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Jacques Rivière, le directeur de La Nouvelle Revue française de 1919 jusqu'à sa mort, et ami d'Alain-Fournier, avec qui il échangea une abondante correspondance avant de devenir son beau-frère; était un féru de littérature, d'art et de musique. Dans ses "Études", il nous livre des portraits singuliers et forcément subjectifs de Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy, Ingres, Cézanne, Gauguin, où passion rime avec érudition. Le choix des artistes de ce recueil ne relève toutefois pas du hasard : "[...] mes idoles ne me paraissent pas aujourd'hui encore, trop mal choisies. Ingres Bach et Baudelaire parmi les classiques, Cézanne, Moussorgski, Debussy, Ravel, -- Claudel enfin et Gide, parmi les contemporains, cela ne fait pas un Panthéon qui soit aujourd'hui encore, me semble-t-il, trop démodé."
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Seitenzahl: 273
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I
II DES PEINTRES
INGRES
CÉZANNE
UNE EXPOSITION DE HENRI MATISSE
UNE EXPOSITION DE GEORGES ROUAULT
GAUGUIN
III PAUL CLAUDEL
PAUL CLAUDEL, POÈTE CHRÉTIEN
LES ŒUVRES LYRIQUES DE CLAUDEL
IV DES MUSICIENS
DARDANUS DE RAMEAU
LA PASSION SELON SAINT JEAN DE J.-S. BACH
CESAR FRANCK
TRISTAN ET ISOLDE DE WAGNER
ARIANE ET BARBE-BLEUE DE PAUL DUKAS
LA RHAPSODIE ESPAGNOLE DE RAVEL
PELLÉAS ET MÉLISANDE DE CLAUDE DEBUSSY
LES POÈMES D'ORCHESTRE DE CLAUDE DEBUSSY
LES SCÈNES POLOVTSIENNES DU PRINCE IGOR, DE BORODINE
MOUSSORGSKI
V ANDRÉ GIDE
ANDRÉ GIDE
Poésie gouvernée
Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large .[1]
Et toujours elle semble sous la barre décrire une courbe appuyée. Elle est docile et pleine. Elle vogue obéissante, avec sa fantaisie ployée. On n'y trouve jamais de ces vers qui s'empressent dans une interminable voie droite, qui s'ajoutent les uns aux autres, qui se multiplient spontanément. Mais chaque pièce est le détour pur d'un courant, la fidélité de l'eau entre des rives tournantes.
Cette poésie conduite entraîne dans son nombre tous les mots. Les plus rares y sont pris avec les plus familiers, les plus humbles avec les plus hardis. Mais, plongés dans le sûr et délicat mouvement de l'ensemble, aucun ne surprend. Etrange train de paroles! Tantôt comme une fatigue de la voix, comme une modestie soudaine qui prend le cœur, comme une démarche pliante, un mot plein de faiblesse:
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur [2] .
Ou bien:
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures [3] .
Subtile restriction qui vient diminuer la densité du vers. Choix de la petitesse. Compromis avec le silence.
Tantôt au contraire les mots les plus forts se débattent emportés, étouffés. Ils roulent sans cri. Ils ont été arrachés aux rives et se perdent dans la puissance muette et contenue du cours poétique:
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, du musc et du goudron [4] .
Sur ses poèmes le poète ne cesse d'exercer son empire. Il les mène, lents et suivis. Il fléchit à son gré leur intention. Il les dirige par l'influence de son goût. Il aime appeler à son service les mots imprévus,—on pourrait presque dire saugrenus. Mais c'est pour réduire aussitôt leur étrangeté, pour faire couler sur elle une harmonie, pour modérer l'écart que par caprice il ouvrit [5] . Comme ceux qui se sentent parfaitement maîtres de ce qu'ils veulent dire, il cherche d'abord les termes les plus éloignés; puis il les ramène, il les apaise, il leur infuse une propriété qu'on ne leur connaissait pas.
Il est poète , c'est-à-dire qu'il façonne des vers comme un ouvrage audacieux, utile et bien calculé.
Une telle poésie ne peut pas être d'inspiration. Elle a des élans sans doute, mais qui ne sont que la délivrance de la faculté poétique en travail. Baudelaire lui-même se décrit en train d'errer et
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés [6] .
