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« Avec ce livre commence ma campagne contre la morale. Non que l’on y sente le moins du monde l’odeur de la poudre ; on lui trouvera de tout autres senteurs, bien plus agréables, pour peu que l’on ait quelque délicatesse de flair. Pas de fracas d’artillerie, pas même de feu de tirailleurs : si l’effet de ce livre est négatif, ses procédés ne le sont en aucune façon, et de ces procédés l’effet se dégage comme un résultat logique, mais non avec la logique brutale d’un coup de canon. On sort de la lecture de ce livre avec une défiance ombrageuse à l’endroit de tout ce qu’on honorait et même adorait jusqu’à présent sous le nom de morale ; et pourtant on ne trouve dans tout le livre ni une négation, ni une attaque, ni une méchanceté ; bien au contraire, il s’étend au soleil, lisse et heureux, telle une bête marine qui prend un bain de soleil parmi les récifs Aussi bien étais-je moi-même cette bête marine : presque chaque phrase de ce livre a été pensée et comme capturée dans les mille recoins de ce chaos de rochers près de Gênes, où je vivais tout seul, en une familière intimité avec la mer… » Friedrich Nietzsche.
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Veröffentlichungsjahr: 2019
Friedrich Nietzsche
Aurore (1881)
Avant-propos
Livre I
1. Raison ultérieure
2. Préjugé des savants
3. Toute chose a son temps
4. Contre le rêve d’une dissonance des sphères
5. Soyez reconnaissants !
6. Le prestidigitateur et son contraire
7. Changer son sentiment de l’espace
8. Transfiguration
9. Idée de la moralité des mœurs
10. Mouvement réciproque entre le sens de la moralité et le sens de la causalité
11. Morale populaire et médecine populaire
12. La conséquence comme adjuvant
13. Pour l’éducation nouvelle du genre humain
14. Signification de la folie dans l’histoire de l’humanité
15. Les plus anciens moyens de consolation
16. Premier principe de la civilisation
17. La nature bonne et mauvaise
18. La morale de la souffrance volontaire
19. Moralité et abêtissement
20. Libres agisseurs et libres penseurs
21. « Accomplissement de la loi »
22. Les œuvres et la foi
23. En quoi nous sommes le plus subtils
24. La démonstration du précepte
25. Les mœurs et la beauté
26. Les animaux et la morale
27. La valeur dans la croyance aux passions surhumaines
28. La disposition d’esprit comme argument
29. Les comédiens de la vertu et du péché
30. La cruauté raffinée en tant que vertu
31. La fierté de l’esprit
32. Le sabot d’enrayure
33. Le mépris des causes, des conséquences et des réalités
34. Les sentiments moraux et les concepts moraux
35. Les sentiments et l’origine qu’ils tirent des jugements
36. Une folie de la piété pleine d’arrièrepensées
37. Fausses conclusions que l’on tire de l’utilité
38. Les instincts transformés par les jugements moraux
39. Le préjugé de l’ « esprit pur »
40. Les investigations au sujet des usages
41. Pour déterminer la valeur de la vie contemplative
42. Origine de la vie contemplative
43. Combien de forces le penseur doit maintenant réunir en lui
44. Origine et signification
45. Un dénouement tragique de la connaissance
46. Douter que l’on doute
47. Les mots entravent notre chemin !
48. « Connaistoi toimême », c’est là toute la science
49. Le nouveau sentiment fondamental : notre nature définitivement périssable
50. La foi en l’ivresse
51. Tels que nous sommes !
52. Où sont les nouveaux médecins de l’âme ?
53. L’empiétement sur les gens consciencieux
54. Les idées sur la maladie
55. Les « chemins »
56. L’apostat de l’esprit libre
57. Autre crainte, autre certitude
58. Le christianisme et les passions
59. L’erreur comme cordial
60. Tout esprit finit par devenir réellement visible
61. Le sacrifice nécessaire
62. De l’origine des religions
63. Haine du prochain
64. Les désespérés
65. Brahmanisme et christianisme
66. Faculté de vision
67. Le prix des croyants
68. Le premier chrétien
69. Inimitable
70. À quoi sert une intelligence grossière
71. La vengeance chrétienne contre Rome
72. L’« outretombe »
73. Pour la « vérité » !
74. Arrière-pensée chrétienne
75. Ni européen ni noble
76. Mal penser c’est rendre mauvais
77. Les tortures de l’âme
78. La justice vengeresse
79. Une proposition
80. Le chrétien compatissant
81. Humanité du saint
82. L’attaque intellectuelle
83. Pauvre humanité !
84. La philologie du christianisme
85. Subtilité dans la pénurie
86. Les interprètes chrétiens du corps
87. Le miracle moral
88. Luther, le grand bienfaiteur
89. Le doute comme péché
90. Égoïsme contre égoïsme
91. La bonne foi de Dieu
92. Au lit de mort du christianisme
93. Qu’est-ce que la vérité ?
94. Remède contre le déplaisir
95. La réfutation historique est la réfutation définitive
96. In hoc signo vinces !
Livre II
97. Si l’on agit d’une façon morale
98. Les changements en morale
99. En quoi nous sommes tous déraisonnables
100. Se réveiller du rêve
101. Digne de réflexion
102. Les plus anciens jugements moraux
103. Il y a deux espèces de négateurs de la moralité
104. Nos appréciations
105. L’égoïsme apparent
106. Contre la définition du but moral
107. Notre droit à nos folies
108. Quelques thèses
109. L’empire sur soi-même, la modération et leurs derniers motifs
110. Ce qui s’oppose
111. Aux admirateurs de l’objectivité
112. Pour l’histoire naturelle du devoir et du droit
113. L’aspiration à la distinction
114. La connaissance de celui qui souffre
115. Ce que l’on appelle le « moi »
116. Le monde inconnu du « sujet »
117. En prison
118. Qu’est-ce donc que notre prochain ?
119. Vivre et inventer
120. Pour tranquilliser le sceptique
121. « Effet et cause ! »
122. Les causes finales dans la nature
123. Raison
124. Qu’est-ce que vouloir ?
125. Du « royaume de la liberté »
126. L’oubli
127. En vue d’un but
128. Le rêve et la responsabilité
129. La prétendue lutte des motifs
130. Causes finales ? volonté ?
131. Les modes morales
132. Les derniers échos du christianisme dans la morale
133. « Ne plus penser à soi »
134. En quelle mesure il faut se garder de la compassion
135. Exciter la pitié
136. Le bonheur dans la compassion
137. Pourquoi doubler le « moi »
138. Devenir plus tendre
139. Soi-disant plus haut !
140. Louanges et blâme
141. Plus beau, mais de valeur moindre
142. Sympathie
143. Malheur à nous si cette tendance se mettait à faire rage !
144. Nous abstraire de la misère des autres
145. « Non égoïste ! »
