Quelques Nouvelles terrifiantes - Gaston Leroux - E-Book

Quelques Nouvelles terrifiantes E-Book

Gastón Leroux

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Beschreibung

Un homme est convié au dîner d'un groupe d'anciens naufragés qui ont de curieuses habitudes alimentaires... Une jeune femme découvre avec effroi la profession de son mari... Une auberge sinistre où ont lieu d'horribles crimes... Des parents ruinés simulent leur cambriolage et leur assassinat pour assurer un avenir meilleur à leur fils... Une jeune femme aux nombreux prétendants - 12 - est tenue pour responsable de la mort de plusieurs d'entre eux... Un mari trompé, un collier de velours qui empêche une tête coupée de tomber... (Voir également sur le même thème et avec le même titre, la nouvelle de Dumas publiée sur ce site.) Vous ne vous ennuierez pas avec ces terrifiantes histoires...

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Quelques Nouvelles terrifiantes

Gaston Leroux

 Copyright © 2018 by OPU

Chapitre1 LE DÎNER DES BUSTES

Le Chinois, le Malgache et le Soudanais, explique Dorée, confidentielle, je ne sais pas leurs vrais noms, ni leurs âges, ni rien et personne ne le sait à Toulon. C’est prodigieux de les voir ici… En voilà qui sont du Mourillon, du vrai Mourillon… Ce sont des capitaines de la coloniale. Sur quatre années, ils en passent trois dans leur pays de là-bas, en Chine, à Madagascar, au Soudan, et, la quatrième, ils refont leur foie au bord de la mer, en se chauffant au soleil, dans le jardinet d’une villa… On dit des choses d’eux : « Ils vivent ici, pareils que chez les sauvages… Ils mangent à la sauvage… enfin, tout !… »

Claude FARRÈRE

Les Petites Alliées

Le capitaine Michel n’avait plus qu’un bras, qui lui servait à fumer sa pipe. C’était un vieux loup de mer dont j’avais fait la connaissance en même temps que celle de quatre autres loups de mer, un soir, à l’apéritif, sur la terrasse d’un café de la vieille Darse, à Toulon. Et nous avions ainsi pris l’habitude de nous réunir autour des soucoupes, à deux pas de l’eau clapotante et des petites barques dansantes, à l’heure où le soleil descend du côté de Tamaris.

Les quatre vieux loups de mer s’appelaient Zinzin, Dorat (le capitaine Dorat), Bagatelle et Chanlieu (ce bougre de Chanlieu).

Ils avaient naturellement navigué sur toutes les mers, avaient connu mille aventures et, maintenant qu’ils étaient à la retraite, passaient leur temps à se raconter des histoires épouvantables !

Seul, le capitaine Michel ne racontait jamais rien. Et comme il ne paraissait nullement étonné de ce qu’il entendait, cette attitude finit par exaspérer les autres, qui lui dirent :

– Ah ! çà ! capitaine Michel, il ne vous est donc jamais arrivé d’histoires épouvantables ?

– Si, répondit le capitaine, en ôtant sa pipe de la bouche. Si, il m’en est arrivé une… une seule !

– Eh bien ! racontez-la.

– Non !

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle est trop épouvantable. Vous ne pourriez pas l’entendre. J’ai essayé plusieurs fois de la raconter, mais tout le monde s’en allait avant la fin.

Les quatre autres vieux loups de mer s’esclaffèrent à qui mieux mieux et déclarèrent que le capitaine Michel cherchait un prétexte pour ne rien leur raconter parce qu’au fond il ne lui était rien arrivé du tout.

L’autre les regarda un instant, puis, se décidant tout à coup, posa sa pipe sur la table. Ce geste rare était déjà, par lui-même, effrayant.

– Messieurs, commença-t-il, je vais vous raconter comment j’ai perdu mon bras.

