Universités et désinformation - Jean-Christophe Busnel - E-Book

Universités et désinformation E-Book

Jean-Christophe Busnel

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"Universités et désinformation – La Sorbonne et Harvard ou la fictionnalisation du réel" examine comment des institutions aussi prestigieuses que la Sorbonne et Harvard traitent la théorie des mondes possibles, révélant ainsi l’incapacité des universités nationales à structurer le sens à une échelle mondiale. Cet essai ne se contente pas d’analyser les compromissions du système actuel, mais propose également une approche innovante pour libérer le sens. En ouvrant des perspectives nouvelles et audacieuses, il vise à transformer radicalement la manière dont les connaissances sont produites et dont est organisée la communication à travers le monde.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Au fil de ses rencontres avec différentes cultures, Jean-Christophe Busnel a été marqué par la richesse et la diversité des manières de dire. Ces expériences ont aiguisé son esprit critique, le poussant à remettre en question certaines réalités quotidiennement véhiculées et à explorer de nouvelles hypothèses.

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Seitenzahl: 478

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Jean-Christophe Busnel

Universités et désinformation

La Sorbonne et Harvard

ou la fictionnalisation du réel

Essai

© Lys Bleu Éditions – Jean-Christophe Busnel

ISBN : 979-10-422-4604-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Introduction

Dans son ouvrage Fait et Fiction1, la théoricienne française Françoise Lavocat, professeure à la Sorbonne, spécialiste de la littérature baroque, s’est interrogée, en langue française, sur les modalités de détermination d’une théorie littéraire mondialisée. Elle en conteste la prétention à la théorie des mondes possibles. Cette théorie trouve ses sources en grec ancien, dont les énoncés, portant entre autres sur la logique, traduits en langues arabe et persane, ont mené des grammairiens, à l’époque médiévale, en langue latine, depuis la Sorbonne, l’institution où huit siècles plus tard elle enseignera, à en développer les thèmes. Entre-temps, à l’époque baroque, un ingénieur et mathématicien germanophone, latinophone et francophone, fasciné par le formalisme de la combinatoire, achève, depuis Hanovre, la rédaction d’un système métaphysique complet auquel tendait depuis les siècles la logique monothéiste latine. C’est à son imagination qu’empruntera son nom la théorie des mondes possibles. Depuis quatre siècles, le monde a changé. C’est pour satisfaire l’esprit facétieux de l’invention littéraire romanesque qu’un sémiologue universitaire originaire du Piémont, spécialiste du monde médiéval, depuis Bologne, en reprend, en langue italienne, les principes. Au même moment, outre-Atlantique, là où la transmission des études logiques s’est poursuivie, on redécouvre, en langue anglaise, que l’imaginaire baroque d’un monde derrière le monde soutient favorablement les anachroniques recherches nominalistes. Par ces deux impulsions concomitantes du milieu des trente glorieuses, de nombreux théoriciens, de tous horizons, République tchèque, Suisse, Finlande, France, États-Unis, Roumanie, etc., s’investissent, principalement en langue anglaise, dans les tentatives d’adaptation au monde démocratique contemporain, des intuitions de la métaphysique logique monothéiste baroque. La théorie séduit donc, mais son efficacité, malgré six décennies de recherches internationales, n’est pas démontrée. En France, en 2010, les contributions présentées dans un recueil déjà dirigé par Françoise Lavocat portant sur la théorie des mondes possibles, étaient rédigées sous l’influence d’un esprit critique2.

De fait, la contestation s’est par la suite accrue. L’aspiration de la théoricienne à une théorie littéraire cosmopolitique s’est jointe dans Fait et fiction à une critique de la reprise en politique des outils de l’analyse littéraire. Les siens, étrangement, ne se détachent pas nettement des thèmes et de l’esprit de la théorie des mondes possibles (Partie I).

La théorie des mondes possibles est en effet une théorie surprenante qui se caractérise par la confusion de ses thèmes et, malgré le nombre des théoricien.ne.es qui la reprennent, dont beaucoup sont attachés à Harvard, une absence d’unité. On conclut que la théoricienne française se trouve justifiée de rejeter la théorie des mondes possibles puisque celle-ci, évoluant au niveau du registre narratif, est dans l’incapacité principielle de servir de théorie littéraire mondialisée (Partie II).

Revenir aux travaux des grammairiens de la scolastique médiévale permet de comprendre l’origine des thèmes repris par la théorie des mondes possibles, mais aussi ses axes de développement, la grammaire et la logique, ainsi que son postulat d’une vérité divine, celle des Écritures, exprimée dans une langue unique, le latin. Guillaume d’Occam, au XIVe siècle, présente, par la cohérence de sa réflexion produite dans ce contexte, une théorie linguistique dont le but est l’élimination des énoncés qui leur sont contraires. Néanmoins, c’est avec Leibniz que la théorie trouve son nom en même temps que son achèvement. On comprend alors ici la dénonciation de la théoricienne française de la reprise en politique de la théorie des mondes possibles : le risque d’une aliénation des populations qu’elle percevait est fondée par le fait que la théorie des mondes possibles est une théorie linguistique issue de la scolastique médiévale tardive dont le modèle politique est la monarchie de droit divin (Partie III).

L’éviction de la théorie des mondes possibles comme théorie littéraire mondialisée s’explique donc par les dangers de l’adoption d’une telle théorie, si elle devait se propager et faire autorité, que sont le retour à une organisation sociale fondée, non sur la délibération publique et le lien social, mais sur une hiérarchie imposant la vérité objective et le lien entre l’individu et les choses. Il faut donc à la société mondialisée démocratique une théorie littéraire plus large qui thématise les registres de discours : le narratif, l’interprétatif, le critique, le dogmatique et le reconstructif. Or ce parcours critique de compréhension de la théorie des mondes possibles mène paradoxalement à caractériser sans conteste de narratif le registre de discours de l’ouvrage Fait et fiction de la professeure de la Sorbonne, à dévaluer la totalité de ses thèses et à suspecter un usage subversif par elle de la compétence littéraire par la création d’une narratrice non fiable. La Sorbonne qui accusait la théorie littéraire de Harvard de produire des méthodes de production de discours pour la mise en œuvre de programmes politiques nationalistes est confondue de faire ce qu’elle dénonce : loin de poursuivre sa mission de structuration de la connaissance de l’ère mondialisée, comme son homologue étatsunienne, elle, aussi, fictionnalise le réel (Partie IV).

L’incompétence de l’institution universitaire transatlantique étant établie, les conséquences imposent d’envisager d’isoler les départements de sciences humaines actuels par la création de nouvelles institutions, reconstructives. Pour le compte des populations, elles seraient chargées de produire des énoncés légitimes dans un environnement mondialisé et auraient la fonction de libérer le développement du registre de discours reconstructif adapté à la société cosmopolitique en devenir.

