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Extrait : Monsieur Patissot, né à Paris, après avoir fait, comme beaucoup d'autres, de mauvaises études au collège Henri IV, était entré dans un ministère par la protection d'une de ses tantes, qui tenait un débit de tabac où s'approvisionnait un chef de division. Il avança très lentement et serait peut-être mort commis de quatrième classe, sans le paterne hasard qui dirige parfois nos destinées."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 271
Veröffentlichungsjahr: 2015
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Monsieur Patissot, né à Paris, après avoir fait, comme beaucoup d’autres, de mauvaises études au collège Henri-IV, était entré dans un ministère par la protection d’une de ses tantes, qui tenait un débit de tabac où s’approvisionnait un chef de division.
Il avança très lentement et serait peut-être mort commis de quatrième classe, sans le paterne hasard qui dirige parfois nos destinées.
Il a aujourd’hui cinquante et deux ans, et c’est à cet âge seulement qu’il commence à parcourir, en touriste, toute cette partie de la France qui s’étend entre les fortifications et la province.
L’histoire de son avancement peut être utile à beaucoup d’employés, comme le récit de ses promenades servira sans doute à beaucoup de Parisiens qui les prendront pour itinéraires de leurs propres excursions, et sauront, par son exemple, éviter certaines mésaventures qui lui sont advenues.
M. Patissot, en 1854, ne touchait encore que 1 800 francs. Par un effet singulier de sa nature, il déplaisait à tous ses chefs, qui le laissaient languir dans l’attente éternelle et désespérée de l’augmentation, cet idéal de l’employé.
Il travaillait pourtant ; mais il ne savait pas le faire valoir : et puis il était trop fier, disait-il. Et puis sa fierté consistait à ne jamais saluer ses supérieurs d’une façon vile et obséquieuse, comme le faisaient, à son avis, certains de ses collègues qu’il ne voulait pas nommer. Il ajoutait encore que sa franchise gênait bien des gens, car il s’élevait, comme tous les autres d’ailleurs, contre les passe-droits, les injustices, les tours de faveur donnés à des inconnus, étrangers à la bureaucratie. Mais sa voix indignée ne passait jamais la porte de la case où il besognait, selon son mot : « Je besogne… dans les deux sens, monsieur. »
Comme employé d’abord, comme Français ensuite, comme homme d’ordre enfin, il se ralliait, par principe, à tout gouvernement établi, étant fanatique du pouvoir… autre que celui des chefs.
Chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, il se postait sur le passage de l’Empereur afin d’avoir l’honneur de se découvrir : et il s’en allait tout orgueilleux d’avoir salué le chef de l’État.
À force de contempler le souverain, il fit comme beaucoup : il l’imita dans la coupe de sa barbe, l’arrangement de ses cheveux, la forme de sa redingote, sa démarche, son geste. Combien d’hommes, dans chaque pays, semblent des portraits du Prince ! Il avait peut-être une vague ressemblance avec Napoléon III, mais ses cheveux étaient noirs : il les teignit. Alors la similitude fut absolue ; et, quand il rencontrait dans la rue un autre monsieur représentant aussi la figure impériale, il en était jaloux et le regardait dédaigneusement. Ce besoin d’imitation devint bientôt son idée fixe, et, ayant entendu un huissier des Tuileries contrefaire la voix de l’Empereur, il en prit à son tour les intonations et la lenteur calculée.
Il devint ainsi tellement pareil à son modèle qu’on les aurait confondus, et des gens au Ministère, des hauts fonctionnaires, murmuraient, trouvant la chose inconvenante, grossière même ; on en parla au Ministre, qui manda cet employé devant lui. Mais, à sa vue, il se mit à rire, et répéta deux ou trois fois : « C’est drôle, vraiment drôle ! » On l’entendit, et le lendemain, le supérieur direct de Patissot proposa son subordonné pour un avancement de trois cents francs, qu’il obtint immédiatement.
Depuis lors, il marcha d’une façon régulière, grâce à cette faculté simiesque d’imitation. Même une inquiétude vague, comme le pressentiment d’une haute fortune suspendue sur sa tête, gagnait ses chefs, qui lui parlaient avec déférence.
Mais quand la République arriva, ce fut un désastre pour lui. Il se sentit noyé, fini, et, perdant la tête, cessa de se teindre, se rasa complètement et fit couper ses cheveux courts, obtenant ainsi un aspect paterne et doux fort peu compromettant.