Le jaillissement des phrases qui semblent le plus spontanées, est toujours comme une subite solution, comme un éclair préparé. Et de même que la pensée qui monte, enfin déliée, s'arrache sans hâte à l'obscurité qu'elle fut, de même le jet poétique retient de sa longue virtualité une lenteur:
J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre [7] ...
Il est solitaire comme une grande fleur. Jamais chez Baudelaire les images ne foisonnent sur place ainsi que chez les inspirés. Le poète a horreur des situations poétiques, des idées dont la simple énonciation fait bondir à l'entour les métaphores comme des flammes. Il n'aime pas à être environné et enfermé par le resplendissement de sa fantaisie. Il ne se donne rien en commençant. Mais les images naissent autour de sa parole; elles se lèvent éveillées par celle-ci; elles lui restent jointes; elles lui font un cortège discipliné. Elles montent au long d'un simple vocatif, le soutiennent, l'éclairent d'une lumière dense et sombre:
Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,
O vase de tristesse, ô grande taciturne [8] ...
Elles sont la forme même de l'élocution, elles suivent le mouvement de la phrase, elles sont prises dans sa courbe:
Quand vers toi mes désirs partent en caravane,
Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis [9] .
Elles se glissent dans le dialogue; elles sont dans la question et dans la réponse:
D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu [10] ?
Et dans la Chevelure :
N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir [11] ?
Chaque poème de Baudelaire est un mouvement; il ne piétine pas, il n'est pas une description immobile, exaltant par des reprises et des surenchères un thème choisi. Il est une certaine phrase, question, rappel, invocation ou dédicace qui a un sens. Il est une proposition très courte, mais appuyée d'images qui se tiennent contre elle, penchées dans la même intention:
A la très chère, à la très belle
Qui remplit mon cœur de clarté,
A l'ange, à l'idole immortelle,
Salut en immortalité!
...........
Sachet toujours frais qui parfume
L'atmosphère d'un cher réduit,
Encensoir oublié qui fume
En secret à travers la nuit [12] .
Ces images, bien loin de nous écarter de la parole qu'elles accompagnent, au contraire nous y ramènent innombrablement. Au lieu de la développer et de l'illustrer, elles l'approfondissent, elles la replient, elles la font retentir à l'intérieur. Elles n'ont aucune destination poétique , elles ne cherchent pas à caresser notre imagination; elles sont lointaines et étudiées comme ce détour de la voix quand elle insiste [13] . Parole qui peut-être eût passé sans que je la reconnaisse. Mais les images qui l'environnent, me sont un avertissement; elles me la rendent intime, personnelle; elles la font à moi-même adressée; elles m'obligent à la subir avec toute son intention. Leur sensualité jamais n'est épanouie. Elles la gardent condensée comme une liqueur faite pour séduire le souvenir. Elles viennent ainsi tenter notre mémoire, battre le cœur avec l'insistance des vagues; elles forcent doucement nos secrets inconnus; elles réveillent notre passé inavoué; elles évoquent par leur incantation toute la vie que nous n'avons pas vécue; elles demandent la résurrection à ce qui ne fut jamais [14] . Comme une parole à l'oreille au moment où l'on ne s'y attendait pas, le poète soudain tout près de nous: "Te rappelles-tu? Te rappelles-tu ce que je dis? Où le vîmes-nous ensemble, nous qui ne nous connaissons pas? Tu les as donc approchés, ces rivages; jusque vers eux ton voyage t'a donc égaré toi aussi." Et cette voix
..... chantait comme le vent des grèves,
Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie [15] .
Elle chante, cette voix, et renaissent tous les adorables sourires du regret:
Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
—Mais le vert paradis des amours enfantines,
L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde ou que la Chine?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l'animer encor d'une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs [16] ?
[1]Beau Navire . Les Fleurs du Mal, p. 164.
[2]L'Ennemi, p. 101.
[3] Bohémiens en voyage , p. 104.
[4]La Chevelure, p. 120.
[5] Claudel disait du style de Baudelaire: "C'est un extraordinaire mélange du style racinien et du style journaliste de son temps."
[6] Le Soleil, p. 251.
[7]Chant d'Automne, p. 173.
[8] p. 121.
[9]_Sed non satiata, p. 123.
[10]Semper eadem , p. 145.
[11] La Chevelure, p. 120.
[12] Hymne, p. 227.
