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Un mot sur la façon dont l'histoire que l'on va lire est tombée entre mes mains. J'étais à Derbend, la ville aux portes de fer, chez le commandant de la forteresse, où nous déjeunions. La conversation tomba sur le romancier Marlynsky, lequel n'est autre que le Bestucheff, condamné aux mines, en Sibérie, pour la conspiration de 1825, et dont le frère fut pendu à la citadelle de Saint-Pétesbourg, avec Pestel, Mouravieff, Kalkovsky et Ryléief. Gracié de ses travaux des mines en 1827, Bestucheff avait été fait soldat et envoyé à l'armée du Caucase. Brave et se jetant en désespéré au milieu de tous les dangers, il avait bientôt reconquis le grade d'enseigne, et c'est avec ce grade qu'il habita pendant une année la forteresse de Derbend. On verra, dans mon Voyage au Caucase, quelle nouvelle catastrophe lui fit prendre en dégoût la vie, et comment, dans une rencontre avec les Lesghiens, il se fit tuer par eux d'une mort aussi volontaire qu'un suicide.
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Seitenzahl: 264
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Avant-propos
Première partie
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Deuxième partie
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Épilogue
Un mot sur la façon dont l’histoire que l’on va lire est tombée entre mes mains.
J’étais à Derbend, la ville aux portes de fer, chez le commandant de la forteresse, où nous déjeunions. La conversation tomba sur le romancier Marlynsky, lequel n’est autre que le Bestucheff, condamné aux mines, en Sibérie, pour la conspiration de 1825, et dont le frère fut pendu à la citadelle de Saint-Pétesbourg, avec Pestel, Mouravieff, Kalkovsky et Ryléief.
Gracié de ses travaux des mines en 1827, Bestucheff avait été fait soldat et envoyé à l’armée du Caucase. Brave et se jetant en désespéré au milieu de tous les dangers, il avait bientôt reconquis le grade d’enseigne, et c’est avec ce grade qu’il habita pendant une année la forteresse de Derbend.
On verra, dans mon Voyage au Caucase, quelle nouvelle catastrophe lui fit prendre en dégoût la vie, et comment, dans une rencontre avec les Lesghiens, il se fit tuer par eux d’une mort aussi volontaire qu’un suicide.
Au nombre des papiers qu’il laissa dans sa chambre, au moment de sa mort, se trouvait un manuscrit. Ce manuscrit avait été lu, depuis, par différentes personnes, et, entre autres, par la fille du commandant actuel, qui m’en parla comme d’une nouvelle pleine d’intérêt. Sur sa recommandation, je la fis traduire, et, trouvant comme elle, non seulement un grand intérêt, mais encore une couleur locale très remarquable dans ce petit roman, je résolus de le publier.
Je le pris, en conséquence, des mains de mon traducteur ; je le récrivis pour le rendre compréhensible à des lecteurs français, et, tel qu’il était, sans y rien changer, je le publie, convaincu qu’il produira sur les autres le même effet qu’il a produit sur moi.
C’est en outre, un curieux tableau de la guerre, telle qu’elle se fait entre les Russes, ces représentants de la civilisation du Nord, et les sauvages et féroces habitants du Caucase.
ALEX. DUMAS Tiflis, le 22 octobre 1858.
Sois lent à l’offense et prompt à la vengeance.(Inscription gravée sur les poignards du Daghestan.)
C’était un vendredi.
Près de Bouinaky, grand village du Daghestan du Nord, la jeunesse tatare s’était réunie pour une course de chevaux, accompagnée de toutes les expériences que la hardiesse et le courage peuvent ajouter à une fête de cette espèce.
Donnons une idée du splendide paysage où la scène se passe.
Bouinaky s’élève sur les deux saillies d’une montagne escarpée et domine les environs. À gauche du chemin qui va de Derbend à Tarky, se dessine la crête du Caucase, couverte de forêts ; à droite, le rivage sur lequel vient se briser la mer Caspienne, avec un éternel murmure ou plutôt une éternelle lamentation.
Le jour tombait.
Les habitants du village, attirés par la fraîcheur de l’air plus encore que par la curiosité d’un spectacle qui se répète trop souvent pour ne pas leur être familier, avaient quitté leurs cabanes, avaient descendu la pente de leur montagne, et étaient venus se réunir par rangs aux deux côtés de la route.