« À cette époque – il y a de cela une vingtaine d’années – je possédais au Mourillon une petite villa qui m’était venue par héritage, car ma famille a habité longtemps ce pays et moi-même y suis né. Je me plaisais à prendre quelque repos, entre deux voyages au long cours, dans cette bicoque. J’aimais, du reste, ce quartier où je vivais en paix dans le voisinage peu encombrant de gens de mer et de coloniaux qu’on apercevait rarement, occupés qu’ils étaient le plus souvent à fumer bien tranquillement l’opium avec leurs petites amies, ou bien encore à d’autres besognes qui ne me regardaient pas… Mais, n’est-ce pas, chacun a ses habitudes et, pourvu qu’on ne dérange point les miennes, c’est tout ce que je demande, moi…

« Justement, une nuit on dérangea l’habitude que j’avais de dormir. Un tumulte singulier de la nature duquel il m’était impossible de me rendre compte me réveilla en sursaut. Ma fenêtre, comme toujours, était restée ouverte ; j’écoutais, tout hébété, une espèce de prodigieux bruit qui tenait le milieu entre le roulement de tonnerre et le roulement du tambour, mais de quel tambour ! On eût dit que deux cents enragées baguettes frappaient non point la peau d’âne mais un tambour de bois…

« Et cela venait de la villa d’en face qui était inhabitée depuis cinq ans, et sur laquelle, la veille encore, j’avais remarqué l’écriteau : “À vendre” !

« De la fenêtre de ma chambre placée au premier étage, mon regard, passant par-dessus le mur du jardinet qui entourait cette villa, en découvrait toutes les portes et fenêtres, même celles du rez-de-chaussée. Elles étaient encore closes comme je les avais vues dans la journée. Seulement, par les interstices des volets du rez-de-chaussée, j’apercevais de la lumière. Qui donc, quels gens s’étaient introduits dans cette demeure isolée à l’extrémité du Mourillon, quelle société avait pénétré dans cette propriété abandonnée et pour y mener quel sabbat ?

« Le singulier bruit de tonnerre de tambour de bois ne cessait pas. Il dura bien une heure encore et puis, comme l’aurore allait venir, la porte de la villa s’ouvrit et, debout, sur le seuil, apparut la plus gracieuse créature que j’aie jamais rencontrée de ma vie. Elle était en toilette de soirée et, avec une grâce parfaite, tenait une lampe dont l’éclat faisait rayonner des épaules de déesse. Elle avait un bon et tranquille sourire pendant qu’elle disait ces mots, que j’entendis parfaitement, dans la nuit sonore : “Au revoir, cher ami, à l’année prochaine !…”

« Mais à qui disait-elle cela ? Il me fut impossible de le savoir, car je ne vis personne auprès d’elle. Elle resta sur le seuil avec sa lampe, quelques instants encore, jusqu’au moment où la porte du jardin s’ouvrit toute seule et se referma toute seule. Puis la porte de la villa fut fermée à son tour et je ne vis plus rien.

« Je crus que je devenais fou ou que je rêvais, car je me rendais parfaitement compte qu’il était impossible que quelqu’un traversât le jardin sans que je pusse l’apercevoir ! J’étais encore là, planté devant ma fenêtre, incapable d’un mouvement ou d’une pensée, quand la porte de la villa s’ouvrit une seconde fois et la même radieuse créature apparut, toujours avec sa lampe, et toujours seule. “Chut ! dit-elle, taisez-vous tous !… Il ne faut pas réveiller le voisin d’en face… Je vais vous accompagner.”

« Et, silencieuse et solitaire, elle traversa le jardin, s’arrêta à la porte sur laquelle donnait la pleine lumière de la lampe et si bien, que je vis distinctement le bouton de cette porte tourner de lui-même sans qu’aucune main se fût posée dessus. Enfin, la porte s’ouvrit une fois encore toute seule devant cette femme qui n’en marqua, du reste, aucun étonnement. Ai-je besoin d’expliquer que j’étais placé de telle sorte que je voyais à la fois devant et derrière cette porte ! C’est-à-dire que je l’apercevais de biais.

« La magnifique apparition eut un charmant signe de tête à l’adresse du vide de la nuit qu’illuminait la clarté éblouissante de la lampe ; puis elle sourit et dit encore : “Allons ! au revoir ! À l’année prochaine… Mon mari est bien content. Pas un de vous ne manquait à l’appel… Adieu, messieurs !”

« Aussitôt, j’entendis plusieurs voix qui répondaient : “Adieu, madame !… Adieu, chère madame !… À l’année prochaine…”

« Et comme la mystérieuse hôtesse se disposait à fermer la porte elle-même, j’entendis encore : “Je vous prie, ne vous dérangez pas !”

« Et la porte se referma encore toute seule. L’air s’emplit un instant d’un bruit singulier ; on eût dit le pépiement d’une volée d’oiseaux… cui !… cui !… cui !… et ce fut comme si cette jolie femme venait d’ouvrir leur cage à toute une nichée de moineaux francs.

