Nouvelles voies - Laurence Martin - E-Book

Nouvelles voies E-Book

Laurence Martin

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Beschreibung

Avez-vous déjà envisagé de prendre un nouveau départ, de manière réfléchie ou non ?

Pour quelles raisons partiriez-vous ? Quelle autre vie ? Quelles nouvelles voies ? Vous décideriez-vous dans l’heure ou prendriez-vous votre temps ? Voici le récit de départs irréfléchis ou orchestrés, volontaires, subis ou rêvés… définitifs, libérateurs.
Au travers de ces dix nouvelles, l’auteure vous invite à suivre des personnages en quête d’un autre destin.

Découvrez un recueil de dix nouvelles inspirantes et pleines d'espoir, articulées autour de la quête de liberté et des changements, qu'ils soient préparés ou non, rêvés ou réels.

EXTRAIT

Le reste s’enchaîne à ce même rythme, effréné, gourmand, boulimique, je rattrape les années perdues et je laisse évoluer mes goûts, s’affirmer en moi le futur en oubliant tout du passé. Aussi, quand mes parents proposent de retourner jusqu’à Pune, je ne sais pas si je suis prêt et ils me laissent prendre mon temps… J’ai quatorze ans lorsque je monte dans l’avion qui me ramène en Inde, sept ans me séparent du printemps où j’avais volé vers la France. Mes parents et ma sœur sont là pour m’aider à faire le grand saut.
Je redécouvre les rues, les bruits, la foule, les odeurs, la saleté, les vaches sacrées dans les ruelles… Je retourne jusqu’à Preet Mandir. C’est bête à dire, inexplicable, mais une peur viscérale s’installe. Elle remonte comme une lame de fond, submerge toute conscience objective. Mes parents peinent à rassurer cette frayeur qui ne fait que croître à l’approche de l’orphelinat. J’ai peur, j’ai peur qu’on m’abandonne, j’ai peur de devoir rester là. Mais à peine passé le portail, déjà, les enfants affluent. Je les regarde venir vers moi, ces tout-petits comme je l’ai été… Négligés, couverts de poussière, nuée de petits corps célestes qui attendent tous leur bonne étoile.
Nous avons apporté des jouets et je n’autorise personne d’autre à les leur donner, je veux le faire ! Je me rappelle avoir manqué d’un objet qui ne soit rien qu’à moi… une peluche, une petite voiture, un camion de pompier, qu’importe, mais une babiole qui soit la mienne, à laquelle je puisse m’attacher. Alors je m’accroche à l’idée qu’une fois que nous serons partis, les enfants garderont leurs cadeaux.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Laurence Martin est née en 1969 à Paris. Journaliste pour plusieurs magazines varois, l’écriture a toujours été pour elle une évidence. Dans son premier roman, L’eau de Rose, elle abordait avec justesse la réparation de soi après un deuil. De sa plume émouvante et poétique qui a déjà conquis le cœur de nombreux lecteurs, elle signe aujourd’hui ce recueil de dix nouvelles sur le thème du départ, récits de vie pleins d’espoir et de délicatesse.

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Laurence Martin

Nouvelles voies

N’ayez jamais peur de la vie, n’ayez jamais peur de l’aventure, faites confiance au hasard, à la chance, à la destinée.

Partez, allez conquérir d’autres espaces, d’autres espérances.

Le reste vous sera donné de surcroît.