146. Regarder audelà du prochain
147. Cause de l’« altruisme »
148. Regard dans le lointain
Livre III
149. De petites actions divergentes sont nécessaires !
150. Le hasard des mariages
151. Il y a ici un nouvel idéal à inventer
152. Formule de serment
153. Un mécontent
154. Consolations dans le péril
155. Scepticisme éteint
156. Méchant par orgueil…
157. Le culte des onomatopées
158. Climat du flatteur
159. Les évocateurs des morts
160. Vaniteux, avide et peu sage
161. La beauté est conforme à l’époque
162. L’ironie des hommes actuels
163. Contre Rousseau
164. Peut-être anticipé
165. La morale qui n’ennuie pas
166. Au carrefour
167. Les hommages absolus
168. Un modèle
169. Le génie grec nous est très étranger
170. Autres perspectives du sentiment
171. L’alimentation de l’homme moderne
172. Tragédie et musique
173. Les louangeurs du travail
174. Mode morale d’une société commerçante
175. Idée fondamentale d’une culture de commerçants
176. La critique des pères
177. Apprendre la solitude
178. Ceux qui s’usent quotidiennement
179. Aussi peu d’« état » que possible !
180. Les guerres
181. Gouverner
182. La logique grossière
183. Les vieux et les jeunes
184. L’État, un produit des anarchistes
185. Mendiants
186. Gens d’affaires
187. Un avenir possible
188. Ivresse et nutrition
189. De la grande politique
190. L’ancienne culture allemande
191. Hommes meilleurs
192. Désirer des adversaires parfaits
193. Esprit et morale
194. Vanité des maîtres de morale
195. Ce que l’on appelle l’éducation classique
196. Les questions les plus personnelles de la vérité
197. L’inimitié des Allemands contre le rationalisme
198. Assigner un rang à son peuple
199. Nous sommes plus nobles
200. Supporter la pauvreté
201. Avenir de la noblesse
202. Les soins à donner à la santé
203. Contre le mauvais régime
204. Danaé et le dieu en or
205. Du peuple d’Israël
206. L’état impossible
207. Comment se comportent les Allemands visàvis de la morale
Livre IV
208. Question de conscience
209. L’utilité des théories les plus sévères
210. Ce qui est « en soi »
211. À ceux qui rêvent l’immortalité
212. En quoi l’on se connaît
213. Les hommes de la vie manquée
214. À quoi bon des égards !
215. La morale des victimes
216. Les méchants et la musique
217. L’artiste
218. Agir en artiste avec ses faiblesses !
219. La supercherie dans l’humiliation
220. La dignité et la crainte
221. Moralité du sacrifice
222. Où il faut désirer le fanatisme
223. L’œil que l’on craint
224. Ce qu’il y a d’ « édifiant » dans le malheur du prochain
225. Moyen pour être méprisé vite
226. Du rapport avec les célébrités
227. Porteurs de chaînes
228. Vengeance dans la louange
229. Fierté
230. « Utilitaire »
231. De la vertu allemande
232. D’une discussion
233. Les « consciencieux »
234. La crainte de la gloire
235. Repousser un remerciement
236. Punition
237. Danger dans un parti
238. L’aspiration à l’élégance
239. Avertissement pour les moralistes
240. De la moralité du tréteau
241. Crainte et intelligence
242. Indépendance
243. Les deux courants
244. Le plaisir que cause la réalité
245. Subtilité du sentiment de puissance
246. Aristote et le mariage
247. Origine du mauvais tempérament
248. Simulation par devoir
249. Qui donc est jamais seul !
250. La nuit et la musique
251. D’une façon stoïque
252. Que l’on considère !
253. Évidence
254. Ceux qui anticipent
255. Conversation sur la musique
256. Bonheur des méchants
257. Les mots qui nous sont présents
258. Flatter le chien
259. Le louangeur d’autrefois
260. Amulette des hommes dépendants
261. Pourquoi si sublime !
262. Le démon de la puissance
263. La contradiction incarnée et animée
264. Vouloir se tromper
265. Le théâtre a son temps
266. Sans grâce
267. Pourquoi si fier !
268. Charybde et Scylla chez l’orateur
269. Les malades et l’art
270. Tolérance apparente
271. L’impression de fête
272. La purification de la race
273. Les louanges
274. Droit et privilèges de l’homme
275. L’homme transformé
276. Souvent ! sans que l’on s’y attende !
277. Vertus chaudes et froides
278. La mémoire courtoise
279. En quoi nous devenons des artistes
280. Enfantin
281. Le « moi » veut tout avoir
282. Danger dans la beauté
283. Paix de la maison et paix de l’âme
284. Présenter une nouvelle comme si elle était ancienne
285. Où cesse le « moi » ?
286. Bêtes domestiques et d’appartement
287. Deux amis
288. Comédie des hommes nobles
289. Où l’on ne peut rien dire contre une vertu
290. Un gaspillage
291. Présomption
292. Une espèce de méconnaissance
293. Reconnaissant
294. Saints
295. Servir avec subtilité
296. Le duel
297. Néfaste
298. Le culte des héros et ses fanatiques
299. Apparence d’héroïsme
300. Bienveillant à l’égard du flatteur
301. « Plein de caractère »
302. Une fois, deux fois et trois fois vrai
303. Passetemps du connaisseur d’hommes
304. Les destructeurs du monde
305. Avarice
306. Idéal grec
307. Facta ! oui Facta Ficta !
308. Ne pas s’entendre au commerce est distingué
309. Crainte et amour
310. Les êtres bonasses
311. Ce que l’on appelle l’âme
312. Les oublieux
313. L’ami que l’on ne désire plus
314. Dans la société des penseurs
315. Se dessaisir
316. Les sectes faibles
317. Le jugement du soir
318. Gardez-vous des systématiques !
319. Hospitalité
320. Du beau et du mauvais temps
321. Danger dans l’innocence
322. Vivre si possible sans médecin
323. Obscurcissement du ciel
324. Philosophie des comédiens
325. Vivre à l’écart et avoir la foi
326. Connaître ses circonstances
327. Une fable
328. Ce que les théories idéalistes laissent deviner
329. Les calomniateurs de la sérénité
330. Pas encore assez !
331. Droit et limite
332. Le style ampoulé
333. « Humanité »
334. L’homme charitable
335. Pour que l’on considère l’amour comme de l’amour
336. De quoi sommes-nous capables ?
337. « Naturel »