« Tranquillement, elle revenait chez elle. Les lumières du rez-de-chaussée s’étaient alors éteintes, mais j’apercevais maintenant une lueur aux fenêtres du premier étage. En arrivant à la villa, la dame dit : “Tu es déjà monté, Gérard ?”

« Je n’entendis point la réponse, mais la porte de la villa fut à nouveau refermée… Et, quelques instants plus tard, la lueur elle-même du premier étage s’éteignait. J’étais encore là, à huit heures du matin, à ma fenêtre, regardant stupidement ce jardin, cette villa qui m’avaient fait voir des choses si étranges dans les ténèbres et qui, maintenant, dans le jour éblouissant, se présentaient à moi sous leur aspect accoutumé. Le jardin était désert et la villa paraissait tout aussi abandonnée que la veille. Si bien que lorsque je fis part à ma vieille femme de ménage, qui arrivait sur ces entrefaites, des bizarres événements auxquels j’avais assisté, elle se frappa le front de son index malpropre et déclara que j’avais fumé une pipe de trop. Or, jamais je ne fume d’opium, et cette réponse fut la raison définitive pour laquelle je jetai à la porte cette vieille souillon dont je voulais me débarrasser depuis longtemps et qui venait salir mon ménage deux heures par jour. Du reste, je n’avais plus besoin de personne puisque j’allais reprendre la mer dès le lendemain.

« Je n’avais que le temps de faire mon paquet, mes courses, dire adieu à mes amis et prendre le train pour Le Havre où un nouvel engagement avec la Transatlantique allait me tenir absent de Toulon onze ou douze mois durant.

« Quand je revins au Mourillon, je n’avais parlé de mon aventure à personne, mais je n’avais pas cessé, un instant, d’y penser. La vision de la dame à la lampe m’avait poursuivi partout et les dernières paroles qu’elle avait adressées à ses amis invisibles n’avaient cessé de résonner à mes oreilles.

« – Allons ! Au revoir ! À l’année prochaine !

« Et je ne songeais qu’à ce rendez-vous-là. J’avais résolu, moi aussi, de m’y trouver et de découvrir coûte que coûte la clef d’un mystère qui devait intriguer, jusqu’à la folie, une honnête cervelle comme la mienne, laquelle ne croyait ni aux revenants, ni aux histoires des vaisseaux fantômes.

« Hélas ! Je devais bientôt découvrir que le ciel ni l’enfer n’étaient pour rien dans cette histoire épouvantable.

« Il était six heures du soir quand je pénétrai dans ma villa du Mourillon. C’était l’avant-veille de l’anniversaire de la fameuse nuit.

« La première chose que je fis, en entrant chez moi, fut de courir à ma fenêtre du premier étage et de l’ouvrir. J’aperçus aussitôt (car nous étions en été et il faisait grand jour) une femme d’une grande beauté qui se promenait tranquillement dans le jardin de la villa d’en face, en cueillant des fleurs. Au bruit que je fis, elle leva les yeux. C’était la dame à la lampe ! Je la reconnaissais ; elle était aussi belle le jour que la nuit. Elle avait la peau aussi blanche que les dents d’un nègre du Congo, des yeux plus bleus que la rade de Tamaris et une chevelure blonde, douce comme la plus fine étoupe ! Pourquoi ne l’avouerais-je pas ? En apercevant cette femme à laquelle je n’avais fait que rêver depuis un an, j’eus le cœur comme chaviré. Ah ! Ce n’était pas une illusion de mon imagination malade ! Elle était bien là, devant moi, en chair et en os ! Derrière elle, toutes les fenêtres de la petite villa étaient ouvertes, fleuries par ses soins. Il n’y avait dans tout cela rien de fantastique.