–Henry de Monfreid

MA CHANCE

À Simon

Je m’appelais Sagar, ce qui signifie « océan » dans ma langue natale… Mais je n’ai jamais su pourquoi. Mes parents, sans doute, aimaient-ils les grandes étendues d’eau salée. Avaient-ils été voir la mer, celle que l’on nomme « d’Arabie », qui s’étend d’Oman à Bombay ? Je ne garde aucun souvenir d’eux… Juste une impression très fugace de vivre entouré d’animaux. Je sais seulement qu’ils ont péri dans l’incendie de leur maison. Je suis né le six avril 1994 à Sangli dans l’état indien du Maharashtra, mais là encore, rien n’est certain. Ai-je deux ans de plus ou de moins ? Mystère qui restera entier. Qu’importe, ma vie est ainsi faite de questions souvent sans réponses et mon esprit s’est évertué à gommer ce passé lointain. J’ai proscrit, oublié, lâché et ne me suis pas retourné… Ma langue, mon prénom, mon histoire, je ne voulais plus en parler. Pourtant, ce tout petit garçon sur le cliché en noir et blanc qui tente d’esquisser un sourire, c’est moi, c’est Sagar l’orphelin. Ce regard tendre, ces joues renflées, ces yeux qui dévorent mon visage et cette chemise à petits pois sans doute portée pour l’occasion, c’est la seule photo qu’il me reste du temps d’avant… Avant ma chance.

À cette époque, je ne le sais pas mais ce cliché part à Paris, et une famille s’attache à moi bien avant de m’avoir connu. J’ai cinq ans ou peut-être six… Je vis là depuis des années. L’orphelinat de Preet Mandir m’a accueilli à dix-sept mois, mais c’était déjà le second. Le précédent, ma sœur et moi y avions été confiés ensemble… Pourtant, elle ne me suivra pas lorsque mon grand-père décidera de m’envoyer jusqu’à Pune dans ce nouvel établissement et de livrer ma destinée à l’adoption pleine et entière.

C’est donc là que je prends racine, dans les cailloux d’une petite cour cernée de bâtiments modestes, là que je fais mes premiers pas dans la poussière d’un sol terreux que soulèvent les autres enfants lorsqu’ils courent à côté de moi. Là qu’on me douche d’un seau d’eau froide en l’espace de quelques secondes… Là que je mange un bol de riz ou de lentilles suivant les jours, là que je dors sur des matelas installés à même le plancher. Notre minuscule chambre est commune et c’est les uns contre les autres que nous nous blottissons chaque soir pour trouver le sommeil. Nous devenons cette caravane de petits corps qui se consolent, s’endorment d’un souffle régulier, se rassurent d’une proximité, d’une présence, d’un bras, d’une chanson… Nous sommes notre propre berceuse, la seule veilleuse qui soit permise. C’est aussi là que je grandis, apprends mes premiers mots d’anglais, joue à cache-cache dans la décharge qui jouxte notre orphelinat… parce qu’à l’exception d’un ballon et de notre imagination, nous n’avons rien pour divertir ces longues journées qui s’offrent à nous. Je me souviens m’être ennuyé, m’être ennuyé à en crever. Et puis c’est ici que parfois, j’ai peur de prendre la correction… car elle est donnée en public afin de calmer nos ardeurs, un seau d’eau bouillante sur la tête ou le tison d’un bout de bois.

Ainsi se traîne mon existence… Infime, esseulée, désœuvrée et je sais tout au fond de moi que si je ne pars pas d’ici, il ne se passera jamais rien. Je suis petit mais je le sais, comme une certitude intérieure, une intuition presque animale.

Il faut partir, il faut partir.

C’est alors que les choses s’agitent…

Qui met l’espoir dans mon esprit ? Qui m’explique qu’on veut m’adopter ?

Un surveillant ? Le directeur ? Qui allume ce feu qui réchauffe ? Cette envie de vouloir y croire ? Quelle importance puisque l’espoir a fait son entrée dans ma vie, qu’il papillonne dans ma poitrine, m’emplit de nouveaux horizons, me bombarde de nouvelles questions, me projette ailleurs, m’étourdit. Un espoir qui se concrétise avec l’arrivée au mois d’août de ceux qui viennent me rencontrer… Ceux qui veulent devenir mes parents, celle qui sera mon autre sœur.

