Bourses de voyage - Jules Verne - E-Book

Bourses de voyage E-Book

Jules Verne.

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Beschreibung

Antilian School est un collège londonien réputé, qui accueille exclusivement les jeunes gens natifs des Antilles. Neuf de ses pensionnaires viennent de se voir attribuer des bourses de voyage, offertes par une riche propriétaire de la Barbade. Harry Markel, - ex-capitaine au long cours devenu pirate, - vient d'être capturé et transféré en Angleterre; il s'évade avec ses complices et s'empare de l' Alert, un trois-mâts en partance, après avoir massacré le capitaine et l'équipage. Or, c'est précisément sur ce navire que viennent s'embarquer les lauréats, accompagnés de leur mentor Horatio Patterson, l'économe de l'école. La longue traversée de l'Atlantique commence et Markel, qui a pris l'identité de l'officier assassiné, se prépare à égorger ses passagers. Mais il apprend que ceux-ci doivent recevoir une importante somme d'argent des mains de leur bienfaitrice, à leur arrivée à la Barbade. Par cupidité, il se résigne à épargner provisoirement les collégiens. D'escales en escales, ceux-ci vont visiter les îles où ils sont nés, recevant un accueil chaleureux de leurs parents et de leurs amis. Le voyage dans l'archipel est un enchantement, mais il risque de se terminer tragiquement. En effet, lorsque Markel acquiert la certitude que les jeunes gens sont en possession de la récompense offerte par mistress Seymour, il s'apprête à commettre son forfait.

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Seitenzahl: 466

Veröffentlichungsjahr: 2018

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Bourses de voyage

Jules VernePremière partieDeuxième partiePage de copyright

Jules Verne

Bourses de voyage

Édition de référence :

Bibliothèque d’éducation et de récréation, Paris.

Troisième édition.

Première partie

I

Le concours

« Premiers classés : ex aequo, Louis Clodion et Roger Hinsdale », proclama, d’une voix retentissante, le directeur, Julian Ardagh.

Et les bruyants vivats, les hurrahs multiples d’accueillir avec force battements de mains les deux lauréats de ce concours.

Puis, du haut d’une estrade élevée au milieu de la grande cour d’Antilian School, continuant à lire la liste placée devant ses yeux, le directeur fit connaître les noms suivants :

« Deuxième classé : Axel Wickborn.

« Troisième classé : Albertus Leuwen. »

Nouvelle salve d’applaudissements, moins nourrie que la précédente, mais qui venait toujours d’un auditoire très sympathique.

M. Ardagh reprit :

« Quatrième classé : John Howard.

« Cinquième classé : Magnus Anders.

« Sixième classé : Niels Harboe.

« Septième classé : Hubert Perkins. »

Et, l’élan étant donné, les bravos se prolongèrent, grâce à la vitesse acquise.

Il restait un dernier nom à proclamer, ce concours très spécial devant comprendre neuf lauréats.

Ce nom fut alors lancé à l’assistance par le directeur :

« Huitième classé : Tony Renault. »

Bien que ledit Tony Renault arrivât au dernier rang, les bravos et les hips ne lui furent point ménagés. Bon camarade, aussi serviable que dégourdi, nature de primesaut, il ne comptait que des amis parmi les pensionnaires d’Antilian School.

À l’appel de son nom, chacun des lauréats était monté sur l’estrade pour recevoir le shake hand de M. Ardagh ; puis il avait été reprendre sa place au milieu de ses camarades moins favorisés, qui l’acclamaient de grand cœur.

On n’est pas sans avoir remarqué la diversité des noms des neuf lauréats, qui indiquait des origines différentes au point de vue de la nationalité. Cette diversité s’expliquera par cela seul que l’établissement que dirigeait M. Julian Ardagh à Londres, Oxford street, 314, était connu, et très avantageusement, sous la dénomination d’Antilian School.

