Ainsi parlait Zarathoustra - Friedrich Nietzsche - E-Book

Ainsi parlait Zarathoustra E-Book

Friedrich Nietzsche

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Extrait : "Je vous nomme trois transformations de l'esprit : comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. Il y a bien des choses qui sont lourdes pour l'esprit, pour l'esprit fort et solide qui est plein de respect : sa force réclame les choses lourdes et les plus lourdes."

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EAN : 9782335034806

©Ligaran 2015

Première partieLa Préface de Zarathoustra
1

Lorsque Zarathoustra eut atteint sa trentième année, il quitta sa patrie et le lac de sa patrie et s’en alla dans la montagne. Là il jouit de son esprit et de sa solitude et ne s’en lassa point durant dix années. Mais enfin son cœur se transforma, – et un matin, se levant avec l’aurore, il s’avança devant le soleil et lui parla ainsi :

« Ô grand astre ! Quel serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires !

Voici dix ans que tu viens ici vers ma caverne : tu te serais lassé de ta lumière et de ce chemin, sans moi, mon aigle et mon serpent.

Mais nous t’attendions chaque matin, nous te prenions ton superflu et nous t’en bénissions.

Voici ! Je suis dégoûté de ma sagesse, comme l’abeille qui a amassé trop de miel. J’ai besoin de mains qui se tendent.

Je voudrais donner et distribuer jusqu’à ce que les sages parmi les hommes soient redevenus, joyeux de leur folie, et les pauvres, heureux de leur richesse.

Voilà pourquoi je dois descendre dans les profondeurs, comme tu fais le soir quand tu vas derrière les mers, apportant ta clarté au-dessous du monde, ô astre débordant de richesse !

Je dois disparaître ainsi que toi, me coucher, comme disent les hommes vers qui je veux descendre.

Bénis-moi donc, œil tranquille, qui peux voir sans envie même un bonheur trop grand !

Bénis la coupe qui veut déborder, que l’eau toute dorée en découle, apportant partout le reflet de ta joie !

Vois ! cette coupe veut se vider à nouveau et Zarathoustra veut redevenir homme. »

Ainsi commença le déclin de Zarathoustra.

*
**
2

Zarathoustra descendit seul des montagnes et il ne rencontra personne. Mais lorsqu’il arriva dans les bois, soudain se dressa devant lui un vieillard qui avait quitté sa sainte chaumière pour chercher des racines dans la forêt. Et ainsi parla le vieillard et il dit à Zarathoustra :

« Il ne m’est pas inconnu, ce voyageur : voilà bien des années qu’il passa par ici. Il s’appelait Zarathoustra, mais il s’est transformé.

Tu portais alors ta cendre à la montagne : veux-tu aujourd’hui porter ton feu dans les vallées ? Ne crains-tu pas le châtiment des incendiaires ?

Oui, je reconnais Zarathoustra. Son œil est pur et sa bouche ne recèle point de dégoût. Ne s’avance-t-il pas comme un danseur ?

Zarathoustra s’est transformé, Zarathoustra s’est fait enfant, Zarathoustra s’est éveillé : que vas-tu faire maintenant auprès de ceux qui dorment ?

Tu vivais dans la solitude comme dans la mer et la mer te portait. Malheur à toi, tu veux atterrir ? Malheur à toi, tu veux de nouveau traîner toi-même ton corps ? »

Zarathoustra répondit : « J’aime les hommes. »

« Pourquoi donc, dit le sage, suis-je allé dans les bois et dans la solitude ? N’était-ce pas parce que j’aimais trop les hommes ?

Maintenant j’aime Dieu : je n’aime point les hommes. L’homme m’est une chose trop incomplète. L’amour de l’homme me tuerait. »

Zarathoustra répondit : « Qu’ai-je parlé d’amour ! Je vais faire un présent aux hommes. »

« Ne leur donne rien, dit le saint. Enlève-leur plutôt quelque chose et aide-les à le porter – rien ne leur sera meilleur : pourvu qu’à toi aussi, cela fasse du bien !

Et si tu veux donner, ne leur donne pas plus qu’une aumône, et attends qu’ils te la demandent ! »

« Non, répondit Zarathoustra, je ne fais pas d’aumônes. Je ne suis pas assez pauvre pour cela. »

Le saint se mît à rire de Zarathoustra et parla ainsi : « Tâche alors de leur faire accepter tes trésors. Ils se méfient des solitaires et ne croient pas que nous venions pour donner.

Pour eux nos pas retentissent trop solitairement au travers des rues. Et comme quand la nuit, couchés dans leurs lits, ils entendent marcher un homme, longtemps avant le lever du soleil, ils se demandent peut-être : où va ce voleur ?

Ne vas pas auprès des hommes, reste dans la forêt ! Va plutôt encore auprès des bêtes ! Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi, – ours parmi les ours, oiseau parmi les oiseaux ? »

« Et que fait le saint dans les bois ? » demanda Zarathoustra.

Le saint répondit : « Je fais des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je ris, je pleure et je murmure : c’est ainsi que je loue Dieu.

Avec des chants, des pleurs, des rires et des murmures, je loue Dieu qui est mon Dieu. Cependant quel présent nous apportes-tu ? »

Lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit : « Qu’aurais-je à vous donner ? Mais laissez-moi partir en hâte, afin que je ne vous prenne rien ! » – Et c’est ainsi qu’ils se séparèrent l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant comme rient deux petits garçons.

Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : « Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu que Dieu est mort ! » –

*
**
3

Lorsque Zarathoustra arriva dans la ville voisine qui se trouvait le plus près des bois, il y trouva une grande foule rassemblée sur la place publique : car on avait annoncé qu’on y verrait un danseur de corde. Et Zarathoustra parla au peuple et lui dit :

Je vous enseigne le Surhumain. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ?

Tous les êtres jusqu’à présent ont créé quelque chose au-dessus d’eux et vous voulez être le reflux de ce grand flux et plutôt retourner à la bête que de surmonter l’homme ?

Qu’est le singe pour l’homme ? Une dérision ou une honte douloureuse. Et c’est ce que doit être l’homme pour le Surhumain : une dérision ou une honte douloureuse.

Vous avez tracé le chemin du ver jusqu’à l’homme et il vous est resté beaucoup du ver. Autrefois vous étiez singe et maintenant encore l’homme est plus singe qu’aucun singe.

Mais le plus sage d’entre vous n’est lui-même que discorde et bâtard de plante et de fantôme. Cependant vous ai-je dit de devenir fantôme ou plante ?

Voici, je vous enseigne le Surhumain !

Le Surhumain est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le Surhumain soit le sens de la terre.

Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espoirs supraterrestres ! Ce sont des empoisonneurs, qu’ils le sachent ou non.

Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds et des empoisonnés eux-mêmes, de ceux dont la terre est fatiguée : qu’ils s’en aillent donc !

