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Ainsi parlait Zarathoustra ou Ainsi parla Zarathoustra, sous-titré « Un livre pour tous et pour personne » est un poème philosophique de Friedrich Nietzsche, publié entre 1883 et 1885.
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Seitenzahl: 511
Veröffentlichungsjahr: 2019
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Friedrich Nietzsche
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Lorsque Zarathoustra eut atteint sa trentième année, il quitta sa
patrie et le lac de sa patrie et s’en alla dans la montagne. Là il jouit
de son esprit et de sa solitude et ne s’en lassa point durant dix années.
Mais enfin son cœur se transforma, – et un matin, se levant avec
l’aurore, il s’avança devant le soleil et lui parla ainsi :
« Ô grand astre ! Quel serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux
que tu éclaires ?
Depuis dix ans que tu viens vers ma caverne : tu te serais lassé de
ta lumière et de ce chemin, sans moi, mon aigle et mon serpent.
Mais nous t’attendions chaque matin, nous te prenions ton
superflu et nous t’en bénissions.
Voici ! Je suis dégoûté de ma sagesse, comme l’abeille qui a
amassé trop de miel. J’ai besoin de mains qui se tendent. Je voudrais
donner et distribuer, jusqu’à ce que les sages parmi les hommes
soient redevenus joyeux de leur folie, et les pauvres, heureux de leur
richesse.
Voilà pourquoi je dois descendre dans les profondeurs, comme tu
fais le soir quand tu vas derrière les mers, apportant ta clarté au-
dessous du monde, ô astre débordant de richesse !
Je dois disparaître ainsi que toi, me coucher, comme disent les
hommes vers qui je veux descendre.
Bénis-moi donc, œil tranquille, qui peux voir sans envie un
bonheur même sans mesure !
Bénis la coupe qui veut déborder, que l’eau toute dorée en
découle, apportant partout le reflet de ta joie !
Vois ! cette coupe veut se vider à nouveau et Zarathoustra veut
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redevenir homme. »
Ainsi commença le déclin de Zarathoustra.
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Zarathoustra descendit seul des montagnes, et il ne rencontra
personne.
Mais lorsqu’il arriva dans les bois, soudain se dressa devant lui un
vieillard qui avait quitté sa sainte chaumière pour chercher des
racines dans la forêt. Et ainsi parla le vieillard et il dit à
Zarathoustra :
« Il ne m’est pas inconnu, ce voyageur ; voilà bien des années
qu’il passa par ici. Il s’appelait Zarathoustra, mais il s’est transformé.
Tu portais alors ta cendre à la montagne ; veux-tu aujourd’hui
porter ton feu dans la vallée ? Ne crains-tu pas le châtiment des
incendiaires ? Oui, je reconnais Zarathoustra. Son œil est limpide et
sur sa lèvre ne se creuse aucun pli de dégoût. Ne s’avance-t-il pas
comme un danseur ? Zarathoustra s’est transformé, Zarathoustra s’est
fait enfant, Zarathoustra s’est éveillé : que vas-tu faire maintenant
auprès de ceux qui dorment ? Tu vivais dans la solitude comme dans
la mer et la mer te portait. Malheur à toi, tu veux donc atterrir ?
Malheur à toi, tu veux de nouveau traîner toi-même ton corps ? »
Zarathoustra répondit : « J’aime les hommes. »
« Pourquoi donc, dit le sage, suis-je allé dans les bois et dans la
solitude ? N’était-ce pas parce que j’aimais trop les hommes ?
Maintenant j’aime Dieu : je n’aime point les hommes. L’homme est
pour moi une chose trop imparfaite. L’amour de l’homme me
tuerait. »
Zarathoustra répondit : « Qu’ai-je parlé d’amour ! Je vais faire un
présent aux hommes. »
« Ne leur donne rien, dit le saint. Enlève-leur plutôt quelque chose
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et aide-les à le porter – rien ne leur sera meilleur : pourvu qu’à toi
aussi cela fasse du bien !
Et si tu veux donner, ne leur donne pas plus qu’une aumône, et
attends qu’ils te la demandent ! »
« Non, répondit Zarathoustra, je ne fais pas l’aumône. Je ne suis
pas assez pauvre pour cela. »
Le saint se prit à rire de Zarathoustra et parla ainsi : « Tâche alors
de leur faire accepter les trésors. Ils se méfient des solitaires et ne
croient pas que nous venions pour donner.
À leurs oreilles les pas du solitaire retentissent trop étrangement à
travers les rues. Défiants comme si la nuit, couchés dans leurs lits, ils
entendaient marcher un homme, longtemps avant de lever du soleil,
ils se demandent peut-être : Où se glisse ce voleur ?
Ne vas pas auprès des hommes, reste dans la forêt ! Retourne
plutôt auprès des bêtes ! Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi,
– ours parmi les ours, oiseau parmi les oiseaux ? »
« Et que fait le saint dans les bois ? » demanda Zarathoustra.
Le saint répondit : « Je compose des chants et je les chante, et
quand je fais des chants, je ris, je pleure et je murmure : c’est ainsi
que je loue Dieu.
Avec des chants, des pleurs, des rires et des murmures, je rends
grâce à Dieu qui est mon Dieu. Cependant quel présent nous
apportes-tu ? »
Lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et
lui dit : « Qu’aurais-je à vous donner ? Mais laissez-moi partir en
hâte, afin que je ne vous prenne rien ! » – Et c’est ainsi qu’ils se
séparèrent l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant comme rient
deux petits garçons.
Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur :
« Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’as pas encore
entendu dire que Dieu est mort ! »
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Lorsque Zarathoustra arriva dans la ville voisine qui se trouvait le
plus près des bois, il y vit une grande foule rassemblée sur la place
publique : car on avait annoncé qu’un danseur de corde allait se
montrer. Et Zarathoustra parla au peuple et lui dit :
Je vous enseigne le Surhumain. L’homme est quelque chose qui
doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ?
Tous les êtres jusqu’à présent ont créé quelque chose au-dessus
d’eux, et vous voulez être le reflux de ce grand flot et plutôt retourner
à la bête que de surmonter l’homme ?
Qu’est le singe pour l’homme ? Une dérision ou une honte
douloureuse.
Et c’est ce que doit être l’homme pour le surhumain : une dérision
ou une honte douloureuse.
Vous avez tracé le chemin qui va du ver jusqu’à l’homme et il
vous est resté beaucoup du ver de terre. Autrefois vous étiez singe et
maintenant encore l’homme est plus singe qu’un singe.
Mais le plus sage d’entre vous n’est lui-même qu’une chose
disparate, hybride fait d’une plante et d’un fantôme. Cependant vous
ai-je dit de devenir fantôme ou plante ?
Voici, je vous enseigne le Surhumain !
Le Surhumain est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que
le Surhumain soit le sens de la terre.
Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez
pas ceux qui vous parlent d’espoirs supraterrestres ! Ce sont des
empoisonneurs, qu’ils le sachent ou non.
Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds et des
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empoisonnés eux-mêmes, de ceux dont la terre est fatiguée : qu’ils
s’en aillent donc !
Autrefois le blasphème envers Dieu était le plus grand blasphème,
mais Dieu est mort et avec lui sont morts ses blasphémateurs. Ce
qu’il y a de plus terrible maintenant, c’est de blasphémer la terre et
d’estimer les entrailles de l’impénétrable plus que le sens de la terre !