338. Compensation de conscience
339. Transformation des devoirs
340. L’évidence est contre l’historien
341. Avantage de la méconnaissance
342. Ne pas confondre
343. Prétendu moral
344. Subtilité dans la méprise
345. Notre bonheur n’est pas un argument pour ou contre
346. Ennemis des femmes
347. L’école de l’orateur
348. Sentiment de puissance
349. Pas si important que cela
350. Comment on promet le mieux
351. Généralement méconnu
352. Centre
353. Liberté oratoire
354. Courage de souffrir
355. Admirateur
356. Effet du bonheur
357. La morale des mouches piqueuses
358. Les raisons et leur déraison
359. Approuver quelque chose
360. Point utilitaires
361. Paraître laid
362. Différents dans la haine
363. Hommes du hasard
364. Choix de l’entourage
365. Vanité
366. Misère du criminel
367. Paraître toujours heureux
368. La raison qui nous fait souvent méconnaître
369. Pour s’élever audessus de sa bassesse
370. En quelle mesure le penseur aime son ennemi
371. Le mal de la force
372. À l’honneur des connaisseurs
373. Blâme révélateur
374. Valeur du sacrifice
375. Parler trop distinctement
376. Dormir beaucoup
377. Ce qu’il faut conclure d’un idéal fantasque
378. Main propre et mur propre
379. Vraisemblable et invraisemblable
380. Conseil expérimenté
381. Connaître sa particularité
382. Jardinier et jardin
383. La comédie de la pitié
384. Hommes singuliers
385. Les vaniteux
386. Les pathétiques et les naïfs
387. Comment on réfléchit avant le mariage
388. La fourberie en bonne conscience
389. Un peu trop lourds
390. Cacher son esprit
391. Le mauvais moment
392. Conditions de la politesse
393. Vertus dangereuses
394. Sans vanité
395. La contemplation
396. À la chasse
397. Éducation
398. À quoi l’on reconnaît le plus fougueux
399. Se défendre
400. Se défendre
401. Oubli dangereux
402. Une tolérance comme une autre
403. Fiertés différentes
404. À qui l’on rend rarement justice
405. Luxe
406. Rendre immortel
407. Contre notre caractère
408. Où il faut beaucoup de douceur
409. Maladie
410. Les êtres craintifs
411. Sans haine
412. Spirituel et borné
413. Les accusateurs privés et publics
414. Les aveugles volontaires
415. Remedium amoris
416. Où est le pire ennemi ?
417. Limites de toute humilité
418. Le jeu de la vérité
419. Le courage dans le parti
420. Astuce de la victime
421. À travers d’autres
422. Faire plaisir à d’autres
Livre V
423. Dans le grand silence
424. Pour qui la vérité ?
425. Nous autres dieux en exil !
426. Daltonisme des penseurs
427. L’embellissement de la science
428. Deux espèces de moralistes
429. La nouvelle passion
430. Cela aussi est héroïque
431. Les opinions des adversaires
432. Chercheur et tentateur
433. Voir avec des yeux nouveaux
434. Intercéder
435. Ne pas périr imperceptiblement
436. Casuistique
437. Privilèges
438. L’homme et les choses
439. Signes distinctifs du bonheur
440. Ne point abdiquer !
441. Pourquoi le prochain devient pour nous de plus en plus lointain
442. La règle
443. Pour l’éducation
444. L’étonnement que cause la résistance
445. En quoi les plus nobles se trompent
446. Classification
447. Maître et élève
448. Honorer la réalité
449. Où sont ceux qui ont besoin de l’ esprit ?
450. La séduction de la connaissance
451. Ceux qui ont besoin d’un fou de cour
452. Impatience
453. Interrègne moral
454. Interruption
455. La première nature
456. Une vertu qui est dans son devenir
457. Dernière discrétion
458. Le gros lot
459. La générosité du penseur
460. Utiliser ses heures dangereuses
461. Hic Rhodus, hic salta
462. Cures lentes
463. Le septième jour
464. Pudeur de celui qui donne
465. En se rencontrant
466. Perte dans la gloire
467. Double patience !
468. L’empire de la beauté est plus grand
469. L’inhumanité du sage
470. Au banquet du grand nombre
471. Un autre amour du prochain
472. Ne point se justifier
473. Où il faut construire sa maison
474. Les seuls chemins
475. Devenir lourd
476. La fête de la moisson de l’esprit
477. Délivré du scepticisme
478. Passons !
479. Amour et véracité
480. Inévitable
481. Deux Allemands
482. Choisir ses fréquentations
483. Être rassasié de l’homme
484. Notre chemin
485. Perspectives lointaines
486. L’or et la faim
487. Honte
488. Contre la prodigalité en amour
489. Amis dans la misère
490. Les petites vérités
491. À cause de cela la solitude !
492. Sous les vent du sud
493. Sur son propre arbre
494. Dernier argument du brave
495. Nos maîtres
496. Le principe mauvais
497. L’œil purificateur
498. Ne pas exiger
499. Le méchant
500. À rebrousse-poil
501. Âmes mortelles !
502. Un seul mot pour trois états différents
503. Amitié
504. Concilier !
505. Les hommes pratiques
506. La nécessité de faire tout ce qui est bon
507. Contre la tyrannie du vrai
508. Ne pas prendre sur un ton pathétique
509. Le troisième œil
510. Échapper à ses vertus
511. La tentatrice
512. Courageux en face des choses
513. Entraves et beauté
514. Aux plus forts
515. Augmentation de la beauté
516. Ne pas faire entrer son démon dans le prochain
517. Induire à l’amour
518. Résignation
519. Être dupe
520. L’éternelle cérémonie funèbre
521. Vanité d’exception
522. La sagesse sans oreilles
523. Questions insidieuses
524. Jalousie des solitaires
525. L’effet des louanges
526. Ne pas vouloir servir de symbole
527. Les hommes cachés
528. Abstinence plus rare
529. Par quoi les hommes et les peuples prennent de l’éclat
530. Détours du penseur
531. Avoir un autre sentiment en face de l’art
532. « L’amour rend égaux »
533. Nous autres commençants !
534. Les petites doses
535. La vérité a besoin de la puissance
536. Les poucettes
537. Maîtrise
538. Aliénation morale du génie
539. Savez-vous aussi ce que vous voulez ?
540. Apprendre
541. Comment il faut se pétrifier
542. Le philosophe et la vieillesse
543. Ne pas faire de la passion un argument pour la vérité !
544. Comment on fait maintenant de la philosophie
545. Mais nous ne vous croyons pas !
546. Esclave et idéaliste
547. Les tyrans de l’esprit
548. La victoire sur la force
549. La fuite devant soimême
550. Connaissance et beauté
551. Des vertus de l’avenir
552. L’égoïsme idéaliste
553. Avec des détours
554. Un pas en avant
555. Les plus médiocres suffisent
556. Les quatre vertus
557. Au-devant de l’ennemi
558. Il ne faut pas non plus cacher ses vertus !
559. « Rien de trop ! »
560. Ce qui nous est ouvert
561. Éclairer son bonheur
562. Les sédentaires et les hommes libres
563. L’illusion de l’ordre moral
564. À côté de l’expérience !
565. La gravité alliée à l’ignorance
566. Vivre à bon compte
567. En campagne
568. Poète et oiseau
569. Aux solitaires
570. Pertes
571. Pharmacie militaire de l’âme
572. La vie doit nous tranquilliser
573. Changer de peau
574. Ne pas oublier !
575. Nous autres aéronautes de l’esprit
Notes
À propos de l’auteur
Couverture
1
Dans ce livre on trouvera au travail un homme « souterrain », un homme qui perce, creuse et ronge. On verra, en admettant que l’on ait des yeux pour un tel travail des profondeurs ─, comme il s’avance lentement, avec circonspection et une douce inflexibilité, sans que l’on devine trop la misère qu’apporte avec elle toute longue privation d’air et de lumière ; on pourrait presque le croire heureux de son travail obscur. Ne semble-t-il pas que quelque foi le conduise, que quelque consolation le dédommage ? Qu’il veuille peut-être avoir une longue obscurité pour lui, des choses qui lui soient propres, des choses incompréhensibles, cachées, énigmatiques, parce qu’il sait ce qu’il aura en retour : son matin à lui, sa propre rédemption, sa propre aurore ?... Certainement, il reviendra : ne lui demandez pas ce qu’il veut là en bas, il finira bien par vous le dire lui-même, ce Trophonios, cet homme d’apparence souterraine, dès qu’il se sera de nouveau « fait homme ». On désapprend foncièrement de se taire lorsque l’on a été taupe aussi longtemps que lui, seul aussi longtemps que lui. ─ ─
2
En effet, mes amis patients, je veux vous dire ce que je voulais faire là en bas, je veux vous le dire dans cette préface tardive qui aurait facilement pu devenir une nécrologie, une oraison funèbre : car je suis revenu et — je m’en suis tiré. Ne croyez surtout pas que je vais vous engager à une semblable entreprise chanceuse, ou même seulement à une pareille solitude ! Car celui qui suit de tels chemins particuliers ne rencontre personne : cela tient aux « chemins particuliers ». Personne ne vient à son aide ; il faut qu’il se tire tout seul de tous les dangers, de tous les hasards, de toutes les méchancetés, de tous les mauvais temps qui surviennent. Car il a son chemin à lui — et, comme de raison, son amertume, parfois son dépit, à cause de cet « à lui » : il faut ranger, parmi ces sujets d’amertume et de dépit, par exemple l’incapacité où se trouvent ses amis de deviner où il est, où il va ; au point qu’ils se demanderont parfois « Comment ? est-ce là avancer ? a-t-il encore ─ un chemin ? » — Alors j’entrepris quelque chose qui ne pouvait être l’affaire de tout le monde : je descendis dans les profondeurs : je me mis à percer le fond, je commençai à examiner et à saper une vieille confiance, sur quoi, depuis quelques milliers d’années, nous autres philosophes, nous avons l’habitude de construire, comme sur le terrain le plus solide, ─ de construire toujours à nouveau, quoique jusqu’à présent chaque construction se soit effondrée : je commençai à saper notre confiance en la morale. Mais vous ne me comprenez pas ?