Le plaidoyer de Françoise Lavocat

pour une littérature cosmopolitique

Fait et fiction3se présente comme un plaidoyer4. Il s’agit de contester, de discuter5 ; de montrer, d’éclaircir, de faire voir6, plutôt que de démontrer. C’est la liberté qu’il s’agit de défendre7 : « la fiction […] doit sans doute être considérée comme un exercice de la liberté8 ». La menace serait une trop grande généralisation de la fiction dans le monde contemporain. Elle étoufferait le réel9. On ne ferait plus la différence de principe entre la fiction et le réel10. La liberté perd son espace d’expression. Le plaidoyer pour la fiction va donc de pair avec le plaidoyer pour le réel11. Le réel s’est toujours accommodé de la fiction, puisque celle-ci ne serait pas une spécificité contemporaine. Ce serait un fait anthropologique qui concerne toutes les cultures et toutes les époques ; ses réalisations sont culturellement marquées12. Mais la conscience de la fictionnalité « n’est pas universelle13 ». Il faut donc différencier la fiction de la notion de fiction : celle-ci pourrait être occidentale ; le fait de la fiction ne l’est pas : c’est ce qu’il s’agit de révéler14. La saisie du fait de la fiction en tant que fiction nécessite des facultés propres15. Le repérage de la fictionnalité dépend des compétences des lecteurs16. Il faut alors s’engager dans une voie qui révèle aux cultures différenciées leur mode propre d’expression de la fiction17. Il faut faire preuve de subtilité et d’exhaustivité18. L’ensemble des appréhensions culturelles de la fiction doivent trouver à s’unifier sous une théorie structurée contre les résistances locales19 et les nouvelles théories de la fiction. Elles sont étroites et restrictives20. Elles oppriment l’expression fictionnelle. Bien que F. Lavocat sous-titre son ouvrage « pour une frontière » et entende affirmer que la frontière entre le réel et la fiction existe21, elle juge que l’« On ne protégera pas les fictions avec des gardes-frontières22 ». C’est redire que les théories de la fiction sont inutiles. Mais alors quel sens donner à un ouvrage écrit par une professeure de littérature qui n’exprimerait aucune théorie ? La raison serait de faire taire les censeurs.

Contre les théories littéraires spécieuses, le plaidoyer de Françoise Lavocat entend poser que c’est le jugement individuel qui discrimine le vrai du faux. Ne pas laisser les théories menteuses se diffuser serait d’importance : la détermination d’une théorie littéraire aurait des enjeux politiques23. Le recours contemporain au storytelling en serait la marque24. Le sens de la réalité se perd puisque la fiction ne serait plus libre de le refléter. Des qualificatifs politiquement clivants seraient même employés pour rallier les théoricien.ne.s à la mixtion du réel et de la fiction25. Toutefois, puisqu’elle-même axe son plaidoyer sur la défense d’une « frontière », on note que Françoise Lavocat ne marque pas non plus d’intention de garantir l’indépendance littéraire de la politique. Aujourd’hui, ces enjeux politiques s’exprimeraient dans une opposition transatlantique26. Le réel fictionnalisé par le storytelling27 soumettrait le monde libre de la création à des règles dirigistes mises au service d’une politique reposant sur la désinformation28. Parmi ces théories restrictives, se trouvent celles des mondes possibles. Ses théoricien.ne.s sont systématiquement contredits (nous soulignons) :

• Thomas Pavel est frontalement contesté : « Le plaidoyer pour la fiction passe[rait] alors par l’effacement de ses contours, ce que nous discutons et contestons dans ce chapitre et les suivants29 » ;
• David Lewis aurait tout faux : « Les héros qui passent d’un monde à l’autre n’adoptent, finalement, en aucun cas les thèses de David Lewis, qui affirme la parfaite égalité ontologique des mondes possibles et n’accorde aucun privilège au fait d’exister dans la réalité30 » ;
• Lubomir Doležel également : il a tort de considérer que « l’“acte narratif”, qu’il appelle aussi “force d’authentification”, est menacé d’affaiblissement par tout état métaleptique, métafictionnel et paradoxal ». C’est une « conception restrictive de la fictionnalité, [qui] reviendrait à exclure de son domaine une grande partie des artefacts culturels conçus avant 1650 et 195031 ». Au contraire, pour Françoise Lavocat, le paradoxe et la métalepse « sont bel et bien constitutifs de la fictionnalité, de la texture et de la structure des mondes fictionnels32 » ;
• L’usage de modèles logiques, comme ceux de Kripke, mène à une impasse : « L’impasse d’une adéquation rigoureuse des mondes fictionnels à certains modèles logique est patente, comme l’a montré le débat sur l’incomplétude des mondes et des entités fictionnels33 » ; « Les fictions ne peuvent évidemment pas être uniquement définies comme des ensembles propositionnels34 » ; « Il est enfin douteux que le lecteur aborde les fictions de façon logique35 » ;
• Le recours à la notion de complétude est adventice, arbitraire : « ces questions [sur l’incomplétude] n’auraient jamais vu le jour sans le rapprochement de la théorie littéraire et celle des mondes possibles36 » ;
• Marie-Laure Ryan proposerait à tort une notion de « métalepse ontologique » qui provoque l’émotion, car cette notion « ne se signale pas […] il ne s’agit que de la frontière entre réalité-dans-la-fiction et fiction-dans-la-fiction […] C’est donc adopter un point de vue interne à la fiction que d’affirmer que la frontière entre le monde réel et la fiction est affectée37 ! » ;
• La notion d’immersion fictionnelle de Jean-Marie Schaeffer est refusée : « l’immersion, […] depuis les travaux […] de Schaeffer, est principalement associée à la fiction. […] Or, force est de constater qu’il n’en est rien38 » ; « L’immersion fictionnelle chez les trois auteurs [Pelletier, Currie et Schaeffer] est en définitive une pseudo-simulation, voire une contre- ou antisimulation39. » C’est même son ontologie naturaliste qui est mise en cause : « La fin de l’exception humaine condui[t] […] à la révision de notre conception intuitivement anthropocentrique des façons d’être au monde, conformément à une ontologie naturaliste. Cependant […] la pluralité éventuelle des façons d’exister dans le monde réel est sans commune mesure avec celles des mondes fictionnels40. »
• La suspension de crédulité ou d’incrédulité reprise à Coleridge serait incomprise : « nous avons renoncé à la “suspension volontaire d’incrédulité” tout comme à la “suspension volontaire de crédulité” (inséparable, dans une perspective contemporaine, qui n’est pas du tout celle de Coleridge41) » ;
• Cette notion soutiendrait sans efficacité la notion contestable de « feintise ludique partagée » de J.-M. Schaeffer reprise en particulier par M.-L. Ryan : « Cette proposition [de la “suspension volontaire d’incrédulité”] suppose que le lecteur soit capable de faire semblant de croire, de croire provisoirement et à volonté. Cette conception a largement étayé la définition de “feintise ludique partagée”. Catherine Gallagher va encore plus loin dans ce sens, en estimant qu’il n’y a de fictionnalité que lorsque le lecteur est capable de “crédulité ironique”. Cette dichotomie n’est pas sans fondement, mais elle doit être fortement nuancée42 » ;
• La notion du même auteur de « pacte fictionnel » est radicalement niée : « si l’on admet l’existence de quelque chose comme un pacte fictionnel, force est de constater qu’ici il ne fonctionne pas, ou a minima43 » ; il ne peut y avoir de pacte puisque l’auteur n’aurait aucun compte à rendre : Cet entrecroisement [contemporain] permanent d’informations venant de sources différentes ne gomme pas la différence entre fait et fiction, mais rend floue la notion de « contrat fictionnel […] on serait tout de même bien en peine de dire en quoi exactement ce pacte consiste […] un pacte de fictionnalité qui serait à peu près formulé ainsi : les actions rapportées relèvent intégralement du faire-semblant, tous les personnages sont imaginaires, l’auteur n’a par conséquent aucun compte à rendre44 ». (On imagine mal en effet en quoi consisterait un pacte qui délie les parties !) ;
• Les théoricien.ne.s des mondes possibles sont à ce point démentis qu’il.le.s sont accusé.e.s de mystification. L’usage abusif de la notion de métalepse serait en effet à l’origine de la fonctionnalisation du réel : « La faveur de l’hypothèse d’une fusion des mondes par la métalepse ne peut s’expliquer que par l’influence de la fiction sur la théorie ou par l’adoption de postulats qui concernent implicitement moins la fiction que la nature de la réalité elle-même45. »

