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John Davys passe son enfance seul, entre son père, glorieux officier de marine â la retraite et sa tendre mère. Après quelques années au collège, il embarque lui aussi. Sa carrière lui fait découvrir tous les aspects de la vie à bord : beauté et intérêt de la navigation et des escales, rencontre avec des personnages marquants mais aussi rudesse des marins. En butte aux injustices de Burke, le second du bâtiment, il décide de se venger et le tue en duel. Sa carrière est brisée, il est exilé. Après avoir subi un naufrage et survécu miraculeusement â un abordage, il se lie avec un chef de pirates, Constantin. Admis â pénétrer dans son repaire, il tombe passionnément amoureux de sa fille Fatinitza. Avant de l'épouser, il décide de recevoir la bénédiction de ses parents, qui le rappellent à Londres pour que son procès soit révisé. De retour en Angleterre, il est jugé puis acquitté, et reçoit le consentement de ses parents. Malheureusement, son retour est beaucoup plus long que prévu...
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Seitenzahl: 356
Veröffentlichungsjahr: 2018
Tome 2
Édition de référence :
Paris, Michel Lévy Frères, Éditeurs, 1872.
Nouvelle édition.Deux volumes.
De ce moment, il n’y eut plus d’hésitation dans mon esprit, et le projet que j’y ballottais depuis trois ou quatre jours y fut définitivement arrêté. Cependant je ne me laissai point aller, comme David, à une de ces aveugles vengeances qui peuvent avorter, et retombent alors sur celui qui l’a conçue. Je voulais délivrer l’équipage de son bourreau, mais non pas par un assassinat. M. Burke avait levé sur moi sa canne ; il m’avait insulté comme homme, c’était comme homme qu’il me rendrait raison. S’il me tuait dans un duel loyal, tout était dit : si c’était moi, au contraire, que le sort favorisait, ma carrière militaire était perdue ; car, ayant tiré l’épée contre un supérieur, je ne pouvais échapper à une condamnation capitale, si je remettais le pied sur le vaisseau. J’étais donc décidé, après le combat, à fuir en Grèce, en Asie Mineure ou en Égypte, mais à rester en Orient. Une seule pensée combattait cette résolution : c’était le souvenir de mon père et de ma mère, qui se présentait à mon esprit avec l’idée que je me séparais d’eux pour toujours. Mais tous deux étaient des âmes fortes, et j’étais sûr que mon père, tout le premier, lorsqu’il saurait quelle insulte m’avait été faite, approuverait la manière dont je l’avais repoussée.
Je commençai donc dès lors à tout préparer pour cet événement. Je fis la visite de ma bourse : elle contenait cinq cents livres sterling, tant en or qu’en traites, et c’était plus qu’il ne m’en fallait pour vivre deux ans à l’abri du besoin ; à l’âge que j’avais alors, deux ans sont deux siècles. J’écrivis à mon père et à ma bonne mère une longue lettre, pleine des sentiments que j’avais pour eux, et où je leur racontais, dans tous ses détails, ce qui s’était passé à bord du Trident depuis que je les avais quittés. L’expédition de Walsmouth, l’enlèvement de David, sa punition, sa mort, mon insulte, tout y était ; ma lettre s’arrêtait à la résolution que j’avais prise, et un mot de ma main, ajouté en post-scriptum, devait leur apprendre le résultat, si j’étais vainqueur ; si j’étais tué, au contraire, je priais M. Stanbow, dans une lettre qu’il devait recevoir de son côté, de faire passer à mes bons parents ces dernières lignes, que l’on trouverait sur moi, et qui leur seraient une preuve que j’étais mort en pensant à eux.
Une fois ces dispositions générales terminées, je fus plus tranquille ; il me semblait qu’il y avait commencement d’exécution, et qu’il était déjà trop tard pour que je revinsse sur la résolution prise. Je m’occupai donc des moyens. Proposer, à bord du bâtiment, un duel à M. Burke, eût été une folie : j’arrêtai, en conséquence, mon plan d’une tout autre façon.
Pour ses propres affaires ou pour celles du service, M. Burke était appelé, de temps en temps, à notre ambassade. Or, comme M. Burke, ainsi qu’on le sait, était médiocrement sociable et assez peu curieux, il s’y rendait ordinairement seul et par le chemin le plus court. Ce chemin traversait un des plus beaux et des plus vastes cimetières de Constantinople ; là, je l’attendrais seul aussi, car je ne voulais compromettre personne, et, bon gré mal gré, je le forcerais de se battre. L’arme m’était égale, pourvu qu’il en acceptât une ; chacun de nous aurait son épée au côté, et j’emporterais une paire de pistolets.
Sur ces entrefaites, le tour de Bob arriva d’être de service auprès de moi. Dès que le pauvre garçon entra, m’apportant mon déjeuner, je me jetai à son cou : il avait, comme à son ordinaire, déjà oublié la correction qu’il avait reçue ; et, d’ailleurs, à ce qu’il m’assura, il n’avait jamais cru un instant que je fusse pour quelque chose dans le surcroît de coups qui lui était tombé si inopinément sur les épaules ; comme je m’en étais douté, il en avait laissé tout l’honneur à M. Burke. Il me dit qu’au reste le premier lieutenant était toujours en quarantaine, et plus exécré que jamais, et que, quant à lui, il était convaincu que M. Burke finirait mal. C’était aussi mon opinion, et je ne fus pas fâché de la voir si généralement partagée ; il me semblait que la Providence, qui m’avait choisi pour le vengeur de tant de braves gens, ne pouvait m’abandonner.
Je demandai des nouvelles du juif Jacob : il était venu plusieurs fois au bâtiment et avait demandé après moi ; mais il n’avait pu me voir à cause de mes arrêts. Je comprenais son inquiétude ; j’avais à lui remettre le bouquet de Vasiliki, lequel, on s’en souvient, était le prix de son entremise dans l’événement que j’ai raconté. Je chargeai Bob de lui dire qu’une fois libre, je le lui porterais sans retard, et que, d’ailleurs, j’avais, pour ma part aussi, à lui demander un service dont il serait bien récompensé.