Les femmes, sans voile, avec leurs mouchoirs de soie au vives couleurs roulés en turban sur leur tête, avec leurs longues robes de soie serrées à la taille par leurs courtes tuniques, avec leurs larges pantalons de kanaaus, s’étaient assises en files, tandis que les enfants couraient autour d’elles.
Quant aux hommes, réunis en cercles, ils se tenaient debout ou accroupis à la manière turque. Les vieillards fumaient le tabac de Perse dans leurs pipes tchétchènes. Un bruit de gaieté s’élevait audessus de tout cela, et au milieu de ce bruit continu retentissait de temps en temps celui du froissement des fers d’un cheval sur les cailloux de la route, et le cri Katch ! katch ! (place ! place !) poussé par les cavaliers qui se préparaient à la course.
Le nature du Daghestan est splendide au mois de mai ; des milliers de roses couvrent le granit d’une teinte aussi fraîche que le lever de l’aurore : l’air est embaumé de leurs émanations ; les rossignols ne cessent pas de chanter au milieu des verts crépuscules des bocages. De joyeux troupeaux de moutons, enjolivés de taches orangées que les bergers, pleins de coquetterie pour eux, leur font avec la même matière dont les maîtres se teignent les ongles des pieds et des mains, c’est-à-dire avec du hennah, bondissent sur les rochers. Les buffles, plongés dans les marais, où ils s’ébattent voluptueusement, regardent le voyageur qui passe, avec leurs grands yeux profonds, qui sembleraient menaçants s’ils n’étaient rêveurs. Les steppes sont couverts de bruyères de toutes couleurs. Chaque flot de la Caspienne étincelle comme l’écaille d’un gigantesque poisson. Enfin, quelque chose de cette séduction de l’air, du ciel, de l’atmosphère qui a soufflé aux Grecs cette inspiration instinctive et divinatrice, que c’était là que le monde était né, et que le Caucase était son berceau, se respire à chaque haleine, et, tout en vivifiant le corps, réjouit le cœur.
Telle était l’impression qu’indigène ou étranger eût ressentie en approchant du village de Bouinaky, pendant ce joyeux vendredi où vont prendre naissance les événements que nous allons essayer de raconter.
Donc, le soleil dorait les sombres murs des cabanes aux toits plats, dont les ombres prenaient plus de puissance et de vigueur au fur et à mesure qu’il se retirait. Au loin, on entendait crier les plaintives arabas, dont on distinguait la longue file à travers les pierres tatares, dressées comme des fantômes dans le cimetière, et, en avant de leur bruyante procession, galopait un cavalier soulevant sur la route un nuage de poussière.
Le crête neigeuse des montagnes, et, du côté opposé, la mer calme, donnaient à ce tableau une grande magnificence.
On sentait vivre la création de sa plus chaude et de sa plus ardente vie.
– C’est lui ! c’est lui ! il vient ! le voilà ! cria la foule à la vue de cette poussière et du cavalier qu’elle dérobait encore aux regards, mais qu’on devinait déjà.
À ces cris, il se fit un grand mouvement dans la foule.
Les cavaliers qui, jusque-là, étaient restés debout, causant avec leurs connaissances et la bride au bras, sautèrent sur leurs chevaux ; ceux qui galopaient à droite et à gauche, sans ordre et selon leur caprice, se réunirent, et tous coururent à la rencontre de ce cavalier et de sa suite.
C’est que ce cavalier était Ammalat-Beg, neveu du chamkal Tarkovsky.
Il portait une tchouska noire, de forme persane, garnie de ces élégants galons dont les fabricants du Caucase ont seuls le secret ; les manches, pendantes à moitié, étaient rejetées à leurs extrémités sur son épaule. Son arkalouk de tarmelama était serré à la taille par un châle turc ; ses pantalons rouges se perdaient dans des bottes jaunes à hauts talons ; son fusil, son poignard et ses pistolets étaient montés en argent damasquiné d’or ; la poignée de son sabre était garnie de pierres précieuses. Joignez à cela que l’héritier du chamkal Tarkovsky avait vingt-quatre ans, était beau, bien fait, d’une physionomie ouverte ; ajoutez que de longues boucles de cheveux noirs descendaient de son papak sur son cou, que de petites moustaches d’ébène, qui semblaient dessinées au pinceau, ornaient ses lèvres, que ses yeux brillaient d’une bonté fière, qu’il montait un coursier noir qui s’emportait à tout moment, qu’il était assis sur une légère selle circassienne brodée d’argent, que ses pieds reposaient sur des étriers d’acier noir du Khorassan damasquinés d’or, que vingt noukers en tchouskas brodées galopaient autour de lui sur de splendides chevaux, et vous vous expliquerez l’effet produit par l’arrivée d’un jeune prince au milieu de cette population, chez laquelle la richesse, la grâce, la beauté, les dons extérieurs enfin que verse le ciel d’Orient sur ses élus, ont tant d’influence suprême et d’irrésistible entraînement.