Inspirée46, mais non continuatrice des thèses des mondes possibles, Françoise Lavocat continue de prendre ses distances en en relativisant les notions fondamentales, qu’elle condescend, au mieux, à considérer :

• Le nominalisme, doctrine essentielle aux mondes possibles, n’est certes pas inintéressante, mais réductrice : « Nous admettonsdonc que la fiction puisse référer (mais elle ne le fait pas obligatoirement) à des choses du monde, à travers la dénotation des noms propres, des descriptions, au moyen d’allusions et d’allégories47. » (Mais pourquoi ne pas indiquer ici à quoi d’autre la fiction peut référer ? Ou bien si elle ne réfère à rien du tout ?) ;
• Une analyse exclusivement matérialiste serait risquée : « On peut craindre que la perspective des mondes possible ne conforte un textualisme classique et n’entraîne une concentration abusive de l’attention sur l’aspect mimétique et représentationnel des fictions48. » (Mais pourquoi alors dans le titre porter l’attention des lecteurs sur un vis-à-vis entre fait et fiction ?) ;
• La notion de « monde », elle-même, finalement, ne serait qu’une notion avantageuse d’inspiration. Sa vérité profonde se dégrade en un simple postulat efficace classificatoire : « Nous plaidons en faveur de l’appréhension de cette question [le statut de la fiction] en termes de “monde”, car les bénéfices en sont triples. Le premier est que la théorie des mondes possibles permet de fonder philosophiquement l’hypothèse de l’existence des mondes et des êtres fictionnels. Le deuxième est qu’elle autorise à poser la question de la qualité ontologique des mondes (réels, actuels, fictionnels, alternatifs, virtuels), en postulant l’absence de hiérarchie entre eux. Le dernier est que l’analogie entre la logique des mondes possibles et la cosmologie – que le terme de “monde” induit – invite à envisager l’œuvre fictionnelle de façon relationnelle et en réseau49. » (Mais on ne comprend pas immédiatement ces bénéfices qui ne sont pas explicités : quel est celui, pour l’analyse littéraire, de « fonder philosophiquement l’hypothèse des mondes et des êtres fictionnels » ? Et celui de « poser la question de la qualité ontologique des mondes » ? Et, après les avoir contestés, pourquoi reprendre le lexique des mondes possibles (ontologie, logique, fiction) ?) ;
• Même avec la meilleure volonté du monde, F. Lavocat ne peut concéder davantage d’intérêt à la « théorie » des mondes possibles que la métaphore produite par l’intuition répandue d’assimiler la lecture d’un énoncé passionnant à « l’entrée dans un monde » : « malgré tous les aménagements qu’il faut introduire pour rendre cette notion opératoire pour les artefacts culturels, on peut bien dire que les fictions sont des mondes possibles, mais dont la possibilité (l’accessibilité) est en attente, à construire par le lecteur, le spectateur, l’internaute50. » (Reste cette formulation étrange d’une « possibilité (accessibilité) » qui serait en attente ? Mais comment et de quoi ?) ;
• Il faut conclure sur ces déclarations fracassantes : « Prompt à se bercer d’illusions, cet amour [généralisé pour la fiction] se repère, enfin, dans les abus de langage et les aberrations théoriquesqui cèdent à la tentation de conférer une vie autonome aux artefacts culturels51 » ; « Les théories “cosmo-logiques” constatent une sorte d’impasse théorique52 ».

On ne saurait envisager une distanciation plus grande. La dernière citation se poursuit ainsi : ces théories « cosmo-logiques » « opèrent un retour sur les œuvres mêmes […] C’est aussi ce que nous nous proposons de faire ». Contre la mystification et l’impasse théorique, la réponse serait une étude empirique. Pourtant, elle ne présente dans son ouvrage aucune analyse d’aucune œuvre. Il s’agit donc bien d’un essai théorique. Ceci est confirmé par le fait que prétendre proposer une approche unique pour toutes les fictions du monde relève, quoi qu’elle en dise, de l’expression d’une théorie unique pour le monde.

F. Lavocat assume cette contradiction dans l’exposition de son projet : « C’est bien au nom d’une conception des artefacts culturels sous le signe de la pluralité et de l’hybridité, inspirée par l’imaginaire des mondes possibles, que nous proposons de repenser les frontières de la fiction53. » L’auteure prétendait que la « frontière » entre fait et fiction était une question de jugement personnel ; or il s’agit maintenant, objectivement, de « repenser les frontières de la fiction » : puisque le travail vise à révéler la « frontière » entre fait et fiction aux lecteurs, peut-on imaginer que l’ouvrage mène à autre chose qu’une théorie littéraire – dont les critères objectifs de discrimination permettront aux lecteurs d’exercer leur jugement personnel ? La seule solution qui s’offre serait que Fait et fiction soit le lieu de l’exercice du jugement personnel : l’ouvrage serait-il un test qui mêlerait le vrai et le faux dans le but de démontrer que, quoi qu’il arrive, les lecteur.e.s exercent leur jugement personnel ?

De fait, la conclusion s’éloigne considérablement des annonces de l’introduction. La plaidoirie s’est inversée. Il ne s’agit plus de prôner la frontière, mais l’hybridation ; non la subjectivité du jugement personnel, mais l’objectivité d’un tracé ; non l’expression littérale, mais, par la métaphore, l’abus de langage : « Nous plaidons, en définitive, pour une appréhension de la fiction à travers ses différentes modalités d’hybridation avec le factuel, qui font, la plupart du temps, ressortir les contours de la fictionnalité et de la factualité plutôt qu’elles ne les effacent54. » Que s’est-il passé ?

Le postulat étant que la production fictionnelle est anthropocentrique, il s’entend que rien ne s’oppose à ce que l’activité intellectuelle nécessaire à l’étude ne s’exerce dans la liberté de circulation et d’expression ; à l’inverse de la dichotomie proposée en sous-titre : sans frontières. La diversité des formes d’expression fictionnelles implique que l’on multiplie les angles d’analyse. La distinction entre fait et fiction excéderait ainsi le domaine de la narratologie55. La fiction serait liée à tous les domaines de la connaissance, du moins un nombre impressionnant d’entre eux : la science56, la religion57, le droit et la métaphysique58, l’histoire, la psychologie, la poésie, auxquelles il faut ajouter la politique59. Plus encore que tous ces domaines et la métaphysique, c’est l’appel vers la philosophie qui est prônée60. Le cadre d’étude ne doit pas seulement s’étendre aux domaines de la connaissance ; il doit également être maximisé, selon un principe hybride et pluraliste61, dans le temps et dans l’espace62. C’est en effet en l’absence d’une étude complète de la fiction qu’une théorie ouverte à son sujet n’a pu voir le jour. Une telle étude serait donc ouverte sur les temps passés et les cultures du monde63. La fiction ne s’analyserait pas sans ce fond culturel spécifique à des groupes humains différenciés. Il est question de polyculture64.