[13] "Le surnaturel comprend la couleur générale et l'accent, c'est-à-dire intensité, sonorité, limpidité, vibrativité, profondeur et retentissement général dans l'espace et dans le temps." (Œuvres Posthumes . Librairie du Mercure de France, p. 86.)
[14] "De la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire." (Œuvres Posthumes, p. 86.) "Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau." (Ibid. p. 85.) "... Tocsin des souvenirs amoureux, ténébreux, des anciennes années." (Ibid. p. 84.) "Evocation de l'inspiration. Art magique." (Ibid. p. 135.).
[15]La Voix, p. 225.
[16]Mœsta et Errabunda, p. 185.
Cette poésie ne cherche que la confession. Baudelaire, tandis qu'il la compose, ne songe qu'à confier ses plus lourdes pensées, à les transmettre, à les donner aux autres comme une charge secrète et insupportable. Cette subtile contrainte, cette modération du caprice poétique par quoi il maintient toujours la phrase à la disposition de son âme; enfin ces longues images qui tourmentent le souvenir comme des reproches, tout est calculé pour exprimer les sentiments d'un cœur qui ne peut pas souffrir sa solitude.
Mais ce ne sont pas des épanchements; ce n'est pas une sincérité bavarde. Elle est multiple, sévère et souriante. Chaque poème est le doux corps précis d'un sentiment unique. Les vers se posent sur lui, comme un vêtement qui le ferait vivre. Ils l'animent à cette existence seule qu'il pouvait avoir. Et dès qu'il palpite, ils l'abandonnent [1] .
Ainsi le poète éveille tout le monde merveilleux de ses passions; toutes sont là. Elles ont des visages divers; et peut-être certains ne s'accordent pas. Mais elles regardent ensemble vers moi. Je les reconnais toutes.— Sur toutes passe la modération de l'ironie, comme une lumière. Baudelaire connaissait cette clairvoyance du cœur qui n'admet pas tout à fait ce qu'il éprouve, qui ne sait pas sentir sans arrière-pensée. Si vigilante est sa sincérité qu'elle traduit jusqu'à l'intelligence qui la trouble. C'est un suspens, une hésitation de l'âme, un regard de modestie. Le poète plaint un peu sa crédulité, il révoque doucement en doute son sentiment. Il sourit.
Pourtant ce n'est pas par une sèche curiosité de soi qu'il est mené; ni par le désir d'une analyse impartiale. Il ne se décrit que pour se faire des complices. Il se donne à nous afin que nous nous donnions à lui. Il ne nous permet pas de ne pas lui ressembler. Ses passions sont si véritables, elles tiennent si fortement à son cœur qu'elles gagnent le nôtre et qu'il faut que nous les reconnaissions en nous.
Tant de désirs, tant de remords qui se cachaient en moi. Pourquoi me les fussé-je avoués, puisque je savais ne les pouvoir calmer? Et soudain, froissant toute ma discrétion, faisant s'évanouir mon hypocrisie, s'élance un vers si nu, si pur, si déplacé, qu'il me touche comme une offense [2] .
C'est la vérité jaillissant de l'âme. C'est une sorte de délivrance affreuse. C'est un aveu si sévère qu'il accuse et laisse blessé: il faudra que je l'entretienne avec désespoir dans mes moments secrets:
—Voilà que j'ai touché l'automne des idées [3] ...
—J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans [4] ...
—Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres:
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts [5] !...
Et ce vers chargé de tout le remords du monde:
Le Printemps adorable a perdu son odeur [6] !
Vers si parfaits, si mesurés que d'abord on hésite à leur donner tout leur sens; un espoir veille quelques instants, un doute sur leur profondeur. Mais il ne faut qu'attendre. Dans mon souvenir peu après je les retrouve vibrant encore comme des flèches.
Et parmi cette sincérité, dont il importerait qu'au plus tôt je me débarrasse, circule l'ironie murmurant: "Je sais toutes les réponses, je sais bien toutes les justifications. Je ne suis dupe de rien. Cependant il faut subir cette amertume. Il n'y a rien qui puisse délivrer ton cœur de tant de vérité."
C'est ainsi que je reçois, sans m'en pouvoir défendre, tous les sentiments qu'il plaît à cette grande âme de verser en moi. Quels sont-ils? Ils sont si vivants qu'ils restent d'abord confondus. Je ne les reconnais que bien longtemps après les avoir soufferts. Alors seulement j'aperçois qu'ils sont différents au point de se contredire.