Depuis une quinzaine d’années, cet établissement avait été fondé pour les fils de colons originaires des grandes et petites Antilles, – de l’Antilie, comme on dit actuellement. C’était là que les élèves venaient commencer, continuer ou achever leurs études en Angleterre. Ils y restaient généralement jusqu’à leur vingt et unième année, et recevaient une instruction très pratique, mais aussi très complète, à la fois littéraire, scientifique, industrielle, commerciale. Antilian School comptait alors une soixantaine de pensionnaires, qui payaient un prix assez élevé. Ils en sortaient aptes à toutes les carrières, soit qu’ils dussent rester en Europe, soit qu’ils dussent retourner en Antilie, si leurs familles n’avaient point abandonné cette partie des Indes occidentales.

Il était rare, au cours de l’année scolaire, qu’il ne s’y rencontrât pas, en nombre inégal, d’ailleurs, des Espagnols, des Danois, des Anglais, des Français, des Hollandais, des Suédois ; même des Venizolans, tous originaires de cet archipel des îles du Vent et des îles sous le Vent dont les puissances européennes ou américaines se partageaient la possession.

Cette école internationale, uniquement affectée aux jeunes Antilians, était alors dirigée, avec le concours de professeurs très distingués, par M. Julian Ardagh. Âgé de cinquante ans, sérieux et prudent administrateur, il méritait avec juste raison toute la confiance des familles. Il avait un personnel enseignant d’une incontestable valeur, fonctionnant sous sa responsabilité, qu’il s’agît des lettres ou des sciences ou des arts. On ne négligeait pas non plus, à Antilian School, ces entraînements physiques, ces exercices de sport si recommandés, si pratiqués dans le Royaume-Uni, le cricket, la boxe, les joutes, le crocket, le foot-ball, la natation, la danse, l’équitation, le bicyclisme, le canotage, enfin toutes les branches de la gymnastique moderne.

M. Ardagh s’appliquait aussi à resserrer, à fusionner les divers tempéraments, les caractères si mélangés que présentait une réunion de jeunes garçons de nationalités différentes, à faire autant que possible de ses pensionnaires « des Antilians », à leur inspirer une sympathie durable les uns pour les autres. Il n’y réussissait pas toujours comme il l’aurait voulu. L’instinct de race, plus puissant que le bon exemple et les bons conseils, l’emportait parfois. Enfin, ne restât-il que quelques traces de cette fusion au sortir de l’école, et cela dût-il avoir quelque résultat dans l’avenir, ce système de co-éducation valait d’être approuvé et faisait honneur à l’établissement d’Oxford street.

Il va de soi que les multiples langues en usage dans les Indes occidentales étaient courantes entre pensionnaires, M. Ardagh avait même eu l’heureuse idée de les imposer à tour de rôle pendant les classes et les récréations. Une semaine, on parlait l’anglais, une autre, on parlait le français, le hollandais, l’espagnol, le danois, le suédois. Sans doute les pensionnaires de race anglo-saxonne se trouvaient en majorité dans cet établissement, et peut-être tendaient-ils à y imposer une sorte de domination physique et morale. Mais les autres îles de l’Antilie y étaient représentées en proportion suffisante. Même cette île de Saint-Barthélemy, la seule qui dépendît des États scandinaves, possédait plusieurs élèves, entre autres Magnus Anders, placé au cinquième rang dans le concours.

À tout prendre, la tâche de M. Ardagh et de ses collaborateurs n’était pas exempte de certaines difficultés pratiques. Ne fallait-il pas un véritable esprit de justice, une méthode sûre et continue, une main habile et ferme, pour empêcher, parmi ces fils de familles aisées, des rivalités de se produire lorsqu’elles perçaient malgré la volonté de les contenir.