Mais comment analyser la diversité culturelle sans un cadre conceptuel unique d’analyse ? Et comment se donner un cadre culturel d’analyse en se déplaçant ainsi entre tant de domaines de la connaissance ? Sur quels préalables intellectuels se base la théoricienne qui entend ainsi porter un regard sur des réalisations préjugées par elle culturellement différenciées – ou s’ils sont personnels ? Elle soupçonne les théories de fictionnalité : quels seraient les critères d’établissement d’une théorie légitime ? Où les trouver – sinon dans une théorie ? Celle-ci aurait nécessairement un postulat qui ne soit pas, lui, soupçonné de fictionnalité : lequel ? Puisque les théories des mondes possibles sont accusées de théoriser le réel depuis la fiction, la réponse pourrait se trouver dans le domaine de recherche qui entend, lui, théoriser le réel depuis le réel : la philosophie. Mais encore une fois : laquelle ? Et quel auteur choisir plutôt que tel autre ? La question demeure : avec quels postulats de départ de différenciation de ce qui est légitime de ce qui est fictionnel ? Le risque serait en effet de prendre pour vrai ce qui pourrait à la conclusion de l’étude s’avérer entrer dans le domaine fictionnel. Il se pourrait que l’approche empirique pour évaluer la légitimité du sens à l’échelle de l’humanité manque d’efficacité. Le plaidoyer pour la fiction rejoint donc le plaidoyer pour le réel. Et c’est ainsi que l’intention de F. Lavocat de défendre la liberté d’expression par l’abord des théories littéraires rejoint celle de la philosophie politique de promouvoir un ordre social libre. Le lien établit entre la politique et la littérature était donc justifié.

De fait, bien que l’expression soit métaphorique, qui assimile les mondes de la fiction à des pays, l’appel au cosmopolitisme, puisqu’il s’agit d’un principe d’analyse unique d’aires culturelles différenciées, est on ne peut plus clair : « À partir du moment où l’on a envisagé les mondes de fiction comme des pays, ils ont été dotés non seulement d’un chronotope, mais d’un biotope particulier65 ». On peut en effet considérer les frontières sans être nationaliste ni refuser le fédéralisme : c’est, comme nous l’avons précédemment montré, ce que prône le cosmopolitisme de J.-M. Ferry. Rien ne permet à ce stade d’interdire un rapprochement du fondement du jugement individuel par F. Lavocat comme principe premier de discrimination du vrai et du faux de celui de l’intelligence sensible de J.-M. Ferry. La condition est seulement que F. Lavocat, dont nous n’avons pas connaissance de dénégation à ce sujet, admette que le jugement puisse être sensible. Elle rejoint déjà le cosmopolitisme par la promotion et le dépassement des frontières. Il s’agit alors ici d’envisager que la promotion d’une théorie littéraire à laquelle elle aspire se produise conjointement à celle d’une théorie cosmopolitique issue de l’intelligence sensible.

Un obstacle se présente : F. Lavocat se dit inspirée par les mondes possibles et l’intelligence sensible implique le cartésianisme. Nous avons montré qu’elle est aussi héritière de la déconstruction derridienne. Il y aurait donc une antinomie. Celle-ci a déjà été partiellement levée par le fait que F. Lavocat, quoi qu’elle dise y puiser son inspiration, réfute fortement la théorie des mondes possibles. Elle l’est encore par le fait, bien qu’elle indique refuser d’intégrer dans son ouvrage les apports de la déconstruction66, qu’elle reconnaît un rapprochement entre la déconstruction et la philosophie analytique67. Rien n’interdit à ce stade que ce rapprochement se poursuive dans la reconstruction. En outre, et surtout, le dépassement de cet obstacle théorique est en vérité une nécessité. Il serait en effet paradoxal de prétendre à une théorie littéraire unifiée pour le monde et l’humanité sans parvenir à tout le moins à accorder les deux grandes inspirations théoriques qui s’y présentent comme antagonistes dans le monde occidental : ce serait choisir ou l’une ou l’autre et donc affirmer par avance l’inanité de la synthèse, du projet68. Fait et fiction offre donc une opportunité de confronter la théorie de l’intelligence sensible et celle des registres du discours à la théorie littéraire : F. Lavocat apporterait-elle la théorie littéraire qui manque à la structure de l’espace public européen pour s’organiser ?

Les thèses de F. Lavocat rejoignent en effet les conclusions que nous avons établies précédemment concernant l’intelligence sensible. Chacun trouverait en soi la capacité à différencier les faits de la fiction, le vrai du faux, le réel et l’imaginaire. Quand bien même c’est l’intellect qui est visé, celui-ci n’est pas prétendu indépendant du corps69. Qu’il s’agisse d’identification ou d’empathie, c’est par la sensibilité que l’on vit la fiction : « l’empathie intervient probablement comme un embrayeur d’immersion70 ». Empathie viendrait de « Einfühlung », proche de « sympathie71 », notion dont notre étude précédente démontre qu’elle exprime l’émotion fondamentale. L’incarnation est présente ici : la condition historique et humaine [des humains ayant vécu] déborde largement le concept que leur personne est censée « incarner72 ». Ce qui s’incarne en soi, ce sont les noms propres dans lesquels nous trouvons à la lecture à nous incarner préférentiellement : le personnage73. L’incarnation serait le sens « propre » du décentrement. C’est le « je-origine », repris à Käte Hamburger, qui autorise le passage de monde74. D’une capacité incorporée à discréditer le faux au désir d’incarnation conceptuelle du personnage, la vérité n’est pas ailleurs qu’en soi, dans l’ordre des émotions.

Au départ de l’intelligence sensible est la contradiction performative75. F. Lavocat fait l’expérience de l’« intuition d’une vérité supérieure » issue du « paradoxe de l’énonciation et de la performativité » qui consiste en ce que « la phrase réalise une action, quand elle est énoncée, qui contredit le contenu de cet énoncé76 ».

Nous établissions que la posture humaine est une posture d’humiliation et ce serait la passivité du regardeur/lecteur/auditeur, disons, pour généraliser à toutes les expériences vécues, de l’agent, qui singulariserait l’expérience de lecture. En la réduisant à la lecture fictionnelle, F. Lavocat évoque de même77. Ce serait en effet une question d’inhibition78. La fiction implique le travail du corps par le dépassement intérieur du développement d’une émotion qui ne trouve pas à se libérer dans le mouvement physique79. Cette situation de passivité imposée au récepteur est clairement une humiliation infligée, une immobilisation imposée80. La frustration, en effet, se différencie mal ici du plaisir. La raison est simple : l’émotion qui ne trouve pas de concrétisation dans le monde physique reste indécise, non engagée, et donc, autotélique : « La fictionnalité exhibée aurait ainsi un rôle protecteur, garantissant au lecteur la possibilité de développer une réponse empathique sans risque ni engagement de sa part81. » La raison est que l’émotion de la fiction, non exprimée, ne devient pas un sentiment puisque l’émotion n’est pas socialisée82. Ce point est souligné dans notre travail antérieur. Par une contradiction émotionnelle, le plaisir et la frustration se mélangent, de même que nous avons démontré que l’émotion fondamentale, l’humiliation, était aussi bien une promesse qu’une menace, dans l’attente de sa caractérisation sociale – impossible tant que se poursuit la lecture et en l’absence d’interlocuteur humain avec qui confronter ses émotions et expériences de lecture. La théorie de l’intelligence sensible, comme désir du rétablissement vers un état non inquiétant, est même résumée synthétiquement. La fiction, est-il expliqué, génère une frustration qui occasionne un désir « de réel83 ». Rien ne nous empêche de poursuivre l’intuition ici exprimée : ce désir de réel est celui de revenir à un état non inquiétant en déterminant l’émotion ressentie par un sentiment qui engage dans le monde social. L’humiliation, émotion fondamentale, demande à se déterminer dans l’ordre social, celui du réel. C’est une explication de la motion de l’intelligence sensible.