Les hommes se levèrent et le saluèrent en s’inclinant, la main appuyée sur le cœur.
Un murmure de joie, d’estime et surtout d’admiration se fit entendre parmi les femmes.
Arrivé au milieu de toute cette population, Ammalat-Beg s’arrêta.
Les vieillards, appuyés sur leurs bâtons, et les principaux habitants de Bouinaky l’entourèrent, espérant que le jeune beg leur adresserait la parole ; mais le jeune beg ne les regarda même pas.
Seulement, il fit un signe de la main pour que l’on commençât la course.
Une vingtaine de cavaliers se mirent alors à galoper sans ordre, chacun s’efforçant de devancer son voisin.
Puis tous prirent ces espèces de javelots que l’on appelle des djérids, et, en galopant, se les lancèrent les uns aux autres.
Les plus habiles les ramassaient sans mettre pied à terre, et en se laissant glisser sous le ventre de leurs chevaux.
Les moins habiles, en voulant les imiter, roulaient sur la poussière, au milieu des éclats de rire des assistants.
Le tir commença.
Pendant tout le temps qu’avait duré la course, Ammalat-Beg y était resté étranger ; mais ses noukers, les uns après les autres, s’étaient laissé entraîner et s’étaient mêlés aux concurrents.
Deux seulement étaient demeurés près du prince.
Mais, à mesure que les courses s’animaient, que le bruit des coups de feu retentissait, que la fumée de la poudre mêlait à l’atmosphère son âcre odeur, la froideur du jeune chamkal semblait se fondre. Il commença d’encourager les combattants de la voix, de les animer en se dressant sur les étriers, et, lorsque son nouker bienaimé manqua, avec la balle de son fusil, le papak qu’il avait jeté en l’air et devant lui, il ne sut pas se contenir plus longtemps, prit son fusil et se jeta au grand galop au milieu des tireurs.
– Place à Ammalat-Beg ! cria-t-on de tous côtés.
Et chacun s’écarta aussi vite que si l’on eût crié : « Place à la trombe ! place à l’ouragan ! »
Sur la distance d’une verste, on avait placé dix bâtons, chacun surmonté d’un papak.
Ammalat-Beg mit son cheval au galop, les dépassa depuis le premier jusqu’au dernier, en tenant son fusil élevé au-dessus de sa tête ; puis, lorsqu’il eut dépassé le dernier, il se retourna, et, se dressant sur ses étriers, il fit feu sans s’arrêter.
Le papak tomba.
Alors, toujours galopant, il rechargea son fusil, revint sur ses pas, reprenant au retour la route qu’il avait suivie en venant, abattit le second papak de la même manière, et ainsi de suite jusqu’au dernier des dix.
Cette preuve d’adresse, dix fois répétée, souleva des applaudissements universels.
Ammalat-Beg ne s’arrêta point ; une fois lancé, son orgueil devait obtenir un triomphe complet. Il jeta son fusil loin de lui, prit son pistolet, se retourna sur sa selle de manière à galoper à l’envers, et, au moment où le cheval, en galopant, levait les deux pieds de derrière, il lâcha le coup et le déferra du pied droit ; puis, rechargeant son pistolet, il en fit autant du pied gauche.
Ce furent des cris d’admiration.
Alors, il prit de nouveau son fusil, et ordonna à un de ses noukers de galoper devant lui.
Tous deux partirent, rapides comme la pensée.
Au milieu de la course, le nouker prit un rouble d’argent et le jeta en l’air.
Ammalat-Beg porta son fusil à son épaule ; mais, en ce moment, son cheval fit un faux pas, s’abattit et roula en labourant la poussière du chemin avec sa tête.
Un seul cri se fit entendre : il était sorti à la fois de toutes les poitrines.
Mais l’habile cavalier resta debout sur ses étriers, ne bougea pas plus que si rien n’était arrivé, et, au moment où ses deux pieds touchaient la terre, il lâcha le coup.
Le rouble, enlevé par la balle, alla retomber bien au-delà du cercle du peuple.