Jadis l’âme regardait le corps avec dédain, et rien alors n’était plus
haut que ce dédain : elle le voulait maigre, hideux, affamé ! C’est
ainsi qu’elle pensait lui échapper, à lui et à la terre !
Oh ! cette âme était elle-même encore maigre, hideuse et
affamée : et pour elle la cruauté était une volupté !
Mais, vous aussi, mes frères, dites-moi : votre corps, qu’annonce-
t-il de votre âme ? Votre âme n’est-elle pas pauvreté, ordure et
pitoyable contentement de soi-même ?
En vérité, l’homme est un fleuve impur. Il faut être devenu océan
pour pouvoir, sans se salir, recevoir un fleuve impur.
Voici, je vous enseigne le Surhumain : il est cet océan ; en lui peut
s’abîmer votre grand mépris.
Que peut-il vous arriver de plus sublime ? C’est l’heure du grand
mépris. L’heure où votre bonheur même se tourne en dégoût, tout
comme votre raison et votre vertu.
L’heure où vous dites : « Qu’importe mon bonheur ! Il est
pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même. Mais mon
bonheur devrait légitimer l’existence elle-même ! »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma raison ? Est-elle avide de
science, comme le lion de nourriture ? Elle est pauvreté, ordure et
pitoyable contentement de soi-même ! »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma vertu ! Elle ne m’a pas
encore fait délirer. Que je suis fatigué de mon bien et de mon mal !
Tout cela est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-
même. »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma justice ! Je ne vois pas
que je sois charbon ardent. Mais le juste est charbon ardent ! »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma pitié ! La pitié n’est-elle
pas la croix où l’on cloue celui qui aime les hommes ? Mais ma pitié
n’est pas une crucifixion. »
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Avez-vous déjà parlé ainsi ? Avez-vous déjà crié ainsi ? Hélas, que
ne vous ai-je déjà entendus crier ainsi !
Ce ne sont pas vos péchés – c’est votre contentement qui crie
contre le ciel, c’est votre avarice, même dans vos péchés, qui crie
contre le ciel !
Où donc est l’éclair qui vous léchera de sa langue ?
Où est la folie qu’il faudrait vous inoculer ?
Voici, je vous enseigne le Surhumain : il est cet éclair, il est cette
folie !
Quand Zarathoustra eut parlé ainsi, quelqu’un de la foule s’écria :
« Nous avons assez entendu parler du danseur de corde ; faites-
nous-le voir maintenant ! » Et tout le peuple rit de Zarathoustra. Mais
le danseur de corde qui croyait que l’on avait parlé de lui se mit à
l’ouvrage.
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Zarathoustra, cependant, regardait le peuple et s’étonnait. Puis il
dit :
L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain,
– une corde sur l’abîme.
Il est dangereux de passer de l’autre côté, dangereux de rester en
route, dangereux de regarder en arrière – frisson et arrêt dangereux.
Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non
un but : ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage
et un déclin.
J’aime ceux qui ne savent vivre autrement que pour disparaître,
car ils passent au-delà.
J’aime les grands contempteurs, parce qu’ils sont les grands
adorateurs, les flèches du désir vers l’autre rive.
J’aime ceux qui ne cherchent pas, derrière les étoiles, une raison
pour périr ou pour s’offrir en sacrifice ; mais ceux qui se sacrifient à
la terre, pour qu’un jour la terre appartienne au Surhumain.
J’aime celui qui vit pour connaître et qui veut connaître afin qu’un
jour vive le Surhumain. Car c’est ainsi qu’il veut son propre déclin.
J’aime celui qui travaille et invente, pour bâtir une demeure au
Surhumain, pour préparer à sa venue la terre, les bêtes et les plantes :
car c’est ainsi qu’il veut son propre déclin.
J’aime celui qui aime sa vertu : car la vertu est une volonté de
déclin, et une flèche de désir.
J’aime celui qui ne réserve pour lui-même aucune parcelle de son
esprit, mais qui veut être tout entier l’esprit de sa vertu : car c’est
ainsi qu’en esprit il traverse le pont.
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J’aime celui qui fait de sa vertu son penchant et sa destinée : car
c’est ainsi qu’à cause de sa vertu il voudra vivre encore et ne plus
vivre.
J’aime celui qui ne veut pas avoir trop de vertus. Il y a plus de
vertus en une vertu qu’en deux vertus, c’est un nœud où s’accroche
la destinée.
J’aime celui dont l’âme se dépense, celui qui ne veut pas qu’on lui
dise merci et qui ne restitue point : car il donne toujours et ne veut
point se conserver.
J’aime celui qui a honte de voir le détomber en sa faveur et qui
demande alors : suis-je donc un faux joueur ? – car il veut périr.
J’aime celui qui jette des paroles d’or au-devant de ses œuvres et
qui tient toujours plus qu’il ne promet : car il veut son déclin.
J’aime celui qui justifie ceux de l’avenir et qui délivre ceux du
passé, car il veut que ceux d’aujourd’hui le fassent périr.
J’aime celui qui châtie son Dieu, parce qu’il aime son Dieu : car il
faut que la colère de son Dieu le fasse périr.
J’aime celui dont l’âme est profonde, même dans la blessure, celui
qu’une petite aventure peut faire périr : car ainsi, sans hésitation, il
passera le pont.
J’aime celui dont l’âme déborde au point qu’il s’oublie lui-même,
et que toutes choses soient en lui : ainsi toutes choses deviendront
son déclin.
J’aime celui qui est libre de cœur et d’esprit : ainsi sa tête ne sert
que d’entrailles à son cœur, mais son cœur l’entraîne au déclin.
J’aime tous ceux qui sont comme de lourdes gouttes qui tombent
une à une du sombre nuage suspendu sur les hommes : elles
annoncent l’éclair qui vient, et disparaissent en visionnaires.
Voici, je suis un visionnaire de la foudre, une lourde goutte qui
tombe de la nue : mais cette foudre s’appelle le Surhumain.
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Quand Zarathoustra eut dit ces mots, il considéra de nouveau le
peuple et se tut, puis il dit à son cœur : « Les voilà qui se mettent à
rire ; ils ne me comprennent point, je ne suis pas la bouche qu’il faut
à ces oreilles.
Faut-il d’abord leur briser les oreilles, afin qu’ils apprennent à
entendre avec les yeux ? Faut-il faire du tapage comme les cymbales
et les prédicateurs de carême ? Ou n’ont-ils foi que dans les bègues ?
Ils ont quelque chose dont ils sont fiers. Comment nomment-ils
donc ce dont ils sont fiers ? Ils le nomment civilisation, c’est ce qui
les distingue des chevriers.
C’est pourquoi ils n’aiment pas, quand on parle d’eux, entendre le
mot de “mépris”. Je parlerai donc à leur fierté.
Je vais donc leur parler de ce qu’il y a de plus méprisable : je veux
dire le dernier homme. »
Et ainsi Zarathoustra se mit à parler au peuple :
Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps
que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.
Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera
pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-
dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne
sauront plus vibrer !
Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir
mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en
vous un chaos.
Malheur ! Les temps son proches où l’homme ne mettra plus
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d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus
méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.
« Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ? » – Ainsi
demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le
dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme
celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur » – disent les derniers hommes,
et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a
besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui :
car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on
s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et
sur les hommes !
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves
agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on
veille à ce que la distraction ne débilite point.
