Plovan, terre de sang - Angéline Valois - E-Book

Plovan, terre de sang E-Book

Angéline Valois

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Beschreibung

Été 1989 : À l’issue d’un soir de fête dans le tranquille bourg de Plovan, un meurtre est commis avec sauvagerie et une jeune fille au passé difficile disparaît sans laisser de traces.
Trente ans plus tard, un chasseur de trésors amateur met au jour accidentellement le squelette d’une jeune femme sur le terrain d’une propriété à l’abandon. Se pourrait-il qu’il s’agisse de la présumée fugueuse ? Si les témoins interrogés dressent un portrait plutôt flatteur de la disparue, derrière les sourires et les faux-semblants, bien des gens souhaitaient secrètement sa disparition.
Ce sera au major Tavers, hanté par son passé et en conflit ouvert avec le procureur local, de se pencher sur ce cold case et d’y faire toute la lumière avec l’appui de ses coéquipiers, le jovial Boni et le bien mystérieux Lieuret.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Angéline Valois a passé son enfance entre sa Picardie natale et le golfe du Morbihan. Passionnée par la culture celtique et les légendes bretonnes, elle a posé ses valises il y a sept ans en pays bigouden. Elle y a créé des chasses au trésor visant à faire découvrir le patrimoine local de Pont-l’Abbé et de Locronan.
Plovan, terre de sang, son premier roman, met en scène pour la première fois le major Tavers et son équipe.

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Couverture

Page de titre

À Laurent,Tavers te doit beaucoup…

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

I

Dimanche 27 août 1989

Un bruit à l’extérieur du hangar la fit sursauter, comme un crissement sur le gravier. Carole regarda autour d’elle. Dans la pénombre, tout ce qui l’entourait commençait à lui paraître menaçant. Assise sur un tas de vieilles couvertures, elle s’efforça à respirer lentement et essaya de se détendre. En désespoir de cause, elle enlaça ses épaules de ses bras croisés dans un semblant d’étreinte, censé lui apporter un peu de réconfort. Les heures défilaient et elle était toujours là, à attendre qu’on vienne la chercher.

Furtivement, le souvenir de Maman ressurgit dans son esprit. Elle ressentit la même angoisse que lorsqu’elle partait pour un lieu inconnu, rempli de personnes inconnues, avec la dame des services sociaux, et que sa maman la regardait s’en aller sans un geste pour la retenir, pour la garder près d’elle, sans un mot pour lui dire combien elle aimait sa petite fille.

Non, ne pas laisser ses angoisses remonter, ne pas laisser son cerveau penser à Maman. Sa maman était morte. Elle avait définitivement abandonné sa petite fille. Mais lui n’était pas comme ça. Jamais il ne l’abandonnerait. Il l’avait juré. Un peu rassérénée, elle repensa aux événements de ces derniers mois, et sourit en réalisant à nouveau combien il lui tardait d’entrer dans cette nouvelle vie pleine de promesses, de construire quelque chose de neuf, de tourner le dos à ce hameau sordide, avec ces trois baraques qui pourrissaient sur pied, ces regards suspicieux tournés vers elle et tous ces non-dits qui lui empoisonnaient la vie.

Une fois sur place, elle dormirait tout son soûl pour effacer cette nuit blanche qui n’en finissait pas. Elle se réveillerait dans un endroit nouveau, où personne ne la connaîtrait, ni ne la jugerait. Faire ses propres choix, aimer, être aimée, c’est tout ce qui comptait désormais. Elle n’aurait à se soucier de rien sur le plan matériel, d’autant qu’elle avait mis la plupart de ses affaires en sûreté et comptait revenir les chercher dès que certains détails auraient été réglés. Non, décidément, il n’était pas comme Maman. Lui, il pensait à tout. Il prendrait soin d’elle. Elle l’attendrait, le temps qu’il faudrait.

Depuis qu’elle avait tiré la porte du hangar derrière elle, Carole avait entendu s’éteindre progressivement les bruits de la fête, plus bas, vers la plage. Ne lui parvenait plus que le hululement régulier d’une chouette nichée dans le bosquet en haut de la butte.