Alors, les chefs se vengèrent de la longue intimidation qu’il avait exercée sur eux, et, devenant tous républicains par instinct de conservation, ils le persécutèrent dans ses gratifications et entravèrent son avancement. Lui aussi changea d’opinion ; mais la République n’étant pas un personnage palpable et vivant à qui l’on peut ressembler, et les présidents se suivant avec rapidité, il se trouva plongé dans le plus cruel embarras, dans une détresse épouvantable, arrêté dans tous ses besoins d’imitation, après l’insuccès d’une tentative vers son idéal dernier : M. Thiers.
Mais il lui fallait une manifestation nouvelle de sa personnalité. Il chercha longtemps ; puis, un matin, il se présenta au bureau avec un chapeau neuf qui portait comme cocarde, au côté droit, une très petite rosette tricolore. Ses collègues furent stupéfaits ; on en rit toute la journée, et le lendemain encore, et la semaine, et le mois. Mais la gravité de son attitude à la fin les déconcerta ; et les chefs encore une fois furent inquiets. Quel mystère cachait ce signe ? Était-ce une simple affirmation de patriotisme ? ou le témoignage de son ralliement à la République ? ou peut-être la marque secrète de quelque affiliation puissante ? Mais alors, pour la porter si obstinément, il fallait être bien assuré d’une protection occulte et formidable. Dans tous les cas il était sage de se tenir sur ses gardes, d’autant plus que son imperturbable sang-froid devant toutes les plaisanteries augmentait encore les inquiétudes. On le ménagea derechef, et son courage à la Gribouille le sauva, car il fut enfin nommé commis principal le 1er janvier 1880.
Toute sa vie avait été sédentaire. Resté garçon par amour du repos et de la tranquillité, il exécrait le mouvement et le bruit. Ses dimanches étaient généralement passés à lire des romans d’aventures et à régler avec soin des transparents qu’il offrait ensuite à ses collègues. Il n’avait pris, en son existence, que trois congés, de huit jours chacun, pour déménager. Mais quelquefois, aux grandes fêtes, il partait par un train de plaisir à destination de Dieppe ou du Havre, afin d’élever son âme au spectacle imposant de la mer.
Il était plein de ce bon sens qui confine à la bêtise. Il vivait depuis longtemps tranquille, avec économie, tempérant par prudence, chaste d’ailleurs par tempérament, quand une inquiétude horrible l’envahit. Dans la rue, un soir, tout à coup, un étourdissement le prit qui lui fit craindre une attaque. S’étant transporté chez un médecin, il en obtint, moyennant cent sous, cette ordonnance :
« M. X. cinquante-deux ans, célibataire, employé. – Nature sanguine, menace de congestion. – Lotions d’eau froide, nourriture modérée, beaucoup d’exercice.
MONTELLIER, D.M. P. »
Patissot fut atterré, et pendant un mois, dans son bureau, il garda tout le jour, autour du front, sa serviette mouillée, roulée en manière de turban, tandis que des gouttes d’eau, sans cesse, tombaient sur ses expéditions, qu’il lui fallait recommencer. Il relisait à tout instant l’ordonnance, avec l’espoir, sans doute, d’y trouver un sens inaperçu, de pénétrer la pensée secrète du médecin, et de découvrir aussi quel exercice favorable pourrait bien le mettre à l’abri de l’apoplexie.
Alors il consulta ses amis, en leur exhibant le funeste papier. L’un d’eux lui conseilla la boxe. Il s’enquit aussitôt d’un professeur et reçut, dès le premier jour, sur le nez, un coup de poing droit qui le détacha à jamais de ce divertissement salutaire. La canne le fit râler d’essoufflement, et il fut si bien courbaturé par l’escrime, qu’il en demeura deux nuits sans dormir. Alors il eut une illumination. C’était de visiter à pied, chaque dimanche, les environs de Paris et même certaines parties de la capitale qu’il ne connaissait pas.
Son équipement pour ces voyages occupa son esprit pendant toute une semaine, et le dimanche, trentième jour de mai, il commença les préparatifs.
Après avoir lu toutes les réclames les plus baroques, que de pauvres diables, borgnes ou boiteux, distribuent au coin des rues avec importunité, il se rendit dans les magasins avec la simple intention de voir, se réservant d’acheter plus tard.