Autrefois le blasphème envers Dieu était le plus grand blasphème, mais Dieu est mort et avec lui sont morts ces blasphémateurs. Ce qu’il y a de plus terrible maintenant, c’est de blasphémer la terre et d’estimer davantage les entrailles de l’impénétrable que le sens de la terre !

Jadis l’âme regardait le corps avec dédain : et rien alors n’était plus haut que ce dédain : – elle le voulait maigre, hideux, affamé ! C’est ainsi qu’elle pensait lui échapper, à lui et à la terre.

Oh cette âme elle-même était encore maigre, hideuse et affamée : et pour elle la cruauté était une volupté !

Mais, vous aussi, mes frères, dites-moi : votre corps, qu’annonce-t-il de votre âme ? Votre âme n’est-elle pas pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même ?

En vérité, l’homme est un fleuve impur. Il faut être devenu océan pour pouvoir, sans se salir, recevoir un fleuve impur.

Voici, je vous enseigne le Surhumain : il est cet océan ; en lui peut s’abîmer votre grand mépris.

Que peut-il vous arriver de plus grand ? C’est l’heure du grand mépris, l’heure où votre bonheur même vous devient dégoût, tout comme votre raison et votre vertu.

L’heure où vous dites : « Qu’importe mon bonheur ! Il est pauvreté ordure et pitoyable contentement de soi-même. Mais mon bonheur devrait justifier l’existence même ! »

L’heure où vous dites : « Qu’importe ma raison ! Est-elle avide de science, comme le lion de nourriture ? Elle est pauvreté ordure et pitoyable contentement de soi-même ! »

L’heure où vous dites : « Qu’importe ma vertu ! Elle ne m’a pas encore fait délirer. Que je suis fatigué de mon bien et de mon mal ! Tout cela est pauvreté ordure et pitoyable contentement de soi-même. »

L’heure où vous dites : « Qu’importe ma justice ! Je ne vois pas que je sois charbon ardent. Mais le juste est charbon ardent ! »

L’heure où vous dites : « Qu’importe ma pitié ! La pitié n’est-elle pas la croix où l’on cloue celui qui aime les hommes ? Mais ma pitié n’est pas un crucifiement. »

Avez-vous déjà parlé ainsi ? Avez-vous déjà crié ainsi ? Ah, que ne vous ai-je déjà entendu crier ainsi !

Ce ne sont pas vos péchés – c’est votre contentement qui crie contre le ciel, c’est votre avarice, même dans vos péchés, qui crie contre le ciel !

Où donc est l’éclair qui vous léchera de sa langue ? Où est la folie qu’il faudrait vous inoculer ?

Voici, je vous enseigne le Surhumain : il est cet éclair, il est cette folie ! –

Quand Zarathoustra eut parlé ainsi, quelqu’un de la foule s’écria : « Nous avons assez entendu parler du danseur de corde ; faites nous le voir maintenant ! » Et tout le peuple rit de Zarathoustra. Mais le danseur de corde qui croyait que l’on avait parlé de lui se mit à l’ouvrage.

*
**
4

Zarathoustra cependant regardait le peuple et s’étonnait. Puis il dit :

L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain, – une corde sur l’abîme.

Il est dangereux de passer au-delà, dangereux de rester en route, dangereux de regarder en arrière, frisson et arrêt dangereux.

Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin.

J’aime ceux qui ne savent vivre autrement que pour disparaître, car ils passent au-delà.

J’aime les grands contempteurs, puisqu’ils sont les grands adorateurs, les flèches du désir vers l’autre rive.

J’aime ceux qui ne cherchent pas derrière les étoiles une raison pour périr et pour s’offrir en sacrifice ; mais ceux qui se sacrifient à la terre, pour qu’un jour la terre appartienne au Surhumain.

J’aime celui qui vit pour connaître, et qui veut connaître afin qu’un jour vive le Surhumain. Car c’est ainsi qu’il veut son propre déclin.

J’aime celui qui travaille et invente, pour bâtir une demeure au Surhumain, pour préparer à sa venue la terre, les bêtes et les plantes : car c’est ainsi qu’il veut son propre déclin.

J’aime celui qui aime sa vertu : car la vertu est une volonté de déclin, et une flèche de désir.

J’aime celui qui ne réserve pour lui-même aucune goutte de son esprit, mais qui veut être tout entier l’esprit de sa vertu : car c’est ainsi qu’en esprit il traverse le pont.

J’aime celui qui fait de sa vertu son penchant et sa destinée : car c’est ainsi qu’à cause de sa vertu il voudra vivre encore et ne plus vivre.

J’aime celui qui ne veut pas avoir trop de vertus. Il y a plus de vertus en une vertu qu’en deux vertus, c’est, un nœud où s’accroche la destinée.

J’aime celui dont l’âme se dépense, celui qui ne veut pas qu’on lui dise merci et qui ne restitue point : car il donne toujours et ne veut point se conserver.

J’aime celui qui a honte de voir le dé tomber en sa faveur et qui demande alors : suis-je donc un faux joueur ? – car il veut périr.

J’aime celui qui jette des paroles d’or au-devant de ses œuvres et qui tient toujours plus qu’il ne promet : car il veut son déclin.

J’aime celui qui justifie ceux de l’avenir et qui délivre ceux du passé, car il veut que ceux d’aujourd’hui le fassent périr.

J’aime celui qui châtie son Dieu, puisqu’il aime son Dieu : car il faut que la colère de son Dieu le fasse périr.

J’aime celui dont l’âme est profonde, même dans la blessure, celui qu’une petite aventure peut faire périr : car ainsi volontiers il passera le pont.

J’aime celui dont l’âme déborde, en sorte qu’il s’oublie lui-même, et que toute chose soit en lui : ainsi toutes choses deviendront son déclin.

J’aime celui qui est libre de cœur et d’esprit : ainsi sa tête ne sert que d’entrailles à son cœur, mais son cœur l’entraîne au déclin.

J’aime tous ceux qui sont comme de lourdes gouttes qui tombent une à une du sombre nuage suspendu sur les hommes : elles annoncent l’éclair qui vient, et disparaissent en visionnaires.

Voici, je suis un visionnaire de la foudre, une lourde goutte qui tombe de la nuée : mais cette foudre s’appelle le Surhumain. –

*
**
5

Quand Zarathoustra eut dit ces mots, il considéra de nouveau le peuple et se tut. « Ils se tiennent là, dit-il à son cœur, les voilà qui rient ; ils ne me comprennent point, je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.

Faut-il d’abord leur briser les oreilles, afin qu’ils apprennent à entendre avec les yeux ? Faut-il faire du tapage comme des cymbales et des prédicateurs de carême ? Ou n’ont-ils foi qu’en les bègues ?

Ils ont quelque chose dont ils sont fiers. Comment nomment-ils donc ce dont ils sont fiers ? Ils l’appellent civilisation, c’est ce qui les distingue des chevriers.