Le jour de ma sortie approchait, et tout était préparé pour que je pusse profiter de la première occasion qui se présenterait de mener ma résolution à fin ; elle arriva. Au bout d’un mois, heure pour heure, mes arrêts furent levés.
Ma première visite fut pour le capitaine. Je retrouvai le bon et digne vieillard tel qu’il avait toujours été pour moi. Il me gronda doucement de ne lui avoir pas demandé une permission qu’il m’eût accordée, et me fit raconter dans tous ses détails l’aventure de la jeune Grecque, le dévouement de James et de Bob, notre retour au bâtiment et ma scène avec M. Burke. Je lui dis tout comme je l’eusse dit à un confesseur ; car M. Stanbow, dans la circonstance où je me trouvais, avait pour moi un caractère sacré, celui d’ami de mon père. Lorsque j’en arrivai au geste insultant que M. Burke s’était permis en m’ordonnant de me retirer, je vis M. Stanbow pâlir.
– Il a fait ce que vous dites ? interrompit-il.
– Il l’a fait, monsieur, répondis-je froidement.
– Mais vous le lui avez pardonné, n’est-ce pas ? C’est un fou.
– Oui, repris-je en souriant. Seulement, c’est un fou furieux, et qu’il faut lier.
– Que voulez-vous dire ? demanda M. Stanbow avec inquiétude. John, mon enfant, n’oubliez jamais que le premier devoir d’un marin est la discipline.
– Mon habitude est-elle d’y manquer, monsieur Stanbow ? demandai-je au capitaine.
– Non, monsieur John, non ; vous êtes, au contraire, un de mes meilleurs officiers. C’est une justice que je me plais à vous rendre.
– Et qui m’est d’autant plus précieuse, répondis-je, qu’elle m’est rendue au moment où je viens d’être puni.
M. Stanbow soupira ; puis, encore une fois :
– Mais pourquoi ne m’avez-vous pas demandé cette permission ? me dit-il ; pourquoi n’avez-vous pas dit que je vous l’avais donnée ? Je ne vous eusse pas démenti.
– Je vous remercie, monsieur Stanbow, m’écriai-je les larmes aux yeux, je vous remercie du fond du cœur ; malheureusement, je ne mens jamais.
– C’est pour cela que je veux que vous m’affirmiez que vous ne vous souvenez de rien.
Je restai muet.
– Allons, allons, continua-t-il, c’est trop exiger en ce moment, j’en conviens, et il y aurait plus que de l’héroïsme à l’abnégation de la rancune au moment où elle doit être dans toute sa force. Prenez de l’air et du plaisir, vous en avez besoin, après un mois de réclusion ; et que l’air et le plaisir emportent vos mauvaises pensées, si par hasard, vous en aviez conçu. Voulez-vous aller à terre ?
– Merci, monsieur ; pas dans ce moment. Si j’y étais appelé par quelque affaire, je vous en demanderais la permission.
– Tant que vous voudrez ; mais à moi, entendez-vous bien ? à moi, John. Pour tout ce qui dépend de moi, au nom du ciel ! n’ayez affaire qu’à moi. N’oubliez pas que c’est à moi, et non à un autre, que votre respectable père, mon bon et vieil ami, vous a confié ; je lui réponds donc de vous contre tout ce qui n’est pas combat ou naufrage. Avez-vous de l’argent ?
– Oui, monsieur.
– Ne vous gênez pas ; vous savez que M. Edouard m’a constitué votre banquier.
– J’ai encore plus de douze mille francs, monsieur.
– Allons, je vois que je ne puis rien faire pour vous aujourd’hui ; demain, peut-être, serai-je plus heureux.
– Merci, capitaine, cent fois merci. Vous dites que vous ne pouvez rien faire pour moi ? Détrompez-vous, car vous faites plus, avec vos seules paroles, que ne pourrait faire le roi Georges avec tout son pouvoir. Adieu, monsieur ; je profiterai de votre offre ; et, si j’ai besoin d’aller à terre, je viendrai vous demander la permission.
– Mieux que cela, John ; je pourrais ne pas y être et il résulterait de mon absence une nouvelle source de contrariétés pour vous.
Il se mit à son secrétaire, et écrivit quelques mots sur un papier.
– Tenez, voici une permission écrite à laquelle vous n’aurez que la date à mettre, et qui vous garantira de tout reproche. Voyons, cherchez bien, avant de me quitter ; n’avez-vous point autre chose à me demander ?
– Eh bien, monsieur, répondis-je, puisque vous me donnez cette latitude, je vais en profiter.
– Faites.
– Vous savez que James, pour m’avoir accompagné à terre, avait d’abord été condamné, comme moi, à garder les arrêts pendant un mois, et que, sur la prière que j’ai faite à M. Burke de ne point le punir pour une action que vous eussiez récompensée, les arrêts de James ont été portés à six semaines ?
– Oui, je sais cela.
– Eh bien, capitaine, je demande qu’il soit fait remise à James de ces quinze jours.
– C’est déjà fait.
– Comment cela ?
– Oui, oui ; j’ai arrangé la chose avant votre sortie, pour qu’on ne pût pas dire que c’était vous qui m’aviez demandé cette grâce, et vous en vouloir de cette demande. James a été mis en liberté en même temps que vous.
– Alors, monsieur, au lieu d’une justice, une grâce : laissez-moi vous baiser la main.
– Embrassez-moi, mon enfant !
Je me jetai dans ses bras.
– Ah ! dit-il en secouant la tête, si nous n’avions plus cet homme à bord, nous serions bien heureux.
– N’est-ce pas, monsieur Stanbow, m’écriai-je, que c’est votre avis, à vous aussi, et que cet homme est fatal et odieux à vous-même, comme à tout l’équipage, et que celui qui vous en débarrassera... ?