La foule, ivre de joie, poussait des hourras frénétiques.
Mais Ammalat-Beg, calme et en apparence impassible, dégagea vivement ses pieds des étriers, fit relever son cheval et en jeta la bride au bras d’un de ses noukers, pour qu’il le fit ferrer à l’instant même.
La course et le tir continuèrent.
En ce moment s’approcha d’Ammalat-Beg son frère de lait, Sophyr-Ali, fils d’un pauvre beg de Bouinaky.
C’était un beau jeune homme, simple et joyeux ; il avait été élevé et avait grandi avec Ammalat. Il existait entre eux la même familiarité qu’il y eût eu entre deux frères.
Il sauta à bas de son cheval, le salua, et dit :
– Le nouker Mohammed fatigue ton vieux cheval Amtrim, en voulant lui faire sauter un ravin qui a plus de quinze pieds de large.
– Et Amtrim ne le saute pas ? s’écria Ammalat-Beg avec impatience et en fronçant le sourcil. Qu’on me l’amène à l’instant.
Il alla au-devant du cheval, fit signe au nouker d’en descendre, sauta en selle, et conduisit Amtrim droit au fossé pour le lui faire voir.
Puis, revenant sur ses pas, il prit du champ, et le mit au galop dans la direction du ravin.
Plus il approchait, plus il le serrait des jambes et le soutenait de la bride.
Mais Amtrim, ne comptant pas sur ses forces, se déroba à droite par un rapide écart.
Ammalat-Beg reprit du champ et repartit au galop une seconde fois.
Cette seconde fois, Amtrim, pressé par le fouet, se dressa sur ses pieds de derrière comme s’il allait sauter.
Mais, au lieu d’accomplir le mouvement commencé, il tourna sur ses pieds de derrière comme sur un pivot, et se déroba une seconde fois.
Ammalat-Beg devint furieux.
Inutilement Sophyr-Ali le pria-t-il de ne point forcer la pauvre bête, qui avait glorieusement perdu ses forces dans les combats et les courses : Ammalat n’écoutait rien, et, tirant sa schaska du fourreau, il le força de reprendre un troisième élan, l’excitant cette fois non plus avec le fouet, mais avec la lame du sabre.
Mais rien n’y fit : cette fois, comme les deux autres, le cheval s’arrêta au bord du fossé.
Seulement, cette fois, Ammalat-Beg donna au pauvre Amtrimk un tel coup de la poignée de sa schaska entre les deux oreilles, que le cheval s’abattit comme un bœuf frappé de la massue.
Ammalat-Beg l’avait tué roide.
– Voilà la récompense d’un serviteur fidèle ! dit Sophyr-Ali avec un soupir et en regardant tristement l’animal mort.
– Non, mais la punition de sa désobéissance, répliqua Ammalat-Beg avec colère.
Sophyr-Ali se tut.
Les cavaliers continuaient de galoper.
Tout à coup, on entendit le roulement des tambours, et l’on vit briller derrière les montagnes l’extrémité des baïonnettes russes qui grandissaient peu à peu.
C’était une compagnie du régiment de Kousinsk qui revenait d’escorter un transport de blé parti de Derbend, et qui faisait retour.
Le capitaine, commandant cette compagnie, et un autre officier, marchaient à quelques pas en avant de la troupe.
Pensant qu’il était temps de leur donner un peu de repos, le capitaine fit faire halte à ses soldats.
Ceux-ci posèrent leurs fusils en faisceaux, laissèrent près des faisceaux une sentinelle, et s’étendirent sur le gazon.
L’arrivée d’un détachement russe n’était pas une nouveauté pour les habitants de Bouinaky, en 1819 ; mais, même aujourd’hui, une pareille apparition n’est jamais chose bien agréable aux hommes du Daghestan. Leur religion leur fait regarder les Russes comme des ennemis éternels, et, s’ils leur sourient parfois, c’est en cachant leurs vrais sentiments sous ce sourire ; et ces vrais sentiments, c’est une haine acharnée et mortelle.
Un murmure passa dans la foule, lorsqu’elle vit les Russes faire halte sur son champ de courses. Les femmes regagnèrent leurs maisons, non toutefois sans jeter, par l’ouverture de leur voile, un coup d’œil sur les nouveaux venus ; les hommes, au contraire, les regardèrent de côté, en se rassemblant en rond pour parler à voix basse.
Mais les vieillards, plus prudents, s’approchèrent du capitaine et s’informèrent de sa santé.