C’est pourquoi ils n’aiment pas à entendre pour eux le mot de « mépris ». Je parlerai donc à leur fierté.

Je leur parlerai de ce qu’il y a de plus méprisable : c’est le dernier homme. »

Et ainsi Zarathoustra parlait au peuple :

Il est temps que l’homme se détermine son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.

Son sol est encore assez riche pour cela. Mais ce sol un jour sera pauvre et vide et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.

Malheur ! Le temps est proche où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc auront désappris de vibrer !

Je vous le dis : il faut encore porter en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez encore un chaos en vous.

Malheur ! Le temps est proche où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Le temps est proche du plus méprisable des hommes, qui ne peut plus se mépriser lui-même.

Voici ! Je vous montre le dernier homme.

« Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ? » – ainsi demande le dernier homme et il cligne des yeux.

La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.

« Nous avons inventé le bonheur » – disent les derniers hommes, et ils clignent des yeux.

Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.

Tomber malade et être méfiant leur semble péché : on s’avance prudemment. Fou, celui qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !

Un peu de poison par ci par là : cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.

On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais on veille à ce que la distraction ne débilite point.

On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles. Qui veut encore gouverner ? Qui veut obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.

Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments, va de son plein gré dans la maison des fous.

« Autrefois tout le monde était fou » – disent ceux qui sont les plus fins et ils clignent des yeux.

On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt – car on ne veut pas se gâter l’estomac.

On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.

« Nous avons inventé le bonheur » – disent les derniers hommes et ils clignent des yeux. –

Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l’on appelle aussi « la préface » : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. « Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, – s’écriaient-ils – rends nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhumain ! » Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Zarathoustra cependant devint triste et dit à son cœur :

« Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.

Trop longtemps sans doute j’ai vécu dans les montagnes, j’ai trop écouté les ruisseaux et les arbres : je leur parle maintenant comme un chevrier.

Placide est mon âme et lumineuse comme la montagne au matin. Mais ils croient que je suis froid et que je raille épouvantablement.

Et les voilà qui me regardent et qui rient : et pendant qu’ils rient, ils me haïssent encore. Il y a de la glace dans leur rire. »

*
**
6

Mais alors il advint quelque chose qui fit taire toutes les bouches et qui fixa tous les regards. Car dans l’intervalle le danseur de corde s’était mis à l’ouvrage : il était sorti d’une petite poterne et marchait sur la corde tendue entre deux tours, au-dessus de la place publique et de la foule. Comme il se trouvait juste à mi-chemin, la petite porte s’ouvrit encore une fois et un gars bariolé qui avait l’air d’un bouffon sauta dehors et suivit d’un pas rapide le premier. « En avant, boiteux, cria son horrible voix, en avant paresseux, sournois, visage blême ! Que je ne te chatouille pas de mon talon ! Que fais-tu ici entre ces tours ? C’est dans la tour que tu devrais être enfermé ; tu barres la route à un meilleur que toi ! » - Et à chaque mot il s’approchait davantage : mais quand il ne fut plus qu’à un pas derrière lui, il advint cette chose terrible qui fit taire toutes les bouches et qui fixa tous les regards : – il poussa un cri diabolique et sauta par-dessus celui qui lui barrait la route. Mais celui-ci, en voyant la victoire de son rival, perdit la tête et la corde ; il jeta son balancier et, plus vite encore, s’élança dans l’abîme, comme un tourbillon de bras et de jambes. La place publique et la foule ressemblaient à la mer, quand la tempête s’élève. Tous s’enfuirent en désordre et surtout à l’endroit où le corps devait s’abattre.

Zarathoustra cependant ne bougea pas et ce fut juste à côté de lui que tomba le corps, déchiré et brisé, mais vivant encore. Après quelque temps la conscience revint au blessé, et il vit Zarathoustra, agenouillé auprès de lui : « Que fais-tu là, dit-il enfin, je savais depuis longtemps que le diable me tendrait le pied. Maintenant il me traîne en enfer : veux-tu l’en empêcher ? »

« Sur mon honneur, ami, répondit Zarathoustra, tout ce dont tu parles n’existe pas : il n’y a ni diable, ni enfer. Ton âme sera morte, plus vite encore que ton corps : ne crains donc plus rien ! »

L’homme leva les yeux avec défiance. « Si tu dis vrai, répondit-il ensuite, je ne perds rien en perdant la vie. Je ne suis pas beaucoup plus qu’une bête qu’on a fait danser avec des coups et de maigres nourritures. »

« Non pas, dit Zarathoustra, tu as fait du danger ton métier, il n’y a là rien de méprisable. Maintenant ton métier te fait périr : c’est pourquoi je vais t’enterrer de mes mains. »

Quand Zarathoustra eut dit cela, le moribond ne répondit plus ; mais il remua la main, comme s’il cherchait la main de Zarathoustra pour le remercier. –

*
**
7

Cependant le soir tombait et la place publique se voilait d’ombres : alors la foule s’écoula, car la curiosité et la peur mêmes se fatiguent. Zarathoustra, assis par terre à côté du mort, était noyé dans ses pensées : ainsi il oublia le temps. Mais enfin la nuit vint et un vent froid passa sur le solitaire. Alors Zarathoustra se leva et il dit à son cœur :

« En vérité, Zarathoustra a fait une belle pêche aujourd’hui ! Il n’a pas attrapé d’homme, mais un cadavre.

Inquiétante est la vie humaine et de plus toujours dénuée de sens : un bouffon peut lui devenir fatal.

Je veux enseigner aux hommes le sens de leur existence : qui est le Surhumain, l’éclair du sombre nuage homme.

Mais je suis encore loin d’eux et mon esprit ne parle pas à leurs sens. Pour les hommes, je tiens encore le milieu entre un fou et un cadavre.

Sombre est la nuit, sombres sont les voies de Zarathoustra. Viens, compagnon froid et raide ! Je te porte à l’endroit où je vais t’enterrer avec mes mains. »

*
**
8

Quand Zarathoustra eut dit ceci à son cœur, il chargea le cadavre sur ses épaules et se mit en route. Il n’avait pas encore fait cent pas qu’un homme se glissa auprès de lui et lui parla tout bas à l’oreille – et voici ! celui qui lui parlait était le bouffon de la tour. « Va-t’en de cette ville, ô Zarathoustra, dit-il, il y en trop ici qui te haïssent. Les bons et les justes te haïssent et ils t’appellent leur ennemi et leur contempteur ; les fidèles de la vraie croyance te haïssent et ils t’appellent un danger pour la foule. Ce fut ton bonheur qu’on se moquât de toi, car vraiment tu parlais comme un bouffon. Ce fut ton bonheur que tu t’associas au chien mort ; en t’abaissant ainsi, tu t’es sauvé pour aujourd’hui. Mais va-t’en de cette ville – ou demain je sauterai par-dessus toi, un vivant par-dessus un mort. » Lorsqu’il eut dit ces choses, l’homme disparut ; et Zarathoustra continua son chemin par les rues obscures.