On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop
pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir
encore ?
Ce sont deux choses trop pénibles.
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose,
tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la
maison des fous.
« Autrefois tout le monde était fou » – disent ceux qui sont les
plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que
l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie
bientôt – car on ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit :
mais on respecte la santé.
« Nous avons inventé le bonheur » – disent les derniers hommes,
et ils clignent de l’œil.
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Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l’on appelle
aussi « le prologue » : car en cet endroit il fut interrompu par les cris
et la joie de la foule. « Donne-nous ce dernier homme, ô
Zarathoustra, – s’écriaient-ils – rends-nous semblables à ces derniers
hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhumain ! » Et tout le peuple
jubilait et claquait de la langue.
Zarathoustra cependant devint triste et dit à son cœur :
« Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à
ces oreilles.
Trop longtemps sans doute j’ai vécu dans les montagnes, j’ai trop
écouté les ruisseaux et les arbres : je leur parle maintenant comme à
des chevriers.
Placide est mon âme et lumineuse comme la montagne au matin.
Mais ils me tiennent pour un cœur froid et pour un bouffon aux
railleries sinistres.
Et les voilà qui me regardent et qui rient : et tandis qu’ils rient ils
me haïssent encore. Il y a de la glace dans leur rire. »
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Mais alors il advint quelque chose qui fit taire toutes les bouches
et qui fixa tous les regards. Car pendant ce temps le danseur de corde
s’était mis à l’ouvrage : il était sorti par une petite poterne et
marchait sur la corde tendue entre deux tours, au-dessus de la place
publique et de la foule. Comme il se trouvait juste à mi-chemin, la
petite porte s’ouvrit encore une fois et un gars bariolé qui avait l’air
d’un bouffon sauta dehors et suivit d’un pas rapide le premier.
« En avant, boiteux, cria son horrible voix, en avant paresseux,
sournois, visage blême ! Que je ne te chatouille pas de mon talon !
Que fais-tu là entre ces tours ? C’est dans la tour que tu devrais être
enfermé ; tu barres la route à un meilleur que toi ! » – Et à chaque
mot il s’approchait davantage ; mais quand il ne fut plus qu’à un pas
du danseur de corde, il advint cette chose terrible qui fit taire toutes
les bouches et qui fixa tous les regards : – le bouffon poussa un cri
diabolique et sauta par-dessus celui qui lui barrait la route. Mais le
danseur de corde, en voyant la victoire de son rival, perdit la tête et la
corde ; il jeta son balancier et, plus vite encore, s’élança dans
l’abîme, comme un tourbillon de bras et de jambes. La place
publique et la foule ressemblaient à la mer, quand la tempête s’élève.
Tous s’enfuyaient en désordre et surtout à l’endroit où le corps allait
s’abattre.
Zarathoustra cependant ne bougea pas et ce fut juste à côté de lui
que tomba le corps, déchiré et brisé, mais vivant encore. Au bout
d’un certain temps la conscience revint au blessé, et il vit
Zarathoustra, agenouillé auprès de lui :
« Que fais-tu là, dit-il enfin, je savais depuis longtemps que le
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diable me mettrait le pied en travers.
Maintenant il me traîne en enfer : veux-tu l’en empêcher ? »
« Sur mon honneur, ami, répondit Zarathoustra, tout ce dont tu
parles n’existe pas : il n’y a ni diable, ni enfer. Ton âme sera morte,
plus vite encore que ton corps : ne crains donc plus rien ! »
L’homme leva les yeux avec défiance. « Si tu dis vrai, répondit-il
ensuite, je ne perds rien en perdant la vie. Je ne suis guère plus
qu’une bête qu’on a fait danser avec des coups et de maigres
nourritures. »
« Non pas, dit Zarathoustra, tu as fait du danger ton métier, il n’y
a là rien de méprisable. Maintenant ton métier te fait périr : c’est
pourquoi je vais t’enterrer de mes mains. »
Quand Zarathoustra eut dit cela, le moribond ne répondit plus ;
mais il remua la main, comme s’il cherchait la main de Zarathoustra
pour le remercier.
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Cependant le soir tombait et la place publique se voilait
d’ombres : alors la foule commença à se disperser, car la curiosité et
la frayeur mêmes se fatiguent. Zarathoustra, assis par terre à côté du
mort, était noyé dans ses pensées : ainsi il oubliait le temps. Mais,
enfin, la nuit vint et un vent froid passa sur le solitaire. Alors
Zarathoustra se leva et il dit à son cœur :
« En vérité, Zarathoustra a fait une belle pêche aujourd’hui ! Il n’a
pas attrapé d’homme, mais un cadavre.
Inquiétante est la vie humaine et, de plus, toujours dénuée de
sens : un bouffon peut lui devenir fatal.
Je veux enseigner aux hommes le sens de leur existence : qui est
le Surhumain, l’éclair du sombre nuage homme.
Mais je suis encore loin d’eux et mon esprit ne parle pas à leurs
sens.
Pour les hommes, je tiens encore le milieu entre un fou et un
cadavre.
Sombre est la nuit, sombres sont les voies de Zarathoustra. Viens,
compagnon rigide et glacé ! Je te porte à l’endroit où je vais
t’enterrer de mes mains. »
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Quand Zarathoustra eut dit cela à son cœur, il chargea le cadavre
sur ses épaules et se mit en route. Il n’avait pas encore fait cent pas
qu’un homme se glissa auprès de lui et lui parla tout bas à l’oreille
– et voici ! celui qui lui parlait était le bouffon de la tour.
« Va-t’en de cette ville, ô Zarathoustra, dit-il, il y a ici trop de gens
qui te haïssent. Les bons et les justes te haïssent et ils t’appellent leur
ennemi et leur contempteur ; les fidèles de la vraie croyance te
haïssent et ils t’appellent un danger pour la foule. Ce fut ton bonheur
qu’on se moquât de toi, car vraiment tu parlais comme un bouffon.
Ce fut ton bonheur de t’associer au chien mort ; en t’abaissant ainsi,
tu t’es sauvé pour cette fois-ci. Mais va-t’en de cette ville – sinon
demain je sauterai par-dessus un mort. »
Après avoir dit ces choses, l’homme disparut ; et Zarathoustra
continua son chemin par les rues obscures.
À la porte de la ville il rencontra les fossoyeurs : ils éclairèrent sa
figure de leur flambeau, reconnurent Zarathoustra et se moquèrent
beaucoup de lui. « Zarathoustra emporte le chien mort : bravo,
Zarathoustra s’est fait fossoyeur ! Car nous avons les mains trop
propres pour ce gibier. Zarathoustra veut-il donc voler sa pâture au
diable ? Allons ! Bon appétit ! Pourvu que le diable ne soit pas plus
habile voleur que Zarathoustra ! – il les volera tous deux, il les
mangera tous deux ! » Et ils riaient entre eux en rapprochant leurs
têtes.
Zarathoustra ne répondit pas un mot et passa son chemin.
Lorsqu’il eut marché pendant deux heures, le long des bois et des
marécages, il avait tellement entendu hurler des loups affamés que la
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faim s’était emparée de lui. Aussi s’arrêta-t-il à une maison isolée, où
brûlait une lumière.
« La faim s’empare de moi comme un brigand, dit Zarathoustra ?
Au milieu des bois et des marécages la faim s’empare de moi, dans la
nuit profonde.