Chez J.-M. Ferry, la notion de contrefactuel relève de l’ordre du prescriptif ; il engage l’avenir. Le terme est utilisé par F. Lavocat, en un sens différent : il s’agit de ce dont l’effectuation n’est pas avérée. Le roman contrefactuel n’implique cependant pas seulement les faits, mais également l’interprétation des faits : la culture. Ainsi : « pour qu’une version alternative marque un écart, il faut que le monde de départ (la version historique) soit partagé et stabilisé84 ». On conclut que sans connaissances partagées, c’est-à-dire dire sans organisation sociale, sans culture, il n’est pas de roman contrefactuel. Le matérialisme n’est donc pas exclusif85 et le contrefactuel marque bien un point de passage entre les mondes possibles et la reconstruction.

Le décentrement est une notion importante de la théorie des mondes possibles et justifie le passage de frontières entre systèmes de valeurs. Il s’agit bien, par ce terme métaphorique, chez les deux auteurs, de signifier la nécessité pour un sujet de « se mettre à la place d’autrui », de s’ouvrir l’esprit à une culture différente86 pour la com-prendre87. Le décentrement implique par ailleurs, avec le décentrement, les notions de « monde de départ » et de « monde d’arrivée88 ».

L’éthique reconstructive est encore un point commun entre les deux auteurs. Il s’agirait, certes, pour éviter de l’attacher trop étroitement au politique comme le fait Ricœur, de libérer par principe la fiction du poids de l’histoire89. Entretenir à relayer une mémoire n’est certes pas nécessairement le rôle de la fiction, mais rien ne lui interdit pourtant de s’y engager90. C’est le rôle de l’éthique reconstructive, par la fiction ou non, de porter attention aux humiliations vécues pour en ressentir les effets et tâcher d’établir des vérités partagées accommodantes. Rien n’impose à l’auteur de fiction de le faire – mais rien ne peut empêcher une lecture historique d’une fiction qui engage sur le plan « éthique et émotionnel ». F. Lavocat n’exonère donc pas par principe la lecture de fictions de l’opérativité de l’éthique reconstructive.

Selon la théorie des registres de discours, le registre critique, là où s’opère la dissociation des mots et de la réalité, relève de la grammaire 4, réflexive. Les identités interprétatives sont de l’ordre du sacré. Les communautés humaines communiquant au niveau du registre de discours interprétatif évoluent au niveau de la grammaire 3, syntaxique. Cela leur refuse la possibilité du jeu. F. Lavocat écrit de même91. Plus loin, L’Astrée d’Urfé, un roman qui lui est cher, mènerait à une lecture relevant de trois registres de discours : narratif, interprétatif et critique92.

Le trouble entre les thèses de J.-M. Ferry et l’intuition de F. Lavocat est plus profond. J.-M. Ferry propose qu’au niveau des grammaires profondes, on ne différencie plus entre res fictae et res factae. Au motif de l’émotion ressentie et au sujet de la lecture, F. Lavocat établit de même93. On est concerné par les textes référentiels tandis que les textes fictionnels nous « touchent » ; les deux suscitent l’empathie94. Les narrations se retrouvent dans les textes religieux95. Nous citions qu’A. de Libéra assimilait son travail à un jeu de cluedo. Nous lisons le même lien policier sous les doigts de F. Lavocat96. C’est qu’en effet, l’impulsion fondamentale, dans la fiction ou la réalité, est le désir97. L’émotion qui ne s’exprime pas en action s’entretient elle-même et laisse indécis98. Or la théorie de l’intelligence sensible repose sur le désir de rétablir une situation non-inquiétante. Si le corps est incapable de trouver en soi les ressources pour rétablir la situation, la lecture devient impossible, et plutôt que l’immersion, c’est l’émersion : l’émotion trop forte en est la cause99. On en infère que les fictions ne modifient pas les vérités fondamentales des lecteurs qu’à hauteur de leur niveau d’acceptabilité de l’émotion100. Nous retrouvons même, chez F. Lavocat, cette idée que tout n’est jamais que gonflement et rétrécissement, à laquelle nous avions conclu sur ce que signifie comprendre. Ainsi, au sujet de l’histoire de la notion de fiction101.

Pour expliquer cette émotion vécue à la lecture de fictions, F. Lavocat ne recourt pas à un autre argument que le nôtre. C’est en effet la confusion née de la suggestion qui occasionne le « décrochage » fictionnel. Cet effet est littéraire, non propre à la fiction102. La forme du récit jouerait cependant un rôle103. Pour autant, c’est bien plutôt dans la fiction que l’on trouve la capacité à générer de la confusion, à étriller les idées, à dynamiser l’esprit en tous sens104. L’hypnose était suggérée dans notre précédente étude pour expliquer l’effet de la lecture fascinée ou enchantée. Il en est question ici105. Il s’agit d’un état où la volonté n’a pas sa place106. Enfin, de manière saisissante pour notre démonstration que la théorie de l’intelligence sensible n’est pas réfutée par F. Lavocat, la vérité elle-même est reconnue comme suggestive : « une vérité allégorique et transcendanteprime toujours sur une vérité factuelle107 ». La confusion désengagée redistribue les cartes de la vérité108. En conséquence, on explique que la fiction fasse évoluer les rapports humains puisqu’elle les met en situation de reconfigurer leurs émotions sous forme de sentiments ; disons, de nommer d’une certaine manière ce qu’ils ont ressenti en fonction de leur lecture109. Ainsi, les fictions trop éprouvantes ne sauraient influencer l’organisation sociale puisqu’elles font fuir. Mais rien n’interdit que des fictions progressives n’en soient capables110.