À la porte de la ville il rencontra les fossoyeurs : ils éclairèrent sa figure de leur flambeau, reconnurent Zarathoustra et se moquèrent beaucoup de lui. « Zarathoustra emporte le chien mort : bravo, Zarathoustra s’est fait fossoyeur ! Car nous avons les mains trop propres pour ce gibier. Zarathoustra veut-il donc voler sa pâture au diable ? Allons ! Bon appétit ! Pourvu que le diable ne soit pas meilleur voleur que Zarathoustra ! – il les volera tous deux, il les mangera tous deux ! » Et ils riaient entre eux en rapprochant leurs têtes.

Zarathoustra ne répondit pas un mot et passa son chemin. Lorsqu’il eut marché pendant deux heures, le long des bois et des marécages, il avait trop entendu le hurlement affamé des loups, et la faim le prit lui-même. Aussi s’arrêta-t-il à une maison isolée, où brûlait une lumière.

« La faim s’empare de moi comme un brigand, dit Zarathoustra. Au milieu des bois et des marécages la faim s’empare de moi, dans la nuit profonde.

Ma faim a de singuliers caprices. Souvent elle ne me vient qu’après le repas, et aujourd’hui elle n’est pas venue de toute la journée : où donc s’est-elle attardée ? »

En disant cela Zarathoustra frappa à la porte de la maison. Un vieil homme parut aussitôt : il portait une lumière et demanda : « Qui vient vers moi et vers mon mauvais sommeil ? »

« Un vivant et un mort, dit Zarathoustra. Donnez-moi à manger et à boire, j’ai oublié de le faire pendant le jour. Qui donne à manger aux affamés, réconforte sa propre âme : ainsi parle la sagesse. »

Le vieux se retira, mais il revint aussitôt, et offrit à Zarathoustra du pain et du vin : « C’est une méchante contrée pour ceux qui ont faim, dit-il ; c’est pourquoi j’habite ici. Hommes et bêtes viennent à moi, le solitaire. Mais invite aussi ton compagnon à manger et à boire, il est plus fatigué que toi. » Zarathoustra répondit : Mon compagnon est mort, je l’y déciderai difficilement. » – « Cela m’est égal, dit le vieux en grognant ; qui frappe à ma porte, doit prendre ce que je lui offre. Mangez et portez-vous bien ! »

Après cela Zarathoustra marcha de nouveau pendant deux heures, se fiant à la route et à la clarté des étoiles : car il avait l’habitude des marches nocturnes et aimait à regarder en face tout ce qui dort. Quand le matin commença à poindre, Zarathoustra se trouvait dans une forêt profonde et aucun chemin ne se montrait plus à lui. Alors il plaça le corps dans un arbre creux à la hauteur de sa tête – car il voulait le protéger contre les loups – et il se coucha lui-même par terre sur la mousse. Et il s’endormit aussitôt, fatigué de corps, mais l’âme tranquille.

*
**
9

Zarathoustra dormit longtemps et non seulement l’aurore passa sur son visage, mais encore le matin. Enfin ses yeux s’ouvrirent et avec étonnement Zarathoustra regarda dans la forêt et dans le silence, avec étonnement il regarda en lui-même. Puis il se leva à la hâte, comme un matelot qui tout-à-coup voit la terre, et il poussa un cri d’allégresse : car il avait vu une vérité nouvelle. Et il parla à son cœur et il lui dit :

Mes yeux se sont ouverts : J’ai besoin de compagnons, de compagnons vivants, – non de compagnons morts et de cadavres que je porte avec moi où je veux.

Mais j’ai besoin de compagnons vivants qui me suivent, parce qu’ils veulent se suivre eux-mêmes – partout où je vais.

Mes yeux se sont ouverts : Ce n’est pas à la foule que doit parler Zarathoustra, mais à des compagnons ! Zarathoustra ne doit pas être le berger et le chien d’un troupeau !

Pour détourner beaucoup de gens du troupeau – voilà pourquoi je suis venu. Le peuple et le troupeau s’irriteront contre moi : Zarathoustra veut être traité de brigand par les bergers.

Je dis bergers, mais ils s’appellent les bons et les justes. Je dis bergers, mais ils s’appellent les fidèles de la vraie croyance.

Voyez les bons et les justes ! Qui haïssent-ils le plus ? Celui qui brise leurs tables des valeurs, le destructeur, le criminel : – mais c’est celui-là le créateur.

Voyez les fidèles de toutes les croyances ! Qui haïssent-ils le plus ? Celui qui brise leurs tables des valeurs, le destructeur, le criminel : – mais c’est celui-là le créateur.

Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur et non des cadavres, des troupeaux ou des croyants. Des créateurs comme lui, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui inscrivent des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles.

Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, des moissonneurs qui moissonnent avec lui : car chez lui tout est mûr pour la moisson. Mais il lui manque les cent faucilles : aussi arrache-t-il des épis en se scandalisant.

Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui savent aiguiser leurs faucilles. On les appellera destructeurs et contempteurs du bien et du mal. Mais ce seront eux qui moissonneront et qui seront en fête.

Des créateurs comme lui, voilà ce que cherche Zarathoustra, de ceux qui moissonnent et chôment avec lui : qu’a-t-il à faire de troupeaux, de bergers et de cadavres !

Et toi, mon premier compagnon, repose en paix ! Je t’ai bien enterré dans ton arbre creux, je t’ai bien abrité contre les loups.

Mais je me sépare de toi, le temps est passé. Entre deux aurores une nouvelle vérité s’est levée en moi.

Je ne dois être ni berger, ni fossoyeur. Jamais plus je ne parlerai au peuple ; pour la dernière fois j’ai parlé à un mort.

Je veux me joindre aux créateurs, à ceux qui moissonnent et chôment : je leur montrerai l’arc-en-ciel et tous les échelons qui mènent au Surhumain.

Je chanterai mon chant aux solitaires et à ceux qui sont deux dans la solitude ; et quiconque a des oreilles pour les choses inouïes, je lui alourdirai le cœur de ma félicité.

Je marche vers mon but, je suis ma route ; je sauterai par-dessus les hésitants et les retardataires. Ainsi ma marche sera leur déclin !

*
**
10

Zarathoustra avait dit cela à son cœur, alors que le soleil était à son midi : puis il interrogea le ciel de son regard – car il entendait au-dessus de lui le cri perçant d’un oiseau. Et voici ! Un aigle planait dans l’air en larges cercles et un serpent était pendu à lui, non pareil à une proie, mais comme un ami : car il se tenait enroulé autour de son cou.

« Ce sont mes animaux ! dit Zarathoustra et il se réjouit de tout cœur.

L’animal le plus fier qu’il y ait sous le soleil et l’animal le plus rusé qu’il y ait sous le soleil – ils sont allés en reconnaissance.

Ils voulaient découvrir si Zarathoustra vit encore. En vérité, suis-je encore en vie ?