Ma faim a de singuliers caprices. Souvent elle ne me vient
qu’après le repas, et aujourd’hui elle n’est pas venue de toute la
journée : où donc s’est elle attardée ? »
En parlant ainsi, Zarathoustra frappa à la porte de la maison. Un
vieil homme parut aussitôt : il portait une lumière et demanda : « Qui
vient vers moi et vers mon mauvais sommeil ? »
« Un vivant et un mort, dit Zarathoustra. Donnez-moi à manger et
à boire, j’ai oublié de le faire pendant le jour. Qui donne à manger
aux affamés réconforte sa propre âme : ainsi parle la sagesse. »
Le vieux se retire, mais il revint aussitôt, et offrit à Zarathoustra
du pain et du vin : « C’est une méchante contrée pour ceux qui ont
faim, dit-il ; c’est pourquoi j’habite ici. Hommes et bêtes viennent à
moi, le solitaire. Mais invite aussi ton compagnon à manger et à
boire, il est plus fatigué que toi. » Zarathoustra répondit : « Mon
compagnon est mort, je l’y déciderais difficilement. »
« Cela m’est égal, dit le vieux en grognant ; qui frappe à ma porte
doit prendre ce que je lui offre. Mangez et portez-vous bien ! »
Ensuite Zarathoustra marcha de nouveau pendant deux heures, se
fiant à la route et à la clarté des étoiles : car il avait l’habitude des
marches nocturnes et aimait à regarder en face tout ce qui dort.
Quand le matin commença à poindre, Zarathoustra se trouvait dans
une forêt profonde et aucun chemin ne se dessinait plus devant lui.
Alors il plaça le corps dans un arbre creux, à la hauteur de sa tête
– car il voulait le protéger contre les loups – et il se coucha lui-même
à terre sur la mousse. Et aussitôt il s’endormi, fatigué de corps, mais
l’âme tranquille.
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Zarathoustra dormit longtemps et non seulement l’aurore passa
sur son visage, mais encore le matin. Enfin ses yeux s’ouvrirent et
avec étonnement Zarathoustra jeta un regard sur la forêt et dans le
silence, avec étonnement il regarda en lui-même. Puis il se leva à la
hâte, comme un matelot qui tout à coup voit la terre, et il poussa un
cri d’allégresse : car il avait découvert une vérité nouvelle. Et il parla
à son cœur et il lui dit :
Mes yeux se sont ouverts : J’ai besoin de compagnons, de
compagnons vivants, – non point de compagnons morts et de
cadavres que je porte avec moi où je veux.
Mais j’ai besoin de compagnons vivants qui me suivent, parce
qu’ils veulent se suivre eux-mêmes – partout où je vais.
Mes yeux se sont ouverts : Ce n’est pas à la foule que doit parler
Zarathoustra, mais à des compagnons ! Zarathoustra ne doit pas être
le berger et le chien d’un troupeau !
C’est pour enlever beaucoup de brebis du troupeau que je suis
venu. Le peuple et le troupeau s’irriteront contre moi : Zarathoustra
veut être traité de brigand par les bergers.
Je dis bergers, mais ils s’appellent les bons et les justes. Je dis
bergers, mais ils s’appellent les fidèles de la vraie croyance.
Voyez les bons et les justes ! Qui haïssent-ils le plus ? Celui qui
brise leurs tables des valeurs, le destructeur, le criminel : – mais c’est
celui-là le créateur.
Voyez les fidèles de toutes les croyances ! Qui haïssent-ils le
plus ?
Celui qui brise leurs tables des valeurs, le destructeur, le criminel :
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– mais c’est celui-là le créateur.
Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur et non des
cadavres, des troupeaux ou des croyants. Des créateurs comme lui,
voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui inscrivent des valeurs
nouvelles sur des tables nouvelles.
Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, des
moissonneurs qui moissonnent avec lui : car chez lui tout est mûr
pour la moisson. Mais il lui manque les cent faucilles : aussi, plein de
colère, arrache-t-il les épis.
Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui
savent aiguiser leurs faucilles. On les appellera destructeurs et
contempteurs du bien et du mal. Mais ce seront eux qui
moissonneront et qui seront en fête.
Des créateurs comme lui, voilà ce que cherche Zarathoustra, de
ceux qui moissonnent et chôment avec lui : qu’a-t-il à faire de
troupeaux, de bergers et de cadavres !
Et toi, mon premier compagnon, repose en paix ! Je t’ai bien
enseveli dans ton arbre creux, je t’ai bien abrité contre les loups.
Mais je me sépare de toi, te temps est passé. Entre deux aurores
une nouvelle vérité s’est levée en moi.
Je ne dois être ni berger, ni fossoyeur. Jamais plus je ne parlerai au
peuple ; pour la dernière fois j’ai parlé à un mort.
Je veux me joindre aux créateurs, à ceux qui moissonnent et
chôment : je leur montrerai l’arc-en-ciel et tous les échelons qui
mènent au Surhumain. Je chanterai mon chant aux solitaires et à ceux
qui sont deux dans la solitude ; et quiconque a des oreilles pour les
choses inouïes, je lui alourdirai le cœur de ma félicité.
Je marche vers mon but, je suis ma route ; je sauterai par-dessus
les hésitants et les retardataires. Ainsi ma marche sera le déclin !
22
Zarathoustra avait dit cela à son cœur, alors que le soleil était à
son midi : puis il interrogea le ciel du regard – car il entendait au-
dessus de lui le cri perçant d’un oiseau. Et voici ! Un aigle planait
dans les airs en larges cercles, et un serpent était suspendu à lui, non
pareil à une proie, mais comme un ami : car il se sentait enroulé
autour de son cou.
« Ce sont mes animaux ! dit Zarathoustra, et il se réjouit de tout
cœur.
L’animal le plus fier qu’il y ait sous le soleil et l’animal le plus
rusé qu’il y ait sous le soleil – ils sont allés en reconnaissance.
Ils ont voulu savoir si Zarathoustra vivait encore. En vérité, suis je
encore en vie ?
J’ai rencontré plus de dangers parmi les hommes que parmi les
animaux.
Zarathoustra suit des voies dangereuses. Que mes animaux me
conduisent ! »
Lorsque Zarathoustra eut ainsi parlé, il se souvint des paroles du
saint dans la forêt, il soupira et dit à son cœur :
Il faut que je sois plus sage ! Que je sois rusé du fond du cœur,
comme mon serpent.
Mais je demande l’impossible : je prie donc ma fierté
d’accompagner toujours ma sagesse.
Et si ma sagesse m’abandonne un jour : – hélas, elle aime à
s’envoler ! – puisse du moins ma fierté voler avec ma folie !
Ainsi commença le déclin de Zarathoustra.
23
Les trois métamorphoses.
Je vais vous dire trois métamorphoses de l’esprit : comment
l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et
comment enfin le lion devient enfant.
Il est maint fardeau pesant pour l’esprit, pour l’esprit patient et
vigoureux en qui domine le respect : sa vigueur réclame le fardeau
pesant, le plus pesant.
Qu’y a-t-il de plus pesant ! ainsi interroge l’esprit robuste.
Dites-le, ô héros, afin que je le charge sur moi et que ma force se
réjouisse.
N’est-ce pas cela : s’humilier pour faire souffrir son orgueil ?
Faire luire sa folie pour tourner en dérision sa sagesse ?