– Quant à moi, cela va bien, dit-il ; mais mon cheval est déferré, de sorte qu’il boite. Par bonheur, voici un brave Tatar, continua-t-il en montrant le maréchal qui ferrait le cheval d’Ammalat, qui va remédier à la chose.
Puis, s’approchant de lui :
– Eh ! l’ami, dit-il, quand tu auras fini de ferrer le cheval à qui tu mets une semelle neuve, tu en feras autant du mien.
Le forgeron, qui avait le visage doublement noirci, et par le soleil et par la vapeur du charbon, tourna sur le capitaine un œil sombre, retroussa ses moustaches, enfonça son papak au niveau de ses oreilles, mais ne répondit pas ; et, comme il en avait fini avec le cheval d’Ammalat-Beg, il mit tranquillement ses instruments dans son sac.
– Ah çà ! m’as-tu compris ? lui demanda le capitaine.
– Parfaitement, répondit le forgeron.
– Que t’ai-je dit, alors ?
– Que ton cheval était déferré.
– Eh bien, puisque tu as compris, mets-toi à la besogne.
– C’est aujourd’hui vendredi, c’est-à-dire jour de fête ; les jours de fête, on ne travaille pas, répondit le Tatar.
– Écoute, dit le capitaine, je te paierai ce que tu demanderas ; mais tu dois savoir une chose, c’est que ce que tu ne voudras pas faire de bonne volonté, tu le feras de force.
– Avant tout autre ordre, je dois obéir à celui d’Allah, qui me défend de travailler le vendredi. Les jours ordinaires, c’est déjà trop de pécher, mais, un jour comme celui-ci, j’y regarderai à deux fois ! Je n’ai pas envie d’acheter moi-même le charbon qui me brûlera en enfer.
– Que faisais-tu donc tout à l’heure ? répliqua le capitaine commençant à froncer le sourcil à son tour. Est-ce que tu ne travaillais pas ? Il me semble qu’un cheval est un cheval, le mien surtout, qui est un musulman de pure race. Regarde, est-ce que tu ne le reconnais pas pour un karabak ?
– Un cheval est un cheval, c’est vrai, et il n’y a pas de différence entre eux quand ils sont de bonne race ; mais il n’en est pas de même des hommes. Le cheval que je viens de ferrer est à Ammalat-Beg, et Ammalat-Beg est mon aga.
– Ce qui veut dire que, si tu ne lui avais pas obéi, il t’aurait coupé les deux oreilles, drôle ! et tu ne veux pas travailler pour moi, parce que tu ne me reconnais pas le droit de t’en faire autant. Très bien, mon cher ! je ne te couperai pas les oreilles, parce que la chose nous est défendue, à nous autres chrétiens ; mais tu peux être sûr que tu recevras deux cents coups de fouet sur les reins, si tu ne m’obéis pas. Tu entends ?
– J’entends ?
– Eh bien ?
– Eh bien, comme je suis un bon musulman, je te répondrai, la seconde fois, ce que je t’ai répondu la première : c’est aujourd’hui vendredi, et les musulmans ne travaillent pas le vendredi.
– Tu crois ?
– J’en suis sûr.
– Quand tu as travaillé pour le plaisir de ton maître tatar, tu travailleras bien pour la nécessité d’un officier russe. Je dis nécessité, attendu que, si mon cheval n’est pas ferré, je ne puis pas continuer ma route. – Ici, soldats !
Il s’était déjà formé un grand cercle autour des deux disputeurs ; mais, à ce point de la querelle, le cercle devint à la fois plus grand et plus pressé, et, parmi les Tatars, des voix commencèrent à se faire entendre qui disaient :
– Non, cela ne se doit pas ; cela ne peut pas être. C’est aujourd’hui fête : on ne travaille pas le vendredi.
En même temps, plusieurs des camarades du forgeron commencèrent à enfoncer leur papak sur leurs yeux et à mettre la main sur le manche de leur poignard, s’approchant du capitaine et criant au forgeron :
– Ne ferre pas le cheval du Russe, Alikper, ne touche pas à sa bête ; ce que tu fais pour Ammalat-Beg, qui est un bon musulman, tu ne dois pas le faire pour un chien de Moscovite.
Le capitaine était brave ; d’ailleurs, il connaissait les Asiatiques.