Il visita d’abord l’établissement d’un bottier soi-disant américain, demandant qu’on lui montrât de forts souliers pour voyages ! On lui exhiba des espèces d’appareils blindés en cuivre comme des navires de guerre, hérissés de pointes comme une herse de fer, et qu’on lui affirma être confectionnés en cuir de bison des Montagnes Rocheuses. Il fut tellement enthousiasmé qu’il en aurait volontiers acheté deux paires. Une seule lui suffisait cependant. Il s’en contenta ; et il partit, la portant sous son bras, qui fut bientôt tout engourdi.
Il se procura un pantalon de fatigue en velours à côtes, comme ceux des ouvriers charpentiers ; puis des guêtres de toile à voile passées à l’huile et montant jusqu’aux genoux.
Il lui fallut encore un sac de soldat pour ses provisions, une lunette marine afin de reconnaître les villages éloignés, pendus aux flancs des coteaux ; enfin une carte de l’état-major qui lui permettrait de se diriger, sans demander sa route aux paysans courbés au milieu des champs.
Puis, pour supporter plus facilement la chaleur, il se résolut à acquérir un léger vêtement d’alpaga que la célèbre maison Raminau livrait en première qualité, suivant ses annonces, pour la modique somme de six francs cinquante centimes.
Il se rendit dans cet établissement, et un grand jeune homme distingué, avec une chevelure entretenue à la Capoul, des ongles roses comme ceux des dames, et un sourire toujours aimable, lui fit voir le vêtement demandé. Il ne répondait pas à la magnificence de l’annonce. Alors Patissot, hésitant, interrogea :
– Mais enfin, monsieur, est-ce d’un bon usage ?
L’autre détourna les yeux avec un embarras bien joué comme un honnête homme qui ne veut pas tromper la confiance d’un client, et, baissant le ton d’un air hésitant :
– Mon Dieu, monsieur, vous comprenez que pour six francs cinquante on ne peut pas livrer un article pareil à celui-ci, par exemple…
Et il prit un veston sensiblement mieux que le premier. Après l’avoir examiné, Patissot s’informa du prix.
– Douze francs cinquante.
C’était tentant. Mais, avant de se décider, il interrogea de nouveau le grand jeune homme, qui le regardait fixement, en observateur.
– Et… c’est très bon cela ? vous le garantissez ?
– Oh ! certainement, monsieur, c’est excellent et souple ! Il ne faudrait pas, bien entendu, qu’il fût mouillé ! Oh ! pour être bon, c’est bon ; mais vous comprenez bien qu’il y a marchandise et marchandise. Pour le prix, c’est parfait. Douze francs cinquante, songez donc, ce n’est rien. Il est bien certain qu’une jaquette de vingt-cinq francs vaudra mieux. Pour vingt-cinq francs, vous avez tout ce qu’il y a de supérieur ; aussi fort que le drap, plus durable même. Quand il a plu, un coup de fer la remet à neuf. Cela ne change jamais de couleur, ne rougit pas au soleil. C’est en même temps plus chaud et plus léger.
Et il déployait sa marchandise, faisait miroiter l’étoffe, la froissait, la secouait, la tendait pour faire valoir l’excellence de la qualité. Il parlait interminablement, avec conviction, dissipant les hésitations par le geste et par la rhétorique.
Patissot fut convaincu, il acheta. L’aimable vendeur ficela le paquet, parlant encore, et devant la caisse, près de la porte, il continuait à vanter avec emphase la valeur de l’acquisition. Quand elle fut payée, il se tut soudain, salua d’un « Au plaisir, monsieur » qu’accompagnait un sourire d’homme supérieur, et tenant le vantail ouvert, il regardait partir son client, qui tâchait en vain de le saluer, ses deux mains étant chargées de paquets.
M. Patissot, rentré chez lui, étudia avec soin son premier itinéraire et voulut essayer ses souliers, dont les garnitures ferrées faisaient des sortes de patins. Il glissa sur le plancher, tomba et se promit de faire attention. Puis il étendit sur des chaises toutes ses emplettes, qu’il considéra longtemps, et il s’endormit avec cette pensée : « C’est étrange que je n’aie pas songé plus tôt à faire des excursions à la campagne ! »
Monsieur Patissot travailla mal, toute la semaine, à son ministère. Il rêvait à l’excursion projetée pour le dimanche suivant, et un grand désir de campagne lui était venu tout à coup, un besoin de s’attendrir devant les arbres, cette soif d’idéal champêtre qui hante au printemps les Parisiens.
Il se coucha le samedi de bonne heure, et dès le jour il fut debout.