À un moment, elle avait voulu consulter l’heure malgré la promesse qu’elle s’était faite, mais se rappela sa montre brisée la veille, dans ce même hangar, lors de l’une de leurs rencontres secrètes qui lui laissaient le souffle court et les jambes en coton. « Là-bas, le temps te paraîtra si court que tu ne verras pas passer les journées en m’attendant », avait-il dit en ramassant les morceaux. Elle soupira et fit quelques pas pour se dégourdir les jambes. Soudain, le bruit recommença, plus proche, suivi d’un claquement sur la tôle du hangar. Quelqu’un arrivait.

Soulagée, elle empoigna son sac et attendit que la porte s’ouvre, prête à se jeter au cou de son sauveur, oubliant tout à fait sa longue attente et l’angoisse qui lui serrait la gorge à l’idée d’avoir été abandonnée là.

La porte s’ouvrit en silence, elle avait été graissée la veille en prévision de cette visite nocturne. Le cœur de Carole battait la chamade, elle sentit le rose lui monter aux joues, son ventre faisait des bonds. Mais elle stoppa net dans son élan : à la faveur d’un minuscule faisceau de lampe torche qui luisait à travers l’ouverture, elle s’aperçut que la silhouette qui se dessinait n’était pas celle qu’elle espérait. Carole tenta d’ouvrir la bouche pour expliquer sa présence en cet endroit à cette heure de la nuit mais aucun son n’en sortit, car un violent coup reçu à la tempe l’abattit sur le sol en béton. Au second coup, elle tenta de se protéger, mais en vain. S’il y eut un troisième coup, elle ne le sentit pas. Elle était déjà morte.

II

Dimanche 1er septembre 2019

Le vent commençait à peine à se lever. Précédé du bip-bip discret de son détecteur de métaux, François marchait au cœur du petit bois de Plovan. D’aussi loin qu’il pouvait se le rappeler, il avait toujours dévoré les livres d’histoire et les revues archéologiques qui passaient à sa portée. Il se rêvait en Champollion, en Howard Carter, en Indiana Jones.

Devenu grand, il avait opté pour une carrière plus raisonnable, dans les travaux publics, mais chaque week-end sa vieille passion revenait le titiller et, à force de patience, il avait réussi à amadouer les propriétaires et les cultivateurs des environs pour obtenir l’autorisation de prospecter sur leurs terres. Armé de sa poêle à frire et d’une pelle, il arpentait les champs et les coteaux autour de chez lui, toujours heureux de croiser des promeneurs et de leur expliquer ce qu’il faisait, bien qu’au fil du temps il s’était rendu compte que la probabilité de déterrer l’arche d’alliance dans ce coin de Bretagne était à peu près nulle. Mais il ne désespérait pas de tomber sur une boursée d’écus ou sur un pot monétaire gaulois. Il laissait la plage, pourtant toute proche, aux autres, les gagne-petit, alléchés par les bijoux perdus des baigneurs, les pièces d’un ou deux euros tombées des sacs et enfouies sous le sable après le passage du vendeur de glaces. Lui, c’est sûr, un jour, il ferait une découverte majeure, un truc de dingue. On en parlerait dans les journaux.

En attendant l’arrivée du jour de gloire, il se dirigea vers le coteau sur sa gauche, gardant le mouvement de balancier qu’il imprimait au disque de sa machine. L’endroit était particulièrement agréable en ce début de septembre. La vie semblait grouiller partout autour de lui, dans un dernier frémissement chargé de promesses, signe d’une fin d’été radieuse, qui lui donna le sourire. Avançant sous les frondaisons aux couleurs changeantes, l’odeur d’humus de la terre encore humide des averses de la veille lui emplit les narines. Ce serait facile d’y creuser si le détecteur se mettait à réagir. Il atteignit la dernière rangée de châtaigniers. Derrière le petit bois, une pente douce menait au lieu-dit Penker. Avec ses trois maisons et son hangar à bateaux, ce minuscule hameau, dont le nom signifiait littéralement « lieu isolé, à l’écart », semblait niché au cœur d’un petit vallon de verdure, bien à l’écart du bourg de Plovan et encore plus de l’agitation de Plovan-Plage qui, chaque été, devenait un spot réputé pour les surfeurs.