Je porte un tee-shirt vert fluo, j’ai pris la main d’un surveillant qui m’emmène chez le directeur, je suis prêt mais j’ai un peu peur. Alors, bien sûr, les larmes montent. Bien sûr, je suis impressionné et la timidité étouffe les premiers échanges entre nous. J’observe chacun de leurs gestes, je plonge au fond de leurs regards, je tente de déchiffrer leurs mots et laisse mon instinct me guider. La petite fille s’appelle Sarah, elle semble aussi gênée que moi mais je vois bien qu’elle est heureuse, qu’elle est contente de me connaître, alors je me détends un peu. Ils sont venus quatre semaines, le temps que nous nous adaptions, que chacun de nous s’habitue à cette nouvelle vie qui commence, le temps que soit entérinée la décision du tribunal à propos de mon adoption.

Au bout de deux jours, ils m’emmènent et je m’installe à leur hôtel pour faire plus ample connaissance. Deux de mes camarades sont là, à eux aussi la chance sourit, et si pour moi ce sera la France, eux s’envoleront jusqu’en Espagne. Les heures qui passent me rendent plus gai, plus espiègle et plus curieux, tout est nouveau, tout est changement, je ne m’ennuie pas une seconde. Je me laisse aller à l’amour, à l’attachement, à la douceur, me coule dans les bras de ma mère, profite d’un câlin, d’une baignade, découvre, jubile, m’amuse, renais. Je m’autorise même les colères lorsque parfois le langage manque à l’expression de ma pensée et qu’il me faut mimer encore quand mes parents ne comprennent pas. Je communique avec les mains, le peu de mots anglais connus ou encore de marathi et mes mimiques arrangent le tout ! Je taquine Sarah tous les jours en la comparant à un singe alors que moi, je suis un chat ou un dauphin puisque j’aime l’eau… Mon père, lui, c’est un éléphant, rapport à sa très grande stature, et Maman, une lionne rugissante.

Peu à peu, ils deviennent les miens, ceux qui seront de ma famille et je sais que je vais partir, prendre l’avion dans quelques jours… L’impatience me fait trépigner, je voudrais être déjà là-bas, dans ce pays si loin du mien que jamais je n’y repenserai. Pourtant, rien ne se passe comme ça et dans mon cœur, la peur s’affole, mes parents semblent contrariés mais ils ne veulent pas le montrer, j’ai appris à lire leurs visages.

Ils me déposent à Preet Mandir alors qu’une nurse vient me chercher pour m’entrainer à l’intérieur. Je me retourne sur la Lionne qui me fait un signe de la main, en maquillant sous un sourire sa bouche qui se tord de tristesse. Il y a des larmes dans ses yeux que ses paupières retiennent encore… La nurse dit :

–Ils vont revenir, ils vont te chercher des vêtements.

Elle ment, elle ment, je la déteste ! Je voudrais bien pouvoir courir, taper les murs, les exploser, mais l’endroit de nouveau m’enserre de ses griffes crochues et mauvaises. Alors je pleure, je pleure longtemps, sans doute des heures, je ne sais plus, l’espoir se dilue en sanglots, se dissout, s’évapore, se noie… Je sombre au fond de ma détresse de tout petit garçon maudit… Mes parents ne reviendront pas.

Plus tard, j’apprendrai de leur bouche, en devenant adolescent, que le jugement qu’ils attendaient pour autoriser l’adoption leur avait été refusé et qu’ils avaient dû faire appel auprès de la Haute Cour de justice de Bombay pour enfin obtenir gain de cause. Je continue pourtant à vivre, à tourner en rond dans la cour avec les images dans ma tête des quatre semaines avec eux… Ma chance peut-elle m’avoir quitté ?

Parfois, je reprends du courage lorsque j’entends au téléphone la voix de la Lionne qui me parle, ce qu’elle dit, je ne le comprends pas, mais je m’applique à l’écouter parce que c’est tout ce qu’il me reste… Cette voix à l’autre bout du monde, cette inflexion qui me murmure que peut-être, on ne m’oublie pas… Reviens, reviens, viens me chercher !