Or, précisément, à propos de ce concours, on aurait pu craindre que les ambitions personnelles eussent amené quelque désordre, des réclamations, des jalousies, lorsque les lauréats seraient proclamés. En fin de compte, le résultat avait été satisfaisant, un Français et un Anglais occupaient le premier rang, ayant obtenu le même nombre de points. Il est vrai, si c’était un sujet de la reine Victoria qui venait à l’avant-dernier rang, c’était un citoyen de la République française qui figurait au dernier, Tony Renault, dont aucun des pensionnaires ne se fût montré jaloux. Intermédiairement, aux autres places se succédaient divers natifs des Antilles anglaises, françaises, danoises, hollandaises, suédoises. Pas de Venizolans, ni d’ailleurs d’Espagnols, bien que le personnel scolaire de l’établissement en comptât une quinzaine à cette époque. Il y a lieu d’observer, au surplus, que, cette année-là, les élèves originaires de Cuba, de Saint-Domingue, de Porto-Rico, les grandes Antilles, compris entre douze et quinze ans, se trouvaient parmi les plus jeunes et n’avaient pas été en état de prendre part à ce concours qui exigeait au moins dix-sept ans d’âge.

En effet, le concours avait porté non seulement sur les matières scientifiques et littéraires, mais aussi, – on ne saurait s’en étonner – sur les questions ethnologiques, géographiques, commerciales, qui se rattachaient à l’archipel des Antilles, son histoire, son passé, son présent, son avenir, ses relations avec les divers États européens, qui, après le hasard des premières découvertes, en avaient relié une part à leur empire colonial.

Et, maintenant, voici quel était le but dudit concours, quels avantages devaient en résulter pour les lauréats : il s’agissait de mettre à leur disposition des bourses de voyage et de leur permettre de satisfaire pendant quelques mois ce goût des explorations, des déplacements, si naturel à des jeunes garçons n’ayant pas encore dépassé la vingt et unième année.

Ainsi donc, ils étaient neuf qui, grâce à leur rang, allaient pouvoir, non point courir le monde entier, comme la plupart d’entre eux l’auraient voulu, mais visiter quelque intéressante contrée de l’ancien ou même du nouveau continent.

Et qui avait eu l’idée de fonder ces bourses de voyage ?... C’était une riche Antilienne d’origine anglaise, Mrs Kethlen Seymour, qui habitait la Barbade, une des colonies britanniques de l’archipel, dont le nom fut alors prononcé pour la première fois par M. Ardagh.

Que l’on juge si ce nom fut salué par les hurrahs de l’assistance et avec quel entrain ces cris retentirent :

« Hip !... hip !... hip !... pour mistress Seymour ! »

Toutefois, si le directeur d’Antilian School avait révélé le nom de la bienfaitrice, de quel voyage s’agissait-il ? Ni lui ni personne ne le savaient encore. Mais, avant vingt-quatre heures, on serait fixé à cet égard. Le directeur allait câbler à la Barbade le résultat du concours, et Mrs Kethlen Seymour lui répondrait par un télégramme indiquant tout au moins en quelle région les boursiers effectueraient ce voyage.

Et l’on imaginera volontiers avec quelle vivacité les propos s’échangèrent entre ces pensionnaires qui s’envolaient déjà en idée vers les plus curieux pays de ce monde sublunaire, les plus lointains comme les plus inconnus. Sans doute, selon leur tempérament ou leur caractère, ils s’abandonnaient ou se réservaient, mais la vérité est que c’était un emballement général.

« J’aime à croire, disait Roger Hinsdale, anglais jusqu’au bout des ongles, que nous irons visiter quelque portion du domaine colonial de l’Angleterre, et il est assez vaste pour qu’on y puisse choisir...

– Ce sera l’Afrique centrale, affirmait Louis Clodion, la fameuse portentosa Africa, comme dirait notre brave économe, et nous pourrions marcher sur les traces des grands découvreurs !...

– Non... une exploration dans les régions polaires, disait Magnus Anders, qui eût volontiers marché sur les traces de son glorieux compatriote Nansen...