Enfin, s’il faut expliquer les raisons pour lesquelles les êtres humains se lancent dans l’aventure incertaine de la réception d’un discours hasardeux, la réponse est qu’il est anthropologique de faire confiance111. Nous retrouvons le rôle, chez J.-M. Ferry, des « quatre niveaux de la confiance112 ». L’être humain est tout simplement crédule à un niveau, pourrait-on dire, inimaginable : nous avons une « propension atavique à la crédulité113 ». Il s’agit d’aborder ici « le fondement de notre candeur impénitente114 ». La crédulité vaut pour tout, et dans tous les domaines. Il suffit, comme tout manipulateur ou trompeur, que notre interlocuteur reste dans l’ambiguïté115. La raison de notre besoin de croire serait en effet que, fondamentalement, nous ne savonsrien en dehors de ce qu’on ressent116. Croire, alors, c’est être engagé dans le réel, faire ; ne pas croire, c’est ressentir117. Fait ou fiction ? Croire ou ne pas croire ? Il reste l’émotion que l’on ressent : « De façon apparemment paradoxale, croire, c’est douter118. » Et ainsi naissent les connaissances quand les émotions se fixent en sentiments. En littérature comme en philosophie, le désir vise de fait à produire du mieux, sinon du bien, à reconstruire, ou réparer119. Nous avons tendance à vouloir mettre en œuvre ce que nous présageons bénéfique. En conséquence, bien que les fictions aient peu d’effectuation, elles influencent bien la culture120. C’est pourquoi il faut dénoncer les pouvoirs autoritaires qui les interdisent ou entendent les réguler121. La liberté serait plutôt à accorder pour que la parole se libère et que les lecteurs enchantés qui rêvent que l’histoire devienne réalité puisse se parler, partager leurs expériences de lecture afin, en les exprimant, de découvrir leurs émotions et d’en faire des sentiments ; se mettre d’accord pour que ce qui est ressenti soit mise en œuvre ou corrigé – et devienne réalité. En effet, il est reconnu que la possibilité que les fictions influencent la marche humaine du monde est due à ce qui engage l’avenir tout court et fonde la possibilité du cosmopolitisme anthropologique : le désir planétaire122. Et voilà ce qui anime l’humanité : fiction ou vérité, il ne s’agit jamais que d’un désir qui dépasse les cultures, un désir de monde idéal, un monde commun. La théorie, fictionnelle ou engagée, informe l’organisation sociétale. La théorie littéraire mondialisé rejoint encore le cosmopolitisme, la littérature, la philosophie, la fiction, le réel – et c’est bien, chez F. Lavocat comme chez J.-M. Ferry, l’entente sociale régulée par l’humiliation qui fonde l’avenir et la vérité. Qu’est-ce alors que la fiction ?

Étrangement, malgré sa proximité avérée d’avec les thèses reconstructives et sa contestation ferme des théories des mondes possibles et de la fictionnalisation du réel depuis des énoncés produits dans le lieu de la fiction, F. Lavocat rédige son essai par un recours important aux techniques narratives, telles que les images (métaphores) et la personnification123. Elle fonde aussi son analyse de la fiction sur un postulat matérialiste : les paradoxes physiques. Ils seraient constitutifs de la fictionnalité124 et plébiscités par les auteurs de fictions125. Ils forceraient « l’activité cérébrale » à œuvrer à la « recherche d’une cohérence126 ». Puisque l’opération de la lecture serait de les résoudre inconsciemment, c’est le « paradoxe des paradoxes » qu’« ils tendent à l’invisibilité127 ». Les impossibilités d’établir une cohérence portent souvent sur l’impossibilité de l’énonciation128. Par une personnification, F. Lavocat dégage alors « trois niveaux solidaires entre eux129 ». Cette personnification des niveaux de paradoxe tendrait finalement à signifier la négation de leurs différences : tous les paradoxes reposeraient sur un même effet, lié au refus d’accepter l’impossible, à savoir que les entités référées par les mots de l’énoncé soient « non existants130 ». Cette expression revient à biffer un prédicat d’existence à une entité que l’on conçoit pourtant. C’est un reliquat des réflexions médiévales sur les universaux. Cette uniformisation des niveaux de réalité repose donc sur le postulat nominaliste ontologique des théoricien.ne.s des mondes possibles. F. Lavocat ne s’en était-elle pourtant pas distanciée ?

La définition de la métalepse n’est pas mieux circonscrite131. C’est que son usage se serait trop généralisé132. Elle désignerait un effet de passage « d’un monde à un autre ». On différencie pourtant les passages entre mondes fictionnels du passage spécifique entre la réalité et un monde fictionnel133. Néanmoins, la métalepse serait par principe fictionnelle134. Elle s’appréhende chez Genette par le sentiment de « bizarrerie », produit par l’usage de la « syllepse135 ». Ainsi, contre la logique qui voudrait que les paradoxes perturbent la lecture, la métalepse serait loin d’« aboli[r] les frontières de la fiction », elle la « renforcerait136 ». La métalepse se différencierait alors mal du paradoxe : elle en serait une forme narrativisée137. La classification des métalepses proposée n’est pas systématique, mais les cas semblent innombrables, et s’apparente à l’étude des récits enchâssés138. Tout repose sur le postulat de l’« existence », des « êtres de fictions » (ontologie), qui ne sont pourtant que des mots. L’influence des mondes possibles est prégnante.

Le discours de F. Lavocat est donc singulier. Le mode argumentatif se présentait critique par l’affirmation de la confrontation, mais emprunte finalement de manière uniforme les techniques narratives (images, métaphores, personnifications) et dénote une attention marquée pour les personnages139, qui évoquent encore le registre narratif. De fait, le discours qui refusait positivement les thèses des mondes possibles en reprend in fine le lexique et les postulats. L’usage fréquent du pronom personnel « nous140 » pouvait faire penser au registre reconstructif, mais la plupart du temps, il s’agit d’un « nous » de politesse, qui ne désigne donc qu’une seule personne, l’auteure de Fait et fiction, et non la communauté humaine de laquelle elle se sentirait faire partie et qu’elle incarnerait, comme le voudrait la reconstruction. La forme du plaidoyer laissait entendre encore une obédience au registre reconstructif, mais le tribunal dans lequel il se tiendrait et les juges et les jurés qui y assisteraient ne sont jamais explicitement nommés – et qui, dans un cadre reconstructif, serait l’humiliation. Au contraire, le plaidoyer s’est changé en « apologie » – qui repose sur l’affirmation de certitudes décontextualisées et se différencie mal de ce fait du registre dogmatique141. De plus, le discours de Fait et fiction, par la promotion de la liberté, se range sous les principes a priori du registre interprétatif.

Sans analyse complémentaire, on ne sait donc pas dans quel registre de discours se tient prioritairement l’énoncé. F. Lavocat écrit clairement de plus que « la mise en suspens, le brouillage, et l’effacement de l’autorité narrative142 » sont des ressorts des auteurs de fictions. Et en effet, un effet de suspense est présent dans son ouvrage : elle tient, du début à la fin, le lecteur en haleine sur la révélation du « propre » de la fiction143, auquel elle met fin en en décevant l’attente, comme nous l’avons déjà cité : « l’auteur n’a par conséquent aucun compte à rendre144 ». Il faut donc en revenir à l’hypothèse selon laquelle F. Lavocat a voulu produire un « roman-essai », ou bien une « fiction-factuelle », en se présentant comme une narratrice non fiable, dans le but de solliciter l’exercice du jugement personnel des lecteurs à discriminer le vrai du faux et de démontrer sa thèse principale : il n’existerait aucune théorie qui tienne, tout serait dans la capacité de chacun à se faire sa propre opinion. Fait et fiction se présenterait donc comme un défi. À l’appui de cette hypothèse, son ouvrage postérieur, indique ce projet en guise d’avertissement. Nous soulignons : « Mon vœu le plus cher est que cet essai en forme de fiction, ou cette fiction théorique, donne envie de connaître de nouvelles existences imaginaires ou de nouvelles versions de celles que l’on connaît déjà145 ». L’avertissement aurait-il été intentionnellement retiré de Fait et fiction ? Plutôt que d’un essai, s’agirait-il d’une fiction ? Selon cette hypothèse, cet « auteur » qui n’a de compte à rendre à personne serait la professeure en Sorbonne, F. Lavocat. Si elle avait raison, personne ne pourrait être trompé. Mais sa profession et son plaidoyer pour « une frontière » seraient vains. Si elle a tort, sa théorie d’une absence de compte à rendre et d’un lecteur totalement autonome est fausse. L’étude de son discours devrait nous orienter à répondre, à la place de l’enseignante, à cette question, qu’elle a pourtant elle-même posée : « Que reste-t-il de la frontière entre fait et fiction146 ? »