La première maison en contrebas était celle de la famille Dregan, autrefois propriétaire exclusive des sept hectares du hameau. Une très vieille longère, qui avait dû connaître des jours meilleurs, se dressait de guingois au milieu d’une ancienne cour de ferme. La toiture était en piteux état et la nuée de choucas occupant les lieux s’envola à l’approche de François.

La maison était inoccupée depuis que la vieille Maria avait fait une mauvaise chute. Son col du fémur s’en remettrait peut-être mais la tête avait dû donner aussi, car son responsable de tutelle l’avait directement envoyée à l’EHPAD le plus proche. Il avait tellement bien bossé qu’il avait convaincu Maria de se débarrasser définitivement de son bien en le vendant à un promoteur qui cherchait des maisons typiques à retaper en campagne, pour les refourguer au prix fort à des parisiens en manque de calme et d’authenticité. L’affaire avait été rondement menée, les rentrées d’argent de la vieille dame lui permettaient de couvrir les frais de son placement et de recevoir les soins adaptés à son état. C’est donc par son employeur, nouveau propriétaire du terrain, que François avait obtenu l’autorisation d’y prospecter avant le commencement des travaux.

Il décida de commencer ses recherches derrière la ferme, près d’une rangée d’énormes chênes déjà couverts de gui. Il était de notoriété publique, dans le petit milieu des chasseurs de trésors, que les vieux chênes étaient des endroits très prisés pour y dissimuler un magot.

Il n’avait fait que quelques mètres quand la machine s’emballa, émettant en continu un son clair et très aigu. De l’or ! C’était sûr et certain ! C’était le même bip que François désespérait d’entendre lors de ses sorties dominicales. Le même que lorsqu’il initialisait sa machine en passant son alliance sous le faisceau du disque. Il eut une pensée pour son épouse. Enfin, elle allait arrêter de le chambrer, comme à chaque fois qu’il rentrait les poches bourrées de vieille ferraille, de capsules et pièces rendues lisses par le temps et l’érosion. Enfin du concret, du jaune, du monnayable !

François localisa l’endroit avec précision, fit une courte prière aux dieux de la Chance et de la Fortune et commença à creuser. C’était plus profond qu’il ne l’avait pensé. Mais le signal résonnait toujours, clair et fort. Au bout de quelques minutes d’efforts supplémentaires, il aperçut enfin l’éclat doré qu’il cherchait. Il ne put retenir un glapissement de joie. Avec précaution, il se pencha sur le trou et dégagea l’objet. À la lumière du soleil matinal, un petit pendentif d’or encore maculé de terre scintillait, sur lequel on distinguait assez nettement un poisson. François tira dessus pour l’extraire du sol, mais sentit une résistance. Peut-être le médaillon était-il enchevêtré dans des racines ? Il continua de creuser minutieusement autour de l’objet pour voir ce qui le retenait prisonnier et, dans un craquement sinistre, mit au jour la blancheur fanée d’une vertèbre.

III

Dieu merci, le travail de la cellule d’identification criminelle avançait vite et bien. L’adjudant Taillandier faisait les cent pas dans la cour de ferme pendant que l’un de ses adjoints escortait jusqu’à la brigade voisine l’homme qui avait découvert le corps pour qu’il y effectue sa déposition. À leur arrivée, ils avaient trouvé le pauvre bougre assis par terre, à côté de son détecteur de métaux, l’air consterné d’avoir déterré un cadavre au lieu d’une pièce d’or.

Taillandier se mordait les doigts. Si seulement cela avait pu être une très vieille sépulture… Un petit coup de fil aux archéologues et l’affaire aurait été vite bouclée. Il aurait pu profiter au calme des quelques jours de congé qui lui restaient à prendre après un été difficile, dû à un cruel manque d’effectifs, avant d’enchaîner sur la période de rentrée scolaire et son cortège de tracas en tous genres. Mais non, impossible, car, sur le corps, il y avait un pendentif en or. Le genre de pendentif pas du tout moyenâgeux apparemment. Un petit rectangle avec un signe astrologique, bien trop contemporain pour un classement sans suite.