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C’est sur le bien et le mal que l’on a jusqu’à présent le plus pauvrement réfléchi : ce fut là toujours une chose trop dangereuse. La conscience, le bon renom, l’enfer, parfois même la police ne permettaient et ne permettent pas d’impartialité ; c’est qu’en présence de la morale, comme en regard de toute autorité, il n’est pas permis de réfléchir et, encore moins, de parler : là il faut — obéir ! Depuis que le monde existe, aucune autorité n’a encore voulu se laisser prendre pour objet de la critique ; et aller jusqu’à critiquer la morale, la morale en tant que problème, tenir la morale pour problématique : comment ? cela n’a-t-il pas été — cela n’est-il pas — immoral ? — La morale cependant ne dispose pas seulement de toute espèce de moyens d’intimidation, pour tenir à distance les investigations critiques et les instruments de torture ; sa certitude repose davantage encore sur un certain art de séduction à quoi elle s’entend — elle sait « enthousiasmer ». Elle réussit parfois avec un seul regard à paralyser la volonté critique, ou encore à attirer celle-ci de son côté, il y a même des cas où elle s’entend à la faire se tourner contre elle-même : en sorte que, pareille au scorpion, elle enfonce l’aiguillon dans son propre corps. Car la morale connaît depuis longtemps toute espèce de diablerie dans l’art de convaincre : aujourd’hui encore, il n’y a pas un orateur qui ne s’adresse à elle pour lui demander secours (que l’on écoute, par exemple, jusqu’à nos anarchistes : comme ils parlent moralement pour convaincre ! Ils finissent par s’appeler eux-mêmes « les bons et les justes ».) C’est que la morale, de tous temps, depuis que l’on parle et convainc sur la terre, s’est affirmée comme la plus grande maîtresse en séduction — et, ce qui nous importe à nous autres philosophes, comme la véritable Circé des philosophes. À quoi cela tient-il donc si, depuis Platon, tous les constructeurs philosophiques en Europe ont construit en vain ? Si tout menace de s’effondrer ou se trouve déjà perdu dans les décombres — tout ce qu’ils croyaient eux-mêmes, loyalement et sérieusement, être ære perennius ? Hélas ! combien est erronée la réponse qu’aujourd’hui encore on tient prête à une semblable question : « Puisqu’ils ont tous négligé d’admettre l’hypothèse, l’examen du fondement, une critique de toute la raison. » — C’est là cette néfaste réponse de Kant qui ne nous a certainement pas attirés, nous autres philosophes, sur un terrain plus solide et moins trompeur ! (— et, soit dit en passant, n’était-il pas un peu singulier de demander à ce qu’un instrument se mît à critiquer sa propre perfection et sa propre aptitude ? que l’intellect lui-même « connût » sa valeur, sa force, ses limites ? n’était-ce pas un peu absurde même ? —) La véritable réponse eût été, au contraire, que tous les philosophes ont construit leurs édifices sous la séduction de la morale, Kant comme les autres —, que leur intention ne se portait qu’en apparence sur la certitude, sur la « vérité », mais en réalité sur le majestueux édifice morale ; pour nous servir encore une fois de l’innocent langage de Kant qui considérait comme sa tâche et son travail, une tâche « moins brillante, mais qui n’est pas sans mérite », « d’aplanir et de rendre solide le terrain où s’édifierait ce majestueux édifice moral » (Critique de la raison pure, II, p. 257). Hélas ! il n’y a pas réussi, tout au contraire ! — il faut le dire aujourd’hui. Avec des intentions aussi exaltées, Kant était le véritable fils de son siècle qui peut être appelé, plus que tout autre, le siècle de l’exaltation : comme il l’est demeuré encore, et cela est heureux, par rapport au côté le plus précieux de son siècle (par exemple avec ce bon sensualisme qu’il introduisit dans sa théorie de la connaissance). Lui aussi avait été mordu par cette tarentule morale qu’était Rousseau, lui aussi sentait peser sur son âme le fanatisme moral, dont un autre disciple de Rousseau se croyait et se proclamait l’exécuteur, je veux dire Robespierre, qui voulait « fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu » (Discours du 7 juin 1794) 1.
D’autre part, avec un tel fanatisme français au cœur, on ne pouvait pas s’y prendre d’une façon moins française, plus profonde, plus solide, plus allemande — si de nos jours le mot « allemand » est encore permis dans ce sens — que ne s’y est pris Kant : pour faire de la place à son « empire moral », il se vit forcé de rajouter un monde indémontrable, un « au-delà » logique, — c’est pourquoi il lui fallut sa critique de la raison pure ! Autrement dit : il n’en aurait pas eu besoin s’il n’y avait pas eu une chose qui lui importât plus que toute autre — rendre le « monde moral » inattaquable, mieux encore insaisissable à la raison, — car il sentait trop violemment la vulnérabilité d’un ordre moral en face de la raison ! En regard de la nature et de l’histoire, en regard de la foncière immoralité de la nature et de l’histoire, Kant, comme tout bon Allemand, dès l’origine, était pessimiste ; il croyait en la morale, non parce qu’elle est démontrée par la nature et par l’histoire, mais malgré que la nature et l’histoire y contredisent sans cesse. Pour comprendre ce « malgré que », on pourra peut-être se souvenir de quelque chose de voisin chez Luther, chez cet autre grand pessimiste, qui, avec toute l’intrépidité luthérienne, voulut un jour le rendre sensible à ses amis : « Si l’on pouvait comprendre par la raison combien le Dieu qui montre tant de colère et de méchanceté peut être juste et bon, à quoi servirait alors la foi ? » Car, de tous temps, rien n’a fait une impression plus profonde sur l’âme allemande, rien ne l’a plus « tentée », que cette déduction, la plus dangereuse de toutes, une déduction qui apparaîtra à tout véritable Latin tel un péché contre l’esprit : credo quia absurdum est. Avec elle, la logique allemande entre pour la première fois dans l’histoire du dogme chrétien ; mais aujourd’hui encore, mille années plus tard, nous autres Allemands d’aujourd’hui, Allemands tard-venus à tous points de vue — nous pressentons quelque chose de la vérité, une possibilité de la vérité, derrière le célèbre principe fondamental de la dialectique, par lequel Hegel aida naguère à la victoire de l’esprit allemand sur l’Europe — « la contradiction est le moteur du monde, toutes choses se contredisent elles-mêmes » — : car nous sommes, jusque dans la logique, des pessimistes.