Et c’est ce qu’elle finit par faire au mois de mars 2001. Cette fois-ci, elle est venue seule et lorsqu’elle entre à Preet Mandir, que je la vois, que je la touche, plus question de la laisser partir, je m’accroche à elle comme à l’espoir qui me délie du mauvais sort. Sur la photo où nous posons, le directeur, ma mère et moi, pour médiatiser l’adoption, il semble que je veuille m’enfuir et sans doute est-ce vraiment le cas. Je suis dans les bras de la Lionne mais on ne me sent pas tranquille, le passé m’a déjà appris que les choses ne sont pas acquises.

Sept mois s’étaient donc écoulés depuis notre première rencontre, mais qu’était la notion du temps pour Sagar l’enfant anãtha1 ? Parfois, les heures s’égrènent si vite alors qu’on voudrait les retenir, parfois, les mois sont des années lorsque l’attente retient les jours et les allonge d’une nouvelle nuit. Chacun de nous l’avait vécu à sa manière et dans sa chair, mais le moment était venu.

Maman me ramène à l’hôtel, les deux jours qui sont nécessaires à l’obtention de mon visa sont un calvaire pour elle et moi. Je ne peux plus tenir en place, je suis pressé, je suis nerveux, la joie du départ qui fourmille m’empêche de trouver le repos. La seule chose qui puisse m’apaiser, ce sont des balades en taxi, alors nous sillonnons Pune pour gagner un peu de répit.

L’avion s’envole, passe les nuages… Plus personne ne peut nous atteindre. Je suis parti ! Je suis parti ! Je pense à Sarah, à Papa… Leur souvenir ne s’est pas tari, j’ai tellement hâte de les revoir, mais pas de taxi dans les airs ! Mon impatience est à son comble lorsque nous prenons la passerelle, un long tube de verre transparent au travers duquel j’aperçois Sarah et mon père côte à côte. Alors je hurle leurs prénoms, je laisse aller les journées noires, les cailloux de la petite cour, le sol terreux de Preet Mandir, l’ennui, le manque d’amour, le vide. J’abandonne Sagar au passé. C’est comme un élastique qui lâche à l’intérieur de ma poitrine, une joie qui s’autorise le cri, une émotion dont le vacarme n’exagère en rien le bonheur. Mon cœur explose, mon cœur exulte, l’espoir vient de toucher au but, et comment pouvoir l’exprimer autrement que par leurs prénoms ? Je cours vers eux à vive allure et la Lionne suit comme elle le peut en s’excusant auprès des gens que je bouscule en zigzaguant, mais rien ne pourrait m’arrêter… Plus rien ne pourra m’arrêter !

Lorsque j’arrive dans cette maison qui va devenir mon chez-moi, je veux tout voir, tout découvrir, j’installe mes vêtements dans ma chambre et j’apprivoise chacune des pièces dans une avidité sans bornes. Je suis curieux de chaque détail, je veux comprendre, toucher, palper. Puis j’aperçois dans le jardin la piscine qui me tend les bras et incapable d’y résister, j’y plonge sans même savoir nager. Mon père se jette dans l’eau glacée, dont il garde un souvenir ému, et me récupère tendrement. Je crois que je ris à pleines dents ! Dans la soirée, Maman m’emmène dans un endroit bien différent de celui où je me lavais, elle veut me passer sous la douche, mais je me cabre sous l’eau chaude et refuse tout net ce contact. L’ombre d’une correction peut-être ? Durant de très nombreuses semaines, il lui faudra débarbouiller son petit garçon sous l’eau froide à la vitesse de la lumière, mes hurlements en fond sonore. Y chercher une explication n’aurait pas servi à grand-chose, le temps allait faire son ouvrage et la peur s’en irait un jour. Mais le soir même, une autre pointe… Dormir seul, comment dormir seul ? Moi qui avais, pendant sept ans, sommeillé près d’un camarade, collant mon échine à la sienne, partageant la chaleur des corps… Voilà qu’un manque me saisissait. Le lit me semble bien trop grand, j’ai comme l’impression de m’y perdre, rien pour y caler mes angoisses, personne pour me servir d’étai. Au début, la seule solution, qui ne peut être que transitoire, c’est de dormir avec Sarah et puis un jour c’est mon grand-père qui a l’intuition bienveillante. Un sac de couchage ! Pourquoi pas ?