– Silence, mon enfant ! s’écria le vieillard. Il n’y a que les lords de l’amirauté qui aient ce pouvoir. Il faut nous en rapporter à eux et attendre... Adieu, adieu, John ; vos camarades doivent être impatients de vous revoir, depuis un mois qu’ils ne vous ont pas vu.
Puis, me faisant un geste de la main :
– Ainsi, c’est convenu, n’est-ce pas ? pour toute chose, vous vous adresserez à moi.
Je lui fis un signe d’assentiment ; car il se fût peut-être aperçu, à l’altération de ma voix, de ce qui se passait dans mon cœur ; et, m’inclinant avec un respect plein de reconnaissance pour tant de bontés, je sortis de la cabine.
M. Stanbow avait dit vrai : tous mes camarades m’attendaient sur le pont, et James avec eux ; si bien que ma sortie de chez le capitaine eut tout l’air d’un véritable triomphe. Aussi, dès que l’équipage m’eut aperçu, ce fut un hourra général, que M. Burke dut entendre de sa cabine, ou, depuis un mois, à part les heures de service et de repas, il s’imposait des arrêts volontaires, aimant mieux demeurer seul dans sa chambre que rester isolé sur le pont. Il avait été décidé, par tout le corps des officiers, que l’on donnerait à James et à moi un grand dîner. Cette solennité fut fixée, séance tenante, au surlendemain, et sur le champ on alla en demander la permission à M. Stanbow, qui l’accorda avec sa bonté ordinaire.
Au moment où on relevait le quart du soir, M. Burke monta sur le pont ; c’était la première fois que je le revoyais depuis notre altercation, et je sentis bouillonner au dedans de moi toutes les passions haineuses qu’il m’avait inspirées. Il me sembla que le moment le plus heureux de ma vie serait celui où je me vengerais de cet homme, et que le bonheur de le tuer de mes propres mains valait bien un exil éternel. Quant à lui, je le trouvai plus sombre et plus soucieux encore qu’à l’ordinaire. Personne ne lui parla. La quarantaine n’était point encore levée.
Le lendemain, M. Burke, qui, sans doute, se souciait peu d’assister à la fête que l’on me donnait, prévint le capitaine qu’il s’absenterait pour quelques affaires qu’il avait à régler avec l’ambassade, et ne reviendrait au bâtiment qu’après le quart du soir. Cette nouvelle, lorsqu’elle me parvint, me fit frissonner jusqu’au fond du cœur, si désireux que je fusse de l’apprendre : c’est que, dans toutes les circonstances suprêmes, si bien arrêtée que soit une décision, il y a lutte entre l’intérêt et la volonté. Certes, mon intérêt était de dévorer cette offense, qui n’était connue de personne que du capitaine, et de continuer une carrière qui, par le crédit de mon père et avec l’appui de M. Stanbow, pouvait me conduire aux premiers grades. Mais ma volonté était dans ma dignité offensée par un de ces gestes qu’un homme ne peut pardonner à un autre homme sans être un lâche ; ma volonté était tout opposée à mon intérêt ; ma volonté était dans la conviction qu’en m’attaquant à M. Burke, je me sacrifiais au salut de tous ; ma volonté était dans la certitude que, quel que fût mon sort, les regrets et la reconnaissance de l’équipage tout entier me suivraient ou dans la tombe ou dans l’exil. Ma volonté l’avait emporté sur mon intérêt ; je m’affermis dans mon projet, et je regardai le jour du lendemain comme celui que Dieu avait fixé pour son exécution.
Qu’on ne s’étonne point que je revienne plusieurs fois sur cette pensée, et que j’avoue, non les doutes, mais les agitations de mon esprit. Un duel avec un supérieur n’est point un duel ordinaire, puisque, vaincu, c’est la mort ; puisque, vainqueur, c’est au moins l’exil. Or, l’exil, à l’âge que j’avais, était un exil long et douloureux, un exil qui me séparait à jamais de tout ce qui m’était cher au monde, un exil qui brisait ma vie tout entière, telle que mes bons parents me l’avaient faite, pour la remplacer par une vie inconnue que je serais obligé de me faire moi-même.
Je passai la journée entière plongé dans ces réflexions, mais sans qu’elles pussent, si sombres qu’elles étaient, faire faiblir un instant ma volonté. Je dormis peu, et cependant ma nuit fut assez tranquille. Dès le matin, je demandai à M. Stanbow la permission d’aller à terre. Il me fit observer, en riant, que ma démarche était inutile, puisque j’avais une permission écrite ; mais je lui dis que je gardais celle-là pour une autre occasion. Je pris congé de James, qui me fit promettre d’être de retour à midi juste ; je m’y engageai positivement, et je partis.
J’avais deux visites à faire : l’une à notre juif Jacob, l’autre à lord Byron. Je remis au premier le bouquet de Vasiliki, et j’y ajoutai une gratification de vingt-cinq guinées ; puis, lui en donnant vingt-cinq autres, je le chargeai de s’informer si, parmi tous les navires en rade, il n’y en avait pas un qui dut partir pour l’Archipel, l’Asie Mineure ou l’Égypte, et, dans ce cas, d’y retenir passage pour une personne ; peu importait de quelle nation fût le navire. Il me promit que, le soir, la chose serait faite ; l’engagement, au reste, était d’autant plus facile à remplir, qu’il n’y avait pas de jour que nous ne vissions quelque bâtiment faire voile pour les Dardanelles. Je chargeai, en outre, Jacob de m’acheter un costume grec complet.
Lord Byron me reçut avec son affabilité ordinaire. Inquiet de ne pas me voir, il était venu faire une visite à M. Stanbow, et lui avait demandé de mes nouvelles. Il avait alors appris que j’étais aux arrêts, et, comme la consigne était formelle, il n’avait pu arriver jusqu’à moi. Je lui dis que, comptant, si nous devions croiser encore longtemps dans le Bosphore, demander un congé pour voyager en Grèce, je venais lui demander une lettre pour Ali-Pacha, que je désirais visiter. Il se mit à l’instant même à son bureau, écrivit d’abord la lettre en anglais afin que je pusse juger de la force de la recommandation, la fit traduire par le Grec que lui avait donné Ali, et qui lui servait à la fois de valet de chambre et de secrétaire ; puis il la signa, et appuya près de la signature son cachet à ses armes, qui étaient d’argent à trois cotices de gueules placés en barre dans la partie supérieure de l’écu, avec cette devise : Crede Byron.