– Voulez-vous faire place nette, tas de canailles ? leur cria-t-il en tirant un pistolet de ses fontes ; ou, si vous restez, taisez-vous ! car, aussi vrai que vous serez tous damnés, le premier qui dit un mot, je lui ferme les lèvres avec un cachet de plomb.
Cette menace, appuyée par les baïonnettes de plusieurs soldats, produisit son effet. Les poltrons s’enfuirent, les braves restèrent, mais ne dirent plus un mot.
Quant à maître Alikper, voyant que l’affaire allait mal pour lui, il regarda s’il y avait quelque moyen de fuir, et, n’en voyant aucun, il murmura quelques mots turcs qui étaient évidemment une excuse au Prophète, retroussa ses manches, ouvrit son sac, en tira son marteau et son ciseau et s’apprêta à obéir.
Il faut dire une chose : c’est qu’Ammalat-Beg n’avait rien vu de ce qui venait de se passer. Aussitôt qu’il avait aperçu les Russes, ne voulant point avoir avec eux de choc désagréable, il avait adressé quelques mots à une vieille femme, sa nourrice, qui, dans tous les exercices qu’il venait d’exécuter, l’avait suivi des yeux avec un amour tout maternel, et, sautant sur son cheval, il avait repris le chemin de sa maison, qui, pareille à un nid d’aigle, dominait le village de Bouinaky.
Mais, si un des personnages importants de notre récit venait de sortir de scène par un côté, un personnage, d’une certaine importance aussi, entrait au même instant par l’autre.
C’était un cavalier de petite taille, mais vigoureusement bâti. Il paraissait appartenir à la tribu bien reconnaissable des Avares : il portait une cuirasse et un casque de mailles, un petit bouclier à la main gauche, et une schaska à lame droite pendait à son côté.
La seule chose qui manquât au costume du nouvel arrivant, costume qui est encore aujourd’hui exactement le même que celui des croisés, c’était la croix de drap rouge que portent, sur le côté droit de la poitrine, ceux de ces montagnards qui sont restés fidèles à la religion chrétienne.
Les autres, qui se sont faits musulmans ou par force ou par conviction, ont conservé le même costume, mais en ont enlevé le signe de notre rédemption.
Ce cavalier était suivi de cinq noukers, parfaitement armés comme lui.
À la poussière dont ces hommes étaient couverts, à l’écume qui trempait leurs chevaux, il était facile de voir qu’ils avaient fait un long et rapide voyage.
Le premier cavalier, auquel nous avons accordé une mention particulière, en passant lentement à côté des soldats russes, qu’il semblait regarder avec une indifférence insultante, frôla de si près les fusils, qu’il accrocha un des faisceaux et le fit tomber à terre.
Mais, sans paraître remarquer l’accident, il continua son chemin, tandis que ses noukers laissaient insoucieusement les pieds de leurs chevaux se poser sur les fusils renversés.
La sentinelle qui, de loin, avait crié au cavalier : « Au large ! » – injonction qui, comme on peut le voir, n’avait pas eu grand effet, – sauta à la bride de son cheval, tandis que les soldats, se regardant comme insultés par le mépris des musulmans, se mirent à gronder contre eux.
– Qui es-tu ? cria la sentinelle en saisissant, comme nous l’avons dit, la bride du chef de la petite troupe.
– Tu es nouveau dans le pays, si tu n’as pas reconnu Ackmeth, khan d’Avarie, répondit tranquillement le chevalier, en arrachant la bride de son cheval de la main de la sentinelle. Il me semble cependant que, l’an dernier, près de Backli, j’ai laissé aux Russes un bon souvenir de moi.
Puis, comme il avait parlé en tatar, se retournant vers un de ses noukers :
– Traduis à ces chiens, dans leur langue, ce que je viens de leur faire l’honneur de leur dire, ajouta-t-il.
Le nouker répéta mot à mot en russe les paroles qu’Ackmeth-Khan venait de dire en tatar.
– C’est Ackmeth-Khan !... c’est Ackmeth-Khan !... répétèrent comme en chœur les soldats. Mettez la main sur lui, ne le lâchez pas, puisque nous le tenons ; il faut nous venger de l’affaire de Backli.
– Arrière, misérables ! cria Ackmeth-Khan en donnant un coup de son fouet sur la main de la sentinelle. As-tu oublié qu’aujourd’hui je suis un général russe ?
Et, cette fois, il prononça ces paroles dans un si pur moscovite, que les soldats n’en perdirent pas un mot.