J’ai trouvé plus de dangers parmi les hommes que parmi les animaux, Zarathoustra suit des voies dangereuses. Que mes animaux me conduisent ! »

Lorsque Zarathoustra eut parlé ainsi, il se souvint des paroles du saint dans la forêt, il soupira et dit à son cœur :

Que je sois plus sage ! Que je sois rusé du fond du cœur, comme mon serpent.

Mais je demande l’impossible : je prie donc ma fierté d’accompagner toujours ma sagesse.

Et si ma sagesse m’abandonne un jour : – hélas, elle aime à s’envoler ! – puisse du moins ma fierté voler avec ma folie ! –

Ainsi commença le déclin de Zarathoustra.

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Les Discours de Zarathoustra
Des trois Transformations

Je vous nomme trois transformations de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.

Il y a bien des choses qui sont lourdes pour l’esprit, pour l’esprit fort et solide qui est plein de respect : sa force réclame les choses lourdes et les plus lourdes.

Qu’est-ce qui est lourd ? demande l’esprit solide, ainsi il s’agenouille comme le chameau et veut être bien chargé.

Qu’est-ce qui est le plus lourd, ô héros ? demande l’esprit solide, afin que je le prenne sur moi et que ma force se réjouisse.

N’est-ce pas cela : s’abaisser pour faire mal à son orgueil ? Laisser briller sa folie pour se moquer de sa sagesse ?

Ou bien est-ce cela : se séparer de notre cause, lorsqu’elle célèbre sa victoire ? Monter sur de hautes montagnes pour tenter le tentateur ?

Ou bien est-ce cela : se nourrir des glands et de l’herbe de la connaissance et souffrir de faim dans son âme à cause de la vérité ?

Ou bien est-ce cela : être malade et renvoyer les consolateurs, se lier d’amitié avec des sourds qui n’entendent jamais ce que tu veux ?

Ou bien est-ce cela : descendre dans l’eau sale quand c’est l’eau de la vérité et ne point chasser les froides grenouilles et les chauds crapauds ?

Ou bien est-ce cela : aimer ceux qui nous méprisent et tendre la main au fantôme, quand il veut nous effrayer ?

L’esprit solide charge sur lui toutes ces lourdes choses : pareil au chameau qui court chargé dans le désert, ainsi il court dans son désert.

Mais dans le désert le plus solitaire s’accomplit la deuxième transformation : ici l’esprit se change en lion, il veut conquérir la liberté et être maître dans son propre désert.

Il cherche ici son dernier maître : il veut être son ennemi comme il est l’ennemi de son dernier dieu ; il veut lutter pour la victoire avec le grand dragon.

Quel est le grand dragon que l’esprit ne veut plus appeler ni dieu ni maître ? « Tu dois », s’appelle le grand dragon. Mais l’esprit du lion dit « je veux ».

Le « tu dois » guette au bord du chemin, étincelant d’or, comme une bête à écailles, et sur chaque écaille brille en lettres dorées : « tu dois ! »

Des valeurs de mille années brillent sur ces écailles et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons : « toute la valeur des choses – brille sur moi. »

« Toutes les valeurs ont déjà été créées et c’est moi qui représente toutes les valeurs créées. Vraiment il ne doit plus y avoir de « je veux » ! » Ainsi parle le dragon.

Mes frères, pourquoi faut-il le lion en esprit ? La bête chargée qui renonce et qui est respectueuse ne suffit-elle pas ?

Créer des valeurs nouvelles – c’est ce que le lion, lui aussi, ne peut pas encore : mais se créer une liberté pour la création nouvelle – c’est ce que peut la puissance du lion.

Pour se créer la liberté et une divine négation, même devant le devoir : pour cela, mes frères, il est besoin du lion.

Prendre le droit pour des valeurs nouvelles – c’est la plus terrible prise pour un esprit solide et respectueux. Vraiment c’est, pour lui, commettre un crime et agir en bête de proie.

Il aimait jadis le « tu dois » comme la chose la plus sacrée : maintenant il lui faut trouver illusion et arbitraire, même dans la chose la plus sacrée, pour qu’il fasse, sur son amour, la conquête de la liberté : il faut un lion pour ce crime.

Mais dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion n’ait pas pu faire ? Pourquoi, faut-il que le lion sauvage devienne enfant ?

L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui se déroule d’elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation.

Oui, pour le jeu de la création, mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde, veut gagner son propre monde.

Je vous ai nommé trois transformations de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. –

Ainsi parlait Zarathoustra. Et en ce temps-là il séjournait dans la ville qu’on appelle : la Vache multicolore.

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Des Chaires de la Vertu

On vantait à Zarathoustra un sage que l’on disait savant à parler du sommeil et de la vertu, comblé d’honneurs et de récompenses à cause de cela, entouré de tous les jeunes gens qui se pressaient autour de sa chaire. C’est chez lui que se rendit Zarathoustra et, avec tous les jeunes gens, il s’assit devant sa chaire. Et le sage parla ainsi :

Gardez en honneur le sommeil et respectez-le ! C’est la chose première. Et évitez tous ceux qui dorment mal et qui sont éveillés la nuit !

Le voleur même a honte en présence du sommeil. Il se glisse toujours silencieusement dans la nuit. Mais le veilleur de nuit est impudent et impudemment il porte sa corne.

Ce n’est pas une petite chose que de savoir dormir : on a besoin déjà de veiller tout le jour pour pouvoir bien dormir.

Dix fois dans la journée il faut te surmonter toi-même cela prouve une bonne fatigue et c’est le pavot de l’âme.

Dix fois il faut te réconcilier avec toi-même ; car il est amer de surmonter, et celui qui n’est pas réconcilié dort mal.

Il faut que tu trouves dix vérités pendant le jour ; autrement tu chercheras des vérités pendant la nuit et ton âme restera affamée.

Dix fois dans la journée il te faut rire et être joyeux : autrement tu seras dérangé la nuit par ton estomac, ce père de l’affliction.

Peu de gens savent cela, mais il faut avoir toutes les vertus pour bien dormir. Porterai-je un faux témoignage ? Commettrai-je un adultère ?

Convoiterai-je la servante de mon prochain ? Tout cela s’accorderait mal avec un bon sommeil.

Et même si l’on avait toutes les vertus, il faudrait s’entendre à une chose : envoyer dormir à temps même les vertus.

Qu’elles ne se disputent pas entre elles, les gentilles petites femmes ! Et à cause de toi, malheureux !

Paix avec Dieu et le prochain, ainsi le veut le bon sommeil. Et paix encore avec le diable du voisin. Autrement il te hantera nuitamment.

Honneur et obéissance à l’autorité, et même à l’autorité boiteuse ! Ainsi le veut le bon sommeil. Est-ce ma faute, si le pouvoir aime à marcher sur des jambes boiteuses ?

Celui qui conduit ses brebis sur la verte prairie sera toujours pour moi le meilleur berger : ainsi le veut le bon sommeil.