Les narrations individuelles des mondes possibles

L’enquête commence avec la théorie des mondes possibles. Que dit-elle ? Que faut-il en retenir ? Pourquoi est-elle accusée de mystification ? Des recherches externes nous indiquent qu’en Italie, Umberto Eco147, sémiologue de l’université de Bologne et médiéviste, introduit la théorie des mondes possibles en littérature avec les principes de la logique modale par deux ouvrages principaux, en italien, L’œuvre ouverte, en 1962, puis Lector in Fabula, en 1979. Au début des années 60, aux États-Unis, Saul Kripke148 emploie, toujours en lien avec la logique modale, mais au sein des recherches logiques, l’expression de « mondes possibles ». Nelson Goodman149, dans le cadre de sa philosophie nominaliste, et David Lewis150, élève de Quine151, dans une perspective métaphysique qu’il nomme « réalisme modal », publie à leur tour des ouvrages sur les mondes possibles. Thomas Pavel152, dans un sens qui pourrait être contraire, puisqu’il souhaite libéraliser le panorama créatif fictionnel dans une inspiration libertaire qui paraît avoir anticipé celle de F. Lavocat, leur succède. Plus récemment, Lubomír Doležel153 et Marie-Laure Ryan154 ont approfondi la théorie, le premier afin de donner à la narratologie une nouvelle théorie poétique fondée sur l’« ontologie réaliste », la seconde au bénéfice de la production automatisée d’œuvres fictionnelles par l’intelligence artificielle. Dans les années 1960, les actes de langage sont réintroduits au Royaume-Uni dans la société civile par J. L. Austin155, dont l’un des élèves, J. R. Searle156, en a ensuite élargi la notion. En France, à la fin des années 1990, Jean-Marie Schaeffer157 inscrit ses travaux sur la littérature dans la filiation de J. R. Searle et, tout en se distanciant de la théorie des mondes possibles, en reprend le fondement analytique en même temps qu’il lui fournit quelques-uns de ses thèmes. F. Lavocat158, toujours en littérature, dirige en 2010 un ouvrage collectif qui, après son introduction dans le monde francophone par le biais des traductions des ouvrages d’Eco, propose de la théorie des mondes possibles une mise à jour. Fait et fiction, en 2016, comme on a vu, présente ses propres conclusions. La théorie des mondes possibles s’inscrit ainsi sous l’inspiration de la philosophie analytique et a donc séduit des théoriciens d’un grand nombre de pays, surtout dans le monde anglophone, et dans des domaines tous liés au langage, mais affiliés principalement à la littérature, la philosophie, la logique et la sémiologie159. Malgré une longévité de plus de soixante ans, plusieurs théoricien.ne.s se sont plaints de sa faible influence en littérature : elle ne serait jamais employée pour analyser des œuvres littéraires160. Mais eux non plus ne le font pas161. Que dit-elle ?

Tout repose sur l’assimilation du monde à une construction langagière. Le monde serait un livre, une histoire, un domaine sémantique162. En retour, le texte serait l’image du monde163, de l’univers164, le reflet du monde165, un petit monde166. Le langage est en rapport étroit avec la réalité vécue. L’« univers du discours » fournirait ainsi à l’« encyclopédie167 » les termes disponibles pour former le monde. Le contenu textuel est une nébuleuse168. L’œuvre poétique, aussi bien que ses chapitres, seraient des univers169 et les mondes (fictionnels) des constructions poétiques170. La métaphore de la fiction171 comme « monde » fait l’unanimité172. La théologie latine fournirait le modèle du Cosmos comme « vision du monde173 ». La réalisation d’une œuvre qui s’inscrive dans la visée de cohérence interne du Cosmos inspirerait donc le romancier174. C’est parce que le langage « dépasse » le monde actuel que cela se peut175. Ensemble de signes désignant des choses, le mot « monde » unirait la réalité et la fiction. Ainsi le texte fictionnel aurait le même statut (d’actualité) que, par exemple, celui des sciences, du journalisme176. Le langage mathématique « hypothétique » fournirait lui aussi des « univers possibles177 ». Toute réalité étant construite, toute réalité serait donc fictionnelle178. Le récit rendrait la réalité des faits sans importance179. Le langage écrit invaliderait même la notions de vérité180. Si bien que même la réalité pourrait être appelée fiction181. Tout se mélange.

Le « monde » a un volume. On lui donne un centre et une périphérie182. Ce que les théoricien.ne.s nomment « monde », en ce sens, est une entité objective que l’on observe et caractérise de loin183. On n’en différencie donc pas la notion de celle de « planète184 » ni de celle d’« univers185 ». Ce « monde », celui du matérialisme des « mondes possibles » se regarde – mais comme il n’est pas perceptible, il s’imagine. L’image présente des objets en plan. Le fait acte une interaction entre eux. Tout est image pour les théoricien.ne.s des mondes possibles : autant ce qui est produit par la pensée que ce que fournissent les perceptions. M.-L. Ryan en témoigne : elle ne peut pas distinguer le « monde réel » de la représentation qu’elle en a186. L’image étant produite par des mots dont on prétend qu’ils réfèrent à des choses187, le monde de mots devenu image est, à un moment donné, désigné comme un ensemble de choses188.

Le monde possible, fictionnel, est donc un ensemble de choses « abstraites », « alternatives189 ». La « possibilité190 » donne à voir le monde. La théorie et la fiction, par le langage, expriment donc ce qui n’est pas attesté par les faits191. Ce qui ne pourrait y être inclus est l’acte, c’est un ensemble de choses non mises en actes : « non actualisées192 ». L’expérience des actes serait donc une référence absolue qui dénote le « réel ». Le lecteur se situerait entre deux mondes : l’un référé, l’autre reflété193. D’où le besoin de distinguer non pas les niveaux de réflexion, mais les faits (avérés) des faits possibles : les faits de la fiction. La philosophie est trop étroite et trop imprécise pour penser la fiction : sous l’inspiration des mondes possibles, ses courants de pensée sont qualifiés de nébuleux194. Les désignateurs rigides du nominalisme offriraient opportunément à la liberté de sortir du cadre195. Néanmoins, l’oxymorique « réalité virtuelle » resterait un obstacle196. L’ambiguïté demeure.

Les mondes possibles seraient des alternatives au monde « naturel » obtenues par une construction sémiotique197, une fabula198, un plot199. Ils seraient configurés (créés ?) par la lecture200. Le monde est prétendu géométrique. La logique et la causalité seraient en vigueur. C’est l’espace cartésien et la physique classique qui servent de cadre conceptuel. Le détail des images contenu évoluerait selon des contraintes globales qui régiraient les mouvements d’« individus » compossibles201. Il ne s’agit plus alors de juger la possibilité de la survenance d’un fait mentionné par le langage, mais de juger, d’après le sens de l’énoncé, la cohérence des interactions entre eux des individus imaginés en rapport avec les règles de la mécanique des corps. C’est pourquoi on pose aussi que les mondes possibles sont obtenus par variation de constantes physiques202.