« Elle m’avait donc aperçu et elle en marqua aussitôt du désagrément. Elle avait continué de faire quelques pas dans l’allée du milieu de son jardinet, et puis, haussant les épaules, comme si elle était désappointée, elle dit : “Rentrons, Gérard !… La fraîcheur du soir commence à faire sentir…”

« Je regardai partout dans le jardin. Personne ! À qui parlait-elle ? À personne !… Alors, elle était folle ? Elle ne le paraissait guère. Je la vis s’acheminer vers sa maison. Elle en franchit le seuil, la porte se referma et toutes les fenêtres furent fermées, par elle, aussitôt. Je ne vis ou n’entendis rien de particulier cette nuit-là. Le lendemain matin à dix heures, j’aperçus ma voisine qui, en toilette de ville, traversait son jardin. Elle ferma la porte à clef et elle prit aussitôt le chemin de Toulon. Je descendis à mon tour. Au premier fournisseur que je rencontrai, je lui montrai cette silhouette élégante et lui demandai s’il connaissait le nom de cette femme. Il me répondit : “Mais parfaitement, c’est votre voisine ; elle habite avec son mari la villa Makoko. Ils sont venus s’y installer il y a un an, au moment de votre départ. Ce sont des ours ; ils n’adressent jamais la parole à personne en dehors du nécessaire ; mais vous savez, au Mourillon, chacun vit à sa guise et l’on ne s’étonne de rien. Ainsi le capitaine…

« – Quel capitaine ?

« – Le capitaine Gérard, oui, paraît que le mari est un ancien capitaine d’infanterie de marine, eh bien ! on ne le voit jamais… Quelquefois, quand on a des provisions à déposer chez eux et que la dame n’est pas là, on l’entend qui vous crie derrière la porte de les laisser sur le seuil, et il attend que vous soyez loin pour les prendre.”

« Vous pensez bien que j’étais de plus en plus intrigué. Je descendis à Toulon pour interroger l’architecte gérant qui avait loué la villa à ces gens-là. Lui non plus n’avait jamais vu le mari, mais il m’apprit qu’il s’appelait Gérard Beauvisage. À ce nom, je poussai un cri. Gérard Beauvisage ! Mais je le connaissais ! J’avais un vieil ami de ce nom-là que je n’avais pas revu depuis plus de vingt-cinq ans et qui, officier de l’infanterie coloniale, avait quitté Toulon à cette époque, pour le Tonkin ! Comment douter que ce fût lui ? En tout cas, j’avais toutes les raisons naturelles possibles pour aller frapper à sa porte et, pas plus tard que ce soir même, qui était le fameux soir anniversaire où il attendait ses amis, j’étais décidé à aller lui serrer la main.

« En rentrant au Mourillon j’aperçus devant moi, dans le chemin creux qui conduisait à la villa Makoko, la silhouette de ma voisine. Je n’hésitai pas, je hâtai le pas et la saluai : “Madame, lui dis-je, ai-je l’honneur de parler à Madame la capitaine Gérard Beauvisage ?” Elle rougit et voulut passer son chemin sans répondre.

« – Madame, insistai-je, je suis votre voisin, le capitaine Michel Alban…

« – Ah ! fit-elle aussitôt, excusez-moi, monsieur… Le capitaine Michel Alban… Mon mari m’a beaucoup parlé de vous.

« Elle paraissait horriblement gênée et, dans ce désarroi, elle était plus belle encore, si possible. Je continuai, malgré le désir certain qu’elle avait de s’évader : “Madame, comment se fait-il que le capitaine Beauvisage soit revenu en France, à Toulon, sans le faire savoir à plus vieil ami ? Madame, je vous serais particulièrement obligé de faire savoir à Gérard que j’irai l’embrasser, pas plus tard que ce soir.”

« Et, voyant qu’elle hâtait le pas, je la saluai. Mais, à mes derniers mots, elle se retourna dans une agitation de plus en plus inexplicable. “Impossible ! fit-elle, impossible, ce soir… Je… vous promets de parler de notre rencontre à Gérard… c’est tout ce que je peux faire… Gérard ne veut plus voir personne… personne… il s’isole… nous vivons isolés… Nous avions loué cette villa parce qu’on nous avait dit que la villa d’à côté n’était habitée qu’une ou deux fois l’an, pendant quelques jours, par quelqu’un qu’on ne voyait jamais…” Et elle ajouta, sur un ton tout à coup très triste : “Il faut excuser Gérard, monsieur… nous ne voyons personne… personne… Adieu, monsieur.

« – Madame, fis-je, très énervé, le capitaine Gérard et Madame Gérard reçoivent quelquefois des amis… Ainsi, ce soir, ils attendent ceux à qui ils ont donné rendez-vous l’année dernière…”

« Elle devint écarlate.

« “Ah ! fit-elle, ça c’est exceptionnel !… C’est tout à fait exceptionnel !… Ce sont des amis exceptionnels !…” Là-dessus, elle s’enfuit, mais elle s’arrêta aussitôt dans sa fuite, et se retourna vers moi : “Surtout ! supplia-t-elle… Surtout ne venez pas ce soir !” Et elle disparut derrière le mur.