Je ne veux ni beaucoup d’honneurs, ni de grands trésors : cela fait trop de bile. Mais on dort mal sans un bon renom et un petit trésor.

Une petite société m’est préférable à une société méchante : pourtant il faut qu’elle arrive et qu’elle parte au bon moment, ainsi le veut le bon sommeil.

Je prends grand plaisir aussi aux pauvres d’esprit : ils accélèrent le sommeil. Ils sont bienheureux, surtout quand on leur donne toujours raison.

Ainsi s’écoule le jour pour les vertueux. Quand vient la nuit je me garde bien d’appeler le sommeil ! Il ne veut pas être appelé, le sommeil qui est le maître des vertus !

Mais je pense à ce que j’ai fait et pensé dans la journée. En ruminant je m’interroge, patient comme une vache : Quelles furent donc tes dix victoires sur toi-même ?

Et quels furent les dix réconciliations et les dix vérités et les dix éclats de rire dont mon cœur s’est régalé.

En considérant cela, bercé de quarante pensées, soudain s’empare de moi le sommeil, que je n’ai point appelé, le maître des vertus.

Le sommeil me frappe sur les yeux, et ils s’alourdissent. Le sommeil touche ma bouche, et elle reste ouverte.

Vraiment il se glisse chez moi sur de molles semelles, le préféré des voleurs, et il me vole mes pensées : je suis debout, tout bête comme ce pupitre.

Mais je ne suis pas debout longtemps que déjà je m’étends. –

Quand Zarathoustra entendit parler le sage, il rit dans son cœur : car une lumière s’était levée en lui. Et il parla ainsi à son cœur et il lui dit :

Fou me semble être ce sage avec ses quarante pensées : mais je crois qu’il entend bien le sommeil.

Bienheureux déjà celui qui habite auprès de ce sage ! Un tel sommeil est contagieux, même au travers d’un mur épais.

Un charme réside même dans sa chaire. Et ce n’est pas en vain que les jeunes gens étaient assis devant le prédicateur de la vertu.

Sa sagesse dit : veiller pour bien dormir. Et vraiment si la vie n’avait pas de sens et s’il fallait que je choisisse un non-sens, ce non-sens-là me semblerait le plus digne d’être choisi.

Maintenant je comprends ce que jadis on cherchait avant tout, quand on cherchait des maîtres de la vertu. C’est un bon sommeil que l’on cherchait et des vertus couronnées de pavots !

Pour tous ces sages de la chaire, tant vantés, la sagesse était le sommeil sans rêve : ils ne connaissaient pas de meilleur sens de la vie.

De nos jours encore il y en a bien quelques-uns comme ce prédicateur de la vertu, et ils ne sont pas toujours aussi honnêtes que lui : mais leur temps est passé. Ils ne seront pas debout longtemps que déjà ils seront étendus.

Bienheureux les assoupis : car ils s’endormiront bientôt. –

Ainsi parlait Zarathoustra.

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Des Hallucinés de l’Arrière-Monde

Un jour Zarathoustra jeta son illusion par-delà les hommes pareil à tous les hallucinés de l’arrière-monde. L’œuvre d’un dieu souffrant et tourmenté, tel me parut alors le monde.

Le monde me parut le rêve et l’invention d’un dieu ; des vapeurs coloriés devant les yeux d’un divin mécontent.

Bien et mal, et joie et peine, et moi et toi, – ce me semblait être des vapeurs coloriées devant les yeux d’un créateur. Le créateur voulait détourner les yeux de lui-même, – alors il créa le monde.

C’est pour celui qui souffre une joie enivrante de détourner les yeux de sa souffrance et de se perdre. Joie enivrante et oubli de soi, ainsi me parut un jour le monde.

Ce monde éternellement imparfait, image, et image imparfaite, d’une éternelle contradiction – une joie enivrante pour son créateur imparfait : tel me parut un jour le monde.

Ainsi moi aussi, je jetai mon illusion par-delà les hommes, pareil à tous les hallucinés de l’arrière-monde. Par-delà les hommes en vérité ?

Hélas, mes frères, ce dieu que j’ai créé était œuvre faite des mains des hommes et folie humaine, comme tous les dieux.

Il n’était qu’homme et pauvre morceau d’homme et de moi : il sortit de mes propres cendres et de mon propre brasier, ce fantôme, et vraiment, il ne me vint pas de l’au-delà !

Qu’arriva-t-il, mes frères ? Je me suis surmonté, moi qui souffrais, j’ai porté ma propre cendre sur la montagne, j’ai inventé pour moi une flamme plus claire. Et voici ! Le fantôme s’est éloigné de moi !

Maintenant, croire à de pareils fantômes, serait pour moi une souffrance, et un tourment car je suis guéri : ce serait pour moi une souffrance et une humiliation. C’est ainsi que je parle aux hallucinés de l’arrière-monde.

Souffrances et impuissances – voilà ce qui créa les arrière-mondes, et cette courte folie du bonheur que seul apprend celui qui souffre le plus.

La fatigue qui d’un bond veut aller jusqu’à l’extrême, d’un bond mortel, une fatigue pauvre et ignorante qui ne veut même plus vouloir : c’est elle qui créa tous les dieux et tous les arrière-mondes.

Croyez-m’en mes frères ! Ce fut le corps qui désespéra du corps, – il tâtonna des doigts de l’esprit égaré le long des derniers murs.

Croyez-m’en mes frères ! Ce fut le corps qui désespéra de la terre, – il entendit parler le ventre de l’être.

Alors il voulut passer la tête à travers les derniers murs, et non seulement la tête, – il voulut passer dans « l’autre monde ».

Mais « l’autre monde » est bien caché devant les hommes, ce monde abruti et inhumain qui est un néant céleste ; et le ventre de l’être ne parle pas à l’homme, si ce n’est comme homme.

Vraiment il est difficile de démontrer l’Être et il est difficile de le faire parler. Dites-moi, mes frères, les choses les plus singulières ne sont-elles pas les mieux démontrées ?

Oui ce moi et la contradiction et la confusion de ce moi parlent le plus loyalement de son existence, ce moi qui crée, qui veut et qui donne la mesure et la valeur des choses.

Et ce moi, l’être le plus loyal – parle du corps et veut encore le corps, même quand il rêve et s’exalte en voletant de ses ailes brisées.

Il apprend à parler toujours plus loyalement, ce moi : et plus il apprend, plus il trouve de mots pour louer le corps et la terre.

Mon moi m’a enseigné une nouvelle fierté, je l’enseigne aux hommes : ne plus cacher sa tête dans le sable des choses célestes, mais la porter fièrement, une tête terrestre qui crée le sens de la terre !

J’enseigne aux hommes une volonté nouvelle : vouloir suivre le chemin qu’aveuglément ont suivi les hommes, approuver ce chemin et ne plus se glisser à l’écart comme les malades et les décrépits !