L’heure me rappelait au bâtiment. Je pris congé de lui sans lui rien dire ; d’ailleurs, je comptais le revoir une fois encore.
Le Trident était en joie ; on avait, comme pour le branle-bas de combat, abattu toutes les cloisons, et une table de vingt couverts s’étendait dans toute la longueur de la salle à manger et de la salle du conseil.
Je fus le véritable héros de la fête : on eut dit que chacun savait le projet arrêté dans mon cœur, et voulait prendre congé de moi par une dernière démonstration amicale. Quant à moi, dans la préoccupation de mon esprit, il me semblait que tout cela était arrangé d’avance, et que Dieu me laissait voir le fil qui conduisait les choses.
Au dessert, on porta des toasts, comme c’est l’habitude en Angleterre. L’un d’eux fut adressé à l’amitié, et James, qui était près de moi, m’embrassa au nom des convives ; tout cela était si merveilleusement approprié à la circonstance, qu’il avait l’air de prendre congé de moi, et que, les larmes aux yeux, je murmurai, en l’embrassant, le mot adieu.
L’horloge piqua six heures, je n’avais pas de temps à perdre ; je demandai la permission de prendre congé de la compagnie pour une affaire importante ; cette permission me fut accordée, accompagnée de toutes les plaisanteries d’usage en pareille circonstance. Je fis bon visage pour les soutenir, et je descendis dans ma chambre sans que nul ne se doutât de rien. En descendant, je donnai à Bob l’ordre de faire préparer un canot pour me conduire à terre.
Tout était prêt. Je bouclai autour de moi une ceinture pleine d’or avec des lettres de change sur Smyrne, Malte et Venise ; je fis la visite de mon portefeuille, pour m’assurer que, dans le cas où je serais tué, tous mes papiers étaient en ordre. Je mis une paire de pistolets dans mes poches, je suspendis à mon cou un portrait de ma mère, que je baisai avec une confiance superstitieuse, avant de reboutonner sur lui mon habit, et, faisant signe au canot de s’approcher, je descendis par un sabord.
À peine fus-je à trente pas du bâtiment, que James, m’ayant aperçu, appela tout le monde sur le pont. Alors ce furent des hourras tels, que M. Stanbow sortit de sa cabine. Je ne puis exprimer ce qui se passa en moi, lorsque j’aperçus, au milieu de tous les jeunes gens, dont il était le père, ce bon vieillard dont j’allais cesser d’être le fils ; les larmes me vinrent aux yeux, j’eus un moment de doute ; mais je n’eus qu’à fermer les yeux pour revoir M. Burke et son geste insultant, et je fis signe à mes rameurs de redoubler de force.
Nous débarquâmes devant la porte de Tophana. Je sautai à terre, et, en sautant, un de mes pistolets tomba de ma poche ; Bob, qui avait paru soucieux pendant tout ce trajet, le ramassa et me le rendit : il se trouva ainsi seul à terre avec moi.
– Monsieur John, me dit-il, vous n’avez pas confiance en Bob, parce que c’est un simple matelot, et vous avez tort.
– Comment cela, mon ami ? lui demandai-je.
– Oh ! je m’entends, répondit-il ; je n’ai pas besoin de vivre dix ans avec les personnes pour connaître leur caractère, et ce n’est pas pour un rendez-vous d’amour que vous êtes venu à terre.
– Qui t’a dit cela ?
– Personne. En tout cas, si vous avez, pour quelque chose, besoin de Bob, vous savez qu’il est à vous, de jour comme de nuit, de corps et d’âme, à la vie comme à la mort.
– Merci, Bob, lui dis-je. Si vous avez deviné ce qui m’amène à terre, ce dont cependant je doute, vous devez comprendre qu’il serait indélicat à moi d’entraîner personne dans une pareille affaire. Seulement, Bob, si, demain matin, ni moi ni M. Burke, nous n’étions rentrés, dites à James de demander une permission, de prendre un canot, et venez faire ensemble un tour dans le cimetière de Galata ; il se peut alors que vous appreniez de nos nouvelles.
– Oui, oui, murmura Bob, c’est bien ce que j’avais pensé. En tout cas, monsieur John, vous êtes mon supérieur, et je n’ai pas le droit de vous faire d’observation, mais tout le monde peut donner un avis : défiez-vous de l’homme, monsieur, défiez-vous-en !
– Merci, Bob, je suis sur mes gardes ; et maintenant, mon ami, sur ta parole d’honneur, pas un mot.
– Foi de Bob, monsieur John.
– Tiens, continuai-je en tirant ma bourse de ma poche, voilà pour boire à ma santé.
– Entendez-vous, vous autres ? dit Bob en versant tout l’argent dans les mains d’un matelot et en mettant la bourse vide sur sa poitrine, voilà une gratification que M. John vous donne.
– Vive M. John ! crièrent tous les matelots.
– Oui, oui, murmura Bob, vive M. John, c’est bien dit ; et, s’il y a un Dieu au ciel, il entendra le souhait que vous faites. Adieu, monsieur John ; je ne vous souhaite pas du courage, vous en avez, Dieu merci, comme un amiral. Mais de la prudence, monsieur John, de la prudence !
– Sois tranquille, Bob ; et maintenant à mon tour, adieu.
Je mis les doigts sur mes lèvres, pour lui recommander une seconde fois le silence.
– C’est dit, c’est dit, murmura Bob.
Je lui tendis la main, il la porta à ses lèvres avant que j’eusse eu le temps de l’en empêcher ; puis, sautant dans la barque :
– Allons, vous autres, au large, dit-il.
