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La sincérité envers soi-même est une vertu dangereuse. On ne peut pas la conseiller : elle ne rend pas un homme plus sociable ; elle ne le fait pas bienvenir de ses semblables ; elle n’est pas un de ces bons devoirs universels qui façonnent notre docilité. Pour l’essayer, il faut être secrètement choisi.
Il semble que pour être sincère il suffise de se laisser aller, de ne pas s’empêcher de sentir, de céder à sa spontanéité. On cesse d’être sincère au moment où l’on intervient en soi ; si je me travaille, je me déforme. La sincérité, c’est l’abandon à moi-même, l’obéissance au cours naturel de mes émotions, une pente aisée, l’accès complaisant à ma facilité intérieure. Elle ne me demande aucun effort ; je l’exercerai comme on se détend.
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JACQUES RIVIÈRE
© 2024 Librorium Editions
ISBN : 9782385747138
DE LA SINCÉRITÉ ENVERS SOI-MÊME
DE LA SINCÉRITÉ ENVERS SOI-MÊME
DE LA FOI
I ÉLOGE DE LA FOI
II DES « RAISONS DE CROIRE »
III DE LA DIFFICULTÉ DE CROIRE
A Jacques Copeau
Il faut d’abord distinguer la sincérité envers autrui de la sincérité envers soi-même. Nous laisserons de côté la première. Telle qu’on l’entend dans le monde, elle est trop facile. (C’est sans doute pourquoi on en a fait une vertu.) Elle consiste à ne jamais avouer de sentiments que l’interlocuteur n’ait pu prévoir ; un homme manque de sincérité envers nous lorsque les pensées qu’il nous montre ne sont pas celles que nous aurions à sa place. — Telle qu’il la faut entendre, la sincérité envers autrui s’appelle la confession. Mais à ce mot tant d’idées s’éveillent, et si graves, qu’elles demanderaient, pour se développer, tout un livre.
I
La sincérité envers soi-même est une vertu dangereuse. On ne peut pas la conseiller : elle ne rend pas un homme plus sociable ; elle ne le fait pas bienvenir de ses semblables ; elle n’est pas un de ces bons devoirs universels qui façonnent notre docilité. Pour l’essayer, il faut être secrètement choisi.
Il semble que pour être sincère il suffise de se laisser aller, de ne pas s’empêcher de sentir, de céder à sa spontanéité. On cesse d’être sincère au moment où l’on intervient en soi ; si je me travaille, je me déforme. La sincérité, c’est l’abandon à moi-même, l’obéissance au cours naturel de mes émotions, une pente aisée, l’accès complaisant à ma facilité intérieure. Elle ne me demande aucun effort ; je l’exercerai comme on se détend.
Pourtant il est plus juste de dire : la sincérité est un perpétuel effort pour créer son âme telle qu’elle est. Rien de plus menteur que le spontané, rien de plus étranger à moi-même. Ce n’est jamais par moi que je commence ; les sentiments où j’entre naturellement ne sont pas miens, je ne les éprouve pas, j’y tombe d’abord comme en une ornière ; ils m’entraînent parce qu’ils sont commodes et rassurants ; tout le monde déjà les a parcourus ; on sait où ils mènent ; il n’est jamais arrivé malheur à personne avec eux. Ils se présentent tout de suite à mon cœur avec leurs garanties. Je ne songe pas à douter de leur vérité, tellement je leur vois d’avantages ; ils ont juste cette inclinaison qu’il faut pour me placer au niveau d’autrui et d’accord avec ses pensées ; ils sont calculés pour permettre la conversation. Mais, en dépit de ces agréments, ils ne tiennent pas plus à mon âme que des formules de politesse.
Ce sont mes secondes pensées qui sont les vraies, celles qui m’attendent, celles jusqu’où je ne vais pas. Il n’y a pas que les autres qui pensent en moi ; au plus profond de moi une basse et continuelle méditation, — et dont je ne saurai rien si je ne fais effort pour la connaître : c’est mon âme. Elle est faible et comme idéale ; elle existe à peine ; je la sens comme un monde possible et lointain. Tout homme, même s’il s’accommode d’émotions conventionnelles, est confusément averti de sa profondeur, vaguement occupé d’un soupçon secret. Il y a un arrière-goût d’insuffisance en tout ce qu’il éprouve ; il comprend qu’il pourrait être plus authentique qu’il n’est, que d’autres parties plus cachées, plus étonnantes de lui-même pourraient être intéressées par l’événement. Mais il ne sait comment se saisir de cette réalité qu’il contient ; car elle ne l’invite ni ne l’appelle ; et bientôt il perd jusqu’au désir de la trouver.
Comme mon âme me dédaigne en effet ! Elle ne tient pas à vivre, elle ne me fera pas un signe. Tous mes sentiments, encore virtuels, pourtant déjà plus vrais que moi, me regardent avec ironie et semblent dire : « Oseras-tu nous connaître ? » Ils sont clos et muets ; non point vagues ; mais leur terrible précision sommeille ; elle est encore fictive. Ils savent bien qu’ils ne peuvent naître que par moi : cependant ils ne laissent pas de me narguer.
Il faut que je les épie, que je les surprenne et que je m’empare d’eux. Sincérité, chasse subtile qui ne poursuit que des silences ! Elle demande une agilité intelligente et jamais lasse, une présence d’esprit impitoyable. Parmi tout ce qui se tait en moi, elle gouverne, éveillant les sentiments qu’il faut. Elle évite les plus faciles, parce qu’ils sont menteurs ; ceux qu’elle doit trouver ne se montrent pas. Elle essaie plusieurs voies et de plusieurs, les ayant tentées, elle se détourne. Elle a l’expérience du vrai, c’est-à-dire un toucher hésitant qui finit par ne pas se tromper. Pour chaque événement qui m’est départi, par une exploration hardie et diverse, elle rassemble toutes les pensées que je dois avoir ; elle compose mon âme suivant une nécessité mystérieuse ; elle reconnaît avec ingéniosité les éléments épars de cette combinaison inédite, étrange, qui sera mon naturel. Rien n’est plus imprévu que moi-même ; je n’aurais jamais imaginé un tel visage. Pourtant quand la sincérité me le présente, je ne songe pas un instant à le renier. Voici bien l’inconnu que j’étais, — et si près de moi ! Comment aussi eussé-je deviné que des sentiments si extrêmes, si difficiles les uns aux autres, pouvaient s’allier pour si bien faire une seule âme ?
L’homme sincère n’est pas celui que l’on voit toujours élancé, toujours prêt à répondre, toujours intime avec son cœur et avide de le livrer. Il n’est pas si pressé, car il sait qu’il a beaucoup de besogne. Il n’est pas l’homme du premier mouvement. Il ne tient pas son âme une fois pour toutes, il ne l’a pas apprise par cœur. Mais il la construit à neuf pour chaque occasion. Il doute, il attend, il s’applique ; il est plein de calculs comme un financier ; il s’arrête à chaque étage de lui-même ; il y choisit ce qu’il lui faut pour former sa vérité. Ou bien comparons-le à un fin chasseur joyeux qui dépiste ses sentiments, les suit, les force, les ramène. Que j’aime cette prudence allègre, cette attention vive et dure, cet enthousiasme contenu, ce regard réfléchi entre les paupières rapprochées, et ce sourire ! « Voilà donc ce que je pense ! » s’écriera-t-il à la fin.
Il est plus difficile, et plus gai, d’être sincère que d’être juste.
II