Ce furent des malades et des décrépits qui méprisèrent le corps et la terre, qui inventèrent les choses célestes et les gouttes du sang rédempteur : et même ces poisons doux et lugubres ils les empruntèrent au corps et à la terre !

Ils voulaient se sauver de leur misère et les étoiles étaient trop loin pour eux. Alors ils soupirèrent : « Oh qu’il y ait des chemins célestes pour se glisser dans une autre vie et dans un autre bonheur ! » – alors ils inventèrent leurs artifices et leurs petites boissons sanglantes !

Ils se crurent ravis loin de leur corps et de cette terre, ces ingrats. Mais à qui devaient-ils le spasme et la joie de leur ravissement ! À leur corps et à cette terre.

Zarathoustra est indulgent pour les malades. Vraiment il ne se fâche pas, ni de leurs façons de se consoler, ni de leur ingratitude. Qu’ils guérissent et se surmontent et qu’ils se créent un corps supérieur !

Zarathoustra ne se fâche pas non plus contre celui qui se guérit quand celui-ci regarde avec tendresse son illusion et erre à minuit autour de la tombe de son dieu : mais ses larmes demeurent pour moi maladie et corps malade.

Il y eut toujours beaucoup de gens malades parmi ceux qui rêvent et qui languissent vers Dieu ; ils haïssent avec fureur celui qui cherche la connaissance et la plus jeune des vertus qui s’appelle : loyauté.

Ils regardent toujours en arrière vers des temps obscurs : alors, en vérité, la folie et la foi étaient autre chose. La fureur de la raison apparaissait à l’image de Dieu et le doute était pêché.

Je connais trop bien ceux qui sont semblables à Dieu : ils veulent qu’on croie en eux et que le doute soit un pêché. Je sais trop bien à quoi ils croient eux-mêmes le plus.

Ce n’est vraiment pas à des arrière-mondes et aux gouttes du sang rédempteur : mais eux aussi croient le mieux au corps et c’est leur propre corps qu’ils considèrent comme la chose en soi.

Mais le corps est pour eux une chose maladive : et volontiers ils sortiraient de leur peau. C’est pourquoi ils écoutent les prédicateurs de la mort et ils prêchent eux-mêmes les arrière-mondes.

Écoutez plutôt, mes frères, la voix du corps guéri : c’est une voix plus loyale et plus pure.

Le corps sain parle avec plus de loyauté et plus de pureté, le corps complet aux angles droits : il parle du sens de la terre. –

Ainsi parlait Zarathoustra.

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Des Contempteurs du Corps

C’est aux contempteurs du corps que je veux dire mon opinion. Ils ne doivent pas changer de méthode pour apprendre et enseigner, mais seulement dire adieu à leur propre corps – et ainsi devenir muets.

« Je suis corps et âme » – ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ?

Mais celui qui est éveillé et conscient dit : Je suis corps tout entier et rien autre ; l’âme n’est qu’un mot pour une parcelle du corps.

Le corps est un grand système de raison, une multiplicité avec un seul sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger.

Instrument de ton corps, tel est aussi ta petite raison que tu appelles esprit, mon frère, petit instrument et petit jouet de ta grande raison.

Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand c’est – ce à quoi tu ne veux pas croire – ton corps et son grand système de raison : il ne dit pas moi, mais il agit en moi.

Ce que les sens éprouvent, ce que reconnaît l’esprit, n’a jamais de fin en soi. Mais les sens et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils sont la fin de toute chose : tellement ils sont vains.

Les sens et l’esprit ne sont qu’instruments et jouets : derrière eux se trouve encore le soi. Le soi cherche aussi avec les yeux des sens et il écoute avec les oreilles de l’esprit.

Toujours le soi écoute et cherche : il compare, soumet, conquiert et détruit. Il règne et gouverne aussi sur le moi.

Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se trouve un maître plus puissant, un sage inconnu – il s’appelle soi. Il habite dans ton corps, il est ton corps.

Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. Et qui donc sait à quoi bon ton corps a précisément besoin de ta meilleure sagesse ?

Ton soi rit de ton moi et de ses bonds fiers. « Que me sont ces bonds et ces vols de la pensée ? dit-il. Un détour vers mon but. Je suis la lisière du moi et le souffleur de ses idées. »

Le soi dit au moi : « éprouve des douleurs ! » Et il souffre et réfléchit à ne plus souffrir – et c’est à cette fin qu’il doit penser.

Le soi dit au moi : « éprouve des joies ! » Alors il se réjouit et réfléchit à se réjouir encore souvent – et c’est à cette fin qu’il doit penser.

Je veux dire un mot aux contempteurs du corps. Qu’ils méprisent, c’est ce qui fait leur estime. Qu’est-ce qui créa l’estime et le mépris et la valeur et la volonté ?

Le soi créateur se créa l’estime et le mépris, il se créa la joie et la peine. Le corps créateur se créa l’esprit comme une main de sa volonté.

Encore dans votre folie et dans votre mépris, vous servez votre soi, vous autres contempteurs du corps. Je vous le dis : votre soi lui-même veut mourir et se détourne de la vie.

Il n’est plus capable de faire ce qu’il aimerait le mieux : – créer au-dessus de soi-même. Voilà son désir préféré, voilà toute son ardeur.

Mais il est trop tard pour cela : – ainsi votre soi veut disparaître, ô contempteurs du corps.

Votre soi veut disparaître, c’est pourquoi vous devîntes contempteurs du corps ! Car vous ne pouvez plus créer au-dessus de vous.

C’est pourquoi vous en voulez à la vie et à la terre. Une envie inconsciente est dans le regard louche de votre mépris.

Je ne suis pas votre chemin, contempteurs du corps ! Vous n’êtes point pour moi des ponts vers le Surhumain ! –

Ainsi parlait Zarathoustra.

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Des Joies et des Passions

Mon frère, quand tu as une vertu, et quand elle est ta vertu, tu ne l’as en commun avec personne.

À vrai dire, tu veux l’appeler par son nom et la caresser ; tu veux la prendre par l’oreille et te divertir avec elle.

Et voici ! Maintenant tu as son nom en commun avec le peuple, tu es devenu peuple et troupeau avec ta vertu !

Tu ferais mieux de dire : « inexprimable et sans nom est ce qui fait le tourment et la douceur de mon âme, et ce qui est aussi la faim de mes entrailles. »

Que ta vertu soit trop haute pour la familiarité des dénominations : et s’il te faut parler d’elle, n’aie pas honte d’en balbutier.

Parle donc et balbutie : « Ceci est mon bien que j’aime c’est ainsi qu’il me plaît tout à fait, c’est ainsi seulement que je veux le bien.

Je ne le veux point comme le commandement d’un dieu, ni comme une loi et une nécessité humaine : ne me soit point un indicateur vers des terres supérieures et vers des paradis.

C’est une vertu terrestre que j’aime : il y a en elle peu de sagesse et moins encore de sens commun.