Et, prenant un aviron :
– Ce n’est pas adieu, monsieur John, c’est au revoir. Mais à bon entendeur, salut : de la prudence !
Je lui fis un dernier signe de tête, et, comme l’heure s’avançait, je pris le chemin de l’ambassade, qui, ainsi que je l’ai dit, traversait le cimetière de Galata.
C’était un magnifique cimetière turc, l’un des plus beaux de Constantinople, avec ses sombres sapins et ses verts platanes, solitaire et silencieux, même au milieu du jour et du bruit. Je m’appuyai contre la tombe d’une jeune fille dont le monument, en forme de colonne brisée à la moitié de la hauteur qu’elle aurait dû atteindre, était couronné d’une guirlande de marbre représentant des roses et des jasmins, doux symboles de l’innocence chez tous les peuples. De temps en temps, une femme, pareille, sous sa robe et son long voile qui ne laissaient apercevoir que les yeux, à l’ombre d’un des morts que je foulais aux pieds, passait sans que ses babouches, de satin brodé d’argent, laissassent aucune trace ni fissent le moindre bruit. Le seul son que l’on entendait était le chant des rossignols, qui, en Orient, se plaisent au milieu des cimetières, et que les Turcs, dans leur mélancolie rêveuse, écoutent sans se lasser, parce qu’ils les prennent pour les âmes des jeunes filles mortes vierges.
Au milieu de ce repos, de ce silence, de cette fraîcheur, je fus prêt, en leur comparant l’agitation, le bruit et la chaleur qui, par opposition, faisaient de ce coin de terre une oasis délicieuse, à envier ce calme des morts qui avaient de si doux concerts, de si beaux arbres et de si riches monuments. Cette rêverie, qui entrait pour la première fois dans mon âme par la porte des sens, y amenait un détachement étrange de l’existence. Je me rappelais ma vie passée, mon service à bord, les châtiments qui, deux ou trois fois, avaient été la suite de la haine sans cause de M. Burke ; ce dîner plein de vides et bruyantes paroles auquel j’étais assis, jouant mon rôle d’insensé, il y avait une heure à peine ; je comparais toute cette agitation au calme de ces hommes que nous appelons barbares parce qu’ils passent leur existence assis et fumant auprès d’un ruisseau ; sans s’inquiéter des creuses rêveries de la science ou des vagues et sanglantes théories de la politique, n’obéissant qu’à leur instinct animal, qui leur montre la femme, les armes, les chevaux, les parfums, comme des choses à l’usage de leur caprice ; de ces hommes qui, à la fin d’une vie de sensualité, vont se coucher dans une oasis pour se réveiller dans un paradis ; et il me semblait que le temps parcouru depuis ma naissance jusqu’à ce jour était une période de fièvre et de folie. Après cette rêverie, quoique ma résolution n’eût point changé, mon cœur était devenu presque indifférent au résultat, et je me sentais un courage qui touchait à l’insouciance.
J’étais dans cet état, qui devait me donner un si grand avantage sur mon adversaire, lorsque j’entendis le bruit de pas qui s’approchaient. À ce bruit, et au léger tressaillement qu’il me fit éprouver, je n’eus pas même besoin de regarder l’arrivant pour être certain que c’était M. Burke ; car, en ce moment, je me sentais doué d’une espèce de double vue. Je le laissai donc s’avancer jusqu’à la distance de trois ou quatre pas ; alors seulement, je levai la tête et me trouvai face à face avec mon ennemi.
Il était si loin de m’attendre à cette heure et en cet endroit, il y avait sur mon visage un tel caractère de résolution, qu’avant même que j’eusse proféré une seule parole, il fit un pas en arrière et me demanda ce que je voulais.
Je me mis à rire.
– Ce que je veux, monsieur, lui dis-je, votre pâleur me prouve que vous vous en doutez ; mais, en tout cas, je vais vous le dire. Il se peut, monsieur, que, parmi les ouvriers de Birmingham ou de Manchester, où vous êtes né, les supérieurs châtient d’habitude leurs subordonnés à coups de canne, et que ceux-ci, convaincus de la misère de leur position, s’y soumettent sans murmurer ; c’est ce que je ne sais pas, c’est ce que je ne veux pas savoir ; mais, entre nous autres gentilshommes, et il n’est pas étonnant que vous ignoriez cela, monsieur, il est convenu que, quelle que soit la supériorité ou l’infériorité des grades, les ordres seront donnés et reçus avec la courtoisie qu’un gentilhomme doit à un autre gentilhomme, et que tout geste insultant amènera une réparation proportionnée à l’insulte. Donc, monsieur, vous avez levé sur moi votre canne, comme vous l’eussiez levée sur un chien ou sur un esclave, et, dans le code de la noblesse, c’est une insulte qui est punie de mort ! Vous avez votre épée, j’ai la mienne : défendez-vous !
– Mais, monsieur John, dit le lieutenant en pâlissant encore, vous oubliez que les lois de la discipline militaire défendent à un midshipman de se battre avec un lieutenant ?
– Oui, monsieur Burke, répondis-je ; mais elles ne défendent pas à un lieutenant de se battre avec un midshipman. Vous êtes donc dans votre droit, vous, et c’est tout ce qu’il faut. Au-dessus des lois de la discipline militaire, il y a les lois de l’honneur, auxquelles toutes les autres doivent céder. Défendez-vous !
– Mais, monsieur, réfléchissez que, quelle que soit l’issue de ce combat, il ne peut que vous être fatal, à vous ; par pitié pour vous-même, n’insistez donc point davantage, et laissez-moi passer.
Il fit un mouvement, j’étendis le bras.
– Je vous remercie de l’avis, monsieur ; mais il est inutile. Depuis un mois que l’événement dont je demande raison est arrivé, j’ai eu le temps de réfléchir et de faire mes dispositions ; mes réflexions sont faites, mes dispositions sont prises. Il n’y a point à revenir là-dessus ; défendez-vous !
