son enfance. Il secoua la tête comme pour en chasser les souvenirs nostalgiques et regarda sa montre. L’heure du rendez-vous approchait.
Soudain, il entendit derrière lui un bruit de ferraille et une porte mal graissée grincer sur ses gonds. Il se retourna d’un bond. La chapelle Ar Sonj était à présent grande ouverte. L’homme s’aperçut qu’une curieuse lumière y brillait, illuminant faiblement ses petits vitraux. Il se leva, rassemblant tout son courage, et se dirigea vers le porche.
Il dut se baisser pour franchir le seuil. L’intérieur était vide, à l’exception d’une grande croix de bois accrochée sur le mur du fond, surplombant un petit autel de pierres blanches et de deux statues de saints polychromes. Sur la gauche, il crut reconnaître saint Joseph, tenant l’Enfant Jésus dans ses bras. À droite, saint Ronan était, quant à lui, éclairé par une douzaine de cierges. C’est de là que venait l’étrange lumière. Vue de l’extérieur, elle était filtrée par les petits vitraux modernes, c’est ce qui lui donnait une couleur verdâtre. L’homme s’approcha de la statue. Aux pieds du saint, coincée entre le bas de son manteau et sa longue crosse d’évêque, il remarqua une enveloppe.
Tirant dessus pour essayer de la décoincer, il ne vit pas une silhouette immense se glisser prestement derrière lui et ce ne fut que lorsqu’il sentit la morsure glacée de la lame qu’il comprit qu’on lui tranchait la gorge.
Dimanche 13 octobre 2019 – Locronan
Comme tous les dimanches matin, depuis maintenant près de quarante ans, Yvonna Le Scouarnec cirait les longues tables en chêne massif de la “crêperie du Pénity” pour que tout soit prêt avant l’heure de la messe. Chiffon à la main, elle astiquait méthodiquement le mobilier ancien tout en écoutant les informations à la radio. Armoires bretonnes sculptées, panneaux de lits clos attachés au mur, lourdes chaises à l’assise dure, elle époussetait, frottait, patinait amoureusement le bois sombre qui donnait tant de cachet à l’endroit.
Les touristes, toujours en mal d’authenticité, adoraient ça. La qualité de la cuisine y était pour beaucoup, bien sûr, mais le décor, il n’y avait pas à dire, ça comptait quand même. D’autant plus que ce n’était pas les crêperies qui manquaient au bourg. Rien que sur la place, on en comptait deux. Plus une dans la rue du Four, une dans la rue Lann et aussi une autre dans la rue des Charrettes. Rien en comparaison des cinq enseignes de la rue du Prieuré qui proposaient aussi crêpes et galettes aux hordes affamées qui déferlaient chaque année sur l’endroit.
En cette époque de surenchère par le biais des réseaux sociaux, il fallait se démarquer des concurrents. Ses enfants lui avaient expliqué tout ça dans un charabia où il était question de « sittouèbe », de « tripes à viseur » et de « installe-gramme ». Il n’empêche qu’Yvonna riait toujours sous cape quand elle voyait des genaouegez* prendre le contenu de leurs assiettes en photo avec leurs téléphones plutôt que de manger chaud. Elle-même jouait le jeu pour le plus grand bonheur des visiteurs et posait tout sourire à leurs côtés pour qu’ils puissent garder un souvenir de leur passage dans cet endroit “si pittoresque”.
Mais, en général, ce n’était pas la complète jambon-œuf-fromage ni la coiffe penn sardin** qu’Yvonna portait pour le service qui marquait le plus les esprits.
Le Pénity avait un atout phare. Un atout qui faisait bien des envieux. Le clou du spectacle.
Où que l’on soit dans la salle, on avait l’impression qu’il vous observait.
Posé sur un grand socle de granit clair, un gigantesque loup, au regard terrifiant, dominait la salle. Le mufle retroussé, il semblait menacer de dévorer toute l’humanité dans son immense gueule ouverte.
