Trois petites notes de musique - Léna Devigny - E-Book

Trois petites notes de musique E-Book

Léna Devigny

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Beschreibung


Marquée par l’inceste, Alice est néanmoins parvenue à se reconstruire et à avancer. Lorsqu’elle rencontre l’amour sous les traits de Marcio, l’horizon semble s’éclaircir. Mais le sort s’acharne : Violette, sa bien-aimée grand-mère, commence à perdre la mémoire...
À travers les trajectoires conjuguées d’Alice et d’Adèle, son amie de toujours, ce roman interroge sur l’amour, le couple, les liens familiaux, l’amitié, le deuil, la résilience.
Entre Paris, le Finistère et l’Éthiopie, Alice suit son chemin, en quête de sens, d’épanouissement. Pourra-t-elle enfin baisser sa garde et trouver la paix ?

À PROPOS DE L'AUTEURE

Léna Devigny, de son nom de plume, est musicienne de formation et diplômée en lettres. Professeure de musique depuis une vingtaine d’années, nourrie de littérature, de voyages et de psychanalyse, elle s’est inspirée de son enfance à Montmartre dans les années soixante-dix, de rencontres qui ont jalonné sa vie, enrichi son imaginaire, pour concevoir son premier roman, "Si on chantait ?" qu’elle auto-édite en Février 2020.


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Léna Devigny

Troispetitesnotes demusique

Roman

« Trois petites notes de musique

Ont plié boutique

Au creux du souvenir

C’en est fini de leur tapage

Elles tournent lapage

Et vont s’endormir

Mais un jour sans criergare

Elles vous reviennent en mémoire

Toi, tu voulais oublier

Un p’tit air galvaudé

Dans les rues del’été

Toi, tu n’oublieras jamais

Une rue, unété

Une fille qui fredonnait

(…)

Trois petites notes de musique

Qui vous font lanique

Du fond des souvenirs

Lèvent un cruel rideau descène

Sur mille et une peines

Qui n’veulent pas mourir »

« Trois petites notes de musique » (Henri Colpi/Georges Delerue)

Violette, ma bien-aimée grand-mère, affichait depuis quelque temps une distraction peu coutumière : ses œufs durs, oubliés dans la casserole, avaient achevé leur cuisson pulvérisés, projetés puis collés au plafond de sa cuisine. Quant au robinet de la salle de bains, il était resté ouvert jusqu’à ce que l’eau gagnât l’entrée, ce qui l’avait finalement alertée.

Ma mère m’appela un soir d’hiver. Sa voix trahissait son inquiétude. Violette avait erré, la veille, dans les rues de son quartier, perdue, incapable de retrouver son chemin. L’une de ses voisines l’avait aperçue assise sur un banc, à trois cents mètres de chez elle, transie de froid, grelottante et confuse, répétant à l’envi :

–Mais que m’arrive-t-il, Seigneur ?

La providentielle voisine, en croisant ma mère dans l’escalier, lui avait rapporté l’épisode, ajoutant que Violette, se trompant d’un étage, avait essayé plusieurs jours de suite d’introduire sa clef dans sa serrure. Bref, la situation était préoccupante.

Ma mère prit dès le lendemain rendez-vous avec un neurologue de ses amis, qui accepta de la recevoir en urgence. Accompagnée de sa fille, Violette fut soumise à des examens (scanner, IRM du cerveau) et à des tests de mémoire. Le diagnostic tant redouté s’abattit comme le ciel sur nos têtes : ALZHEIMER. S’ensuivit un silence ouaté. Nos cœurs tambourinaient dans nos tempes. Des images effroyables d’isolement, de dépendance s’imposaient à nous. Les interrogations relatives au désordre de ces dernières semaines s’étaient brutalement cristallisées, tues.

Des séances d’orthophonie furent prescrites à Violette afin de stimuler sa mémoire et retarder l’inéluctable échéance. Sans nous consulter, ma mère et moi y ajoutâmes nos propres séances de jeux et « memory » en tous genres. On allait se battre, lutter ensemble, plus soudées que jamais.

Violette alternait les phases d’espoir, de reconquête, avec les phases d’apitoiement, voire de renoncement. De même que la météo rythme les journées d’aucuns, sa mémoire était son baromètre : un oubli, une négligence, une séance compliquée chez l’orthophoniste, et le doute, l’appréhension s’insinuaient, paralysants.

–Un jour, ma Tototte, me disait-elle, je ne te reconnaîtrai plus ! Toi, ma vie ! Ma reine !

–Regarde-moi dans les yeux, grand-mère ! Ça n’arrivera pas ! Je te le promets. Quitte à m’installer chez toi vingt-quatre heures sur vingt-quatre !