Bien que de bonne composition et toujours désireux d’aider son prochain, Taillandier savait qu’il jouait gros sur cette malencontreuse découverte. L’ultimatum de madame Taillandier avait été très clair : s’il restait bloqué une fois de plus au boulot, raison valable ou pas, celle-ci irait passer ses quelques jours de vacances et le reste de sa vie ailleurs. Sans doute avec quelqu’un d’autre. Pourtant, au début, elle avait paru enchantée d’habiter si près de la mer après des années passées au fin fond des vallées ardéchoises. Ils avaient trouvé une jolie maison dans une petite station balnéaire, à deux pas de la ville où son mari venait d’être muté, elle trouvait ça « si typique », « à taille humaine ». Mais elle avait vite déchanté : tous les étés passés à la maison à accueillir des invités, trop heureux de l’aubaine d’un hébergement gratuit, et un mari sur la brèche en permanence pendant cette période où la population locale se voyait multipliée par dix. Et maintenant ça, la tuile qui tombait pile au moment même où elle lui serinait à longueur de temps à quel point elle était fatiguée, et qu’après lui avoir sacrifié ses plus belles années elle voulait qu’on s’occupe d’elle, pour une fois. Les billets pour Venise étaient déjà réservés et il avait dû verser un acompte coquet pour une chambre au Danieli. Rien n’était trop beau pour la garder. Mais ce maudit squelette lui faisait envisager le pire : une identification laborieuse, des jours entiers d’investigation, pour finalement découvrir que ce corps avait été exhumé du cimetière des décennies auparavant. Dans quel but, ça, on ne savait pas trop, mais Taillandier avait des sueurs froides rien que d’y penser.

*

L’équipe de la Scientifique avait commencé par délimiter un périmètre de fouilles et engagé les recherches à l’endroit déjà creusé par le détectoriste. Rapidement, les raclements de truelles avaient laissé place aux délicats coups de pinceaux. Au bout de deux bonnes heures, le chef de la brigade s’était relevé pour avertir Taillandier que la situation nécessitait la présence du procureur et du médecin légiste, qui furent aussitôt prévenus.

Le crâne retrouvé présentait un enfoncement au niveau temporal, un trou d’une netteté stupéfiante, dont les bords étaient maculés d’un dépôt noirâtre, une substance goudronneuse qui avait, semblait-il, résisté au temps.

Moins d’une demi-heure plus tard, Taillandier vit ses derniers espoirs partir en fumée : aux pieds du cadavre, dans un repli de ce qui ressemblait aux restes d’une vieille couverture, la Scientifique découvrit un outil rongé de rouille. Après l’avoir photographié sous tous les angles, Le Fur, le chef de la cellule, le prit délicatement entre ses mains gantées et approcha son extrémité pointue du crâne exhumé. Toute l’équipe retint son souffle. La pointe coïncidait parfaitement avec l’impact laissé sur l’os. Nul doute qu’ils se trouvaient là sur une scène de crime. Taillandier ne put retenir un long gémissement et sentit ses épaules s’affaisser. Il était clair qu’il ne verrait pas la lagune avant longtemps.

Il n’eut pas à se torturer les méninges trop longtemps, car un autre danger approchait : une BMW, à la rutilante carrosserie chocolat, s’avançait au bout du chemin. Mauvais comme la gale et laid comme un pou, le procureur Keller avait fait son apparition.

Sa réputation l’avait précédée. Très pointilleux, pinailleur même, il était d’une rare intransigeance avec ses collaborateurs, une qualité reconnue chez certains, mais qui, dans son cas, cadrait mal avec le niveau très médiocre de ses compétences. Vicieux et retors, privilégiant toujours son intime conviction au détriment des faits, il avait échoué de mauvaise grâce dans ce coin de France qu’il abhorrait et s’était rapidement mis à dos une partie de ses effectifs. Mais comme il savait caresser les personnages importants dans le sens du poil, son petit pouvoir faisait qu’il était craint, ce qui lui plaisait et flattait son ego.

Le procureur descendit de voiture, et, malgré la chaleur, mit sa parka en s’approchant de Taillandier.

— Alors, on a un cadavre sur les bras ? C’est une première par ici, non ? Dites donc, vous avez une petite mine, vous !