– Mais, encore une fois, dit M. Burke d’une voix altérée, comme votre supérieur et comme votre aîné, je dois vous rappeler que, du moment où votre épée sera sortie du fourreau, votre carrière est perdue et votre vie est en danger. Que ferez-vous alors ?
– Puisque vous voulez bien prendre un si grand intérêt à moi, monsieur, je vais vous le faire connaître : si vous me tuez, tout est dit ; les lois militaires, si sévères qu’elles soient, sont impuissantes contre un cadavre. On m’enterrera dans un cimetière pareil à celui-ci ; et, une fois mort, mieux vaut dormir, vous en conviendrez, comme dorment ceux que nous foulons aux pieds, sous l’ombre et la fraîcheur de ces grands arbres, que d’être cousu dans un hamac et jeté au fond de l’eau, pour servir de proie aux requins. Si je vous tue, au contraire, mon passage est, à cette heure, retenu à bord d’un bâtiment qui m’emmènera cette nuit, je ne sais où, peu m’importe. Mais, comme mon père a cinquante à soixante mille livres sterling de revenu, et que je suis fils unique, partout où j’irai je pourrai vivre à ma volonté et à mon caprice. Je perdrai, il est vrai, mes appointements de midshipman, qui peuvent monter à mille ou douze cents francs de France, et la chance de devenir, un jour, à quarante ans, lieutenant comme vous ; mais, monsieur Burke, je me serai vengé, et, en me vengeant, j’aurai encore vengé Bob, James, David, tout l’équipage. Cela vaut bien la peine de risquer quelque chose. Allons, monsieur, maintenant que je vous ai tiré d’inquiétude à mon égard, vous n’avez plus de motifs pour me refuser la satisfaction que je vous demande ; ayez donc la bonté de vous mettre en garde.
– Monsieur, me dit M. Burke de plus en plus agité, je suis votre supérieur, et, comme tel, j’avais droit de vous punir ; si l’on faisait un crime à un officier de chaque punition qu’il inflige, il n’y aurait plus de discipline à bord. Je vous ai puni selon mon droit et selon les règlements maritimes en usage à bord des vaisseaux de Sa Majesté Britannique, et vous n’avez pas de réparation à exiger pour cela.
Et il essaya de nouveau de passer ; je me mis devant lui.
– Aussi, monsieur, repris-je avec le même calme, mais avec plus de mépris, n’est-ce point de la punition que je vous demande satisfaction ; c’est de l’insulte ; je ne me plains pas de l’arrêt, je me plains du geste.
– Mais, monsieur, si le geste a été involontaire et si je le désavoue, vous n’avez plus rien à dire.
– Si fait, monsieur ; j’ai à dire une chose dont je m’étais aperçu déjà, mais que je ne voulais pas croire : c’est que vous êtes un lâche.
– Monsieur ! s’écria M. Burke en devenant livide de colère, c’est vous qui m’insultez à votre tour et c’est moi qui vous demande raison de cette insulte. Je me battrai demain, monsieur.
– Vous voulez le temps de faire votre déclaration, n’est-ce pas, et vous ne seriez pas fâché de prendre un conseil de guerre pour votre second ?
– Vous supposez, monsieur...
– Je suppose tout de votre part.
– Vous vous trompez, monsieur ; la seule cause du retard que je demande, c’est que, comme je n’ai jamais mis le pied dans une salle d’armes, vous auriez, à l’épée, trop d’avantage sur moi ; au pistolet, à la bonne heure.
– Cela tombe alors à merveille, et j’avais prévu votre objection, répondis-je en tirant mes pistolets de ma poche ; voilà justement ce que vous demandez, monsieur, et vous n’aurez pas besoin d’attendre à demain ; les deux armes sont chargées d’une manière égale ; d’ailleurs, choisissez.
M. Burke chancela, une sueur froide lui couvrit le visage, je crus qu’il allait tomber ; puis, au bout d’un instant :
– Mais c’est un guet-apens ! s’écria-t-il ; c’est un assassinat.
– La peur vous fait délirer, monsieur ; il n’y a ici d’assassin que celui-là qui, sur un faux rapport, a poussé un malheureux au désespoir ; car on assassine de différentes manières, et le plus lâche de tous les assassinats est celui qui a une apparence légale. Ce n’est pas vous qui serez assassiné, monsieur, c’est David qui l’a été, et c’est vous qui avez assassiné David. Allons, allons, monsieur Burke, un peu de courage, je vous en supplie, au nom de votre uniforme, qui est le mien.
– Je ne me battrai pas sans témoins, dit M. Burke.
– Alors, je vous déshonorerai, monsieur ; du moment que je vous ai menacé, c’est comme si je m’étais battu, et, comme j’ai encouru la même peine, je ne retournerai pas au bâtiment ; mais, demain, quelqu’un s’y présentera de ma part : il portera une lettre signée de ma main, et qui racontera tout ce qui s’est passé entre nous. De deux choses l’une : ou vous ne démentirez pas la lettre, et alors vous serez un objet de mépris pour tous, ou vous la démentirez, et, comme celui qui vous la portera ne sera pas votre subordonné, vous serez, en face de tous, songez-y bien, forcé de donner satisfaction de ce démenti ; car, si vous ne le faites, on vous chassera, comprenez-vous, monsieur ? on vous chassera de la marine anglaise, comme un lâche et un infâme !
Je fis un pas vers lui.
– On vous arrachera vos épaulettes, comme je vais vous les arracher.
Je fis un second pas vers lui.
– On vous crachera au visage, comme je vais le faire.
Je fis un troisième pas vers lui, et, alors, je me trouvai si près, que j’étendis la main pour joindre l’effet à la menace.
Il n’y avait pas moyen de reculer ; M. Burke mit l’épée à la main. Je jetai mes pistolets, et je tirai mon épée à mon tour. Aussitôt nos fers se croisèrent, car il s’était précipité sur moi, espérant que je n’arriverais pas à temps ; mais les conseils de Bob n’avaient point été perdus, et j’étais sur mes gardes.