La difficulté bien sûr est que la mécanique classique ne peut s’appliquer à des mots. Dans le lieu du langage, la logique est considérée par les théoricien.ne.s comme le mode d’application au langage des lois causales de la mécanique. Les propositions linguistiques écrites dans les textes, en tant que mondes possibles, doivent donc être comprises en regard de ces règles203. La transcription des mots en choses se fait sur le postulat nominaliste déjà énoncé que les mots réfèrent chacun à une chose. La logique fournit ainsi les règles d’étude de l’articulation des mots entre eux comme les lois de la mécanique rendent compréhensibles les interactions des corps physiques entre eux. La théorie des mondes possibles considère donc tout énoncé, y compris romanesque, comme l’application des règles d’un traité de mécanique. Il s’agit d’en évaluer la valeur de vérité selon sa conformité avec les lois énoncées dans un traité théorique général qui ferait office de référence204.

Avec un peu d’application, on devrait ainsi pouvoir déterminer pour chacune des propositions d’un énoncé, en tant qu’il forme un monde, si les corps référés par les mots qui la forment se comportent comme il est attendu. Selon la réponse, on conclura si la proposition est vraie ou fausse, ce qui s’exprime en logique ainsi : « soit p soit non-p205 » ; le OU étant exclusif, on écrit206 aussi : « (p OU ¬p) ET NON (p ET ¬p) ». Monde de choses organisé par des lois physiques et décrit par des propositions dont la valeur de vérité est évaluée, il s’ensuit que la lecture serait un traitement logique depuis un corpus exhaustif de règles207 (encyclopédie chez Eco, Magna Opus chez D. Lewis et A. Platinga). C’est la disqualification des « propriétés irréelles208 » qui singulariserait la fictionnalité. Comment s’établit l’évaluation globale de l’énoncé d’avec la mécanique classique209 ? Les théoricien.ne.s n’en disent rien.

Les êtres humains manquant parfois de logique et ne s’entendent pas toujours entre eux de manière aussi harmonieuse que ce que prévoit les lois universelles de la mécanique newtonienne et le principe de cause à effet, on parle, pour intégrer leur subjectivité, de leurs « croyances210 ». Les croyances sont la manière subjective dont les informations objectives du Cosmos sont tenues pour vraies. Elles fondent des règles relationnelles qui s’éloignent de celles de la mécanique classique : on parle de « mondes privés211 ». Il s’agit de mondes individuels, subjectifs et hermétiques. Pour justifier ces mondes privés, alternatifs à la vérité matérielle, il est fait référence à la logique modale et aux attitudes propositionnelles212. Les mondes privés concernent donc les lecteurs213, mais aussi, puisque le passage entre monde physique et monde linguistique sont liés par la transcription de la mécanique en logique, les personnages. Comme on imagine un personnage, on imagine « son monde ». Rien ne retient donc de poser que les personnages imaginent leurs mondes entre eux214. L’image, la représentation, est un tableau sur lequel se dessine la vérité. La réalité, par suite, est priée de s’y conformer. Le nominalisme opère un renversement. Ce n’est plus la chose que désigne le signe, c’est le signe qui détermine la chose : les théoricien.ne.s des mondes possibles vivent dans un monde enchanté. La définition suivante résume et assemble tout cela : « Nous définissons comme monde possible un état de choses exprimé par un ensemble de propositions où, pour chaque proposition, soit p, soit non-p. Comme tel, un monde est constitué d’un ensemble d’individus pourvus de propriétés. Comme certaines de ces propriétés ou prédicats sont des actions, un monde possible peut être vu aussi comme un cours d’événements. Comme ce cours d’événements n’est pas actuel, mais possible justement, il doit dépendre des attitudes propositionnelles de quelqu’un qui l’affirme, le croit, le rêve, le désir, le prévoit, etc.215. » Une « proposition est possible, si elle est vraie dans au moins un monde, elle est nécessaire si elle est vraie dans tous les mondes possibles216 ».

Une telle lecture systématiquement logique ferait courir le risque que l’énoncé comporte des « trous ». Des informations manquent en effet dans les fictions217. La notion d’incomplétude renvoie aux lacunes informatives du texte (le nombre d’enfants de MacBeth, la couleur des yeux ou une marque sur l’épaule d’Emma Bovary). Depuis l’« intérieur de l’univers textuel », les personnages seraient des êtres humains « complets218 ». Ce qui détermine la propriété d’être « complet » ici n’est plus le résultat d’une opération logique : c’est la confiance que l’être vivant accorde à l’authenticité de la réalité qui l’entoure et lui retire la spontanéité d’en douter. Ce n’est plus un résultat logique, c’est un postulat de départ219. Cette expérience existentielle est transcrite dans l’expérience de lecture. Est complet en ce second sens ce dont rien ne démontre qu’il ne l’est pas. Pavel, Eco et L. Doležel étendent également la notion de complétude à la réalité matérielle. Pour eux, seul le monde réel est complet. Le propre de la fiction serait d’être incomplet. L. Doležel maintient une définition positive : un texte complet décrirait l’intégralité du réel220. Pour cela, il faudrait lister un ensemble de propriétés et, pour chaque objet, appliquer à chacune une opération logique : « un objet est logiquement complet si pour chaque propriété p, la proposition “x a p” est soit vraie soit fausse221 ». M.-L. Ryan note que cette définition relève d’une perspective théologique222. Dans les deux cas, la complétude évoque l’idée d’une absence de doute, du maintien de la confiance infatuée de l’agent en une expérience vécue parce que rien ne l’étonne, ne lui paraît aberrant, ni n’éveille son esprit que l’on dit, dans une philosophie moins nominaliste, critique. Ainsi la notion de « plénitude » prend sens pour D. Lewis hors du langage : c’est une prémisse selon laquelle un espace-temps doit être « plein », ne pas contenir de vides indus223.

Pour rester dans ce domaine, la complétude s’entend donc à ce stade comme une lacune textuelle par rapport à une réalité conçue comme achevée, donc finie, idéalisée, fermée et objective, tout à la fois accessible à l’être humain en tant qu’individu, lecteur ou auteur, et tout autant valable dans l’éternité du temps et pour tout individu indifféremment. La complétude ferme alors l’expérience de lecture au profit d’une prise de connaissance logique d’un tout décrit et interdit qu’on aborde la lecture sous une autre conception de la réalité qu’une conception objective, matérielle, corporelle, causale ; celle d’une infinité transcendante, émotionnelle et expérientielle, voire existentielle, par exemple224. L’imagination comblerait l’incomplétude225. Certes saturée d’informations226, et sans lien avec la logique, L’œuvre ouverte, chez Eco, n’en reste pas moins incomplète227. La vérité impose de dire les choses, non comme on les ressent, comme on voudrait qu’elles soient, mais, avec une objectivité dont la prétention absolutiste n’est jamais interrogée, comme elles sont. J.-M. Schaeffer a beau proposer que la fiction s’aborde non sous l’angle logique, mais sous celui du mimétisme – ce qui évite en partie la question de la complétude – il n’explique pas en quoi un mot imite