Mais cet oiseau s’est construit son nid auprès de moi : c’est pourquoi je l’aime avec tendresse, maintenant il couve chez moi ses œufs dorés. »

C’est ainsi que tu dois balbutier, et louer ta vertu.

Autrefois tu avais des passions et tu les appelais des maux. Mais maintenant tu n’as plus que tes vertus : elles naquirent dans tes passions.

Tu mis dans ces passions ton but le plus haut : alors elles devinrent tes vertus et tes joies.

Et fusses-tu de la race des coléreux, de celle des voluptueux, des sectaires ou de ceux qui ont soif de vengeance :

Toutes tes passions finirent par devenir des vertus, tous tes diables des anges.

Jadis tu avais dans ta cave des chiens sauvages : mais ils finirent par se transformer en oiseaux et en aimables chanteuses.

C’est avec tes poisons que tu t’es préparé ton baume ; tu as trait ta vache affliction – maintenant tu bois le doux lait de ses mamelles.

Et rien de mal ne naît plus de toi, si ce n’est le mal qui naît de la lutte de tes vertus.

Mon frère, quand tu as du bonheur, tu as une vertu et rien de plus : ainsi tu passes plus facilement sur le pont.

Cela distingue d’avoir beaucoup de vertus, mais c’est un sort bien dur ; et il y en a qui sont allés se tuer dans le désert puisqu’ils étaient fatigués d’être des combats et des champs de batailles de vertus.

Mon frère, la guerre et les batailles sont-elles des maux ? Ce mal est nécessaire, l’envie, et la méfiance, et la calomnie sont nécessaires parmi tes vertus.

Regarde comme chacune de tes vertus désire ce qu’il y a de plus haut : elle veut tout ton esprit, afin qu’il soit son héraut, elle veut toute ta force dans la colère, la haine et l’amour.

Jalouse est chaque vertu de l’autre vertu et la jalousie est une chose terrible. Les vertus, elles aussi, peuvent périr par la jalousie.

Celui qu’entoure la flamme de la jalousie, pareil au scorpion, finit par tourner contre lui-même le dard empoisonné.

Hélas, mon frère, ne vis-tu jamais une vertu se calomnier et se détruire elle-même ?

L’homme est quelque chose qui doit être surmonté : c’est pourquoi il te faut aimer tes vertus – : car tu périras par elles. –

Ainsi parlait Zarathoustra.

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Du pâle Criminel

Vous ne voulez point tuer, juges et sacrificateurs, avant que la bête n’ait hoché la tête ? Voyez, le pâle criminel a hoché la tête : de ses yeux parle le grand mépris.

« Mon moi est quelque chose qui doit être surmonté : mon moi, ce m’est le grand mépris des hommes : » Ainsi parlent ses yeux.

Ce fut son plus haut moment celui où il s’est jugé lui-même : ne laissez pas le sublime redescendre dans sa bassesse !

Il n’y a pas de salut pour celui qui souffre tellement de lui-même, si ce n’est la mort rapide.

Votre homicide, ô juges, doit être compassion et non vengeance. Et en tuant, regardez à justifier la vie même !

Il ne suffit pas de vous réconcilier avec celui que vous tuez. Que votre tristesse soit l’amour du Surhumain, ainsi vous justifiez votre survie !

Dites « ennemi » et non pas « scélérat » ; dites « malade » et non pas « gredin » ; dites « insensé » et non pas « pécheur ».

Et toi, juge rouge, si tu disais à haute voix ce que tu as déjà fait en pensées : chacun crierait : « Ôtez ces immondices et ce ver empoisonné ! »

Mais autre chose est la pensée, autre chose l’action, autre chose l’image de l’action. La roue de la causalité ne roule pas entre elles.

C’est une image qui fit pâlir cet homme pâle. Il était à la hauteur de son acte lorsqu’il le commit : mais il ne supporta pas son image après l’avoir accompli.

Toujours il se vit comme l’auteur d’un seul acte. J’appelle cela folie, car l’exception est devenue la règle de son être.

La ligne fascine la poule ; le trait qu’il a porté fascine sa pauvre raison – c’est la folie après l’acte.

Écoutez, juges ! Il y a encore une autre folie : et cette folie est avant l’acte. Hélas, vous n’avez pas pénétré assez profondément dans cette âme !

Ainsi parle le juge rouge : « pourquoi ce criminel a-t-il tué ? Il voulait dérober. » Mais je vous dis : son âme voulait du sang, et ne désirait point le vol : il avait soif du bonheur du couteau !

Mais sa pauvre raison ne comprit point cette folie et elle le décida. « Qu’importe le sang ! dit-elle ; ne veux-tu pas au moins voler en même temps ? te venger ? »

Et il écouta sa pauvre raison : son discours pesait sur lui comme du plomb, – alors il vola, en assassinant. Il ne voulait pas avoir honte de sa folie.

Et de nouveau le plomb de sa faute pèse sur lui, de nouveau sa pauvre raison est si engourdie, si paralysée, si lourde.

Si du moins il pouvait secouer la tête, son fardeau roulerait en bas : mais qui secoue cette tête ?

Qu’est cet homme ? Un monceau de maladies qui, par l’esprit, percent hors du monde : c’est là qu’elles veulent faire leur butin.

Qu’est cet homme ? Un amas de serpents sauvages, qui rarement sont tranquilles ensemble – alors ils s’en vont, chacun de son côté, chercher du butin par le monde.

Voyez ce pauvre corps ! Ce qu’il souffrit et ce qu’il désira, cette pauvre âme essaya de le comprendre, – elle l’interpréta comme la joie et l’envie criminelle vers le bonheur du couteau.

Celui qui tombe malade maintenant est surpris par le mal qui est mal maintenant : il veut faire mal avec ce qui lui fait mal. Mais il y eut d’autres temps, un autre bien et un autre mal.

Autrefois le doute était mal, et la volonté de soi. Alors le malade devenait hérétique et sorcière ; comme hérétique et sorcière il souffrait et voulait faire souffrir.

Mais ceci ne veut pas entrer dans vos oreilles : Cela nuit à ceux d’entre vous qui sont bons, dites-vous. Mais que m’importe vos bons !

Chez vos bons bien des choses me dégoûtent et ce n’est vraiment pas leur mal. Je voudrais qu’ils aient une folie qui les fasse périr, pareils à ce pâle criminel !

Vraiment je voudrais que leur folie s’appelât vérité, ou fidélité, ou justice : mais ils ont leur vertu pour vivre longtemps dans un misérable contentement de soi.

Je suis un garde-fou au bord du fleuve : que celui qui peut me saisir me saisisse ! Je ne suis pas votre béquille. –

Ainsi parlait Zarathoustra.

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Lire et Écrire

De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce que l’on écrit avec son propre sang. Écris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit.

Il n’est pas facile de comprendre du sang étranger : je hais tous les paresseux qui lisent.