À la première passe, je sentis que M. Burke m’avait fait un mensonge, et qu’il connaissait à fond l’art qu’il prétendait n’avoir jamais étudié. J’en fus aise, je l’avoue ; cela nous mettait sur un pied d’égalité qui faisait, dès lors, de notre duel le jugement de Dieu. Le seul avantage que j’eusse donc sur lui était ce sang-froid terrible, fruit des réflexions étranges qui avaient précédé notre lutte. Une fois engagé, au reste, M. Burke fit bonne contenance : il avait compris que notre combat ne finirait pas par une égratignure, et que c’était ma vie qu’il lui fallait pour sauver la sienne.
Nous nous battîmes ainsi cinq minutes à peu près, pied à pied, et si rapprochés l’un de l’autre, que nous parions autant avec la poignée de nos épées qu’avec la lame. Probablement, nous sentîmes tous deux, en même temps, le désavantage de cette position ; car tous deux nous fîmes en même temps un pas de retraite, de sorte que nous nous trouvâmes hors de la portée l’un de l’autre. Mais je fis aussitôt un pas en avant, et nous nous retrouvâmes engagés à distance convenable.
Il arrivait, dans cette circonstance, à M. Burke, ce qui lui arrivait dans la tempête et dans le combat : le premier moment, qui était tout entier à son naturel, était la timidité ; puis l’orgueil ou la nécessité reprenait le dessus, et M. Burke redevenait brave par calcul.
Je l’ai dit, M. Burke, auquel personne ne connaissait ce talent, était de première force à l’escrime ; mais, grâce aux recommandations de mon père et de Tom, cette partie de mon éducation était loin d’avoir été négligée. Ce fut une découverte que fit à son tour M. Burke, et qui lui rendit sa première hésitation. Il avait le bras plus fort que le mien, mais j’avais la main plus légère que la sienne, de sorte que, profitant de ce moment de trouble, je le pressai ; M. Burke rompit : c’était avouer son désavantage. J’en repris une nouvelle force ; nos épées semblaient deux couleuvres ardentes qui se jouent, et deux ou trois fois le bout de mon fer effleura sa poitrine, au point de percer son habit. M. Burke rompit encore, mais, je dois le dire, comme il eut fait dans une salle d’armes. Cependant, en rompant, il s’était dérangé de la ligne droite, et à trois pas derrière lui se trouvait un tombeau. Je le pressai de plus en plus, et à son tour son épée vint m’effleurer le visage ; le sang coula.
– Vous êtes blessé, me dit-il.
Je répondis par un sourire, et, faisant encore un pas en avant, je le forçai de faire un pas en arrière ; je ne lui donnai point de relâche, et me retrouvai si près de lui, que je ne pus dégager mon épée que par un coupé sur les armes ; un bond en arrière le sauva seul de ma riposte ; mais j’en étais arrivé où je voulais, M. Burke était acculé au tombeau. Il n’y avait plus moyen, pour lui, de rompre.
Ce fut alors le véritable combat ; car le duel, jusque-là, n’avait encore été qu’un jeu. Je sentis une ou deux fois le froid du fer ; je sentis une ou deux fois que mon épée avait touché. Cependant pas un de nous ne dit mot ; il n’y avait plus entre nos deux lames de place pour les paroles ; enfin, dans une riposte portée à fond, je sentis une résistance étrange ; en même temps, M. Burke jeta un cri, mon épée lui avait passé au travers du corps, et avait été recourber sa pointe mal trempée contre le tombeau de marbre ; de sorte que je ne pus la retirer à moi, et qu’à mon tour je fis un bond en arrière, laissant l’arme dans la blessure. La précaution était inutile, M. Burke était atteint trop cruellement pour me poursuivre ; il essaya cependant de faire un pas en avant ; mais, sentant que les forces lui manquaient, il laissa échapper son épée, et tomba presque aussitôt en poussant un second cri, et en se tordant les bras de rage.
Je l’avoue, en ce moment toute ma colère disparut pour faire place à la pitié. Je me précipitai vers M. Burke. Le plus urgent secours à lui porter était de le débarrasser du fer, je fis donc une seconde tentative, et je ne pus lui arracher l’épée du corps, quoiqu’il la tirât lui-même à pleines mains. Ce dernier effort lui fut fatal ; je le vis ouvrir la bouche comme pour parler ; mais ce fut une gorgée de sang qui vint à ses lèvres ; au même moment, ses yeux semblèrent se retourner dans leurs orbites ; il eut deux ou trois convulsions ; puis, se raidissant avec un dernier râle, il expira.
Je m’assurai qu’il était mort ; et, comme je ne pouvais lui être d’aucun secours, je songeai à ma sûreté. La nuit était entièrement venue pendant ce combat. Je ramassai mes pistolets, qui étaient d’excellentes armes auxquelles je tenais beaucoup ; je sortis du cimetière et m’acheminai vers la maison de Jacob. Il m’attendait, comme nous en étions convenus ; il s’était mis en quête, et avait trouvé un navire napolitain en partance pour Malte, Palerme et Livourne ; le lendemain matin, il devait lever l’ancre ; c’était justement ce qu’il me fallait ; aussi avait-il arrêté ma place, en prévenant que je m’y rendrais dans la nuit. Quant aux habits, il s’en était occupé avec un égal succès, et me montra un magnifique costume de palikare qui m’attendait sur un divan, et un autre, plus simple, sur une chaise.
Je me dépouillai à l’instant de mon uniforme, que je ne pouvais garder sans être reconnu, et je me revêtis de l’un de mes nouveaux costumes ; il m’allait à merveille, et semblait fait pour moi. Avec le sabre et le yatagan, cette nouvelle garde-robe me revenait à quatre-vingts guinées, j’en ajoutai soixante et dix aux vingt-cinq que j’avais données, le matin, à Jacob, et sa commission se trouva payée. Je le priai alors de s’occuper des moyens de transport ; c’était déjà chose faite : il avait donné rendez-vous, à onze heures, à une barque qui devait nous attendre au pied de la tour de Galata.