D'abord un regret immense, un souvenir informe et violent, le mal de l'exil.
.... Ame aux songes obscurs,
Que le réel étouffe entre ses quatre murs [7] .
Il y a des ciels qui raniment soudain au fond du cœur l'image des belles patries perdues:
Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés,
Qui font se fondre en pleurs les ceours ensorcelés [8] .
Le "spleen" ou "l'ennui", cette passion sourde et désespérée que chassent ou ramènent les températures, n'est pas une simple mélancolie poétique, une tristesse ordinaire. Mais l'âme se révolte soudain; elle ne peut plus vivre dans cette banlieue terrestre avec le poids de son imperfection:
Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon ceour et mon corps sans dégoût [9] !
Impossibilité d'être là. Une mémoire tourmente l'âme déchue [10] . Elle s'afflige à la pensée de la dignité d'où elle se voit descendue:
Une Idée, une Forme, un Etre
Parti de l'azur et tombé
Dans un Styx bourbeux et plombé
Où nul œil du Ciel ne pénètre;
Un Ange, imprudent voyageur
Qu'a tenté l'amour du difforme,
Au fond d'un cauchemar énorme
Se débattant comme un nageur [11] .
Peu à peu le poète sent s'agrandir sa douleur. Elle cesse de lui être personnelle. Toute la plainte du monde passe en son cœur. Il est travaillé par le remords du paradis perdu. Il est en proie à la réminiscence [12] . Il revoit confusément cette forme parfaite que l'univers a dépouillée pour jamais et qu'il s'efforce pourtant de ressaisir. A la longue le souvenir qui vient le visiter dans son abîme, se fait plus précis. Ainsi qu'au naufragé la consolation des longs mirages, le paradis terrestre s'étend au fond de sa mémoire [13] . Il est svelte et nu comme les arbres clairs des Iles; il est semblable à la mer tiède et domptée des beaux climats, où les navires circulent, voluptueusement appuyés au flanc des vagues:
J'irai là-bas où l'arbre et l'homme pleins de sève
Se pâment longuement sous l'ardeur des climats;
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève!
Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts [14] .
Parfois, séduit par un espoir moins fort, c'est d'une voix plus basse, avec une sorte de regret sans révolte, que le poète appelle son bonheur:
Dis-moi, ton cœur, parfois, s'envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l'immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité?
Dis-moi, ton cœur, parfois, s'envole-t-il, Agathe?
Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie,
Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé!
Où dans la volupté pure le cœur se noie!
Comme vous êtes loin, paradis parfumé [15] !
Pourtant, si l'atteignait notre amour:
Tout y parlerait
A l'âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté [16] .
C'est ainsi que le poète est tourmenté par le désir immense de la perfection. Il se souvient des origines. Tantôt, porté par quelque heureuse humeur jusqu'aux confins du paradis, il le contemple de près, il l'anime des yeux, il oblige toutes ses merveilles à fleurir. Puis tantôt, il le perd de vue et l'invoque plaintivement dans l'obscurité de l'univers. Mais jamais il ne l'oublie, jamais ne le quitte la pensée de ce qui est complet, satisfaisant, éternel [17].
Cependant quelle dilection pour la réalité défaillante, incertaine, périssable! Aussi fort que l'amour du parfait, l'amour de ce à quoi il manque [18] . Avec la contemplation de l'immuable, la pensée du mortel, un respect infini pour toutes les choses imparfaites, une admiration sans pa rôles, un silence devant elles, souffrantes, mutilées, exténuées. Ce n'est pas simplement de la pitié, ni l'appel sur elles de la miséricorde divine, mais une considération pleine d'amour, la dévotion d'un cœur que la faiblesse emplit d'extase.
Le poète parle avec une tendresse pénétrée des moindres existences, des objets eux-mêmes. Il semble qu'il n'ose les toucher. Il met toute sa précaution à les soulever. Il les enveloppe dans ses vers avec émerveillement. Il sent tout le prodige qu'il y a à ce qu'ils soient tels et non pas autres. Il se complaît à décrire des appartements, à dire la couleur des tentures, l'odeur qu'exhalent les meubles. Avec révérence il évoque le désordre que le passé lentement au fond des armoires compose:
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances [19] .