« Je rentrai chez moi et me mis à surveiller mes voisins. Ils ne se montrèrent point, et, bien avant la nuit, j’apercevais les volets fermés et, dans leurs interstices, des lumières, des lueurs, comme j’en avais vues lors de la très singulière nuit, un an auparavant. Seulement je n’entendais pas encore le prodigieux bruit de tonnerre de tambour de bois. À sept heures, me rappelant la toilette de soirée de la dame à la lampe, je m’habillai. Les dernières paroles de Mme Gérard n’avaient fait que m’ancrer dans ma résolution. Beauvisage recevait ce soir des amis ; il n’oserait pas me mettre à la porte. Ayant passé mon habit, j’eus un instant l’idée, avant de descendre, d’emporter avec moi mon revolver, et puis, finalement, le laissai à sa place, me trouvant stupide.

« Stupide, j’étais, de ne l’avoir point pris.

« Sur le seuil de la villa Makoko, je tournai, à tout hasard, le bouton de la porte, ce bouton que j’avais vu, l’an dernier, tourner tout seul. Et, à mon grand étonnement, devant moi, la porte céda. On attendait donc quelqu’un. Arrivé à la porte de la villa, je frappai. “Entrez !” cria une voix. Je reconnus la voix de Gérard. Joyeusement, j’entrai dans la maison. Ce fut d’abord le vestibule ; et puis, comme la porte d’un petit salon se trouvait ouverte, et que ce salon était éclairé, j’y pénétrai en appelant : “Gérard ! C’est moi !… C’est moi, Michel Alban, ton vieux camarade !…

« – Ah ! Ah ! Ah !… Tu t’es donc décidé à venir ! Mon vieux, mon bon Michel !… Je le disais justement tantôt à ma femme… Celui-là, ça me fera plaisir de le revoir !… Mais c’est le seul avec nos amis exceptionnels !… Sais-tu que tu n’as pas beaucoup changé, mon vieux Michel !… »

« Il me serait impossible de vous dire ma stupéfaction. J’entendais Gérard, mais je ne le voyais pas ! Sa voix résonnait à mes côtés, et il n’y avait personne près de moi, personne dans le salon !… La voix reprit : “Assieds-toi ! Ma femme va venir, car elle va se rappeler qu’elle m’a oublié sur la cheminée…”

« Je levai la tête… Et alors je découvris, tout en haut… tout en haut d’une haute cheminée, un buste. C’était ce buste qui parlait. Il ressemblait à Gérard. C’était le buste de Gérard. Il était placé là comme on a accoutumé de placer des bustes sur des cheminées… C’était un buste comme en font les sculpteurs, c’est-à-dire sans bras.

« Le buste me dit : “Je ne peux pas te serrer dans mes bras, mon vieux Michel, car, comme tu le vois, je n’en ai plus, mais tu peux me prendre, en te haussant un peu, dans les tiens, et me descendre sur la table. Ma femme m’avait posé là, dans un mouvement d’humeur, parce que, disait-elle, je la gênais pour nettoyer le salon… Elle est rigolote, ma femme !”

« Et le buste éclata de rire. Je crus encore être victime de quelque illusion d’optique, comme il arrive dans les foires où l’on voit ainsi, grâce à un jeu de glaces, des bustes bien vivants qui ne sont attachés à rien ; mais je dus, après avoir déposé mon ami sur la table, comme il me le demandait, constater que cette tête et ce tronc sans jambes et sans bras étaient bien tout ce qui restait de l’admirable officier que j’avais connu autrefois. Le tronc reposait directement sur un petit chariot en usage chez les culs-de-jatte, mais mon ami n’avait même plus le commencement de jambes qu’on voit encore aux culs-de-jatte. Quand je vous dis que mon ami n’était plus qu’un buste !…

« Ses bras avaient été remplacés par des crochets et je ne pourrais vous dire comment il s’y prenait pour, tantôt appuyé sur un crochet, tantôt sur l’autre, bondir, sauter, rouler, accomplir cent mouvements rapides qui le projetaient de la table sur une chaise, d’une chaise sur le parquet, et puis tout à coup le faisaient réapparaître sur la table, où il me tenait les propos les plus gais.