Il était représenté dans une posture d’attaque, son dos noir strié de gris montrait des poils hérissés, tout le corps tendu vers une proie que l’on imaginait sans difficulté pétrifiée par le danger, bientôt prise au piège entre les pattes énormes aux griffes acérées et déchiquetée par les crocs démesurés qui pointaient, encore luisants comme des lames de rasoir. On pouvait presque encore sentir son souffle. Plusieurs observateurs avaient d’ailleurs cru voir battre son flanc, que l’on devinait musculeux, sous les couches de bourre qui avaient servi à empailler l’animal.
Au temps de la Révolution, un monstre assoiffé de sang avait terrorisé le pays. Les cadavres, des monts d’Arrée jusqu’à la baie de Douarnenez, s’étaient comptés par dizaines. Des enfants surtout, des jeunes filles, même des hommes. La bête ne faisait pas de différence. De nombreux témoins dirent l’avoir vue, par les nuits de pleine lune, rôder à la recherche de ses prochaines victimes. Des battues furent organisées, sans succès. La rumeur enfla. Cet animal insaisissable n’avait-il pas une part d’intelligence humaine en lui pour toujours échapper à ses poursuivants ? On en vint à surveiller les allées et venues de ses voisins à la brune.
Un soir de début juillet 1789, alors qu’à Paris on se préparait dans la joie et l’allégresse à un tout autre bain de sang, Yves Le Scouarnec, tisserand de son état, et retenu à son métier par une commande pressée, remarqua une présence autour de son échoppe. Sans un bruit, il souffla la chandelle et jeta un œil sur la place de l’église par la petite fenêtre qui surplombait l’établi. Tout semblait calme et silencieux. À force de vivre dans un climat de menace, on en arrivait à devenir suspicieux à chaque chat qui passait. Il se rassit, mais tendit l’oreille. Il ne s’était pas trompé. Quelque chose de massif longeait le mur derrière lequel il se tenait.
Il attendit quelques instants, le souffle court, priant son saint patron pour que celui-ci intercède en sa faveur et l’aide à se débarrasser de la bête tout en lui laissant la vie sauve.
Rasséréné et confiant en la protection divine, il attrapa son penn-bazh – un lourd bâton de châtaignier conçu pour aider à la marche, mais aussi, le cas échéant, à estourbir les éventuels assaillants – et se dirigea vers la porte de l’appentis.
Là, sur la place, lui tournant le dos, se trouvait une créature qu’on imaginait sans peine dotée d’une force colossale tant elle était énorme. À la lumière de la lune, Yves Le Scouarnec, sur le point de défaillir, s’aperçut que son pelage était maculé d’une substance poisseuse, qui s’écoulait goutte à goutte sur le sol pavé. Pire encore, la bête se tenait debout sur deux pattes arrière, ce qui acheva de le terrifier.
Sentant l’odeur de l’homme derrière lui, le monstre se retourna d’un bond. Yves Le Scouarnec n’eut que le temps d’apercevoir des crocs acérés et des yeux déments. Ses hurlements déchirèrent le silence et il s’enfuit en courant droit devant, vers le porche de l’église, la bête à ses trousses.
Dans sa fuite éperdue, il ne vit pas une autre silhouette se matérialiser sur la place. Un sifflement suraigu fendit l’air, et alors qu’il atteignait les marches de l’édifice et que la bête fonçait droit sur lui pour le dévorer, celle-ci tomba raide morte à ses pieds.
La silhouette avait disparu.
Yves, n’en croyant pas sa chance, fit basculer l’animal sur le flanc, et pour faire bonne mesure, lui asséna deux ou trois coups de bâton pour s’assurer qu’il était bien mort. S’il avait été plus observateur, ou un peu moins paniqué, il aurait remarqué un petit trou bien net sur le poitrail de l’animal, mais, dans l’absolu, il était en passe de devenir celui qui avait débarrassé la contrée de cette épouvantable menace.
Toute la population du bourg, éveillée par le tapage, vint constater les faits et Yves fut porté en héros jusque chez lui, où il passa le reste de la nuit à raconter son exploit à qui voulait l’entendre.
Le curé, qui passait pour savant, examina la dépouille avec soin et en conclut qu’il s’agissait là d’une variété de Canis dirus, ou “loup sinistre” et non d’un bisclavret, nom donné au loup-garou par les gens du pays. Sa taille, de cinq pieds tout juste, le rendait particulièrement impressionnant. On lui compta une quarantaine de crocs et des griffes longues comme le pouce.