Emmitouflé jusqu’aux oreilles et enveloppé dans cet étui, j’apprends à m’endormir tout seul.

Le dimanche de mon arrivée, mes parents comprendront bien vite qu’il va falloir faire attention, mon père taille de grands oliviers et je m’empare d’un sécateur avec l’espoir de l’imiter sans mesurer les conséquences d’un tel objet sur mes phalanges. Ma mère me surveillera longtemps, du coin de l’œil, sans y paraître, car sans aucune notion du risque, j’entreprends sans voir le danger. Le feu, les outils de jardin, les couteaux, l’eau de la bouilloire, ouvrir la porte de la voiture alors que nous roulons encore, je ne suis préparé à rien. Et ce qu’on explique aux petits, ce qu’ils intègrent de notre monde, des pièges de notre quotidien, de nos machines, nos appareils, moi, je l’ignore, pour le moment.

L’après-midi dominical est dévolu au centre équestre où je découvre les chevaux… Leur beauté, leur crinière au vent, leur galop et leurs hennissements, je n’en avais pas vu avant et là encore, je veux tester, je montre du doigt, je veux faire !

Ma première semaine est marquée par mon inscription à l’école et comme je vois ma sœur y aller, impossible de me refuser de l’accompagner le mardi. Comme elle, tout comme elle, tout pareil !! Sarah serre ma main dans la sienne lorsque nous franchissons la grille, elle est dans une classe supérieure mais pendant les récréations, je sais que je peux la trouver. Toutefois, je vais très vite devenir la coqueluche de mes camarades. Les autres enfants souhaitent m’aider, sans doute leur a-t-on expliqué, mais leur intérêt me surprend et ma curiosité leur plaît. J’apprends beaucoup à les voir faire, à les écouter, à les suivre et je me sens intéressant, moi qui n’étais pas regardé, qui semblais presque inexistant, poussière d’humain, un parmi d’autres. La communication est geste, imitation, reproduction, les sons, les mots, les jeux d’ici, je veux les copier, les comprendre… Je m’adapte à ce nouveau monde et je veux que cela aille vite ! D’ailleurs, ma maitresse est surprise de mon intégration rapide, je suis débrouillard, je suis vif et je m’abreuve de connaissances, assimile, souhaite en savoir plus… Je me suis tellement ennuyé !

Déjà, le carnaval approche, j’ai décidé d’être un cow-boy pour défiler dans mon village et le vélo qu’on m’a acheté, ce vélo rouge tant adoré qu’il est encore chez mes parents telle une relique du premier jouet… ce vélo rouge sera mon cheval ! C’est sans doute à ce moment-là, en paradant dans mon costume, que se dessine un sentiment que je n’ai jamais éprouvé… : l’enthousiasmante fierté de soi.

Et le 6 avril 2001, je fête mes sept ans en famille, mon tout premier anniversaire car au sens littéral du terme, c’est effectivement le premier ! Tant de sourires et d’attentions, de gens qui sont venus pour moi, d’amusement, d’étonnement, de joie que j’en ai presque le tournis. L’affection est là qui m’entoure, elle qui m’avait tant fait défaut… Je m’en remplis jusqu’à ras bord !