Sa fenêtre donnait sur une cour étroite et sombre, une sorte de cheminée où montaient sans cesse toutes les puanteurs des ménages pauvres. Il leva les yeux aussitôt vers le petit carré de ciel qui apparaissait entre les toits, et il aperçut un morceau de bleu foncé, plein de soleil déjà, traversé sans cesse par des vols d’hirondelles qu’on ne pouvait suivre qu’une seconde. Il se dit que, de là-haut, elles devaient découvrir la campagne lointaine, la verdure des coteaux boisés, tout un déploiement d’horizons.
Alors une envie désordonnée lui vint de se perdre dans la fraîcheur des feuilles. Il s’habilla bien vite, chaussa ses formidables souliers et demeura très longtemps à sangler ses guêtres dont il n’avait point l’habitude. Après avoir chargé sur le dos son sac bourré de viande, de fromages et de bouteilles de vin (car l’exercice assurément lui creuserait l’estomac), il partit, sa canne à la main.
Il prit un pas de marche bien rythmé (celui des chasseurs, pensait-il), en sifflotant des airs gaillards qui rendaient plus légère son allure. Des gens se retournaient pour le voir ; un chien jappa ; un cocher, en passant, lui cria :
– Bon voyage, monsieur Dumolet !
Mais lui s’en fichait carrément, et il allait sans se retourner, toujours plus vite, faisant, d’un air crâne, le moulinet avec sa canne.
La ville s’éveillait joyeuse, dans la chaleur et la lumière d’une belle journée de printemps. Les façades des maisons luisaient, les serins chantaient dans leurs cages, et une gaieté courait les rues, éclairait les visages, mettait un rire partout, comme un contentement des choses sous le clair soleil levant.
Il gagnait la Seine pour prendre l’hirondelle qui le déposerait à Saint-Cloud, et, au milieu de l’ahurissement des passants, il suivit la rue de la Chaussée-d’Antin, le boulevard, la rue Royale, se comparant mentalement au Juif-Errant. En remontant sur un trottoir, les armatures ferrées de ses chaussures encore une fois glissèrent sur le granit, et lourdement, il s’abattit, avec un bruit terrible dans son sac. Des passants le relevèrent, et il se remit en marche plus doucement, jusqu’à la Seine où il attendit une hirondelle.
Là-bas, très loin, sous les ponts, il la vit apparaître, toute petite d’abord, puis plus grosse, grandissant toujours, et elle prenait en son esprit des allures de paquebot, comme s’il allait partir pour un long voyage, passer les mers, voir des peuples nouveaux et des choses inconnues. Elle accosta et il prit place. Des gens endimanchés étaient déjà dessus, avec des toilettes voyantes, des rubans de chapeau éclatants et de grosses figures écarlates. Patissot se plaça, tout à l’avant, debout, les jambes écartées à la façon des matelots, pour faire croire qu’il avait beaucoup navigué. Mais, comme il redoutait les petits remous des mouches, il s’arc-boutait sur sa canne, afin de bien maintenir son équilibre.
Après la station du Point-du-Jour, la rivière s’élargissait, tranquille sous la lumière éclatante ; puis, lorsqu’on eut passé entre deux îles, le bateau suivit un coteau tournant dont la verdure était pleine de maisons blanches. Une voix annonça le Bas-Meudon, puis Sèvres, enfin Saint-Cloud, et Patissot descendit.
Aussitôt sur le quai, il ouvrit sa carte de l’état-major, pour ne commettre aucune erreur.
C’était, du reste, très clair. Il allait par ce chemin trouver la Celle, tourner à gauche, obliquer un peu à droite, et gagner, par cette route, Versailles dont il visiterait le parc avant dîner.
Le chemin montait et Patissot soufflait, écrasé sous le sac, les jambes meurtries par ses guêtres, et traînant dans la poussière ses gros souliers, plus lourds que des boulets. Tout à coup, il s’arrêta avec un geste de désespoir. Dans la précipitation de son départ, il avait oublié sa lunette marine !
Enfin, voici les bois. Alors, malgré l’effroyable chaleur, malgré la sueur qui lui coulait du front, et le poids de son harnachement, et les soubresauts de son sac, il courut, ou plutôt il trotta vers la verdure, avec de petits bonds, comme les vieux chevaux poussifs.