Au contraire, lorsque les anecdotes affluaient à ses lèvres, les dates, les lieux, les personnages fusant, jaillissant du tréfonds de sa mémoire, le contentement l’étourdissait et un sourire rayonnant s’épanouissait sur son visage.

Vint ensuite le temps de l’intime prise de conscience, avant celui du sursaut de paisible lucidité, de la réaction, du rebond, de la stratégie, enfin de l’attaque : puisque les souvenirs étaient voués à s’effacer d’ici quelques mois, au mieux quelques années, il n’y avait plus une minute à perdre : une course contre la montre s’engageait.

Un soir, réunis chez mes parents, Violette nous annonça qu’elle avait décidé de défier la maladie. Pour que ses souvenirs, sa vie même échappent à l’oubli, il lui fallait sans plus tarder les raconter, les transmettre. Transvaser sa mémoire dans un autre contenant. Mue par l’urgence, elle entreprit de relater sans relâche. S’il lui arrivait de se répéter, nous la laissions poursuivre son récit sans l’interrompre, pour ne pas risquer de l’inquiéter davantage.

La perte de sa mémoire s’apparentait pour moi à une forme de mort, car qui sommes-nous si ce n’est la somme de nos pensées, de nos souvenirs, de notre vécu, de ce que nous avons partagé les uns avec les autres ? Oublier revient à tronquer notre chemin de vie, à le priver de son sens, à perdre jusqu’à notre identité. Terrorisée à l’idée que le lien qui nous unissait ne se délite, j’enregistrais au dictaphone les moments qu’elle consacrait au « roman de sa vie », la filmant parfois pour immortaliser son sourire, sa voix, ses intonations, ses mimiques.

Le temps nous était compté : l’ennemi invisible, vorace, grignotait peu à peu ce qui faisait de ma grand-mère cet être unique et merveilleux.

Un jour que nous nous promenions bras dessus, bras dessous sur le boulevard de Clichy, elle tendit l’index en direction d’une vitrine de sex-shop en soupirant :

–Dire que c’est là que j’ai rencontré ton grand-père !

–Dans un sex-shop ? Eh ben voilà autre chose !

–Mais qu’est-ce que tu vas encore imaginer ?!

Je roulai des yeux en rigolant.

–Tu ne cesseras donc jamais de me taquiner ! dit-elle en souriant, habituée à mes petites provocations.

–Je le fais pour ton bien ! Ça te maintient en forme ! Mais dis-moi, quel âge avais-tu quand tu as rencontré ton mari ?

–Dix-neuf ans. À l’époque, je te parle d’avril 1939, avec Armande, ma cousine, qui elle en avait dix-huit, on aimait musarder sur le boulevard après la messe dominicale et le déjeuner. Si tu avais vu l’élégance des passants en ce temps-là ! Beaucoup étaient chapeautés ! Et rares étaient les femmes en pantalon ! Moi je m’en étais cousu un, que je portais à la maison. Papa le tolérait, mais c’était mal vu à l’extérieur, une femme en pantalon !

–Ahbon ?

–Les hommes trouvaient ça indécent ou déplacé. Une forme d’émancipation qu’ils voyaient d’un très mauvais œil… Eh oui il te semble évident aujourd’hui d’enfiler ton jean tous les matins, mais ça a été une sacrée bataille, le port du pantalon ! Tu sais que l’artiste peintre Rosa Bonheur dut demander une « autorisation de travestissement » en préfecture pour avoir le droit de le porter ? Et je te parle de ça, au milieu du XIXème siècle ! En 39, c’était la mode des robes sous le genou, aux épaules carrées. Je m’en étais faite une bleu ciel, de la teinte de mes yeux, qui soulignait ma taille fine.

–Tu devais être si jolie !

–Ah j’étais coquette, ma petite fille ! Ça, nul ne te dira le contraire ! D’autant qu’ils sont à peu près tous morts, maintenant ! se reprit-elle. À la place de cet endroit de diableries, enchaîna-t-elle en désignant à nouveau le sex-shop, il y avait une boutique très fréquentée où on pouvait écouter les 78 tours à la mode. Avec Armande, on rêvait des heures durant au son de nos airs préférés, un casque sur les oreilles…

–Et c’est là que tu as rencontré ton mari ? Raconte ! Et n’omets aucun détail, hein !

–Un jour que je me laissais bercer par « Plaisir d’amour », que chantait Rina Ketty, laquelle ne t’évoque rien mais qui de mon temps était une vedette, un homme d’une vingtaine d’années, éméché, le regard torve, s’approcha de moi et s’empara d’autorité de l’un de mes écouteurs pour l’appliquer sur sa propre oreille.