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Mais ce ne sont pas les jugements logiques qui sont les plus inférieurs et les plus fondamentaux, vers quoi puisse descendre la bravoure de notre suspicion : la confiance en la raison qui est inséparable de la validité de ces jugements, en tant que confiance, est un phénomène moral… Peut-être le pessimiste allemand a-t-il encore à faire son dernier pas ? Peut-être lui faudra-t-il, encore une fois, d’une façon terrible, mettre l’un en face de l’autre son credo et son absurdum ? Et si ce livre, jusque dans la morale, jusque par-delà la confiance en la morale, est un livre pessimiste, — ne serait-il pas, par cela même, un livre allemand ? Car il représente en effet une contradiction et ne craint pas cette contradiction : on s’y dédit de la confiance en la morale — pourquoi donc ? Par moralité ! Ou bien comment devons-nous appeler ce qui se passe dans ce livre, ce qui se passe en nous ? — car nous préférerions à notre goût des expressions plus modestes. Mais il n’y a aucun doute, à nous aussi parle un « tu dois », nous aussi nous obéissons à une loi sévère au-dessus de nous, — et c’est là la dernière morale qui se rende encore intelligible pour nous, la dernière morale que, nous aussi, nous puissions encore vivre ; si en quelque chose nous sommes encore hommes de la conscience, c’est bien en cela : car nous ne voulons pas revenir à ce que nous regardons comme surmonté et caduc, à quelque chose que nous ne considérons pas comme digne de foi, quel que soit le nom qu’on lui donne : Dieu, vertu, vérité, justice, amour du prochain ; nous ne voulons pas nous ouvrir de voie mensongère vers un idéal ancien ; nous avons une aversion profonde contre tout ce qui en nous voudrait rapprocher et servir de médiateur ; nous sommes les ennemis de toute espèce de foi et de christianisme actuels ; ennemis des demi-mesures de tout ce qui est romantisme et de tout esprit patriotard ; ennemi aussi du raffinement artiste, du manque de conscience artiste qui voudrait nous persuader qu’il faut adorer là où nous ne croyons plus — car nous sommes des artistes ; — ennemis, en un mot, de tout le féminisme européen (ou idéalisme, si l’on préfère que je dise ainsi) qui éternellement « attire en haut » et qui, par cela même, « rabaisse » éternellement. Or, en tant qu’hommes de cette conscience, nous croyons encore remonter à la droiture et la piété allemandes de milliers d’années, quoique nous en soyons les descendants incertains et ultimes, nous autres immoralistes et impies d’aujourd’hui, nous nous considérons même, en un certain sens, comme les héritiers de cette droiture et de cette piété, comme les exécuteurs de leur volonté intérieure, d’une volonté pessimiste, comme je l’ai indiqué, qui ne craint pas de se nier elle-même, parce qu’elle nie avec joie ! En nous s’accomplit, pour le cas où vous désireriez une formule, — l’auto-suppression de la morale. — —
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— En fin de compte cependant : pourquoi nous faut-il dire si haut et avec une telle ardeur, ce que nous sommes, ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas ? Regardons cela plus froidement et plus sagement, de plus loin et de plus haut, disons-le comme cela peut être dit entre nous, à voix si basse que le monde entier ne l’entend pas, que le monde entier ne nous entend pas ! Avant tout, disons-le lentement… Cette préface arrive tardivement, mais non trop tard ; qu’importent, en somme, cinq ou six ans ! Un tel livre et un tel problème n’ont nulle hâte ; et nous sommes, de plus, amis du lento, moi tout aussi bien que mon livre. Ce n’est pas en vain que l’on a été philologue, on l’est peut-être encore. Philologue, cela veut dire maître de la lente lecture : on finit même par écrire lentement. Maintenant ce n’est pas seulement conforme à mon habitude, c’est aussi mon goût qui est ainsi fait, — un goût malicieux peut-être ? — Ne rien écrire d’autre que ce qui pourrait désespérer l’espèce d’hommes qui « se hâte ». Car la philologie est cet art vénérable qui, de ses admirateurs, exige avant tout une chose, se tenir à l’écart, prendre du temps, devenir silencieux, devenir lent, — un art d’orfèvrerie, et une maîtrise d’orfèvre dans la connaissance du mot, un art qui demande un travail subtil et délicat, et qui ne réalise rien s’il ne s’applique avec lenteur. Mais c’est justement à cause de cela qu’il est aujourd’hui plus nécessaire que jamais, justement par là qu’il charme et séduit le plus, au milieu d’un âge du « travail » : je veux dire de la précipitation, de la hâte indécente qui s’échauffe et qui veut vite « en finir » de toute chose, même d’un livre, fût-il ancien ou nouveau. — Cet art lui-même n’en finit pas facilement avec quoi que ce soit, il enseigne à bien lire, c’est-à-dire lentement, avec profondeur, égards et précautions, avec des arrière-pensées, des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux délicats… Amis patients, ce livre ne souhaite pour lui que des lecteurs et des philologues parfaits : apprenez à me bien lire ! —
Ruta près Gênes,
en automne de l’année 1886.
1En français dans le texte. N.d.T.
Toutes les choses qui vivent longtemps sont peu à peu tellement imbibées de raison que l’origine qu’elles tirent de la déraison devient invraisemblable. Le sentiment ne croit-il pas au paradoxe et au blasphème chaque fois qu’on lui montre l’histoire exacte d’une origine ? Un bon historien n’est-il pas, au fond, sans cesse en contradiction avec son milieu ?
Les savants sont dans le vrai lorsqu’ils jugent que les hommes de toutes les époques ont cru savoir ce qui était bon et mauvais. Mais c’est un préjugé des savants de croire que maintenant nous en soyons mieux informés que dans tout autre temps.
À l’époque où l’homme prêtait un sexe à toute chose, il ne croyait pas se livrer à un jeu, mais élargir son entendement : – il ne s’est avoué que plus tard, et pas encore entièrement de nos jours, l’énormité de cette erreur. De même l’homme a attribué, à tout ce qui existe, un rapport avec la morale, jetant sur les épaules du monde le manteau d’une signification éthique. Tout cela aura un jour autant et pas plus de valeur que n’en a aujourd’hui déjà la croyance au sexe masculin ou féminin du soleil.
Il nous faut à nouveau faire disparaître du monde l’abondance de fausse sublimité, parce qu’elle est contraire à la justice que les choses peuvent revendiquer ! Et pour cela il importe de ne pas prétendre à concevoir le monde avec moins d’harmonie qu’il n’en a !
Le grand résultat que l’humanité a obtenu jusqu’à présent, c’est que nous n’avons plus besoin d’être dans une crainte continuelle des bêtes sauvages, des barbares, des dieux et de nos rêves.
Ce qu’il y a d’étonnant dans la science est contraire à ce qu’il y a d’étonnant dans l’art du prestidigitateur. Car celui-ci veut nous persuader de voir une causalité très simple là où, en réalité, une causalité très compliquée est en jeu. La science, par contre, nous force à abandonner la croyance à la causalité simple, dans les cas où tout paraît extrêmement simple et où nous ne sommes que les victimes de l’apparence. Les choses les plus « simples » sont très compliquées, — on ne peut pas assez s’en étonner !
Sont-ce les choses réelles ou les choses imaginées qui ont le plus contribué au bonheur humain ? Ce qu’il y a de certain, c’est que la dimension de l’espace qui existe entre le plus grand bonheur et le plus profond malheur n’a pu être établie qu’à l’aide des choses imaginées. Par conséquent, ce genre de sentiment de l’espace, sous l’influence de la science, devient toujours plus petit : de même que la science nous a enseigné et nous enseigne encore à considérer la terre comme petite et tout le système solaire comme un point.