Ou bien est-ce cela : déserter une cause, au moment où elle
célèbre sa victoire ? Monter sur de hautes montagnes pour tenter le
tentateur ?
Ou bien est-ce cela : se nourrir des glands et de l’herbe de la
connaissance, et souffrir la faim dans son âme, pour l’amour de la
vérité ?
Ou bien est-ce cela : être malade et renvoyer les consolateurs, se
lier d’amitié avec des sourds qui m’entendent jamais ce que tu veux ?
Ou bien est-ce cela : descendre dans l’eau sale si c’est l’eau de la
vérité et ne point repousser les grenouilles visqueuses et les purulents
crapauds ?
Ou bien est-ce cela : aimer qui nous méprise et tendre la main au
fantôme lorsqu’il veut nous effrayer ?
L’esprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le
24
chameau qui sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers
son désert.
Mais au fond du désert le plus solitaire s’accomplit la seconde
métamorphose : ici l’esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et
être maître de son propre désert.
Il cherche ici son dernier maître : il veut être l’ennemi de ce
maître, comme il est l’ennemi de son dernier dieu ; il veut lutter pour
la victoire avec le grand dragon.
Quel est le grand dragon que l’esprit ne veut plus appeler ni dieu
ni maître ? « Tu dois », s’appelle le grand dragon. Mais l’esprit du
lion dit :
« Je veux. »
« Tu dois » le guette au bord du chemin, étincelant d’or sous sa
carapace aux mille écailles, et sur chaque écaille brille en lettres
dorées : « Tu dois ! »
Des valeurs de mille années brillent sur ces écailles et ainsi parle
le plus puissant de tous les dragons : « Tout ce qui est valeur – brille
sur moi. »
Tout ce qui est valeur a déjà été créé, et c’est moi qui représente
toutes les valeurs créées. En vérité il ne doit plus y avoir de « Je
veux » ! Ainsi parle le dragon.
Mes frères, pourquoi est-il besoin du lion de l’esprit ? La bête
robuste qui s’abstient et qui est respectueuse ne suffit-elle pas ?
Créer des valeurs nouvelles – le lion même ne le peut pas encore :
mais se rendre libre pour la création nouvelle – c’est ce que peut la
puissance du lion.
Se faire libre, opposer une divine négation, même au devoir : telle,
mes frères, est la tâche où il est besoin du lion.
Conquérir le droit de créer des valeurs nouvelles – c’est la plus
terrible conquête pour un esprit patient et respectueux. En vérité,
c’est là un acte féroce, pour lui, et le fait d’une bête de proie.
Il aimait jadis le « Tu dois » comme son bien le plus sacré :
maintenant il lui faut trouver l’illusion et l’arbitraire, même dans ce
bien le plus sacré, pour qu’il fasse, aux dépens de son amour, la
conquête de la liberté : il faut un lion pour un pareil rapt.
Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne
25
pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne
enfant ?
L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue
qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte
affirmation.
Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une
sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui
qui a perdu le monde veut gagner son propre monde.
Je vous ai nommé trois métamorphoses de l’esprit : comment
l’esprit devient chameau, comment l’esprit devient lion, et comment
enfin le lion devient enfant.
Ainsi parlait Zarathoustra. Et en ce temps-là il séjournait dans la
ville qu’on appelle : la Vache multicolore.
26
On vantait à Zarathoustra un sage que l’on disait savant à parler
du sommeil et de la vertu, et, à cause de cela, comblé d’honneurs et
de récompenses, entouré de tous les jeunes gens qui se pressaient
autour de sa chaire magistrale. C’est chez lui que se rendit
Zarathoustra et, avec tous les jeunes gens, il s’assit devant sa chaire.
Et le sage parla ainsi :
Ayez en honneur le sommeil et respectez-le ! C’est la chose
première.
Et évitez tous ceux qui dorment mal et qui sont éveillés la nuit !
Le voleur lui-même a honte en présence du sommeil. Son pas se
glisse toujours silencieux dans la nuit. Mais le veilleur de nuit est
impudent et impudemment il porte son cor.
Ce n’est pas une petite chose que de savoir dormir : il faut savoir
veiller tout le jour pour pouvoir bien dormir.
Dix fois dans la journée il faut que tu te surmontes toi-même :
c’est la preuve d’une bonne fatigue et c’est un pavot pour l’âme.
Dix fois il faut te réconcilier avec toi-même ; car s’il est amer de
se surmonter, celui qui n’est pas réconcilié dort mal.
Il te faut trouver dix vérités durant le jour ; autrement tu
chercheras des vérités durant la nuit et ton âme restera affamée.
Dix fois dans la journée il te faut rire et être joyeux : autrement tu
seras dérangé la nuit par ton estomac, ce père de l’affliction.
Peu de gens savent cela, mais il faut avoir toutes les vertus pour
bien dormir. Porterai-je un faux témoignage ? Commettrai-je un
adultère ?
Convoiterai-je la servante de mon prochain ? Tout cela
27
s’accorderait mal avec un bon sommeil.
Et si l’on possède même toutes les vertus, il faut s’entendre à une
chose : envoyer dormir à temps les vertus elles-mêmes.
Il ne faut pas qu’elles se disputent entre elles, les gentilles petites
femmes ! et encore à cause de toi, malheureux !
Paix avec Dieu et le prochain, ainsi le veut le bon sommeil. Et
paix encore avec le diable du voisin. Autrement il te hantera de nuit.
Honneur et obéissance à l’autorité, et même à l’autorité boiteuse !
Ainsi le veut le bon sommeil. Est-ce ma faute, si le pouvoir aime à
marcher sur des jambes boiteuses ?
Celui qui mène paître ses brebis sur la verte prairie sera toujours
pour moi le meilleur berger : ainsi le veut le bon sommeil.
Je ne veux ni beaucoup d’honneurs, ni de grands trésors : cela fait
trop de bile. Mais on dort mal sans un bon renom et un petit trésor.
J’aime mieux recevoir une petite société qu’une société
méchante : pourtant il faut qu’elle arrive et qu’elle parte au bon
moment : ainsi le veut le bon sommeil.
Je prends grand plaisir aussi aux pauvres d’esprit : ils accélèrent le
sommeil. Ils sont bienheureux, surtout quand on leur donne toujours
raison.
Ainsi s’écoule le jour pour les vertueux. Quand vient la nuit je me
garde bien d’appeler le sommeil ! Il ne veut pas être appelé, lui qui
est le maître des vertus !
Mais je pense à ce que j’ai fait et pensé dans la journée. En
ruminant mes pensées je m’interroge avec la patience d’une vache, et
je me demande : quelles furent donc tes dix victoires sur toi-même ?
Et quels furent les dix réconciliations, et les dix vérités, et les dix
éclats de rire dont ton cœur s’est régalé ?
En considérant cela, bercé de quarante pensées, soudain le
sommeil s’empare de moi, le sommeil que je n’ai point appelé, le
maître des vertus.
Le sommeil me frappe sur les yeux, et mes yeux s’alourdissent. Le
sommeil me touche la bouche, et ma bouche reste ouverte.
En vérité, il se glisse chez moi d’un pied léger, le voleur que je
préfère, il me vole mes pensées : j’en reste là debout, tout bête
comme ce pupitre.
28
Mais je ne suis pas debout longtemps que déjà je m’étends.
Lorsque Zarathoustra entendit ainsi parler le sage, il se mit à rire
dans son cœur : car une lumière s’était levée en lui.