–Pas gêné, dis donc !

–J’en restai baba, ma petite fille ! Mais ce n’est pas tout ! Non content de m’avoir mise mal à l’aise, il poursuivit l’offensive, arguant qu’il me trouvait ravissante, que mes yeux n’avaient rien à envier à Michèle Morgan et qu’il voulait les voir de plus près. Ni une ni deux il se campa à quelques centimètres seulement de mon visage. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est qu’un homme charmant avait tout vu et vint s’interposer en serrant les poings :

–Et mes yeux à moi, tu veux les voir de plus près ? l’interpella-t-il. Le malotru, comprenant que l’autre ne plaisantait pas, cessa aussitôt de faire le malin, me fit une révérence succincte en manquant de tomber et déguerpit sans demander son reste. Mon sauveur s’enquit ensuite de mon état et se présenta poliment.

–C’était René ?

–Oui, souffla-t-elle, émue comme au premier jour. Il était si avenant, si séduisant avec ses yeux verts bordés de cils bruns ! Et sa voix, si onctueuse, si douce, ses mots comme des caresses…

–Le coup de foudre, en somme ?

–Oui je crois qu’on peut dire ça. Il m’a demandé s’il pouvait faire office de chevalier servant pour Armande et moi, le temps d’une soirée, afin de veiller sur nous. J’ai accepté sans l’ombre d’une hésitation, car je voulais prolonger ce moment de grâce. On a tous trois continué à écouter des disques pendant près d’une heure, puis soudain il m’a galamment invitée à danser une java, la bleue, celle de Fréhel, dont la voix emplissait la boutique.

–Mmm… celle qui ensorcelle… Je la connais, tu as le disque chez toi !

–Je l’ai souvent écouté… fit-elle, songeuse.

–Ce n’était pas incongru de danser ainsi dans une boutique de disques ?

–Non non, d’autres couples dansaient également. Je fis mine d’ignorer les gros yeux que me faisait Armande et le laissai enserrer délicatement ma taille de ses mains. Dans ses bras j’avais le sentiment de vivre un rêve et j’aurais aimé que la chanson jamais ne s’achève.

–Voilà que tu fais des rimes, grand-mère ! C’est l’effet de l’amour !

–Sans doute, dit-elle à mi-voix, les yeux à nouveau dans le vague. En sortant de la boutique, René me fit un petit compliment sur mes cheveux ondulés, mon chapeau qu’il disait trouver « gentil » et proposa de nous offrir à chacune une pomme d’amour sur le boulevard. Armande refusa tout net, craignant qu’il ne nous empoisonne pour abuser de nous, ce qui, ma foi, ne m’aurait pas déplu !

–Grand-mère !

–J’ai été jeune, moi aussi ! Armande se ravisa assez vite en me voyant manger ma pomme de bon appétit sans que rien de fâcheux n’advînt et dit ingénument qu’elle avait l’air drôlement bonne. Je me souviens du regard de connivence que me lança René, qui s’empressa d’aller lui acheter le fruit défendu. Il nous raccompagna chez nous, rue Pierre-Dac, en début de soirée. Avant de s’en retourner, il me demanda l’autorisation de me revoir. Je travaillais à l’époque à l’atelier de confection rue des Abbesses, face à l’église. Nous convînmes de nous retrouver devant, le lendemain, à l’heure de la fermeture, pour faire quelques pas ensemble. Je fis promettre à Armande de tenir sa langue, précaution bien inutile car jamais elle n’aurait trahi notre secret. Voilà, tu connais à présent toute l’histoire ! Tiens, un peu plus loin il y avait le Gaumont-Palace, un cinéma mythique, le plus grand d’Europe en ce temps-là. Quand il a été fermé, en 1972, j’en ai éprouvé beaucoup de chagrin, car c’est dans cette salle que René m’avait embrassée pour la premièrefois.

–Tu te souviens du film qui était projeté ?

–Comme si c’était hier ! « La bête humaine » avec Jean Gabin. Une histoire de meurtre et de passion. Tu vas trouver ça stupide, mais après sa mort, il m’est arrivé de retourner dans ce cinéma, de m’asseoir à la même place que celle que j’avais occupée auprès de lui. Je fermais les yeux, me replongeais dans mes souvenirs… Qu’est-ce que je vais devenir, ma Tototte, si j’oublie jusqu’à son visage ? gémit-elle, épouvantée.

J’aurais aimé pouvoir trouver, dire les mots capables d’enrayer la mécanique du doute, de tempérer la peur, embusquée. Mais en proie moi-même à ces sentiments paralysants, je ne sus la rassurer et fis diversion avec une bien piètre pirouette.