Il entra sous l’ombre, dans une fraîcheur délicieuse, et un attendrissement le prit devant les multitudes de petites fleurs diverses, jaunes, rouges, bleues, violettes, fines, mignonnes, montées sur de longs fils, épanouies le long des fossés. Des insectes de toutes couleurs, de toutes les formes, trapus, allongés, extraordinaires de construction, des monstres effroyables et microscopiques, faisaient péniblement des ascensions de brins d’herbe qui ployaient sous leurs poids. Et Patissot admira sincèrement la création. Mais, comme il était exténué, il s’assit.
Alors il voulut manger. Une stupeur le prit devant l’intérieur de son sac. Une des bouteilles s’était cassée, dans sa chute assurément, et le liquide, retenu par l’imperméable toile cirée, avait fait une soupe au vin de ses nombreuses provisions.
Il mangea cependant une tranche de gigot bien essuyée, un morceau de jambon, des croûtes de pain ramollies et rouges, en se désaltérant avec du bordeaux fermenté, couvert d’une écume rose désagréable à l’œil.
Et, quand il se fut reposé plusieurs heures, après avoir de nouveau consulté sa carte, il repartit.
Au bout de quelque temps, il se trouva dans un carrefour que rien ne faisait prévoir. Il regarda le soleil, tâcha de s’orienter, réfléchit, étudia longtemps toutes les petites lignes croisées qui, sur le papier, figuraient des routes, et se convainquit bientôt qu’il était absolument égaré.
Devant lui s’ouvrait une ravissante allée dont le feuillage un peu grêle laissait pleuvoir partout, sur le sol, des gouttes de soleil qui illuminaient des marguerites blanches cachées dans les herbes. Elle était allongée interminablement, et vide, et calme.
Seul, un gros frelon solitaire et bourdonnant la suivait, s’arrêtant parfois sur une fleur qu’il inclinait, et repartait presque aussitôt pour se reposer encore un peu plus loin. Son corps énorme semblait en velours brun rayé de jaune, porté par des ailes transparentes, et démesurément petites. Patissot l’observait avec un profond intérêt, quand quelque chose remua sous ses pieds. Il eut peur d’abord, et sauta de côté ; puis, se penchant avec précaution, il aperçut une grenouille, grosse comme une noisette, qui faisait des bonds énormes.
Il se baissa pour la prendre, mais elle lui glissa dans les mains. Alors, avec des précautions infinies, il se traîna vers elle, tandis que son sac, sur son dos, semblait une carapace énorme et lui donnait l’air d’une grosse tortue en marche. Quand il fut près de l’endroit où la bestiole s’était arrêtée, il prit ses mesures, jeta ses deux mains en avant, tomba le nez dans le gazon, se releva avec deux poignées de terre et point de grenouille. Il eut beau chercher, il ne la retrouva pas.
Dès qu’il se fut remis debout, il aperçut là-bas, très loin, deux personnes qui venaient vers lui en faisant des signes. Une femme agitait son ombrelle, et un homme, en manches de chemise, portait sa redingote sur son bras. Puis la femme se mit à courir, appelant :
– Monsieur ! monsieur !
Il s’essuya le front et répondit :
– Madame !
– Monsieur, nous sommes perdus, tout à fait perdus !
Une pudeur l’empêcha de faire le même aveu et il affirma gravement :
– Vous êtes sur la route de Versailles.
– Comment, sur la route de Versailles ? mais nous allons à Rueil.
Il se troubla, puis répondit néanmoins effrontément :
– Madame, je vais vous montrer, avec ma carte, d’état-major, que vous êtes bien sur la route de Versailles.
Le mari s’approchait. Il avait un aspect éperdu, désespéré. La femme, jeune, jolie, une brunette énergique, s’emporta, dès qu’il fut près d’elle :
– Viens voir ce que tu as fait : nous sommes à Versailles, maintenant. Tiens, regarde la carte d’état-major que monsieur aura la bonté de te montrer. Sauras-tu lire, seulement ? Mon Dieu ! mon Dieu ! comme il y a des gens stupides ! Je t’avais dit pourtant de prendre à droite, mais tu n’as pas voulu ; tu crois toujours tout savoir.
Le pauvre garçon semblait désolé. Il répondit :
– Mais, ma bonne amie, c’est toi…
Elle ne le laissa pas achever, et lui reprocha toute sa vie, depuis leur mariage, jusqu’à l’heure présente. Lui, tournait des yeux lamentables vers les taillis, dont il semblait vouloir pénétrer la profondeur et, de temps en temps, comme pris de folie, il poussait un cri perçant, quelque chose comme « tiiit » qui ne semblait nullement étonner sa femme, mais qui emplissait Patissot de stupéfaction.