Et il parla ainsi à son cœur et il lui dit :
Ce sage me semble fou avec ses quarante pensées : mais je crois
qu’il entend bien le sommeil.
Bienheureux déjà celui qui habite auprès de ce sage ! Un tel
sommeil est contagieux, même à travers un mur épais.
Un charme se dégage même de sa chaire magistrale. Et ce n’est
pas en vain que les jeunes gens étaient assis au pied du prédicateur de
la vertu.
Sa sagesse dit : veiller pour dormir. Et, en vérité, si la vie n’avait
pas de sens et s’il fallait que je choisisse un non-sens, ce non-sens-là
me semblerait le plus digne de mon choix.
Maintenant je comprends ce que jadis on cherchait avant tout,
lorsque l’on cherchait des maîtres de la vertu. C’est un bon sommeil
que l’on cherchait et des vertus couronnées de pavots !
Pour tous ces sages de la chaire, ces sages tant vantés, la sagesse
était le sommeil sans rêve : ils ne connaissaient pas de meilleur sens
de la vie.
De nos jours encore il y en a bien quelques autres qui ressemblent
à ce prédicateur de la vertu, et ils ne sont pas toujours aussi honnêtes
que lui : mais leur temps est passé. Ils ne seront pas debout
longtemps que déjà ils seront étendus.
Bienheureux les assoupis : car ils s’endormiront bientôt.
Ainsi parlait Zarathoustra.
29
Un jour Zarathoustra jeta son illusion par-delà les hommes, pareil
à tous les hallucinés de l’arrière-monde. L’œuvre d’un dieu souffrant
et tourmenté, tel lui parut alors le monde.
Le monde me parut être le rêve et l’invention d’un dieu ;
semblable à des vapeurs coloriées devant les yeux d’un divin
mécontent.
Bien et mal, et joie et peine, et moi et toi, – c’étaient là pour moi
des vapeurs coloriées devant les yeux d’un créateur. Le créateur
voulait détourner les yeux de lui-même, – alors, il créa le monde.
C’est pour celui qui souffre une joie enivrante de détourner les
yeux de sa souffrance et de s’oublier. Joie enivrante et oubli de soi,
ainsi me parut un jour le monde.
Ce monde éternellement imparfait, image, et image imparfaite,
d’une éternelle contradiction – une joie enivrante pour son créateur
imparfait : tel me parut un jour le monde.
Ainsi, moi aussi, je jetai mon illusion par-delà les hommes, pareil
à tous les hallucinés de l’arrière-monde. Par-delà les hommes, en
vérité ?
Hélas, mes frères, ce dieu que j’ai créé était œuvre faite de main
humaine et folie humaine, comme sont tous les dieux.
Il n’était qu’homme, pauvre fragment d’un homme et d’un
« moi » : il sortit de mes propres cendres et de mon propre brasier, ce
fantôme, et vraiment, il ne me vint pas de l’au-delà !
Qu’arriva-t-il alors, mes frères ? Je me suis surmonté, moi qui
souffrais, j’ai porté ma propre cendre sur la montagne, j’ai inventé
pour moi une flamme plus claire. Et voici ! Le fantôme s’est éloigné
30
de moi !
Maintenant, croire à de pareils fantômes ce serait là pour moi une
souffrance et une humiliation. C’est ainsi que je parle aux hallucinés
de l’arrière-monde.
Souffrances et impuissances – voilà ce qui créa les arrière-
mondes, et cette courte folie du bonheur que seul connaît celui qui
souffre le plus.
La fatigue qui d’un seul bond veut aller jusqu’à l’extrême, d’un
bond mortel, cette fatigue pauvre et ignorante qui ne veut même plus
vouloir : c’est elle qui créa tous les dieux et tous les arrière-mondes.
Croyez-m’en, mes frères ! Ce fut le corps qui désespéra du corps,
– il tâtonna des doigts de l’esprit égaré, il tâtonna le long des derniers
murs.
Croyez-m’en, mes frères ! Ce fut le corps qui désespéra de la
terre, – il entendit parler le ventre de l’Être.
Alors il voulut passer la tête à travers les derniers murs, et non
seulement la tête, – il voulut passer dans « l’autre monde ».
Mais « l’autre monde » est bien caché devant les hommes, ce
monde efféminé et inhumain qui est un néant céleste ; et le ventre de
l’Être ne parle pas à l’homme, si ce n’est comme homme.
En vérité, il est difficile de démontrer l’Être et il est difficile de le
faire parler. Dites-moi, mes frères, les choses les plus singulières ne
vous semblent-elles pas les mieux démontrées ?
Oui, ce moi, – la contradiction et la confusion de ce moi – affirme
le plus loyalement son Être, – ce moi qui crée, qui veut et qui donne
la mesure et la valeur des choses.
Et ce moi, l’Être le plus loyal – parle du corps et veut encore le
corps, même quand il rêve et s’exalte en voletant de ses ailes brisées.
Il apprend à parler toujours plus loyalement, ce moi :et plus il
apprend, plus il trouve de mots pour exalter le corps et la terre.
Mon moi m’a enseigné une nouvelle fierté, je l’enseigne aux
hommes : ne plus cacher sa tête dans le sable des choses célestes,
mais la porter fièrement, une tête terrestre qui crée le sens de la
terre !
J’enseigne aux hommes une volonté nouvelle : suivre
volontairement le chemin qu’aveuglément les hommes ont suivi,
31
approuver ce chemin et ne plus se glisser à l’écart comme les
malades et les décrépits !
Ce furent des malades et des décrépits qui méprisèrent le corps et
la terre, qui inventèrent les choses célestes et les gouttes du sang
rédempteur : et ces poisons doux et lugubres, c’est encore au corps et
à la terre qu’ils les ont empruntés !
Ils voulaient se sauver de leur misère et les étoiles leur semblaient
trop lointaines. Alors ils se mirent à soupirer : Hélas ! que n’y-a-t-il
des voies célestes pour que nous puissions nous glisser dans un autre
Être, et dans un autre bonheur ! » – Alors ils inventèrent leurs
artifices et leurs petites boissons sanglantes !
Ils se crurent ravis loin de leur corps et de cette terre, ces ingrats.
Mais à qui devaient-ils le spasme et la joie de leur ravissement ? À
leur corps et à cette terre.
Zarathoustra est indulgent pour les malades. En vérité, il ne
s’irrite ni de leurs façons de se consoler, ni de leur ingratitude. Qu’ils
guérissent et se surmontent et qu’ils se créent un corps supérieur !
Zarathoustra ne s’irrite pas non plus contre le convalescent qui
regarde avec tendresse son illusion perdue et erre à minuit autour de
la tombe de son Dieu : mais dans les larmes que verse le
convalescent, Zarathoustra ne voit que maladie et corps malade.
Il y eut toujours beaucoup de gens malades parmi ceux qui rêvent
et qui languissent vers Dieu ; ils haïssent avec fureur celui qui
cherche la connaissance, ils haïssent la plus jeune des vertus qui
s’appelle : loyauté.
Ils regardent toujours en arrière vers des temps obscurs : il est vrai
qu’alors la folie et la foi étaient autre chose. La fureur de la raison
apparaissait à l’image de Dieu et le doute était péché.
Je connais trop bien ceux qui sont semblables à Dieu : ils veulent
qu’on croie en eux et que le doute soit un péché. Je sais trop bien à
quoi ils croient eux-mêmes le plus.