On donna à Yves Le Scouarnec le droit de le récupérer, qui, sacrifiant du coup toutes ses économies ainsi que la prime qu’on lui avait généreusement octroyée pour la capture de l’animal, le fit porter à Quimper pour qu’on l’empaillât chez le meilleur faiseur de toute la basse Bretagne. Celui-ci lui rapporta l’animal dans une belle cage de verre, saisi comme au vol dans son dernier instant, majestueux de cruauté et de violence brute.
Ne refusant jamais de conter son histoire devant une chopine, Yves passait des heures à embellir et à transformer le moment fatidique où il avait failli passer de vie à trépas. Mais, à force de paroles et de beuveries qui n’en finissaient jamais, l’ouvrage n’avançait plus et sa femme, pour sauver la famille de la ruine, eut l’idée de transformer l’atelier de tissage en débit de boisson, ce qui aurait le double avantage de laisser Yves faire ce qu’il savait faire de mieux et de rapporter quelques sous au ménage en rinçant le gosier des curieux qui venaient de cent lieues à la ronde pour enfin pouvoir admirer la bête.
Grâce au bagout de l’un et au sens des affaires de l’autre, l’établissement prospéra et s’agrandit. En deux générations, il était devenu une auberge et un relais de poste, et au début du XXe siècle, il devint une crêperie réputée.
L’avènement des congés payés fut une aubaine pour certains et les Le Scouarnec furent de ceux-là. Laissant aux masses laborieuses la joie de découvrir les bains de mer, les amateurs de vieilles pierres vinrent en nombre à Locronan pour découvrir les merveilles de la cité préservée. Au fil du temps, le loup, ayant toujours une place de choix dans sa vitrine au-dessus de la cheminée, fascinait toujours autant les convives.
Quelques années auparavant, au moment de la reprise du restaurant par les enfants d’Yvonna, le musée de Saint-Thégonnec avait fait une offre pour l’acquérir, mais la famille Le Scouarnec avait refusé. Le loup était propriété familiale. Il était là depuis des siècles et il y resterait.
Depuis, il régnait donc sur le lieu, figé pour l’éternité dans une posture terrifiante. Enfin, pour l’éternité, il fallait le dire vite. Le poil de la bête était fort mité par endroits. Si on voulait la garder un siècle de plus, il faudrait la renvoyer chez un taxidermiste fissa.
Ces derniers temps, le loup avait été le sujet de quelques querelles avec des Parisiens “vegan” qui avaient exigé que l’on décrochât immédiatement l’animal de son socle, par respect pour sa nature sauvage, mais Sébastien les avait calmés, ces “déboulonneurs” de statues, et tout ça s’était terminé dans la bonne humeur autour d’une bolée et de quelques vieilles légendes bretonnes.
D’ailleurs, le voilà qui passait, ce précieux gendre, de retour du marché avec le coffre de la camionnette rempli de cagettes. Mona, la fille d’Yvonna, n’allait pas tarder à descendre pour mettre la cuisine en train.
Yvonna passa un dernier coup de chiffon pour lustrer les clous du bahut, vérifia une dernière fois le bon ordonnancement des assiettes en faïence de Quimper sur le vaisselier et se dirigea vers l’arrière-cuisine pour aider Sébastien à décharger les marchandises. En ce mois d’octobre, le temps était encore étonnamment doux pour la saison, ce ne serait pas nécessaire d’allumer la cheminée. On garderait ça pour les touristes qui ne manqueraient pas de s’en émerveiller pendant les vacances de la Toussaint.
En passant près de la petite porte, elle aperçut la vieille Mari-Loeïza qui trottait vers le presbytère. Chaque dimanche, cette vieille bique n’était jamais en retard pour aller prendre la clé de l’église et mettre tout en place pour l’office de 9 h 30. Le jeune curé lui laissait volontiers cette responsabilité. D’ailleurs, lui-même n’était pas un modèle de ponctualité. Toujours un peu distrait, ses grands yeux bleus de myope toujours fixés sur un livre, il se passionnait plus pour l’histoire de la région, ses archives et son patrimoine architectural que pour l’aspect pratique des choses du quotidien. Mais comme il était sympathique et toujours disponible pour ses paroissiens, on lui pardonnait facilement.