Ceux qui souffrent sans espoir, ceux qui rêvent d’une façon désordonnée, ceux qui sont ravis dans l’au-delà, — voilà les trois degrés qu’établit Raphaël pour diviser l’humanité. Nous ne regardons plus le monde de cette façon — et Raphaël, lui aussi, n’aurait plus le droit de le regarder ainsi : il verrait de ses yeux une nouvelle transfiguration.
Si l’on compare notre façon de vivre à celle de l’humanité pendant des milliers d’années, on constatera que, nous autres, hommes d’aujourd’hui, vivons dans une époque très immorale ; la puissance des mœurs est affaiblie d’une façon surprenante et le sens moral s’est tellement subtilisé et élevé que l’on peut tout aussi bien le considérer comme volatilisé. C’est pourquoi, nous autres, hommes tardifs, pénétrons si difficilement les idées directrices qui ont présidé à la formation de la morale et, si nous arrivons à les découvrir, nous répugnons encore à les publier, tant elles nous paraissent grossières ! tant elles ont l’air de calomnier la moralité ! Voici déjà, par exemple, la proposition principale : la moralité n’est pas autre chose (donc, avant tout, pas plus) que l’obéissance aux mœurs, quel que soit le genre de celles-ci ; mais les mœurs, c’est la façon traditionnelle d’agir et d’évoluer. Partout où les coutumes ne commandent pas il n’y a pas de moralité ; et moins l’existence est déterminée par les coutumes, moins est grand le cercle de la moralité. L’homme libre est immoral, puisque, en toutes choses, il veut dépendre de lui-même et non d’un usage établi : dans tous les états primitifs de l’humanité « mal » est équivalent d’« intellectuel », de « libre », d’« arbitraire », d’« inaccoutumé », d’« imprévu », d’« incalculable ». Dans ces mêmes états primitifs, toujours selon la même évaluation : si une action est exécutée, non parce que la tradition la commande, mais pour d’autres raisons (par exemple à cause de son utilité individuelle), et même pour ces mêmes raisons qui autrefois ont établi la coutume, elle est qualifiée d’immorale et considérée comme telle, même par celui qui l’exécute : car celui-ci ne s’est pas inspiré de l’obéissance envers la tradition. Qu’est-ce que la tradition ? Une autorité supérieure à laquelle on obéit, non parce qu’elle commande l’utile, mais parce qu’elle commande. — En quoi ce sentiment de la tradition se distingue-t-il d’un sentiment général de crainte ? C’est la crainte d’une intelligence supérieure qui ordonne, la crainte d’une puissance incompréhensible et indéfinie, de quelque chose qui est plus que personnel, — il y a de la superstition dans cette crainte. — Autrefois, l’éducation tout entière et les soins de la santé, le mariage, l’art médical, l’agriculture, la guerre, la parole et le silence, les rapports entre hommes et les rapports avec les dieux appartenaient au domaine de la moralité : la moralité exigeait que l’on observât des prescriptions, sans penser à soi-même en tant qu’individu. Dans les temps primitifs, tout dépendait donc de l’usage, des mœurs, et celui qui voulait s’élever au-dessus des mœurs devait se faire législateur, guérisseur et quelque chose comme un demi-dieu : c’est-à-dire qu’il lui fallait créer des mœurs, — chose épouvantable et fort dangereuse ! — Quel est l’homme le plus moral ? D’une part, celui qui accomplit la loi le plus souvent : celui donc qui, comme le brahmane, porte la conscience de la loi partout et dans la plus petite division du temps, de sorte que son esprit s’ingénie sans cesse à trouver des occasions pour accomplir la loi. D’autre part, celui qui accomplit aussi la loi dans les cas les plus difficiles. Le plus moral est celui qui sacrifie le plus souvent aux mœurs : mais quels sont les plus grands sacrifices ? En répondant à cette question l’on arrive à développer plusieurs morales distinctives : mais la différence qui sépare la moralité de l’accomplissement plus fréquent de la moralité de l’accomplissement le plus difficile est cependant la plus importante. Que l’on ne se trompe pas sur les motifs de cette morale qui exige, comme signe de la moralité, l’accomplissement d’un usage dans les cas les plus difficiles ! La victoire sur soi-même n’est pas demandée à cause des conséquences utiles qu’elle a pour l’individu, mais pour que les mœurs, la tradition apparaissent comme dominantes, malgré toutes les velléités contraires et tous les avantages individuels : l’individu doit se sacrifier — ainsi l’exige la moralité des mœurs. Par contre, ces moralistes qui, pareils aux successeurs de Socrate, recommandent à l’individu la domination de soi et la sobriété, comme ses avantages les plus particuliers, comme la clef de son bonheur le plus personnel, ces moralistes ne sont que l’exception — et s’il nous paraît en être autrement, c’est simplement parce que nous avons été élevés sous leur influence. Ils suivent tous une voie nouvelle et sont victimes de la désapprobation absolue de tous les représentants de la moralité des mœurs, — ils s’excluent de la communauté, étant immoraux, et ils sont, au sens le plus profond, des méchants. De même, un Romain vertueux de la vieille école considérait comme mauvais tout chrétien qui « aspirait, avant tout, à son propre salut ». — Partout où existe une communauté et, par conséquent, une moralité des mœurs, domine l’idée que la peine pour la violation des mœurs touche avant tout la communauté elle-même : cette peine est une peine surnaturelle, dont la manifestation et les limites sont si difficiles à saisir pour l’esprit qui les approfondit avec une peur superstitieuse. La communauté peut forcer l’individu à racheter, auprès d’un autre individu ou de la communauté même, le dommage immédiat qui est la conséquence de son acte, elle peut aussi exercer une sorte de vengeance sur l’individu parce que, à cause de lui — comme une prétendue conséquence de son acte — les nuages divins et les explosions de la colère divine se sont accumulés sur la communauté, — mais elle considère pourtant, avant tout, la culpabilité de l’individu comme sa culpabilité à elle, et elle porte la punition de l’individu comme sa punition à elle. — « Les mœurs se sont relâchées », ainsi gémit l’âme de chacun, quand de pareils actes sont possibles. Toute action individuelle, toute façon de penser individuelle font frémir ; il est tout à fait impossible de déterminer ce que les esprits rares, choisis, primesautiers, ont dû souffrir au cours des temps par le fait qu’ils ont toujours été considérés comme des êtres méchants et dangereux, par le fait qu’ils se considéraient eux-mêmes comme tels. Sous la domination de la moralité des mœurs, toute espèce d’originalité avait mauvaise conscience ; l’horizon de l’élite paraissait encore plus sombre qu’il ne devait l’être.
Dans la mesure où le sens de la causalité augmente, l’étendue du domaine de la moralité diminue : car chaque fois que l’on a compris les effets nécessaires, que l’on parvient à les imaginer isolés de tous les hasards, de toutes les suites occasionnelles (post hoc), on a, du même coup, détruit un nombre énorme de causalités imaginaires, de ces causalités que, jusque-là, on croyait être les fondements de la morale, — le monde réel est beaucoup plus petit que le monde de l’imagination, — on a chaque fois fait disparaître du monde une partie de la crainte et de la contrainte, chaque fois aussi une partie de la vénération et de l’autorité dont jouissaient les mœurs : la moralité a subi une perte dans son ensemble. Celui qui, par contre, veut augmenter la moralité doit savoir éviter que les succès puissent devenir contrôlables.