« Quant à moi, j’étais consterné, je ne prononçais pas une parole, je regardais cet avorton faire ses pirouettes et me dire avec son ricanement inquiétant :

« – J’ai bien changé, hein !… Avoue que tu ne me reconnais plus, mon vieux Michel !… Tu as bien fait de venir ce soir… Nous allons nous amuser. Nous recevons nos amis exceptionnels… Parce que, tu sais, en dehors d’eux… je ne veux plus voir personne, histoire d’amour-propre… Nous n’avons même pas de domestique… Attends-moi ici, je vais passer un smoking…

« Il s’en alla, et aussitôt la dame à la lampe apparut. Elle avait la même toilette de gala que l’année précédente. Dès qu’elle me vit, elle se troubla singulièrement et me dit d’une voix sourde : “Ah ! vous êtes venu !… Vous avez eu tort, capitaine Michel… J’avais fait votre commission à mon mari… mais je vous avais défendu de venir ce soir… Si je vous disais que, lorsqu’il a su que vous étiez là, il m’avait chargée de vous inviter pour ce soir… Je n’en ai rien fait… C’est que, dit-elle, très gênée, j’avais mes raisons pour cela… Nous avons des amis exceptionnels qui sont quelquefois gênants. Oui, ils aiment le bruit, le tapage… Vous avez dû entendre l’an dernier…, ajouta-t-elle en glissant vers moi un regard sournois… Eh bien ! Promettez-moi de partir de bonne heure…

« – Je vous le promets, madame, fis-je cependant qu’une inquiétude étrange commençait à s’emparer de moi devant ces propos dont je ne parvenais pas à saisir tout le sens… Je vous promets cela, mais pourriez-vous me dire comment il se fait que je retrouve aujourd’hui mon ami… dans un état pareil ! Quel affreux accident lui est-il donc arrivé ?

« – Aucun, monsieur, aucun…

« – Comment, aucun ?… Vous ignorez l’accident qui lui a enlevé bras et jambes ? Cette catastrophe a dû cependant survenir depuis votre mariage.

« – Non, monsieur, non… J’ai épousé le capitaine comme ça !… Mais excusez-moi, monsieur, nos invités vont arriver, et il faut que j’aide mon mari à passer son smoking…”

« Elle me laissa seul, affalé, devant cette unique abrutissante pensée : Elle avait épousé le capitaine comme ça ; et presque aussitôt j’entendis du bruit dans le vestibule, ce curieux bruit de cui… cui… cui… que je n’étais pas parvenu à m’expliquer l’année précédente, et qui avait accompagné la dame à la lampe jusqu’à la porte du jardin… Ce bruit fut suivi de l’apparition sur leurs petits chariots de quatre culs-de-jatte sans jambes et sans bras qui me regardèrent avec ébahissement. Ils étaient tous en tenue de soirée, très corrects avec des plastrons éblouissants. L’un avait un pince-nez en or ; l’autre, un vieillard, une paire de bésicles, le troisième un monocle, et le quatrième se contentait de ses yeux fiers et intelligents pour me considérer avec ennui. Tous quatre cependant me saluèrent de leurs petits crochets et me demandèrent des nouvelles du capitaine Gérard. Je leur répondis que M. Gérard était en train de passer son smoking et que Mme Gérard se portait toujours bien. Quand j’eus pris ainsi la liberté de leur parler de Mme Gérard, je surpris des regards qui se croisaient et qui me parurent un peu goguenards.

« – Hum ! hum ! fit même le cul-de-jatte à monocle, vous êtes sans doute, monsieur, un grand ami de notre brave capitaine ?…

« Et les autres se prirent à sourire d’un air fort déplaisant. Et puis ils parlèrent tous quatre à la fois : “Pardon, disaient-ils, pardon !… Oh ! notre étonnement est tout naturel, monsieur, de vous trouver chez ce brave capitaine, qui avait juré, le jour de son mariage, de s’enfermer avec sa femme à la campagne et de ne plus recevoir personne… Non, non, plus personne que ses amis exceptionnels !… Vous comprenez ! Quand on est cul-de-jatte au point que ce brave capitaine a bien voulu être et qu’on se marie avec une aussi belle personne… c’est tout naturel !… Tout naturel !… Mais enfin, s’il a rencontré dans sa vie un homme d’honneur qui ne soit pas cul-de-jatte, tant mieux !… Tant mieux !…” Et ils répétaient : “Tant mieux !… oh ! tant mieux !… et félicitations !…”