Taillandier grimaça. Venant d’une face de gargouille pareille, cette remarque ne manquait pas de piquant. Acide, il rétorqua :

— Comme vous avez pu le constater tout au long de l’été, on ne chôme pas. La saison a été particulièrement longue. Beaucoup de travail et toujours aussi peu de moyens. En ce qui me concerne, je suis normalement en congés à partir de ce soir.

— Je vois, dit le procureur, en rajustant sur son front une mèche de cheveux, qu’il avait rares et gras. Mais j’ai bien peur qu’il ne faille les reporter. Ah, l’équipe technique est déjà à pied d’œuvre, à ce que je vois. D’ailleurs, où en sont-ils ? demanda le magistrat en désignant d’un mouvement de tête les techniciens en identification criminelle agenouillés sous le premier chêne.

Les deux hommes s’approchèrent du trou. La blancheur des os mis à jour par l’équipe scientifique en devenait presque hypnotique au soleil de midi. Taillandier dut se retenir à l’arbre pour ne pas tomber la tête en avant. Ils avaient déblayé tout autour de l’espace initial, puis continué l’excavation dans le prolongement du corps, découvrant une frêle colonne vertébrale et un bassin étroit. Une technicienne récoltait avec soin des petits objets épars autour du squelette.

— Qu’est-ce que c’est ? aboya Keller.

— A priori, des rivets et des boutons de jean, peut-être les restes d’un blouson, répondit-elle. On a aussi trouvé un autre bijou. Difficile de voir ce qu’il représente, la terre est très acide par ici, c’est presque complètement rongé.

Keller se tourna vers le corps, puis, sans un mot, s’éloigna pour téléphoner.

Après dix minutes qui parurent une éternité à l’adjudant, Keller revint en souriant, d’un rictus méchant qui rendit son visage encore plus ingrat. Taillandier ne put réprimer un frisson.

— Je comprends votre inquiétude à l’idée de partir en abandonnant votre équipe sur ce genre de dossier, mais soyez tranquille, Adjudant. Finalement, je pense que vous pourrez partir en congé. J’ai l’homme qu’il vous faut.

Puis, se tournant vers l’équipe de techniciens, il annonça :

— Quand vous aurez terminé, Mesdames et Messieurs, vous me rendrez vos conclusions ainsi qu’au major Tavers. J’ai pris la liberté de lui confier l’enquête. Il sera là dès cet après-midi.

Devant la mine interrogative de Taillandier, il ajouta :

— Vous ne connaissez pas Tavers ? Il a été nommé l’an dernier à la section de recherches de Rennes. Moi, je le connais depuis longtemps. Très longtemps. Vous verrez, c’est un très bon enquêteur.

Et avec un rire mauvais, il ajouta :

— Et il adore les charniers, ça va lui rappeler sa jeunesse…

IV

Nu devant la glace de sa penderie, le major Marc-Antoine Tavers s’observait sans complaisance. La tête, d’abord : la rondeur du crâne, que révélaient des cheveux ras d’un brun foncé, striés de gris. Un front hautain, héritage maternel, surplombait de longs yeux en amande dans lesquels semblaient enchâssés deux morceaux de métal luisants. Le nez, fort sans être gros, et la bouche, sensuelle, étaient encadrés par des joues creuses, aux pommettes saillantes. Le corps, robuste, tout en épaules et en cuisses, évoquait les matchs de rugby, l’entraînement militaire exigeant, les coups donnés et reçus. La peau, légèrement mate, était partout recouverte d’un fin duvet brun qui s’épaississait autour du sexe massif et sur la poitrine large, où un tatouage maori masquait mal une vieille cicatrice de blessure à l’arme blanche ; car, si certains avaient eu vingt ans dans les Aurès, Tavers avait fêté les siens à Kigali, étant jeune para engagé dans l’opération Turquoise. Il cheminait depuis au milieu des fantômes.

Après le Rwanda, il y avait eu l’ex-Yougoslavie, la Guyane, le Tchad. Autant de morts, de cris, de meurtrissures.

Petit à petit, il avait appris à se blinder. Puis il avait dû servir en Afghanistan. Une mission qu’il redouta dès le départ. Il n’avait que trop conscience de leur impréparation à ce type de conflit. Trois jours après son arrivée, ses hommes et lui se trouvèrent pris dans une fusillade. Deux jeunes engagés y avaient laissé leur peau. Tavers avait été blessé sérieusement à la cuisse. Le diagnostic du chirurgien fut sans appel : inapte au saut, reclassement.