Ce n’est vraiment pas à des arrière-mondes et aux gouttes du sang
rédempteur : mais eux aussi croient davantage au corps et c’est leur
propre corps qu’ils considèrent comme la chose en soi.
Mais le corps est pour eux une chose maladive : et volontiers ils
sortiraient de leur peau. C’est pourquoi ils écoutent les prédicateurs
32
de la mort et ils prêchent eux-mêmes les arrière-mondes.
Écoutez plutôt, mes frères, la voix du corps guéri : c’est une voix
plus loyale et plus pure.
Le corps sain parle avec plus de loyauté et plus de pureté, le corps
complet, carré de la tête à la base : il parle du sens de la terre.
Ainsi parlait Zarathoustra.
33
C’est aux contempteurs du corps que je veux dire leur fait. Ils ne
doivent pas changer de méthode d’enseignement, mais seulement
dire adieu à leur propre corps – et ainsi devenir muets.
« Je suis corps et âme » – ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne
parlerait-on pas comme les enfants ?
Mais celui qui est éveillé et conscient dit : Je suis corps tout entier
et rien autre chose ; l’âme n’est qu’un mot pour une parcelle du
corps.
Le corps est un grand système de raison, une multiplicité avec un
seul sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger.
Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu
appelles esprit, mon frère, petit instrument et petit jouet de ta grande
raison.
Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand,
c’est – ce à quoi tu ne veux pas croire – ton corps et son grand
système de raison : il ne dit pas moi, mais il est moi.
Ce que les sens éprouvent, ce que reconnaît l’esprit, n’a jamais de
fin en soi. Mais les sens et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils
sont la fin de toute chose : tellement ils sont vains.
Les sens et l’esprit ne sont qu’instruments et jouets : derrière eux
se trouve encore le soi. Le soi, lui aussi, cherche avec les yeux des
sens et il écoute avec les oreilles de l’esprit.
Toujours le soi écoute et cherche : il compare, soumet, conquiert
et détruit. Il règne, et domine aussi le moi.
Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un
maître plus puisant, un sage inconnu – il s’appelle soi. Il habite ton
34
corps, il est ton corps.
Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse.
Et qui donc sait pourquoi ton corps a précisément besoin de ta
meilleure sagesse ?
Ton soi rit de ton moi et de ses cabrioles. « Que me sont ces bonds
et ces vols de la pensée ? dit-il. Un détour vers mon but. Je suis la
lisière du moi et le souffleur de ses idées. »
Le soi dit au moi : « Éprouve des douleurs ! » Et le moi souffre et
réfléchit à ne plus souffrir – et c’est à cette fin qu’il doit penser.
Le soi dit au moi : « Éprouve des joies ! » Alors le moi se réjouit
et songe à se réjouir souvent encore – et c’est à cette fin qu’il doit
penser.
Je veux dire un mot aux contempteurs du corps. Qu’ils méprisent,
c’est ce qui fait leur estime. Qu’est-ce qui créa l’estime et le mépris
et la valeur et la volonté ?
Le soi créateur créa, pour lui-même, l’estime et le mépris, la joie
et la peine. Le corps créateur créa pour lui-même l’esprit comme une
main de sa volonté.
Même dans votre folie et dans votre mépris, vous servez votre soi,
vous autres contempteurs du corps.
Je vous le dis : votre soi lui-même veut mourir et se détourner de
la vie.
Il n’est plus capable de faire ce qu’il préférerait : – créer au-dessus
de lui-même. Voilà son désir préféré, voilà toute son ardeur.
Mais il est trop tard pour cela : – ainsi votre soi veut disparaître, ô
contempteurs du corps.
Votre soi veut disparaître, c’est pourquoi vous êtes devenus
contempteurs du corps ! Car vous ne pouvez plus créer au-dessus de
vous.
C’est pourquoi vous en voulez à la vie et à la terre. Une envie
inconsciente est dans le regard louche de votre mépris.
Je ne marche pas sur votre chemin, contempteurs du corps ! Vous
n’êtes point pour moi des ponts vers le Surhumain !
Ainsi parlait Zarathoustra.
35
Mon frère, quand tu as une vertu, et quand elle est ta vertu, tu ne
l’as en commun avec personne.
Il est vrai que tu voudrais l’appeler par son nom et la caresser ; tu
voudrais la prendre par l’oreille et te divertir avec elle.
Et voici ! Maintenant elle aura en commun avec le peuple le nom
que tu lui donnes, tu es devenu peuple et troupeau avec la vertu !
Tu ferais mieux de dire : « Ce qui fait le tourment et la douceur de
mon âme est inexprimable et sans nom, et c’est aussi ce qui cause la
faim de mes entrailles. »
Que ta vertu soit trop haute pour la familiarité des dénominations :
et s’il te faut parler d’elle, n’aie pas honte de balbutier.
Parle donc et balbutie : « Ceci est mon bien que j’aime, c’est ainsi
qu’il me plaît tout à fait, ce n’est qu’ainsi que je veux le bien.
Je ne le veux point tel le commandement d’un dieu, ni tel une loi
et une nécessité humaine : qu’il ne me soit point un indicateur vers
des terres supérieures et vers des paradis.
C’est une vertu terrestre que j’aime : il y a en elle peu de sagesse
et moins encore de sens commun.
Mais cet oiseau s’est construit son nid auprès de moi : c’est
pourquoi je l’aime avec tendresse, – maintenant il couve chez moi
ses œufs dorés. »
C’est ainsi que tu dois balbutier, et louer ta vertu.
Autrefois tu avais des passions et tu les appelais des maux. Mais
maintenant tu n’as plus que tes vertus : elles naquirent de tes
passions.
Tu apportas dans ces passions ton but le plus élevé : alors elles
36
devinrent tes vertus et tes joies.
Et quand même tu serais de la race des colériques ou des
voluptueux, des sectaires ou des vindicatifs :
Toutes tes passions finiraient par devenir des vertus, tous tes
démons des anges.
Jadis tu avais dans ta cave des chiens sauvages : mais ils sont
devenus des oiseaux et d’aimables chanteurs.
C’est avec tes poisons que tu t’est préparé ton baume ; tu as trait
la vache Affliction, – maintenant tu bois le doux lait de ses mamelles.
Et rien de mal ne naît plus de toi, si ce n’est le mal qui naît de la
lutte de tes vertus.
Mon frère, quand tu as du bonheur, c’est que tu as une vertu et
rien autre chose : tu passes ainsi plus facilement sur le pont.
C’est une distinction que d’avoir beaucoup de vertus, mais c’est
un sort bien dur ; et il y en a qui sont allés se tuer dans le désert parce
qu’ils étaient fatigués de servir de champs de bataille aux vertus.
Mon frère, la guerre et les batailles sont-elles des maux ? Ce sont
des maux nécessaires ; l’envie, et la méfiance, et la calomnie ont une
place nécessaire parmi tes vertus.
Regarde comme chacune de tes vertus désire ce qu’il y a de plus
haut : elle veut tout ton esprit, afin que ton esprit soit son héraut, elle
veut toute ta force dans la colère, la haine et l’amour.
Chaque vertu est jalouse de l’autre vertu et la jalousie est une
chose terrible. Les vertus, elles aussi, peuvent périr par la jalousie.
Celui qu’enveloppe la flamme de la jalousie, pareil au scorpion,
finit par tourner contre lui-même le dard empoisonné.