La jeune dame, tout à coup, se tournant vers l’employé avec un sourire :
– Si monsieur veut bien le permettre, nous ferons route avec lui pour ne pas nous égarer de nouveau et nous exposer à coucher dans le bois.
Ne pouvant refuser, il s’inclina, le cœur torturé d’inquiétudes, et ne sachant où il allait les conduire.
Ils marchèrent longtemps ; l’homme toujours criait : « tiiit » ; le soir tomba. Le voile de brume qui couvre la campagne au crépuscule se déployait lentement, et une poésie flottait, faite de cette sensation de fraîcheur particulière et charmante qui emplit le bois à l’approche de la nuit. La petite femme avait pris le bras de Patissot et elle continuait, de sa bouche rose, à cracher des reproches pour son mari, qui, sans lui répondre, hurlait sans cesse : « tiiit », de plus en plus fort. Le gros employé, à la fin, lui demanda :
– Pourquoi criez-vous comme ça ?
L’autre, avec des larmes dans les yeux, lui répondit :
– C’est mon pauvre chien que j’ai perdu.
– Comment ! vous avez perdu votre chien ?
– Oui, nous l’avions élevé à Paris ; il n’était jamais venu à la campagne, et, quand il a vu des feuilles, il fut tellement content qu’il s’est mis à courir comme un fou. Il est entré dans le bois, et j’ai eu beau l’appeler, il n’est pas revenu. Il va mourir de faim là-dedans… tiiit…
La femme haussait les épaules :
– Quand on est aussi bête que toi, on n’a pas de chien !
Mais il s’arrêta, se tâtant fiévreusement. Elle le regardait :
– Eh bien, quoi !
– Je n’ai pas fait attention que j’avais ma redingote sur mon bras… J’ai perdu mon portefeuille… Mon argent était dedans.
Cette fois elle suffoqua de colère :
– Eh bien, va le chercher !
Il répondit doucement :
– Oui, mon amie, où vous retrouverai-je ?
Patissot répondit hardiment :
– Mais à Versailles !
Et, ayant entendu parler de l’Hôtel des Réservoirs, il l’indiqua. Le mari se retourna et, courbé vers la terre que son œil anxieux parcourait, criant : « tiiit » à tout moment, il s’éloigna.
Il fut longtemps à disparaître ; l’ombre plus épaisse l’enveloppa, et sa voix encore, de très loin, envoyait son « tiiit » lamentable, plus aigu à mesure que la nuit se faisait plus noire et que son espoir s’éteignait.
Patissot fut délicieusement ému quand il se trouva seul, sous l’ombre touffue du bois, à cette heure langoureuse du crépuscule, avec cette petite femme inconnue qui s’appuyait à son bras. Et, pour la première fois de sa vie égoïste, il pressentit le charme des poétiques amours, la douceur des abandons, et la participation de la nature à nos tendresses qu’elle enveloppe. Il cherchait des mots galants, qu’il ne trouvait pas, d’ailleurs. Mais une grand-route se montra, des maisons apparurent à droite ; un homme passa. Patissot, tremblant, demanda le nom du pays :
– Bougival.
– Comment ! Bougival ? vous êtes sûr ?
– Parbleu ! j’en suis.
La femme riait comme une petite folle. L’idée de son mari perdu la rendait malade de rire. On dîna au bord de l’eau, dans un restaurant champêtre. Elle fut charmante, enjouée, racontant mille histoires drôles, qui tournaient un peu la cervelle à son voisin. Puis, au départ, elle s’écria :
– Mais j’y pense, je n’ai pas le sou, puisque mon mari a perdu son portefeuille.
Patissot s’empressa, ouvrit sa bourse, offrit de prêter ce qu’il faudrait, tira un louis, s’imaginant qu’il ne pourrait présenter moins. Elle ne disait rien, mais elle tendit la main, prit l’argent, prononça un « merci » grave qu’un sourire suivit bientôt, noua en minaudant son chapeau devant la glace, ne permit pas qu’on l’accompagnât, maintenant qu’elle savait où aller, et partit finalement comme un oiseau qui s’envole, tandis que Patissot, très morne, faisait mentalement le compte des dépenses de la journée.
Il n’alla pas au Ministère le lendemain, tant il avait la migraine.