Il se fait, sur la morale qui règne dans une communauté un travail constant auquel chacun participe : la plupart des gens veulent ajouter un exemple après l’autre qui démontre le rapport prétendu entre la cause et l’effet, le crime et la punition ; ils contribuent ainsi à confirmer le bien-fondé de ce rapport et augmentent la foi que l’on y ajoute. Quelques-uns font de nouvelles observations sur les actes et les suites de ces actes, ils en tirent des conclusions et des lois : le plus petit nombre se formalise çà et là et affaiblit la croyance sur tel ou tel point. — Mais tous se ressemblent dans la façon grossière et antiscientifique de leur action ; qu’il s’agisse d’exemple, d’observations ou d’obstacles, ou qu’il s’agisse de la démonstration, de l’affirmation, de l’expression ou de la réfutation d’une loi, ce sont toujours des matériaux sans valeur, sous une expression sans valeur, comme les matériaux et l’expression de toute médecine populaire sont de même acabit et ne devraient plus, comme c’est toujours l’usage, être appréciées de façon si différente : toutes deux sont des sciences apparentes de la plus dangereuse espèce.
Autrefois on considérait le succès d’une action non comme une conséquence de cette action, mais comme un libre adjuvant venant de Dieu. Peut-on imaginer une plus grossière confusion ! Il fallait s’efforcer différemment en vue de l’action et en vue du succès, avec des pratiques et des moyens tout différents !
Collaborez à une œuvre, vous qui êtes secourables et bien pensants : aidez à éloigner du monde l’idée de punition qui partout est devenue envahissante ! Il n’y a pas mauvaise herbe plus dangereuse ! On a introduit cette idée, non seulement dans les conséquences de notre façon d’agir — et qu’y a-t-il de plus néfaste et de plus déraisonnable que d’interpréter la cause et l’effet comme cause et comme punition ! — Mais on a fait pis que cela encore, on a privé les événements purement fortuits de leur innocence en se servant de ce maudit art d’interprétation par l’idée de punition. — On a même poussé la folie jusqu’à inviter à voir dans l’existence elle-même une punition. — On dirait que c’est l’imagination extravagante des geôliers et des bourreaux qui a dirigé jusqu’à présent l’éducation de l’humanité !
Si, malgré ce formidable joug de la moralité des mœurs, sous lequel toutes les sociétés humaines ont vécu, si — durant des milliers d’années avant notre ère, et encore au cours de celle-ci jusqu’à nos jours (nous habitons nous-mêmes, dans un petit monde d’exception et en quelque sorte dans la zone mauvaise) — les idées nouvelles et divergentes, les appréciations et les instincts contraires ont surgi toujours de nouveau, ce ne fut cependant que parce qu’elles étaient sous l’égide d’un sauf-conduit terrible : presque partout, c’est la folie qui aplanit le chemin de l’idée nouvelle, qui rompt le ban d’une coutume, d’une superstition vénérée. Comprenez-vous pourquoi il fallut l’assistance de la folie ? De quelque chose qui fût aussi terrifiant et aussi incalculable, dans la voix et dans l’attitude, que les caprices démoniaques de la tempête et de la mer, et, par conséquent, de quelque chose qui fût, au même titre, digne de la crainte et du respect ? De quelque chose qui portât, autant que les convulsions et l’écume de l’épileptique, le signe visible d’une manifestation absolument involontaire ? De quelque chose qui parût imprimer à l’aliéné le sceau de quelque divinité dont il semblait être le masque et le porte-parole ? De quelque chose qui inspirât, même au promoteur d’une idée nouvelle, la vénération et la crainte de lui-même, et non plus des remords, et qui le poussât à être le prophète et le martyr de cette idée ? — Tandis que de nos jours on nous donne sans cesse à entendre que le génie possède au lieu d’un grain de bon sens un grain de folie, les hommes d’autrefois étaient bien plus près de l’idée que là où il y a de la folie il y a aussi un grain de génie et de sagesse, — quelque chose de « divin », comme on se murmurait à l’oreille. Ou plutôt, on s’exprimait plus nettement : « Par la folie, les plus grands bienfaits ont été répandus sur la Grèce, », disait Platon avec toute l’humanité antique. Avançons encore d’un pas : à tous ces hommes supérieurs poussés irrésistiblement à briser le joug d’une moralité quelconque et à proclamer des lois nouvelles, il ne resta pas autre chose à faire, lorsqu’ils n’étaient pas véritablement fous, que de le devenir ou de simuler la folie. — Et il en est ainsi de tous les novateurs sur tous les domaines, et non seulement de ceux des institutions sacerdotales et politiques : — les novateurs du mètre poétique furent eux-mêmes forcés de s’accréditer par la folie. (Jusqu’à des époques beaucoup plus tempérées, la folie resta comme une espèce de convention chez les poètes : Solon s’en servit lorsqu’il enflamma les Athéniens à reconquérir Salamine.) — « Comment se rend-on fou lorsqu’on ne l’est pas et lorsqu’on n’a pas le courage de faire semblant de l’être ? » Presque tous les hommes éminents de l’ancienne civilisation se sont livrés à cet épouvantable raisonnement ; une doctrine secrète, faite d’artifices et d’indications diététiques, s’est conservée à ce sujet, en même temps que le sentiment de l’innocence et même de la sainteté d’une telle intention et d’un tel rêve. Les formules pour devenir médecin chez les Indiens, saint chez les chrétiens du moyen âge, « anguécoque » chez les Groënlandais, « paje » chez les Brésiliens sont, dans leurs lignes générales, les mêmes ; le jeûne à outrance, la continuelle abstinence sexuelle, la retraite dans le désert ou sur une montagne ou encore au haut d’une colonne, ou bien aussi « le séjour dans un vieux saule au bord d’un lac » et l’ordonnance de ne pas penser à autre chose qu’à ce qui peut amener le ravissement et le désordre de l’esprit. Qui donc oserait jeter un regard dans l’enfer des angoisses morales, les plus amères et les plus inutiles, où se sont probablement consumés les hommes les plus féconds de toutes les époques ! Qui osera écouter les soupirs des solitaires et des égarés : « Hélas ! accordez-moi donc la folie, puissances divines ! la folie pour que je finisse enfin par croire en moi-même ! Donnez-moi des délires et des convulsions, des heures de clarté et d’obscurité soudaines, effrayez-moi avec des frissons et des ardeurs que jamais mortel n’éprouva, entourez-moi de fracas et de fantômes ! laissez-moi hurler et gémir et ramper comme une bête : pourvu que j’obtienne la foi en moi-même ! Le doute me dévore, j’ai tué la loi et j’ai pour la loi l’horreur des vivants pour un cadavre ; à moins d’être au-dessus de la loi, je suis le plus réprouvé d’entre les réprouvés. L’esprit nouveau qui est en moi, d’où me vient-il s’il ne vient pas de vous ? Prouvez-moi donc que je vous appartiens ! — La folie seule me le démontre. » Et ce n’est que trop souvent que cette ferveur atteignit son but : à l’époque où le christianisme faisait le plus largement preuve de sa fertilité en multipliant les saints et les anachorètes, croyant ainsi s’affirmer soi-même, il y avait à Jérusalem de grands établissements d’aliénés pour les saints naufragés, pour ceux qui avaient sacrifié leur dernier grain de raison.