Hélas ! mon frère, ne vis-tu jamais une vertu se calomnier et se
détruire elle-même ?
L’homme est quelque chose qui doit être surmonté : c’est
pourquoi il te faut aimer tes vertus – car tu périras par tes vertus.
Ainsi parlait Zarathoustra.
37
Vous ne voulez point tuer, juges et sacrificateurs, avant que la bête
n’ait hoché la tête ? Voyez, le pâle criminel a hoché la tête : dans ses
yeux parle le grand mépris.
« Mon moi est quelque chose qui doit être surmonté : mon moi,
c’est mon grand mépris des hommes. » Ainsi parlent les yeux du
criminel.
Ce fut son moment suprême, celui où il s’est jugé lui-même : ne
laissez pas le sublime redescendre dans sa bassesse !
Il n’y a pas de salut pour celui qui souffre à ce point de lui-même,
si ce n’est la mort rapide.
Votre homicide, ô juges, doit se faire par compassion et non par
vengeance. Et en tuant, regardez à justifier la vie !
Il ne suffit pas de vous réconcilier avec celui que vous tuez. Que
votre tristesse soit l’amour du Surhumain, ainsi vous justifierez votre
survie !
Dites « ennemi » et non pas « scélérat » ; dites « malade » et non
pas « gredin » ; dites « insensé » et non pas « pécheur ».
Et toi, juge rouge, si tu disais à haute voix ce que tu as déjà fait en
pensées : chacun s’écrierait : « Otez cette immondice et ce venin ! »
Mais autre chose est la pensée, autre chose l’action, autre chose
l’image de l’action. La roue de la causalité ne roule pas entre ces
choses.
C’est une image qui fit pâlir cet homme pâle.
Il était à la hauteur de son acte lorsqu’il commit son acte : mais il
ne supporta pas son image après l’avoir accompli.
Il se vit toujours comme l’auteur d’un seul acte. J’appelle cela de
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la folie, car l’exception est devenue la règle de son être.
La ligne fascine la poule ; le trait que le criminel a porté fascine sa
pauvre raison – c’est la folie après l’acte.
Écoutez, juges ! Il y a encore une autre folie : et cette folie est
avant l’acte. Hélas ! vous n’avez pas pénétré assez profondément
dans cette âme !
Ainsi parle le juge rouge : « Pourquoi ce criminel a-t-il tué ? Il
voulait dérober. » Mais je vous dis : son âme voulait du sang, et ne
désirait point le vol : il avait soif du bonheur du couteau !
Mais sa pauvre raison ne comprit point cette folie et c’est elle qui
décida le criminel. « Qu’importe le sang ! dit-elle ; ne veux-tu pas
profiter de ton crime pour voler ? pour te venger ? »
Et il écouta sa pauvre raison : son discours pesait sur lui comme
du plomb, – alors il vola, après avoir assassiné. Il ne voulait pas avoir
honte de sa folie.
Et de nouveau le plomb de sa faute pèse sur lui, de nouveau sa
pauvre raison est engourdie, paralysée et lourde.
Si du moins il pouvait secouer la tête, son fardeau roulerait en
bas : mais qui secouera cette tête ?
Qu’est cet homme ? Un monceau de maladies qui, par l’esprit,
agissent sur le monde extérieur : c’est là qu’elles veulent leur butin.
Qu’est cet homme ? Une grappe de serpents sauvages entrelacés,
qui rarement se supportent tranquillement – alors ils s’en vont,
chacun de son côté, pour chercher leur butin de par le monde.
Voyez ce pauvre corps ! Ses souffrances et ses désirs, sa pauvre
âme essaya de les comprendre, – elle crut qu’ils étaient le plaisir et
l’envie criminelle d’atteindre le bonheur du couteau.
Celui qui tombe malade maintenant est surpris par le mal qui est
le mal de ce moment : il veut faire souffrir avec ce qui le fait souffrir.
Mais il y a eu d’autres temps, il y a eu un autre bien et un autre
mal.
Autrefois le doute et l’ambition personnelle étaient des crimes.
Alors le malade devenait hérétique et sorcier ; comme hérétique et
comme sorcier il souffrait et voulait faire souffrir.
Mais vous ne voulez pas m’entendre : ce serait nuisible pour ceux
d’entre vous qui sont bons, dites-vous. Mais que m’importe vos
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hommes bons !
Chez vos hommes bons, il y a bien des choses qui me dégoûtent et
ce n’est vraiment pas le mal. Je voudrais qu’ils aient une folie dont
ils périssent comme ce pâle criminel !
Vraiment, je voudrais que cette folie s’appelât vérité, ou fidélité,
ou justice : mais leur vertu consiste à vivre longtemps dans un
misérable contentement de soi.
Je suis un garde-fou au bord du fleuve : que celui qui peut me
saisir me saisisse ! Je ne suis pas votre béquille.
Ainsi parlait Zarathoustra.
40
De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce que l’on écrit avec son
propre sang. Écris avec du sang et tu apprendras que le sang est
esprit.
Il n’est pas facile de comprendre du sang étranger : je haïs tous les
paresseux qui lisent.
Celui qui connaît le lecteur ne fait plus rien pour le lecteur. Encore
un siècle de lecteurs – et l’esprit même sentira mauvais.
Que chacun ait le droit d’apprendre à lire, cela gâte à la longue,
non seulement l’écriture, mais encore la pensée.
Jadis l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est
fait populace.
Celui qui écrit en maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais
appris par cœur.
Sur les montagnes le plus court chemin va d’un sommet à l’autre :
mas pour suivre ce chemin il faut que tu aies de longues jambes. Les
maximes doivent être des sommets, et ceux à qui l’on parle des
hommes grands et robustes.
L’air léger et pur, le danger proche et l’esprit plein d’une joyeuse
méchancheté : tout cela s’accorde bien.
Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le
courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins, – le
courage veut rire.
Je ne suis plus en communion d’âme avec vous. Cette nuée que je
vois au-dessous de moi, cette noirceur et cette lourdeur dont je ris
– c’est votre nuée d’orage.
Vous regardez en haut quand vous aspirez à l’élévation. Et moi je
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regarde en bas puisque je suis élevé.
Qui de vous peut en même temps rire et être élevé ?
Celui qui plane sur les plus hautes montagnes se rit de toutes les
tragédies de la scène et de la vie.
Courageux, insoucieux, moqueur, violent – ainsi nous veut la
sagesse : elle est femme et ne peut aimer qu’un guerrier.
Vous me dites : « La vie est dure à porter. » Mais pourquoi auriez-
vous le matin votre fierté et le soir votre soumission ?
La vie est dure à porter : mais n’ayez donc pas l’air si tendre !
Nous sommes tous des ânes et des ânesses chargés de fardeaux.
Qu’avons-nous de commun avec le bouton de rose qui tremble
puisqu’une goutte de rosée l’oppresse.
Il est vrai que nous aimons la vie, mais ce n’est pas parce que
nous sommes habitués à la vie, mais à l’amour.
Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours
un peu de raison dans la folie.
Et pour moi aussi, pour moi qui suis porté vers la vie, les papillons
et les bulles de savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les
hommes, me semble le mieux connaître le bonheur.
C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folles,
charmantes et mouvantes – que Zarathoustra est tenté de pleurer et de
chanter.
Je ne pourrais croire qu’à un Dieu qui saurait danser.