Il parlera des choses les plus horribles et la violence de son respect lui donnera une subtile décence. Avec une image chaude et funèbre, mais délicate comme l'hommage d'un amour que la mort ne décourage pas, doucement il montre dans une chambre inconnue la tête coupée d'Une Martyre[20] .
Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre
Et qui nous enchaînent les yeux,
La tête, avec l'amas de sa crinière sombre
Et de ses bijoux précieux,
Sur la table de nuit, comme une renoncule,
Repose...
A tout ce qui est, à tout ce qui, privé de perfection, vit pourtant, le poète étend son admiration muette et triste. Il épouse toute misère, il est prêt à recevoir tout sentiment. Dans l'infinité des souffrances il n'en est aucune qui le trouve distrait. Mais il n'est là que pour les aimer. Trop de respect en lui pour qu'il s'indigne. Il garde cette impartialité terrible que donne un immense amour de la vie:
Loin du monde railleur, loin de la foule impure,
Loin des magistrats curieux,
Dors en paix, dors en paix, étrange créature,
Dans ton tombeau mystérieux;
Ton époux court le monde, et ta forme immortelle
Veille près de lui quand il dort;
Autant que toi sans doute il te sera fidèle,
Et constant jusques à la mort [21] .
Chaque vers du Crépuscule du Matin , sans cri, avec dévotion, éveille une infortune:
Les maisons çà et là commençaient à fumer.
Les femmes de plaisir, la paupière livide,
Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide;
Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,
Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts,
C'était l'heure où parmi le froid et la lésine
S'aggravent les douleurs des femmes en gésine.
Comme un sanglot coupé par un sang écumeux
Le chant du coq au loin déchirait l'air brumeux;
Une mer de brouillards baignait les édifices,
Et les agonisants dans le fond des hospices
Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.
Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux [22] .
Poésie pleine d'amour. Elle se partage entre tous les malheurs; elle accompagne chacun dans sa mansarde. Elle le devine, proche ou lointain, à travers les murs. Elle assiste toute la ville qui souffre et mène sa tâche. Elle
.... refait le lit des gens pauvres et nus [23] .
Mais la pitié qui la tient est si violente qu'elle se tait [24] .
Dans ces vers mesurés, que semblait guider une âme tranquille et artificieuse, pouvions-nous discerner de quels sentiments extrêmes nous ferait à la fin complices l'audience que nous leur prêtions? Mais il est trop tard pour échapper. Les plus grandes passions se sont insinuées en nous, si grandes, si vastes, si complètes, que les voici contradictoires. C'est toute notre âme avec la violence insoupçonnée de ses amours diverses que Baudelaire nous a rendue à nous-mêmes sensible. Il est possible que le don soit lourd et qu'il faille du courage pour le supporter. Cette poésie ne rassure pas; elle ne verse pas d'illusions. Mais elle s'adresse à ceux pour qui rien n'est plus beau que de connaître son cœur, que de le sentir peser en soi. Souvent j'écouterai la voix de cet ange savant et désespéré.
1910.
[1] Voir Semper eadem et Recueillement.
[2] "Le propre de la Confession, dit Péguy, ... est de montrer de préférence les pièces invisibles, et de dire surtout ce qu'il faudrait taire." (Victor-Marie, Comte Hugo, p. 14.)
[3]L'Ennemi, p. 101.
[4]Spleen, p. 199.
[5]Chant d'Automne, p. 172.
[6] Le Goût du Néant, p. 205.
[7]Sur Le Tasse en prison , p. 236. Cf. L'Irréparable, p. 168.
Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,
Qui vit, s'agite et se tortille,
Et se nourrit de nous comme le ver des morts,
Comme du chêne la chenille?
Pouvons-nous étouffer l’implacable Remords?
[8]Ciel brouillé, p. 160.
[9]Uu Voyage à Cythère, p. 321.
[10] "Il a chanté, disait Claudel, la seule passion que le XIX e siècle pût éprouver avec sincérité: le remords."
[11]L'Irrémédiable , p. 242.
[12] "Volupté saturée de douleur et de remords." (Œuvres Posthumes, p. 93.)
[13].
Derrière les décors
De l'existence immense, au plus noir de l'abîme
Je vois distinctement des mondes singuliers.
(La Voix, p. 225.)
Comparez:
Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles
Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,
Des êtres disparus aux regards familiers!
(Obsession, p. 204.)
Et:
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.
(Bohémiens en voyage , p. 104.)