Premier degré : l’homme voit dans tout malaise, dans toute calamité du sort, quelque chose pour quoi il lui faut faire souffrir quelqu’un d’autre, n’importe qui, — c’est ainsi qu’il se rend compte de la puissance qui lui reste encore, et cela le console. Deuxième degré : l’homme voit dans tout malaise et dans toute calamité du sort une punition, c’est-à-dire l’expiation de la faute et le moyen de se débarrasser du « mauvais sort » d’un enchantement réel ou imaginaire. S’il s’aperçoit de cet avantage que le malheur apporte avec lui, il ne croira plus devoir faire souffrir quelqu’un d’autre pour ce malheur, — il renoncera à ce genre de satisfaction parce qu’il en a maintenant un autre.
Chez les peuples sauvages il y a une catégorie de mœurs qui semblent viser à être une coutume générale : ce sont des ordonnances pénibles et, au fond, superflues (par exemple la coutume répandue chez les Kamtchadales de ne jamais gratter avec un couteau la neige attachée aux chaussures, de ne jamais embrocher un charbon avec un couteau, de ne jamais mettre un fer au feu — et la mort frappe celui qui contrevient à ces coutumes !) — mais ces ordonnances maintiennent sans cesse dans la conscience l’idée de la coutume, la contrainte ininterrompue d’obéir à la coutume : ceci pour renforcer le grand principe par quoi la civilisation commence : toute coutume vaut mieux que l’absence de coutumes.
Les hommes ont commencé par substituer leur propre personne à la nature : ils se voyaient partout eux-mêmes, ils voyaient leurs semblables, c’est-à-dire qu’ils voyaient leur mauvaise et capricieuse humeur, cachée en quelque sorte sous les nuées, les orages, les bêtes fauves, les arbres et les plantes : c’est alors qu’ils inventèrent la « nature mauvaise ». Après cela vint un autre temps, où l’on voulut se différencier de la nature, l’époque de Rousseau : on avait tellement assez de soi-même que l’on voulut absolument posséder un coin du monde que l’homme ne pût pas atteindre, avec sa misère : on inventa la « nature bonne ».
Quelle est la jouissance la plus élevée pour les hommes en état de guerre, dans cette petite communauté sans cesse en danger, où règne la moralité la plus stricte ? Je veux dire, pour les âmes vigoureuses, assoiffées de vengeance, haineuses, perfides, prêtes aux événements les plus terribles, endurcies par les privations et la morale ? — La jouissance de la cruauté : tout comme chez de pareilles âmes, en telle situation, c’est une vertu d’être inventif et insatiable dans la vengeance. La communauté se réconforte au spectacle des actions de l’homme cruel et elle jette loin d’elle, pour une fois, l’austérité de la crainte et des continuelles précautions. La cruauté est une des plus anciennes réjouissances de l’humanité. On estime, par conséquent, que les dieux, eux aussi, se réconfortent et se réjouissent lorsqu’on leur offre le spectacle de la cruauté, — de telle sorte que l’idée du sens et de la valeur supérieure qu’il y a dans la souffrance volontaire et dans le martyre choisi librement s’introduit dans le monde. Peu à peu, la coutume dans la communauté établit une pratique conforme à cette idée : on se méfie dorénavant de tout bien-être exubérant et l’on reprend confiance chaque fois que l’on est dans un état de grande douleur ; on se dit que les dieux pourraient être défavorables à cause du bonheur et favorables à cause du malheur — être défavorables et non pas s’apitoyer ! Car la pitié est considérée comme méprisable et indigne d’une âme forte et terrible ; — mais les dieux sont favorables parce que le spectacle des misères les amuse et les met de bonne humeur : car la cruauté procure la plus haute volupté du sentiment de puissance. C’est ainsi que s’introduit dans la notion de l’« homme moral », telle qu’elle existe dans la communauté, la vertu de la souffrance fréquente, de la privation, de l’existence pénible, de la mortification cruelle, — non, pour le répéter encore, comme moyen de discipline, de domination de soi, d’aspiration au bonheur personnel, — mais comme une vertu qui dispose favorablement pour la communauté les dieux méchants, parce qu’elle élève sans cesse à eux la fumée d’un sacrifice expiatoire. Tous les conducteurs spirituels des peuples qui s’entendirent à mettre en mouvement la bourbe paresseuse et terrible des mœurs ont eu besoin, pour trouver créance, outre la folie, du martyre volontaire — et aussi, avant tout et le plus souvent, de la foi en eux-mêmes ! Plus leur esprit suivait justement des voies nouvelles, étant, par conséquent, tourmenté par les remords et la crainte, plus ils luttaient cruellement contre leur propre chair, leur propre désir et leur propre santé, — comme pour offrir à la divinité une compensation en joies, pour le cas où elle s’irriterait à cause des coutumes négligées et combattues à cause des buts nouveaux que l’on s’est tracés. Il ne faut pas s’imaginer, cependant, avec trop de complaisance, que de nos jours nous nous sommes entièrement débarrassés d’une telle logique de sentiment ! Que les âmes les plus héroïques s’interrogent à ce sujet dans leur for intérieur ! Le moindre pas fait en avant, dans le domaine de la libre pensée et de la vie individuelle, a été conquis, de tous temps, avec des tortures intellectuelles et physiques : et ce ne fut pas seulement la marche en avant, non ! toute espèce de pas, de mouvement, de changement a nécessité des martyrs innombrables, au cours de ces milliers d’années qui cherchaient leurs voies et qui édifiaient des bases, mais auxquelles on ne songe pas lorsque l’on parle de cet espace de temps ridiculement petit, dans l’existence de l’humanité, et que l’on appelle « histoire universelle » ; et même dans le domaine de cette histoire universelle qui n’est, en somme, que le bruit que l’on fait autour des dernières nouveautés, il n’y a pas de sujet plus essentiel et plus important que l’antique tragédie des martyrs qui veulent se mouvoir dans le bourbier. Rien n’a été payé plus chèrement que cette petite parcelle de raison humaine et de sentiment de la liberté dont nous sommes si fiers maintenant. Mais c’est à cause de cette fierté qu’il nous est presque impossible aujourd’hui d’avoir le sens de cet énorme laps de temps où régnait la « moralité des mœurs » et qui précède l’« histoire universelle », époque réelle et décisive, de la première importance historique, qui a fixé le caractère de l’humanité, époque où la souffrance était une vertu, la cruauté une vertu, la dissimulation une vertu, la vengeance une vertu, la négation de la raison une vertu, où le bien-être, par contre, était un danger, la soif du savoir un danger, la paix un danger, la compassion un danger, l’excitation à la pitié une honte, le travail une honte, la folie quelque chose de divin, le changement quelque chose d’immoral, gros de danger ! — Vous vous imaginez que tout cela est devenu autre et que, par le fait, l’humanité a changé son caractère ? Oh ! connaisseurs du cœur humain, apprenez à vous mieux connaître !
Les mœurs représentent les expériences des hommes antérieurs sur ce qu’ils considéraient comme utile et nuisible, — mais le sentiment des mœurs (de la moralité) ne se rapporte pas à ses expériences, mais à l’antiquité, à la sainteté, à l’indiscutabilité des mœurs. Voilà pourquoi ce sentiment s’oppose à ce que l’on fasse des expériences nouvelles et à ce que l’on corrige les mœurs : ce qui veut dire que la moralité s’oppose à la formation des mœurs nouvelles et meilleures : elle abêtit.
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