Pourtant, Yvonna tiqua. Sans savoir exactement quoi, elle sentit que quelque chose ne tournait pas rond. Un mauvais présage, confirmé par la volée de cloches qui marquait 9 heures et qui fit s’envoler la nuée de pigeons qui logeaient dans les contreforts de la tour carrée de l’église Saint-Ronan. Il était 9 heures et les volets du jeune curé étaient toujours fermés.
Sans même penser à ces sales bêtes, qu’elle maudissait vingt fois par jour à cause des saletés dont elles jonchaient le pavé, elle courut rejoindre Mari-Loeïza au moment même où celle-ci tournait le bouton de la porte d’entrée du presbytère qui, oh surprise ! n’était pas verrouillée.
Sans un mot, elle lui montra les volets clos, la vieille comprit tout de suite et c’est le cœur battant à tout rompre qu’elles s’engouffrèrent toutes deux dans le petit vestibule. Une odeur affreuse, lourde et métallique, les saisit à la gorge.
— Père Guillaume ? fit la vieille Mari-Loeïza de sa voix chevrotante, vous êtes là ?
Personne ne répondit.
— Père Guillaume, reprit Yvonna d’une voix plus forte, si vous êtes là, montrez-vous.
De nouveau, seul le silence les enveloppa.
Elles regardèrent dans la cuisine. Tout était en ordre, propre et rangé comme à l’habitude.
La seconde pièce du rez-de-chaussée, un bureau où le jeune homme recevait, étudiait et rédigeait ses homélies, était fermée à clé.
— Je monte voir, décréta Yvonna.
— Non, pas toute seule, tu es folle !
Elles gravirent le large escalier côte à côte. À l’étage, un palier desservait deux chambres et une petite salle de bains. La première pièce, une chambre qui servait à héberger des hôtes de passage, était vide. Il n’y avait qu’un matelas fatigué posé sur le lit et une armoire ouverte qui montrait une paire de cintres.
La seconde, la chambre du jeune prêtre, était dans un désordre indescriptible, des vêtements, des livres et des masses de papiers jonchaient le sol. On aurait dit qu’un ouragan avait traversé la pièce. Les tiroirs étaient renversés, le lit défait de fond en comble et les oreillers lacérés se vidaient de leurs plumes.
Mais toujours pas de trace du père Guillaume. Par contre, l’odeur nauséabonde se faisait plus prégnante.
Yvonna, d’un geste précautionneux, ouvrit tout doucement la porte de la salle de bains.
— Ma Doué beniguet ! Il est mort ! murmura Mari-Loeïza en se signant.
Devant les deux femmes, plus pétrifiées que les deux Marie devant le tombeau vide du Christ le matin de Pâques, gisait le corps du jeune prêtre, les vêtements en lambeaux et tout couverts de sang.
Mais pour elles, ce ne fut rien comparé à la frayeur qu’elles ressentirent quand il ouvrit brusquement les yeux et qu’il se mit à hurler.
* Genaouegez : Imbéciles, idiots.
** Penn sardin : « tête de sardine » est le nom donné à la population de Douarnenez.
« Tilouliii, louliii, louliii… »
L’adjudante-cheffe Diane Madec essaya d’ouvrir un œil, puis l’autre, sans succès. Elle avait l’impression que l’intégralité d’une batucada jouait de la samba entre ses deux oreilles. Mais pas la même samba, en fait. Un air différent pour chaque hémisphère de son cerveau “très très” embrumé.
Elle se rappelait vaguement une soirée entre amis sur les bords de Loire, le jour qui tombait trop vite, un pichet de caïpirinha, puis un autre, et encore un autre… La paillote décorée aux couleurs du Brésil, une douce chaleur qui rappelait celle de l’été, déjà loin. Les yeux verts incroyables du serveur, son sourire onctueux tandis qu’il déposait sur la table les croustillantes coxinhas