À contrecœur, il demanda son changement d’arme. Et si le corps avait guéri, l’esprit se perdait encore parfois dans des brumes mortifères. Il lui arrivait souvent de se réveiller en pleine nuit, trempé de sueur, les oreilles encore bourdonnantes des essaims de mouches volant autour des monceaux de cadavres qui peuplaient ses cauchemars.

Sur le coup, il avait bien été tenté, en tout cas pendant un temps, de laisser tout ça derrière lui et d’essayer de mener une vie normale, mais l’adrénaline lui avait vite manqué. Il avait surtout appris que les épreuves qu’il avait traversées encore très jeune pouvaient se révéler être un atout. Elles lui avaient forgé une sorte de carapace sur lesquelles les scories de son quotidien à la SR glissaient comme l’eau sur les plumes d’un canard. Sa nature silencieuse, minérale, son flegme apparent n’étaient que de la poudre aux yeux.

À l’intérieur de lui, le sang continuait à bouillonner, sauvagement, comme un magma souterrain. Il n’avait pas son pareil pour traquer, débusquer, soumettre.

Après l’armée de terre, les brigades de recherche de la Gendarmerie lui tendaient les bras. Un excellent enquêteur, spécialisé dans les homicides les plus violents. Il était un des rares à supporter les scènes de crimes les plus sanglantes sans broncher, alors que nombre d’autres sortaient en courant, pris de nausées, comme poursuivis par des hordes démoniaques.

Son téléphone sonna. Keller. Une émanation des Enfers lui aussi, d’un autre genre. Il laissa la messagerie prendre l’appel, mais Keller insista. Belzébuth cornu, version coriace. Le major finit par décrocher. La conversation ne dura que quelques minutes, se limitant à un échange d’ordres et d’informations les plus élémentaires possibles. Le passif entre eux était trop ancien et trop important pour être jamais réglé.

Tavers se maudit à nouveau d’avoir accepté cette mutation. Ce pantin pitoyable avait dû intriguer pour le récupérer dans sa juridiction et semblait parfaitement au courant de ce qui avait motivé cette décision. En même temps, l’incident d’Orléans avait fait les gorges chaudes de toutes les gendarmeries de l’Ouest pendant quelques semaines.

Bien que ce fût contraire au règlement, qui insistait sur la discrétion des équipiers de la SR – particulièrement sur le plan vestimentaire, car ils devaient se fondre dans la masse – il passa la tenue réglementaire, pantalon de treillis bleu marine, polo bleu ciel, et noua ses rangers. Il aimait sentir les regards sur ses galons. Cela lui garantissait une paix relative et il s’était toujours senti beaucoup plus à l’aise sous l’uniforme, comme si cette seconde peau l’aidait à devenir quelqu’un de plus respectable, de plus normal. Il jeta un dernier regard au reflet du miroir et, enfin satisfait, passa à autre chose.

***

Ce mois de septembre ensoleillé, tel un été indien, avec une chaleur inhabituelle pour cette époque de l’année, avait fait la joie des quelque trois mille “teufeurs” venus tout le week-end dans la campagne briochine.

L’adjudant Olivier Boni rajusta sa capuche sur son crâne rond et rasé. Il avait déjà dû en serrer quelques-uns dans le tas, alors ce n’était pas le moment qu’un de ces gus décharnés, qui bougeaient mollement autour du dernier sound system encore en place, le reconnaisse. L’un d’eux le bouscula en titubant, s’excusa à peine, cherchant visiblement à rejoindre le petit bois pour y assouvir un besoin naturel. Boni grommela dans sa barbe et lui emboîta le pas.