Pendant toute la semaine, Patissot raconta son aventure, et il dépeignait poétiquement les lieux qu’il avait traversés, s’indignant de rencontrer si peu d’enthousiasme autour de lui. Seul, un vieil expéditionnaire toujours taciturne, M. Boivin, surnommé Boileau, lui prêtait une attention soutenue. Il habitait lui-même la campagne, avait un petit jardin qu’il cultivait avec soin ; il se contentait de peu, et était parfaitement heureux, disait-on. Patissot, maintenant, comprenait ses goûts, et la concordance de leurs aspirations les rendit tout de suite amis. Le père Boivin, pour cimenter cette sympathie naissante, l’invita à déjeuner pour le dimanche suivant dans sa petite maison de Colombes.
Patissot prit le train de huit heures et, après de nombreuses recherches, découvrit, juste au milieu de la ville, une espèce de ruelle obscure, un cloaque fangeux entre deux hautes murailles et, tout au bout, une porte pourrie, fermée avec une ficelle enroulée à deux clous. Il ouvrit et se trouva face à face avec un être innommable qui devait cependant être une femme. La poitrine semblait enveloppée de torchons sales, des jupons en loques pendaient autour des hanches, et, dans ses cheveux embroussaillés, des plumes de pigeon voltigeaient. Elle regardait le visiteur d’un air furieux avec ses petits yeux gris ; puis, après un moment de silence, elle demanda :
– Qu’est-ce que vous désirez ?
– M. Boivin.
– C’est ici. Qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Boivin ?
Patissot, troublé, hésitait.
– Mais il m’attend.
Elle eut l’air encore plus féroce et reprit :
– Ah ! c’est vous qui venez pour le déjeuner ?
Il balbutia un « oui » tremblant. Alors, se tournant vers la maison, elle cria d’une voix rageuse :
– Boivin, voilà ton homme !
Le petit père Boivin aussitôt parut sur le seuil d’une sorte de baraque en plâtre, couverte en zinc, avec un rez-de-chaussée seulement, et qui ressemblait à une chaufferette. Il avait un pantalon de coutil blanc maculé de taches de café et un panama crasseux. Après avoir serré les mains de Patissot, il l’emmena dans ce qu’il appelait son jardin : c’était, au bout d’un nouveau couloir fangeux, un petit carré de terre grand comme un mouchoir et entouré de maisons, si hautes, que le soleil y donnait seulement pendant deux ou trois heures par jour. Des pensées, des œillets, des ravenelles, quelques rosiers, agonisaient au fond de ce puits sans air et chauffé comme un four par la réverbération des toits.
– Je n’ai pas d’arbres, disait Boivin ; mais les murs des voisins m’en tiennent lieu, et j’ai de l’ombre comme dans un bois.
Puis, prenant Patissot par un bouton :
– Vous allez me rendre un service. Vous avez vu la bourgeoise : elle n’est pas commode, hein ! Mais vous n’êtes pas au bout, attendez le déjeuner. Figurez-vous que, pour m’empêcher de sortir, elle ne me donne pas mes habits de bureau, et ne me laisse que des hardes trop usées pour la ville. Aujourd’hui j’ai des effets propres ; je lui ai dit que nous dînions ensemble. C’est entendu. Mais je ne peux pas arroser, de peur de tacher mon pantalon. Si je tache mon pantalon, tout est perdu ! J’ai compté sur vous, n’est-ce pas ?
Patissot y consentit, ôta sa redingote, retroussa ses manches et se mit à fatiguer à tour de bras une espèce de pompe qui sifflait, soufflait, râlait comme un poitrinaire, pour lâcher un filet d’eau pareil à l’écoulement d’une fontaine Wallace. Il fallut dix minutes pour emplir un arrosoir. Patissot était en nage. Le père Boivin le guidait :
– Ici, à cette plante… encore un peu… Assez ! À cette autre.
Mais l’arrosoir, percé, coulait, et les pieds de Patissot recevaient plus d’eau que les fleurs ; le bas de son pantalon, trempé, s’imprégnait de boue. Et vingt fois de suite, il recommença, retrempa ses pieds, ressua en faisant geindre le volant de la pompe ; et quand, exténué, il voulait s’arrêter, le père Boivin, suppliant, le tirait par le bras.
– Encore un arrosoir, un seul, et c’est fini.