Dans les Posthumes on lit (p. 86): "Il y a des moments de l'existence où le temps et l'étendue sont plus profonds, et le sentiment de l'existence immensément augmenté."
[14]La Chevelure , p. 119. Comparez Parfum exotique, p. 118. Une île paresseuse où la nature donne, etc.
[15]Mœsta et Errabunda, p. 184 et 185.
[16]L'Invitation au voyage, p. 167.
[17] S'adressant à sa Muse malade (p. 98), il dit:
Je voudrais qu’exhalant l'odeur de la santé
Ton sein de pensers forts fut toujours fréquenté,
Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques
Comme les sons nombreux des syllabes antiques,
Où régnent tour à tour le père des chansons,
Phœbus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.
[18] Je songe, dit-il:
A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais! jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleurs...
(Le Cygne, p. 260.)
Comparez:
Pauvre grande beauté! Le magnifique fleuve
De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux.
(Le Masque, p. 115.)
[19] Spleen, p. 199. Comparez le poème:
Je n'ai pas oublié, voisine de la ville, etc. (p. 282).
[20] p. 309 et 310.
[21]Une Martyre, p. 311.
[22]Crépuscule du Matin, p. 290 et 291.
[23]La Mort des pauvres, p. 340.
[24] Sans doute il est impossible de ne pas tenir compte d'un assez grand nombre de poèmes révoltés; la révolte est le sujet même de certains.—Baudelaire s'engage si fort dans le parti de l’imparfait qu'il finit par se tourner contre la perfection. Il repousse l'image de ce qui est pur, immobile, inflexible. On le voit préférer cette ardeur accablée qui nous dévore à la dureté impassible de l'idéal:
Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps,
Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses
Déroulé le trésor des profondes caresses,
Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort
Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles!
Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.
(Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive, p. 133.)
Même il se complaît dans cette préférence de la faiblesse. Elle devient une sorte de culte du mal, une attitude appliquée, le satanisme.
Mais ne nous a-t-il pas donné assez de chefs-d'œuvre pour que nous puissions oublier quelques vers de mauvais goût sur le charme du crime et les vertus de Beelzébuth? Erreurs dont au reste la responsabilité pour une grande part incombe aux contemporains du poète.
"C'est un auteur difficile", disait Maurice Denis. D'abord il semble froid. Tout dans ces toiles est si parfaitement défini. Ingres ne nous demande jamais de le deviner, de reprendre sa tâche, de la compléter avec notre regard; il a tout achevé avant nous; il ne confie rien à notre invention; il nous laisse passifs. On dirait qu'il nous dédaigne un peu, que, parlant à des gens qui ne sont pas de son métier, il leur refuse le droit de collaborer, même pour une part infime, à son œuvre. Il y ajoute lui-même avec soin je ne sais quel vernis qui en interdit l'interprétation.
Aussi sommes-nous d'abord devant ses tableaux pleins d'un contentement glacé. Voici qui est juste et louable, mais à la façon d'une belle sentence rendue par un juge incorruptible. Cette couleur, jamais on ne la trouve défaillante. Elle est nette, elle est découpée avec exactitude par ses limites; à chaque objet elle est départie avec propriété. Les reflets eux-mêmes et les transparences sont scrupuleusement établis.—-Aucune vibration; et non plus cette terne et dense profondeur qu'inventa plus tard Cézanne. La peinture du Bain Turc est admirable; mais on ne la voit pas tant elle est terminée; et la hardiesse de ces nus, l'un tout vert, l'autre tout orangé, se dissimule sous la perfection du détail. Même quand la couleur force l'attention, c'est par une sorte d'acidité immobile. Les tons tiennent la toile; ils occupent, inflexibles, sa surface; ils ne faiblissent nulle part, nulle part ne s'évanouissent; ils restent.
Cependant nous ne tardons pas à sentir que quelque chose en nous de plus profond s'est en silence à ces chefs-d'œuvre intéressé: le corps, la vie sensible; un enchantement tout bas nous entraîne, une secrète et forte volupté. Un appel vraiment nous est adressé, nous ne sommes plus exclus, répudiés, mais au contraire demandés, emmenés, séduits. Car Ingres par son dessin est le plus sensuel des peintres. Sous cette couleur tranquille il faut voir enfin les lignes délicieuses qui se dévident. On les suit avec tout son être, on les goûte jusqu'au fond de soi avec une aspiration suave. Elles ravissent jusqu'à faire perdre la pensée.