Chaque fois, il se disait que c’était la dernière fois, que Clyde devrait se trouver quelqu’un d’autre pour ce genre de connerie, qu’il serait mieux dans son lit, seul ou accompagné, mais certainement pas en plein champ, entouré de camés et d’alcoolos à devoir supporter leurs cris et leur musique assourdissante et primitive, qui en plus lui donnait mal au crâne. Une fois encore, il jeta un regard désabusé sur les vêtements qu’il portait et leva les yeux au ciel. Son corps replet était certes à l’aise dans la parka kaki et le baggy assorti, mais on était dimanche, et il lui semblait normal de faire un effort vestimentaire ce jour-là. Il imaginait sans peine entendre la voix de sa mère qui lui dirait, avec son accent provençal : « Veux-tu bien m’enlever ce cague-braille, on te voit tout l’embouligue ! »

Natif d’Aubagne, fils d’un légionnaire et d’une mère au foyer débordée par ses sept enfants, il avait grandi heureux sous le soleil de la Méditerranée. Dès son engagement dans la Gendarmerie, il lui avait fallu renoncer aux garrigues et aux calanques, le règlement n’autorisant pas les mutations dans les départements de naissance. Cependant, la fatigue lui donnait toujours la nostalgie de sa région. Il ne pouvait s’empêcher d’idéaliser son hypothétique retour au pays, surtout lors des jours comme aujourd’hui. S’ils se trouvaient au bureau, Tavers sortait alors de son tiroir un formulaire de demande de mutation, ce qui avait le don de lui stopper net l’envie de rentrer. La SR, même avec l’accent de là-bas, n’aurait pas le même parfum qu’ici.

Boni repéra le jeune homme à sa sortie du bois et l’alpagua pour lui demander du feu.

Un peu désorienté, celui-ci sortit un briquet d’un pochon plein de feuilles à rouler et d’herbe, il alluma la cigarette tendue. Ses mains tremblaient, drogues ou déshydratation, et Boni eut largement le temps de scruter son poignet droit, dans l’espoir d’y trouver un tatouage en forme de sirène. Rien. Même pas une montre. Chou blanc. Il était près de treize heures et les derniers survivants de la nuit étaient en pleine descente. Les autres étaient déjà repartis. Clyde avait dû surveiller attentivement tous les véhicules, camions aménagés et vieilles guimbardes pour la plupart, ainsi que leurs occupants. Rien de suspect, hormis si on cherchait des substances illicites, mais ce n’était pas leur cas. Ils étaient là hors de tout cadre légal, menant l’enquête pour leur propre compte. Boni redoutait le jour où ils se retrouveraient impliqués dans une descente de flics et devraient fournir une explication à leurs supérieurs.

Calmement, malgré les basses qu’il parvenait encore à entendre et qui continuaient de marteler son pauvre crâne, il rejoignit Clyde à l’entrée du parking tout en shootant dans les cannettes de bière Amsterdam qui jonchaient le sol. Le jeune gendarme, vêtu d’un sweat marron trop grand pour lui et d’un jean crasseux, arborait son habituelle tête de déterré.

À bientôt vingt-six ans, Clyde, de son vrai nom Silvère Lieuret, formait un étrange contraste avec son acolyte. Grand, très mince, la peau d’une pâleur qui la rendait presque transparente et les cheveux noirs, il avait en permanence l’air préoccupé. Ses compétences exceptionnelles en matière scientifique lui avaient permis de faire des débuts tonitruants dans la Gendarmerie, mais son intellect, associé à son manque d’intérêt pour l’aspect “physique” du métier et à ses traits qui trahissaient le jeune homme de bonne famille, lui avaient apporté son lot de railleries ainsi qu’une certaine méfiance. Remarqué par la colonelle Bertrand, la cheffe de la section de recherches, il avait intégré le service sous sa protection. Les jugeant complémentaires, elle lui avait désigné Boni comme tuteur.

Le binôme, pour étrange qu’il fût, donna vite des résultats, et malgré des personnalités à l’opposé, les deux hommes devinrent proches. Le surnom de Clyde, remplaçant avantageusement le bizarre prénom de Silvère que l’équipe avait du mal à employer, s’était donc imposé.

Le duo avait fonctionné deux ans à plein régime, permettant à Boni de monter en grade et garantissant une affectation vers les services spécialisés à Lieuret, qui depuis faisait le bonheur des services scientifiques dont le travail se trouvait allégé lors des enquêtes menées par l’équipe.

Boni se laissa tomber lourdement sur le siège passager et attendit la question rituelle de son collègue : « Alors ? »

— Alors rien, comme d’habitude. J’ai observé les poignets de tous les types que j’ai pu trouver qui correspondent à la description, et que dalle…