Pour le remercier, il lui fit don d’une rose ; mais d’une rose tellement épanouie qu’au contact de la redingote de Patissot elle s’effeuilla complètement, laissant à sa boutonnière une sorte de poire verdâtre qui l’étonna beaucoup. Il n’osa rien dire, par discrétion. Boivin fit semblant de ne pas voir.
Mais la voix éloignée de Mme Boivin se fit entendre :
– Viendrez-vous, à la fin ? Quand on vous dit que c’est prêt !
Ils se dirigèrent vers la chaufferette, aussi tremblants que deux coupables.
Si le jardin se trouvait à l’ombre, la maison, par contre, était en plein soleil, et aucune chaleur d’étuve n’égalait celle de ses appartements.
Trois assiettes, flanquées de couverts en étain mal lavés, se collaient sur la graisse ancienne d’une table de sapin, au milieu de laquelle un vase en terre contenait des filaments de vieux bouilli réchauffés dans un liquide quelconque, où nageaient des pommes de terre tachetées. On s’assit. On mangea.
Une grande carafe pleine d’eau légèrement teintée de rouge tirait l’œil de Patissot. Boivin, un peu confus, dit à sa femme :
– Dis donc, ma chérie, pour l’occasion, ne vas-tu pas nous donner un peu de vin pur ?
Elle le dévisagea furieusement :
– Pour que vous vous grisiez tous les deux, n’est-ce pas, et que vous restiez à crier chez moi toute la journée ? Merci de l’occasion !
Il se tut. Après le ragoût, elle apporta un autre plat de pommes de terre accommodées avec un peu de lard tout à fait rance ; quand ce nouveau mets fut achevé, toujours en silence, elle déclara :
– C’est tout. Filez maintenant.
Boivin la contemplait, stupéfait.
– Mais le pigeon ? le pigeon que tu plumais ce matin ?
Elle mit ses mains sur ses hanches.
– Vous n’en avez pas assez peut-être ? Parce que tu amènes des gens, ce n’est pas une raison pour dévorer tout ce qu’il y a dans la maison. Qu’est-ce que je mangerai, moi, ce soir, monsieur ?
Les deux hommes se levèrent, sortirent devant la porte, et le petit père Boivin, dit Boileau, coula dans l’oreille de Patissot :
– Attendez-moi une minute et nous filons !
Puis il passa dans la pièce à côté pour compléter sa toilette ; alors Patissot entendit ce dialogue :
– Donne-moi vingt sous, ma chérie.
– Qu’est-ce que tu veux faire avec vingt sous ?
– Mais on ne sait pas ce qui peut arriver ; il est toujours bon d’avoir de l’argent.
Elle hurla, pour être entendue du dehors :
– Non, monsieur, je ne te les donnerai pas ; puisque cet homme a déjeuné chez toi, c’est bien le moins qu’il paye tes dépenses de la journée.
Le père Boivin revint prendre Patissot ; mais celui-ci, voulant être poli, s’inclina devant la maîtresse du logis, et balbutia :
– Madame… remerciements… gracieux accueil…
Elle répondit :
– C’est bon, mais n’allez pas me le ramener soûl, parce que vous auriez affaire à moi, vous savez !
Et ils partirent.
On gagna le bord de la Seine, en face d’une île plantée de peupliers. Boivin, regardant la rivière avec tendresse, serra le bras de son voisin :
– Hein ! dans huit jours, on y sera, monsieur Patissot.
– Où sera-t-on, monsieur Boivin ?
– Mais… à la pêche : elle ouvre le quinze.
Patissot eut un petit frémissement, comme lorsqu’on rencontre pour la première fois la femme qui ravagera votre âme. Il répondit :
– Ah !… vous êtes pêcheur, monsieur Boivin ?
– Si je suis pêcheur, monsieur ! Mais c’est ma passion, la pêche !
Alors Patissot l’interrogea avec un profond intérêt. Boivin lui nomma tous les poissons qui folâtraient sous cette eau noire… Et Patissot croyait les voir. Boivin énuméra les hameçons, les appâts, les lieux, les temps convenables pour chaque espèce… Et Patissot se sentait devenir plus pêcheur que Boivin lui-même. Ils convinrent que, le dimanche suivant, ils feraient l’ouverture ensemble, pour l’instruction de Patissot, qui se félicitait d’avoir découvert un initiateur aussi expérimenté.
On s’arrêta pour dîner devant une sorte de bouge obscur que fréquentaient les mariniers et toute la crapule des environs. Devant la porte, le père Boivin eut soin de dire :