Le dessin d'Ingres a toute la vie que dans sa couleur nous n'apercevons pas; il tient compte du mouvement des objets; non pas qu'il le traduise par des hésitations et de l'indéfini; mais il cherche à le remplacer. Il exprime la fluidité des choses en y substituant sa merveilleuse justesse décidée.
La peinture est un moyen d'empêcher les choses de bouger.—Tout être vivant rayonne; il permet à sa forme de s'en aller de lui, elle se détache incessamment de lui comme un beau fantôme vite dissipé; et par chacun de ses gestes il délie de doux cercles invisibles qui se propagent. Le trait d'Ingres recueille partout cette grâce émanée; il l'arrête sitôt qu'elle quitte le corps, il lui laisse un peu de place, il attend son essor, puis tout de suite le contient, l'apaise. Partout il a prévenu l'onde; il lui interdit de passer jusqu'à se défaire; à toutes celles qui viennent il impose son exquise limite; il les captive et s'en augmente, il prend dans sa fixité leur mouvante vertu, il s'anime de leur évanouissement en lui.
C'est pourquoi ce trait est si simple; toujours il se ramène à des droites et à des courbes. En effet il ne s'applique pas sur la forme, il ne la serre pas avec ignorance; il la décrit au moment où, séparée un peu de l'objet, déjà elle en oublie les retraits et les saillies. Comme dans une rivière, autour d'un plongeon confus, les ondes à mesure qu'elles s'écartent se régularisent, de même le contour des choses, sitôt qu'il les quitte, retrouve les profils idéaux de la géométrie. Le dessin d'Ingres est fait de quelques lignes parfaites. Autour du corps elles sont posées comme des arcs légers et de délicats cerceaux; elles l'entourent ainsi qu'un bras, il est au milieu d'elles comme empêché parmi les cercles de sa grâce. Elles s'ouvrent tout auprès de lui, pareilles à l'amour quand il nous tient sans parler contre sa poitrine. Elles lui déconseillent, en le baisant de leur courbe, de s'avancer plus loin.
De la même façon s'expliquent ces déformations si hardies et pourtant invisibles. Il faut que le trait précède partout le mouvement afin de l'enfermer; il faut qu'il aille tout de suite jusqu'au bout du geste pour l'arrêter. Rien ne saurait le contenir; il dépasse doucement la mesure, mais c'est pour l'imposer. Le bras de Thétis se déroule sur la poitrine de Jupiter comme une immense tige qu'achève la haute fleur de la main; il est aussi long dans l'espace qu'il le serait dans le temps. A toute expansion il faut que le trait satisfasse. Aussi est-il partout au plus loin; avec une intelligence admirable il s'écarte, il se sépare un peu trop du centre, il feint de l'oublier, il le perd de vue; mais c'est ainsi qu'il lui garde toute la forme attachée. Il se laisse emmener un peu, il dérive un instant; mais il tourne soudain et le voici maître avec suavité du mouvement qu'il semblait suivre.—A le considérer d'un œil critique on peut trouver le dessin souvent trop large; la forme qu'il comprend ne saurait qu'avec peine le toucher partout à la fois. Il omet de compenser par un rentrant la saillie du côté opposé; le bras que dans le Bain Turc cette femme arrondit au-dessus de sa tête ne tire pas sa poitrine ni son ventre, ne les oblige pas à s'effacer et la tête renversée d'Angélique , qui fait se gonfler son cou, cependant laisse sa gorge emmenée par le geste contraire de ses longs bras captifs. C'est que le trait veut envelopper toute la diverse effusion du corps, il accompagne de toutes parts la chair heureuse qui se répand et, pour la définir à la fois partout, il s'abandonne à une belle et sage contradiction.—Nous comprenons maintenant la raison de cette cou leur exacte qui d'abord nous gênait. Elle est si unie, si achevée, qu'elle efface d'abord, puis, à un regard plus attentif, accuse l'écartement des lignes. Elle conduit de l'un à l'autre bord de la forme; avec son modelé parfait et sans surprise elle rejoint doucement les extrémités trop distantes et montre en silence l'étendue de leur séparation; elle mène les yeux sans les arrêter à tous les éloignements; elle est à la place du mouvement apaisé et garde de lui je ne sais quelle faculté de liaison.