Pourtant, les toutes premières semaines, j’enrage de manquer de langage, me faire comprendre de mes parents est parfois si difficile. C’est Sarah qui sert d’interprète, elle est la seule qui me déchiffre. Je sais qu’elle partage avec moi cette profonde exaspération puisque pour elle, je suis limpide. Est-ce cette frustration qui me pousse vers le français à grande vitesse ? Mais, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je saurai lire, écrire, parler cette langue qui m’était étrangère.

Le reste s’enchaîne à ce même rythme, effréné, gourmand, boulimique, je rattrape les années perdues et je laisse évoluer mes goûts, s’affirmer en moi le futur en oubliant tout du passé. Aussi, quand mes parents proposent de retourner jusqu’à Pune, je ne sais pas si je suis prêt et ils me laissent prendre mon temps… J’ai quatorze ans lorsque je monte dans l’avion qui me ramène en Inde, sept ans me séparent du printemps où j’avais volé vers la France. Mes parents et ma sœur sont là pour m’aider à faire le grand saut.

Je redécouvre les rues, les bruits, la foule, les odeurs, la saleté, les vaches sacrées dans les ruelles… Je retourne jusqu’à Preet Mandir. C’est bête à dire, inexplicable, mais une peur viscérale s’installe. Elle remonte comme une lame de fond, submerge toute conscience objective. Mes parents peinent à rassurer cette frayeur qui ne fait que croître à l’approche de l’orphelinat. J’ai peur, j’ai peur qu’on m’abandonne, j’ai peur de devoir rester là. Mais à peine passé le portail, déjà, les enfants affluent. Je les regarde venir vers moi, ces tout-petits comme je l’ai été… Négligés, couverts de poussière, nuée de petits corps célestes qui attendent tous leur bonne étoile.

Nous avons apporté des jouets et je n’autorise personne d’autre à les leur donner, je veux le faire ! Je me rappelle avoir manqué d’un objet qui ne soit rien qu’à moi… une peluche, une petite voiture, un camion de pompier, qu’importe, mais une babiole qui soit la mienne, à laquelle je puisse m’attacher. Alors je m’accroche à l’idée qu’une fois que nous serons partis, les enfants garderont leurs cadeaux.

Je revisite ces lieux de vie sans trop vouloir m’en souvenir… À quoi bon se souvenir de tout cela ? Le directeur n’a pas changé, il nous reçoit dans son bureau et nous essayons d’apprendre où se trouve ma famille indienne… Un nom, une ville ou une adresse ? Un numéro de téléphone ? Oui, ça, peut-être, attendez voir ! Un espoir de courte durée. Personne ne répondra jamais à cet appel que nous passerons, aucun abonné sur cette ligne, le fil avait été coupé…

Je sais que j’ai une sœur en Inde, parmi cent vingt millions d’humains qui vivent dans le Maharashtra, en admettant qu’elle soit restée dans la région où nous sommes nés… Qu’est-elle devenue ? Comment savoir, sans patronyme pour la chercher ? Peut-être un jour trouverai-je la force et la patience d’entreprendre cette quête… En attendant, je me construis avec mes pleins et mes déliés, mes manques et mes compensations. Je ressens parfois tant d’amour envers la vie qui m’a offert cette chance de pouvoir m’en sortir, de reconnaissance pour les miens, et parfois tellement d’amertume, de culpabilité en moi. Combien d’enfants restés là-bas ? De mains tendues sur les trottoirs ? D’existences si loin de la mienne ? Et pourquoi moi plutôt qu’un autre ?

J’ai vingt-cinq ans, mais je le sais comme une certitude intérieure, une intuition presque animale et avec cette obstination qui est l’héritage de Sagar.

Un jour, j’irai porter l’espoir… Donner sa chance à un enfant.

1 « orphelin » en marathi

L’AMOUR-PROPRE

Tous mes clients m’appellent Rosa, mon vrai prénom c’est Conception, mais dans mon métier, ça le fait pas... On ne peut plus vraiment parier que je suis comme l’Immaculée !