–Allez viens, on va prendre un chocolat viennois, comme tu aimes !

Je l’entraînai dans le joli café voisin.

–Armande et toi étiez très proches, n’est-cepas ?

–Elle était comme une sœur pour moi. Douce, toujours aimable, elle ressemblait à s’y méprendre à Yvonne Printemps au même âge, bien qu’elle fût beaucoup plus frêle, dit-elle d’une voix étranglée. Je te parlerai d’Armande une autre fois. Elle est partie si tôt, si jeune encore…

–Pardonne-moi, grand-mère, je ne voulais pas raviver des souvenirs douloureux !

–Ce n’est rien, mon Poulot.

Et elle tendit le doigt vers une autre vitrine de sex-shop, sur le trottoir d’enface.

–Là-bas se trouvait la boutique d’antiquités de la mère de René. Que des beaux objets ! Tu te rends compte de ce qu’ils ont fait du joli boulevard de ma jeunesse ?

Elle se mit à fredonner le dernier couplet de « La bohème » de Charles Aznavour :

« Quand au hasard des jours je m’en vais faire un tour à mon ancienne adresse

Je ne reconnais plus ni les murs, ni les rues qui ont vu ma jeunesse

En haut d’un escalier je cherche l’atelier dont plus rien ne subsiste

Dans son nouveau décor Montmartre semble triste et les lilas sont morts »

Émue aux larmes, je me détournai pour les dissimuler.

J’avais fait la connaissance d’un homme ô combien séduisant lors d’un stage de chant brésilien dans le Lubéron. Marcio m’avait contactée à mon retour pour me faire part de son attirance, de son intérêt pour moi. S’était ensuivie une délicieuse soirée dans le quartier de la Butte-aux-Cailles, conclue par une nuit enchanteresse qui avait sonné pour moi comme une renaissance. Pour la première fois j’avais éprouvé du plaisir à me donner, sans plus d’anxiété ni de douleur. Marcio devant repartir au matin pour diriger une nouvelle master class, nous avions convenu de nous revoir chez lui, une semaine plustard.

Au fil des jours cependant, malgré les textos passionnés que nous échangions quotidiennement, ma belle confiance toute neuve s’effritait. Redoutant d’avoir manqué de clairvoyance, je commençais à me figurer d’autres femmes partageant ses nuits. Il était si beau, si avenant, que des essaims de femelles bourdonnantes devaient tourner autour de lui ! Aurait-il la force de résister ? Le voudrait-il seulement ?

Obsédée par son image, son odeur, frémissante au souvenir de ses mains, de ses lèvres sur ma peau, violemment, cruellement dégrisée par son absence, je réalisais avec effarement le pouvoir charnel qu’il exerçait sur moi. Je tentais de me rassurer en me remémorant notre complicité, cette communion qui avait suivi nos ébats, notre conversation à demi-mot, notre fringale de « pães de queijo » (petits pains au fromage), l’extase de cette nuit hors du temps. La perspective de la prochaine, avec cet homme ô combien attirant, désireux de satisfaire toutes mes envies, avouables comme inavouables, de connaître à nouveau l’intimité amoureuse avec cet enchanteur, m’enflammait. Je songeais au refrain que me serinait Adèle, mon amie d’enfance, d’une voix puérile, chaque fois que je l’avais en ligne :

–Ouh la menteuse, elle est amoureuse !

À quoi bon le nier, Marcio me manquait et je comptais les heures qui me séparaient encore de sa peau, brûlant d’impatience qu’il pressât à nouveau son corps contre lemien.

Le jour prévu pour nos retrouvailles, je fus survoltée dès mon réveil. Une vraie pile électrique ! Pour ne rien omettre, j’avais pris soin, la veille, de noter sur un post-it collé sur mon frigo, tout ce que je devrais faire avant de me rendre chez lui, depuis l’épilation jusqu’au maquillage, craignant, dans la confusion et l’excitation du lendemain, d’omettre le brossage des dents ou la douche !

Lorsqu’à 16 h j’arrivai chez Adèle – après avoir boosté ma féminité et la confiance en mon potentiel de séduction avec une compilation girly à base de Mariah Carey, Whitney Houston et Madonna –, je me lançai dans un défilé improvisé sur « Mambo number five » (une initiative de DJ Adèle !) devant elle et Raphaël – son fils de quatre ans –, installés côte à côte dans le canapé du salon, parée tour à tour des quatre robes présélectionnées.