– Tu veux dire un traître russe ! crièrent plusieurs soldats. Conduisons-le au capitaine, ou à Derbend, chez le colonel Verkovsky.
– C’est en enfer seulement que j’irai avec de pareils conducteurs, dit Ackmeth-Khan d’un ton de mépris.
En même temps, il fit cabrer son cheval sur les pieds de derrière, le porta à droite, puis à gauche ; enfin, cinglant sa croupe d’un violent coup de fouet, il le fit bondir par-dessus la sentinelle, qu’en passant il renversa du choc.
Les noukers mirent leurs montures au galop et suivirent leur khan, qui fit à peu près cent pas de cette course rapide, puis laissa son cheval reprendre l’allure ordinaire, tout en jouant tranquillement avec sa bride.
Alors seulement la foule des Tatars rassemblés autour du maréchal, qui avait commencé de ferrer le cheval du capitaine, attira son attention ; car, de même que le capitaine n’avait pu voir ce qui se passait derrière lui, Ackmeth-Khan ignorait ce qui s’était passé devant.
– Il paraît qu’il y a du tapage ici ? demanda le khan en arrêtant son cheval. De quoi est-il question, et à quel propos la dispute ?
– Ah ! c’est le khan ! s’écrièrent les Tatars.
Et ils le saluèrent respectueusement.
Ackmeth-Khan renouvela sa question.
On lui raconta l’affaire du capitaine et du maréchal.
– Et vous regardez, immobiles et stupides comme des buffles, lorsqu’on l’on violente votre frère, lorsque l’on méprise vos usages, lorsque l’on foule aux pieds votre religion ! s’écria Ackmeth-Khan, et vous murmurez comme de vieilles femmes, au lieu de vous venger ! Pourquoi ne pleurez-vous pas ?
Puis trois fois, et du ton du plus profond dédain :
– Lâches ! lâches ! lâches ! dit-il
– Que faire ? répondirent plusieurs voix. Les Russes ont des canons et des baïonnettes.
– Et vous, est-ce que vous n’avez pas des fusils et des poignards ? Honte ! honte aux musulmans ! le sabre du Daghestan tremble devant le fouet moscovite !
Les regards s’enflammèrent.
Ackmeth poursuivit :
– Ah ! vous avez peur des canons et des baïonnettes, mais vous ne craignez pas le déshonneur. Entre l’enfer et la Sibérie, vous choisissez l’enfer. Vos aïeux ont-ils agi de la sorte ? Vos pères ont-ils pensé comme vous ? Ils ne comptaient pas leurs ennemis ; mais, quel que fût leur nombre, ils marchaient à eux en criant : Allah ! et, s’ils tombaient, ils tombaient, du moins avec gloire. Est-ce que, par hasard, les Russes seraient faits d’un autre métal que vous ? Est-ce que leurs canons ne vous ont jamais tourné que la gueule ? On attaque le bœuf par les cornes, misérables ! on prend les scorpions par la queue, lâches !
Et, comme il avait déjà fait, il répéta par trois fois :
– Lâches ! lâches ! lâches !
Cette fois, l’insulte frappa les Tatars en plein visage.
– Il a raison, crièrent-ils. Ackmeth-Khan a raison. Nous sommes trop bons pour permettre tout cela aux Russes. Délivrons le maréchal ! délivrons Alikper !
Et ils commencèrent à se resserrer, plus menaçants que jamais, autour des soldats au centre desquels le forgeron ferrait le cheval du capitaine.
La révolte grandissait.
Satisfait d’avoir mené les choses à ce point, et ne voulant pas se compromettre dans une si petite affaire, Ackmeth-Khan laissa deux de ses noukers pour animer les Tatars, et, suivi des trois autres, il prit, dans la montagne, le chemin rapide qui menait à la maison d’Ammalat-Beg.
Celui-ci était déjà rentré et fumait le khalian, couché sur un divan.
En voyant Ackmeth-Khan apparaître au seuil de sa porte, il se leva et vint à sa rencontre.
– Sois vainqueur ! dit Ackmeth-Khan à Ammalat-Beg.
Ce compliment de bienvenue des Tcherkesses était prononcé avec un accent tellement significatif, qu’Ammalat-Beg, après avoir embrassé Ackmeth-Khan, lui demanda :
– Est-ce une raillerie ou une prédiction, mon cher hôte, que tu viens de m’adresser là ?
– Cela dépend de toi, et ce sera comme il te conviendra. L’héritier de la principauté de Tarkovsky n’a qu’à tirer son sabre pour...