Je passai cet intervalle à ajouter un post-scriptum à la lettre que j’avais préparée pour mon père. Je lui racontais l’événement du duel, je lui disais la nécessité où je me trouvais de fuir, et je terminais en le priant de me faire ouvrir un crédit à Smyrne. Comme je comptais rester en Orient, Smyrne, avec sa situation centrale et sa population cosmopolite, à laquelle je pouvais me mêler en restant inconnu, était bien la ville qu’il me fallait.
J’écrivis aussi à lord Byron pour le remercier de sa bienveillance pour moi et le prier d’employer son crédit auprès des lords de l’amirauté, s’il se trouvait en Angleterre lorsque mon procès serait fait. Il connaissait M. Burke, il savait la haine que lui portait tout l’équipage, et combien cette haine était motivée. Je n’avais pas l’espoir que son crédit influât sur la décision des juges ; mais son témoignage pouvait beaucoup sur le public. Je remis cette lettre à Jacob avec celles de M. Stanbow et de mon père ; il devait se rendre, dès le matin, à bord du Trident, et, après avoir remis ces différents messages, indiquer l’endroit où l’on retrouverait le corps de M. Burke.
L’heure était arrivée ; nous sortîmes enveloppés de nos manteaux, et nous nous acheminâmes vers la tour de Galata.
La barque nous attendait, nous y montâmes aussitôt ; car il était près de minuit, et, le bâtiment auquel nous nous rendions étant à l’ancre dans le port de Chalcédoine, près du Fanarikiosk, nous avions toute la largeur du canal à traverser diagonalement. Heureusement, nos matelots étaient bons rameurs ; aussi en un instant eûmes-nous traversé la Corne d’or et doublé la pointe du Sérail.
La nuit était pure et la mer tranquille. Au milieu du canal et un peu en avant de la tour de Léandre, je voyais s’élever majestueusement notre beau vaisseau, dont les mâts, les étais et jusqu’aux moindres cordages se dessinaient sur le cercle lumineux que la lune étendait autour d’elle. Cette vue me serra profondément le cœur. Le Trident était ma seconde patrie ; Williams-house et le Trident, c’était tout ce que je connaissais du monde ; après mon père, ma mère et Tom, qui étaient à Williams-house, ce que j’aimais le mieux se trouvait à bord du Trident. J’y laissais M. Stanbow, ce bon et digne vieillard que je vénérais comme un père ; James, dont la franche et loyale amitié ne m’avait pas failli un instant ; enfin, Bob, ce type du véritable marin, avec son cœur d’or sous sa rude enveloppe ; il n’y avait pas jusqu’au vaisseau lui-même qui n’eût une part dans mes regrets.
À mesure que nous approchions, il grandissait merveilleusement à nos yeux, et bientôt nous nous en trouvâmes si près, que, grâce à la sérénité de la nuit, l’officier de quart aurait pu, si je l’eusse dit tout haut, entendre l’adieu que j’envoyais tout bas à mes bons camarades, qui, après la fête qu’ils m’avaient donnée la veille, étaient loin de se douter qu’à cette heure je passais si près d’eux, les fuyant pour toujours. Ce fut un des moments les plus pénibles que j’éprouvai de ma vie. Je ne regrettais point ce que j’avais fait, car mon action était le résultat d’une longue méditation et d’une inébranlable volonté ; mais je ne pouvais me dissimuler que, d’un seul coup, j’avais brisé ma vie et échangé un avenir certain contre un avenir inconnu. Quel était cet avenir hasardeux ? Dieu seul le savait.
Cependant nous avions dépassé le Trident, et, à la lueur du fanal, nous commencions à distinguer les bâtiments à l’ancre dans le port de Chalcédoine. Jacob me montra de loin la mâture de celui à bord duquel j’étais attendu ; et, quoique je n’y dusse faire qu’un séjour momentané, je ne pus m’empêcher, à mesure que nous en approchions, de l’inventorier avec l’œil d’un marin. Après avoir habité le Trident, qui était un des plus beaux vaisseaux de Sa Majesté Britannique, la comparaison ne pouvait pas être favorable au bâtiment napolitain ; cependant, autant que j’en pouvais juger, il avait été assez habilement construit, dans le double but que s’étaient proposé les armateurs, c’est-à-dire la marche et le commerce. Sa carène était faite sur un bon modèle, assez large pour contenir une quantité suffisante de marchandises, et assez étroite pour fendre l’eau vigoureusement. Quant à sa mâture, elle était, comme celle de tous les bâtiments destinés à la navigation de l’Archipel, un peu basse, afin que le navire pût se raser, en cas de besoin, derrière les roches et les îles. Cette précaution, prise contre les pirates, qui, à cette époque, infestaient la mer Égée, pouvait être favorable au navire dans le voisinage des terres et à l’approche de la nuit ; mais elle lui devenait nuisible, si le bâtiment avait à fuir dans un grand espace découvert. Toutes ces réflexions instinctives furent faites avec la rapidité de l’œil du marin, qui, avant qu’il ait mis le pied à bord d’un bâtiment, en connaît déjà les bonnes et mauvaises qualités. Quand j’arrivai sur le pont de la Belle-Levantine, je savais donc déjà à quoi m’en tenir sur elle-même : restait à faire connaissance avec son équipage.
Comme me l’avait dit Jacob, on m’attendait à bord. Je n’eus donc qu’à répondre passager, à la sentinelle, qui me héla en italien, pour qu’on me jetât l’échelle de corde. Quant à mes effets, ils n’étaient pas d’un transport difficile ; comme le philosophe antique, je portais tout avec moi. Je payai donc mes rameurs, je pris congé de Jacob, qui m’avait servi, dans son intérêt, il est vrai, mais avec fidélité, ce qu’on ne trouve pas toujours partout, et je grimpai à mon nouveau bord avec l’habitude et la légèreté d’un marin.
Sur le pont, je trouvai un homme qui veillait pour me conduire à ma chambre.