Lorsque mes deux observateurs éclairés eurent validé le choix de la robe en organdi rouge à motifs floraux, je passai aux essayages de sous-vêtements, nettement moins à mon aise. Adèle entraîna Raphaël dans sa chambre, lui fournit une feuille cartonnée, des crayons de couleur, échangea le CD de Lou Bega contre « Jolie môme » de Barbara et regagna sa place dans le canapé. Je déambulai devant elle à vive allure, avant de courir me réfugier dans la salle de bains, où j’enfilai un autre ensemble à lahâte.

–Rapplique ici, je n’ai pas eu le temps de voir ! s’écria-t-elle.

Je repassai devant elle en singeant un véritable mannequin, tentant de masquer ma gêne. Perspicace, Adèle se posta devant moi sur un genou en faisant mine de tenir un appareil photo, tandis que Juliette Gréco, lascive, invitait maintenant au déshabillage.

–Allez, ma belle, imaginé qué tou fé l’amourrr à la caméra ! Clic clac ! Clic clac !

–Arrête Adèle, je n’y arrive pas ! J’ai l’impression d’être nue !

–Eurêka ! J’ai trouvé ce qui va te décoincer !

–Tu vas te mettre en culotte, dans un acte ultime de solidarité féminine ?

–T’es mignonne, on t’aime au village !

Me demandant ce qu’elle allait encore inventer, je la vis éteindre sa chaîne hi-fi et allumer son vieux tourne-disque. Farfouillant dans une grande caisse bleue, elle en extirpa une pochette de 45 tours, qu’elle dissimula aussitôt en riant sous cape.

–Oh toi, tu mijotes un sale coup !

À ces mots retentit la voix de Rika Zaraï qui entonnait gaillardement « Sans chemise, sans pantalon ».

–Mais où as-tu déniché ce collector ?

–Tu sais je ne viens pas d’une famille d’indiens guaranis du fin fond de l’Amazonie ! Nous aussi on a eu accès aux disques vinyles, Alice !

–Tu ne peux pas imaginer à quel point j’ai pu fatiguer ma mère et ma grand-mère avec ce titre quand j’étais gamine ! Je l’adorais !

–Eh ben, ils en racontent des trucs, vos 45 tours ! Entre toi qui chantais l’exhibition et ta mère qui écoutait les halètements d’une nymphomane !

–Quelle nymphomane ?

–Erotica, biensûr !

–Ah oui, c’est vrai !

–Mais quelle famille !

–Tu oublies Violette qui m’a fait découvrir Mistinguett et son fameux « Il m’a vue nue, toute nue… » qui a longtemps fait partie de mon répertoire !

–Eh bien ce soir, tu vas pouvoir te faire plaisir et lui pousser la chansonnette, au brésilien ! « Tu m’as vue nue, toute nue, vraiment nue, archi nue, plus que nue ! » fit-elle en roulant des yeux de crapaud mort d’amour.

–Tu n’en rates décidément pas une, toi !

Le défilé prit fin sur le titre qui avait le don de nous mettre en transe : « Wannabe » des Spice girls, que nous chantâmes à tue-tête en nous trémoussant, tenant chacune par la main un Raph, qui, alerté par nos cris, nous avait ralliées et dansait, sautait avec nous, ivre de joie. Dans l’euphorie du moment, j’avais oublié que j’étais encore vêtue comme le préconisait Rika Zaraï ! Après m’être démenée sur plusieurs morceaux, écarlate, le front, les pommettes luisant de sueur, j’allai me rafraîchir au lavabo et enfilai la robe plébiscitée par mes deux jurés. Ma pudeur recouvrée, je savourai le crumble aux pommes et la citronnade maison qu’Adèle avait faits pour le goûter. Il me restait à peine une heure pour finaliser les préparatifs de ma rencontre au sommet ! D’abord, brossage des dents, pour être sûre de ne pas oublier ! On n’est jamais à l’abri d’une miette de gâteau venue fanfaronner entre les incisives ! Ensuite, un peu d’eau sur mes cheveux, entortillement des mèches autour de mes doigts, tête en bas, pour optimiser mes boucles.

–Tu te débrouilles comme tu veux, mais tu as trente minutes maximum pour me transformer en un mix de Sharon Stone et de Julia Roberts !

–Rien que ça ! Madame est exigeante !

–Ce soir, je compte sur toi pour me rendre belle, sexy, irrésistible !

–Opération séduction, je relève le défi !

Ayant donné carte blanche à Adèle, je gardai les yeux clos afin de ne pas la distraire. Je l’entendais reculer de trois pas, avancer de deux, en faire un de côté. Elle me demanda d’ouvrir les yeux à deux reprises. Je guettai dans son expression un indice de sa réussite ou de son échec à respecter le cahier des charges. Très concentrée, elle mordillait sa lèvre inférieure et fixait des zones de mon visage en plissant les yeux.

–J’ai fini !

–Je suis comment ?