– Pour ne plus jamais le remettre au fourreau, khan !
Puis, secouant la tête :
– Ce serait une mauvaise affaire pour moi, continua-t-il, et mieux vaut être propriétaire tranquille et incontesté de Bouinaky, que de me cacher dans les montagnes comme un proscrit.
– Ou comme un lion, Ammalat ! Les lions aussi, pour être libres, habitent la montagne.
Le jeune homme poussa un soupir.
– Mieux vaut rêver toujours et ne pas se réveiller, Ackmeth... Je dors, ne me réveille pas.
– Ce sont les Russes qui te versent l’opium qui te fait dormir, et, pendant ton sommeil, un autre cueille les fruits d’or de ton jardin.
– Que puis-je faire avec le peu de forces que j’ai ?
– Les forces sont dans l’âme, Ammalat. Ose seulement, et tout se courbera devant toi.
Puis, prêtant l’oreille ;
– Écoute, dit-il, voilà une voix qui te crie, comme moi, de te réveiller : c’est celle de la victoire.
En effet, le bruit d’une vive fusillade arriva jusqu’aux deux princes.
En ce moment, Sophyr-Ali entra dans la chambre, pâle et le visage bouleversé.
– Entends-tu, chamkal ? dit-il. Bouinaky se révolte. La foule entoure la compagnie russe et les Tatars font feu sur les soldats.
– Ah ! les drôles ! s’écria Ammalat-Beg en sautant sur son fusil. Comment ont-ils osé faire quelque chose sans moi ? Cours en avant, Sophyr-Ali ; ordonne-leur en mon nom de se tenir tranquilles, et tue le premier qui désobéira.
– J’ai voulu les calmer, répondit le jeune homme ; mais ils ne m’écoutent pas. Les noukers d’Ackmeth-Khan sont avec eux et les excitent en criant : « Tuez les Russes ! »
– Mes noukers ont-ils vraiment crié cela ? demanda Ackmeth-Khan avec un sourire.
– Non seulement ils ont crié cela, mais encore ils ont donné l’exemple en tirant les premiers, dit Sophyr-Ali.
– En ce cas, ce sont de braves gens, dit Ackmeth-Khan, et qui comprennent à demi-mot ce qu’on leur dit.
– Qu’as-tu fait, khan Ackmeth ? s’écria Ammalat-Beg avec tristesse.
– Ce que tu aurais dû faire depuis longtemps.
– Comment vais-je répondre aux Russes maintenant ? demanda le jeune prince.
– Avec la balle et le kandjar. Le sort travaille pour toi, heureux rebelle. Allons, au vent les schaskas, et tombons sur les Russes !
– Ils sont ici ! cria le capitaine d’une voix de tonnerre, en s’élançant dans la chambre accompagné de deux hommes, tant il avait rapidement gravi la pente de la montagne qui conduisait à la maison d’Ammalat.
Puis, se retournant vers ses deux hommes :
– Gardez les portes, vous autres, dit-il, et que personne ne sorte.
Les deux soldats obéirent.
Troublé par cette révolte inattendue dans laquelle ou pouvait très bien l’impliquer, quoiqu’il n’y eût pas eu la moindre part, Ammalat s’avança vers le capitaine, et, d’une voix amicale qui contrastait avec l’accent de colère de celui-ci :
– Apportes-tu la joie dans ma maison, frère ? lui demanda-t-il en tatar.
– Je ne sais ce que j’apporte dans la maison, Ammalat, dit le capitaine ; mais je sais comment on me reçoit dans ton village ; on me reçoit en ennemi, et les hommes ont fait feu sur les soldats de mon... de ton... de notre commun empereur.
– Ils ont mal fait de tirer sur les Russes, dit Ackmeth-Khan en se couchant nonchalamment sur les coussins du divan et en tirant une bouffée de fumée du khalian abandonné par Ammalat-Beg, ils ont mal fait, si chaque coup qu’ils ont tiré n’a pas tué son homme.
– Tiens, voilà la cause de tout le mal, Ammalat ! dit le capitaine en montrant Ackmeth-Khan avec un geste de colère. Sans lui, tout serait tranquille dans Bouinaky. En vérité, tu es charmant, Ammalat. Tu te dis l’ami des Russes et tu reçois leur ennemi comme un hôte ! tu le caches comme un complice ! Ammalat-Beg, au nom de l’empereur, j’exige que tu me livres cet homme.