–Splendide ! Il faut reconnaître que j’ai du talent, même si le modèle offrait une excellente base !

–Tu es trop gentille !

Je me ruai devant le miroir de la salle de bains.

–Waouh !

–Ça te plaît ?

–Beaucoup ! Merci Adèle !

Bien que les effusions ne soient guère sa tasse de thé, je l’étreignis pour lui témoigner ma reconnaissance. Mal à l’aise, elle se dégagea vivement et me glissa furtivement un préservatif dans lamain.

–Fais-en bon usage !

–Il est réutilisable ?

–Ben non, pourquoi ?

–Parce que j’ai l’intention de forniquer jusqu’à plus soif, n’en déplaise à sœur Adèle de la Sainte-Nitouche !

–Pfft ! Seigneur ! fit-elle en levant les yeux au ciel. File avant que je ne te flagelle en guise de pénitence, mécréante !

–Arrête, tu m’excites !

Ces échanges pour le moins fleuris avaient cours entre nous lorsque nous étions seules. En réponse aux réprimandes subies durant l’enfance, dont l’inoubliable : « Oh ! Des gros mots dans la bouche d’une si jolie petite fille, c’est affreux ! », nous n’aimions rien tant que de nous affranchir de notre bonne éducation et de quelques règles de bienséance bourgeoise – édictées majoritairement à l’attention des femmes – en usant d’une trivialité libératrice.

Après avoir oscillé entre appréhension et impatience croissante dans le métro, je sonnai pile à l’heure chez Marcio. Il ouvrit la porte et sans que le moindre mot ne fût prononcé, nos bouches se rencontrèrent, se reconnurent. Il alla baisser le gaz sous le plat dont l’odeur alléchante commençait à se répandre dans tout l’appartement et me conduisit à sa chambre en me tenant par la main. Le dîner attendrait.

Dans la lumière encore mordante de ce début de soirée, après avoir étanché notre besoin éperdu de nous toucher, de nous étreindre, chacun se dévêtit hâtivement, aimanté au regard captivant de l’autre. Marcio s’appliqua ensuite à poser sa bouche sur chaque centimètre de ma peau, comme si l’éternité s’étalait devant nous. Étendue sur le lit, me repaissant de la douce brûlure de ses lèvres qui peu à peu m’étourdissait, je n’étais plus qu’abandon, émotion, vibration, frisson. Aucune pensée ne me traversait plus. En proie à l’éruption du désir, mes ondulations, mes invites se firent plus explicites. Je n’aspirais qu’à m’enrouler autour de lui, me blottir contre son corps souple et musclé, me dissoudre dans sa salive, m’immerger dans sa sueur. J’avais la sensation que chacun marquait le territoire de l’autre de son empreinte indélébile.

Sa peau dorée, son dos puissant, le galbe de ses fesses, sa voix grave et suave, son accent éveillaient des images de paysages lointains et exotiques, des odeurs d’épices et d’humus, la mélodie douce et mélancolique d’une guitare, le clapotis des vagues sous la lune argentée.

Il était près de minuit lorsque la faim nous incita à nous lever. Tandis que je prenais ma douche, il s’affairait aux fourneaux. Vêtue de la nuisette noire affriolante que j’avais apportée, je le rejoignis. Il m’enlaça tendrement.

–Tu as faim ?

–Oh oui, ça sent si bon !

–Je t’ai fait un plat de Salvador : la moqueca ! Il s’agit d’un ragoût de poisson avec des crevettes.

–Mmm !

Je l’embrassai affectueusement sur la joue, touchée qu’il ait passé du temps à cuisiner pour me faire plaisir, qu’il ait eu envie de partager un peu de son Brésil natal avec moi. Lorsque nous fûmes attablés dans le salon, mangeant avec appétit sa moqueca aux mille saveurs, je ressentis un bien-être, une paix indicibles.

–Alice, je voudrais partager tes nuits et tes jours. Alors je comprendrai que ma proposition te paraisse irrationnelle, voire complètement dingue, mais j’aimerais que tu viennes t’installer ici, avec moi. Je sais que nous ne nous connaissons que depuis une dizaine de jours…

Pour toute réponse je me mis à arpenter le vaste salon en dansant et chantant « Sunny » de Boney M. À la fin de chaque couplet, sur « Sunny one so true I love you », je marquais un arrêt et lui envoyais un baiser en soufflant dans sa direction sur ma paume ouverte. Il souriait, conquis. Cette merveilleuse nuit s’acheva dans les bras l’un de l’autre, rassasiés, heureux.

Je quittai à regret mon beau carioca le lendemain midi. Il me semblait éprouver, avec toute la démesure qui caractérise une femme très éprise, le même manque, par anticipation, le même vide au fond du cœur que si nous avions été en passe de nous séparer pour deux ans, à l’instar de la malheureuse Geneviève des « Parapluies de Cherbourg » que je visualisais sur son quai de gare, agitant pathétiquement son mouchoir vers Guy, son amoureux appelé en Algérie. De quoi tirer les larmes à n’importe quelle âme un tant soit peu sensible, si ce n’est que mon histoire à moi n’avait en réalité rien de désespérant ou d’affligeant. Pour preuve, l’échange de textos qui suivit mon départ :

–Belle Alice, tu reviens quand ?

–Je ne voudrais surtout pas m’imposer, mais il me reste dix jours de vacances… alors si… enfin si tu n’as rien de prévu, je pourrais les passer auprès detoi…

–Legal ! (Super !)

–Alors après-demain, mardi soir ?

Mon portable retentit :

–Pourquoi pas demain ?

–Je dois dîner avec ma grand-mère.

–Propose-lui de se joindre à nous !

–Mais elle n’est même pas au courant pour nous deux !

–Elle aime le poisson ?

–Oui, beaucoup, pourquoi ?

–Parce que je lui ferai goûter mon plat ! Il sera encore meilleur réchauffé.

–Attention, si je lui propose de venir déguster un délicieux ragoût de poisson et de faire la connaissance de l’homme que j’aime, elle viendra, tu peux en être sûr !

Confondue par cet aveu qui m’avait échappé, je me mordis la lèvre inférieure et retins mon souffle.

–De l’homme que tu quoi ? Allô ? Je n’ai pas bien compris ce que tu as dit ! dit-il malicieusement.

–…

–Te quero também, Alice, sabe ? (Je t’aime aussi, Alice, tu sais ?)

Pour qu’il réitère ses mots d’amour, je feignis à mon tour d’avoir mal entendu :

–Comment ? Qu’as-tu dit, Marcio ?

–Te quero, te quero, te quero…

Les yeux clos, j’écoutais, frémissante, l’écho de ses paroles se prolonger inlassablement.

Comme de bien entendu j’appelai Adèle dès que je fus dans larue.

–Alors, cette soirée ? Raconte !

–C’était merveilleux ! Je suis folle amoureuse delui !

–Eh ben voilà ! Je devrais ouvrir un cabinet de voyance,moi !

–Il m’a proposé de venir vivre aveclui.

–Il est sacrément rapide, dis donc ! Qu’as-tu répondu ?

–J’ai accepté pour les dix jours à venir ! Ensuite, avec la rentrée, mes cours, ce sera plus compliqué ! On verra…

–Tu me le présenteras ?

–Bien sûr ! Figure-toi qu’il a invité Violette à dîner avec nous demain !

–Il officialise déjà avec ta grand-mère !

–Mais oui, je sais, c’est incroyable ! Tout est si simple avec lui, ça me fait presque peur ! Jamais je n’aurais pensé connaître une telle alchimie avec un homme !

–Il est vrai que je ne t’ai jamais vue comme ça ! Marcio est peut-être l’homme providentiel, qui sait ?

–Qui sait ? L’avenir nous le dira… Je m’efforce de ne pas tirer des plans sur la comète. J’ai tellement peur de souffrir à nouveau…

–Profite, ma belle ! Laisse-toi juste porter… Bon, tu arrives quand ?

Ce même soir, j’avais promis à Adèle de venir garder Raphaël pour qu’elle puisse honorer l’invitation d’Arnaud. Elle l’avait rencontré trois mois plus tôt devant l’école maternelle de Raph, où il attendait lui aussi de pouvoir récupérer sa progéniture. Elle avait consenti à lui donner son numéro, au prétexte d’échanger entre membres de l’association de parents d’élèves sur l’éducation et la socialisation de leurs jeunes enfants. Durant les trois semaines qui avaient précédé les vacances d’été, ils s’étaient appelés à de nombreuses reprises, mais, indécise, elle avait décliné toutes ses invitations. Arnaud, estimant avoir fait preuve de beaucoup de patience et de compréhension, venait de lui signifier une semaine plus tôt que s’il essuyait un nouveau refus de sa part, il ne l’importunerait plus. Contre toute attente, elle avait accepté de venir dîner chez lui, à la grande satisfaction de ce veuf de trente-cinq ans qui n’avait pas renoncé à l’amour.

–Sois honnête, Adèle, le sexe, ça ne te manquepas ?

–Le sexe… fit-elle, songeuse, ça me ramène à l’époque des Carolingiens, si ce n’est pas avant ! conclua-t-elle, désabusée.

–Tu exagères !

–Bon, disons que ça me travaille un peu, parfois, mais à bien y réfléchir je ne suis pas sûre d’en avoir envie !

Depuis que j’étais arrivée, je m’étais efforcée tant bien que mal de ne pas laisser libre cours à mon esprit badin, de peur qu’elle ne reculât et n’annulât son rendez-vous, que je subodorais galant malgré ses vives dénégations.

–En tant que membres de l’association de parents d’élèves, on est tenus de se réunir de temps en temps pour faire un point entre nous ! Ça n’a rien d’extraordinaire ! On va évoquer les travaux projetés l’an prochain dans l’établissement, la réorganisation des locaux, les activités périscolaires… Il s’agit d’un rendez-vous professionnel, rien d’autre !

–Bien entendu, opinai-je, amusée.

Elle avait du mal à reconnaître que malgré son caractère résolument indépendant, elle éprouvait le besoin d’être regardée, désirée, choyée, aimée. Le travail de sape psychologique orchestré par sa mère durant son enfance avait laissé des traces indélébiles.

–Dis-moi, Adèle, l’Église ne désapprouve-t-elle pas la fornication, le jour du Seigneur ? ne pus-je m’empêcher de la taquiner avant son départ.

–Au lieu de dire n’importe quoi, occupe-toi bien de mon fils, mécréante !

Je passai une douce et reposante soirée avec Raph. Sa mère lui ayant donné son bain avant son départ, nous pûmes jouer jusqu’au dîner. Adèle avait instauré le rituel de l’histoire à l’heure du coucher, aussi entrepris-je de lui en raconter une. Par manque d’expérience et crainte de la monotonie, je m’étais lancée dans un récit désopilant mêlant Lancelot, Merlin l’Enchanteur, le Magicien d’Oz et le Chat botté. Le petit bonhomme de quatre ans et demi, rompu aux histoires, n’avait évidemment pas manqué de pointer certaines incohérences, en digne fils de sa mère !

–Mais pourquoi le Chat botté est monté sur le cheval de Lancelot ?

–Pour arriver plus vite au palais d’Émeraude de Merlin l’Enchanteur !

–Il a les bottes de sept lieues, Alice !

–Ah oui, c’est juste !

–Tu sais que le Petit Poucet aussi, il avait les bottes de sept lieues ?

–Ah bon ? répondis-je, ignorante.

–Oui, c’est maman qui me l’a dit !

Après une pause il poursuivit :

–Tu sais, Alice, le palais d’Émeraude, c’est celui du Magicien d’Oz ! Tu t’es trompée d’histoire !

–Ah tu crois ?

–Ben oui ! s’esclaffa-t-il avec ce rire propre aux jeunes enfants, fulgurant et contagieux.

Notre débat prit fin lorsqu’il se mit à bâiller à bouche que veux-tu et à se frotter les yeux de ses petits poings fermés.

–Elle est où, maman ?

–Elle est sortie avec un ami, mais elle a promis de venir t’embrasser dès son retour ! Elle m’a dit de te faire des bisous de bouc et de papillons.

Je m’exécutai en cognant délicatement mon front contre le sien, puis en papillonnant des cils près de ses joues. Il opta quant à lui pour des bisous de hibou, les yeux grands ouverts, avant des bisous d’escargot, en bavant sur ma main. Le genre de blague qu’aurait adoré Adèle ! Une petite négociation s’avéra nécessaire, car Raph voulait encore veiller malgré le sommeil qui le gagnait. Chacun proposa donc un dernier animal. Il choisit le lama cracheur et moi la hyène rieuse. Adèle m’aurait rabrouée, car ces bisous-là n’étaient pas de nature à favoriser l’endormissement. Pour le calmer, je fredonnai une berceuse brésilienne que m’avait apprise Marcio ce matin-là. La magie tupi-guarani opéra : l’enfant blond aux cheveux de soie s’endormit comme un bienheureux.

Un cliquetis de clefs me tira du sommeil. Consultant ma montre, qui affichait 4 h 22, j’esquissai un sourire. Bondissant hors du canapé-lit, je m’élançai vers la porte pour recueillir ses premières impressions. Je remarquai immédiatement ses lèvres grenat et boursouflées, les suçons de collégienne dans son cou, ses cheveux courts en bataille. Elle avait le même air béat qu’à l’église, sauf que là, si elle s’était agenouillée, ce n’était sûrement pas pour prier ! J’arborai un sourire narquois.

–Ta réunion de travail s’est éternisée, dis-donc ! J’espère que ça n’a pas été trop pénible ! ironisai-je.

Fronçant sa bouche et son nez, elle fit une petite moue qui signifiait : « Mais oui, vas-y, rigole, grosse maligne ! ».