– Je demande que ce soit l’Australie, disait John Howard, et, même après Tasman, Dampier, Burs, Vancouver, Baudin, Dumont d’Urville, il reste bien des découvertes à faire, peut-être de nouvelles mines d’or à exploiter...

– C’est plutôt quelque belle contrée de l’Europe, souhaitait Albertus Leuwen que son caractère de Hollandais ne portait point aux exagérations. Qui sait, même, une simple excursion en Écosse ou en Irlande...

– Allons donc ! s’écriait cet exubérant Tony Renault. Je parie, à tout le moins, pour un voyage autour du monde...

– Voyons, déclarait le sage Axel Wickborn, nous ne disposerons que de sept à huit semaines, et l’exploration ne pourra être que restreinte aux pays voisins. »

Il avait raison, le jeune Danois. D’ailleurs, les familles n’eussent pas accepté une absence de plusieurs mois, qui aurait exposé leurs enfants aux dangers d’une expédition lointaine, et M. Ardagh n’en eût pas pris la responsabilité.

Alors, après avoir discuté sur les intentions de Mrs Kethlen Seymour relativement à l’excursion projetée, autre discussion sur la manière dont s’accomplirait le voyage.

« Est-ce que nous le ferons à pied, en touristes, sac au des, bâton à la main ?... demanda Hubert Perkins.

– Non, en voiture... en mail-coach !... prétendit Niels Harboe.

– En chemin de fer, répliqua Albertus Leuwen, avec billets circulaires et sous les auspices de l’agence Cook...

– Je crois plutôt qu’il s’effectuera à bord d’un paquebot, peut-être un transatlantique, déclara Magnus Anders, qui se voyait déjà en plein océan.

– Non, en ballon, s’écria Tony Renault, et en route pour le pôle Nord ! »

Et la discussion de continuer de plus belle, inutilement on en conviendra, mais avec la fougue si naturelle à de jeunes garçons, bien que Roger Hinsdale et Louis Clodion y missent plus de réserve, personne d’ailleurs ne voulant démordre de son opinion.

Le directeur dut donc intervenir, sinon pour les mettre d’accord, du moins pour leur intimer d’attendre la réponse qui serait faite au télégramme expédié à la Barbade.

« Patience ! dit-il. J’ai envoyé à mistress Kethlen Seymour le nom des lauréats, leur classement, l’indication de leur nationalité, et cette généreuse dame nous fera connaître ses intentions relativement à l’emploi des bourses de voyage. Si elle répond par dépêche, dès aujourd’hui, dans quelques heures, nous saurons à quoi nous en tenir. Si elle répond par lettre, il y aura lieu d’attendre six ou sept jours. Et, maintenant, à l’étude, et soignez vos devoirs...

– Six jours !... répondit ce diable de Tony Renault. Jamais je ne pourrai vivre jusque-là ! »

Et peut-être exprimait-il sous cette forme l’état d’âme de quelques-uns de ses camarades, Hubert Perkins, Niels Harboe, Axel Wickborn, de tempérament presque aussi vif que le sien. Louis Clodion et Roger Hinsdale, les deux ex aequo du concours, montraient plus de calme. Quant au Suédois et au Hollandais, ils ne se départissaient pas de leur flegme originel. Mais si Antilian School eût possédé des pensionnaires américains, très probablement ce n’est pas à ceux-ci qu’aurait été décerné le prix de patience.

En réalité, la surexcitation de ces jeunes esprits s’expliquait. Ne pas savoir en quelle partie du monde Mrs Kethlen Seymour allait les envoyer ! Il faut remarquer, d’ailleurs, qu’on n’était qu’à la mi-juin, et, si le temps qui serait consacré au voyage devait être celui des vacances, le départ ne s’effectuerait guère avant six semaines.

Et cela était supposable, ainsi que le pensait M. Ardagh, d’accord à ce sujet avec la majorité d’Antilian School. Dans ces conditions, l’absence des jeunes boursiers ne durerait pas plus de deux mois. Ils seraient de retour pour la rentrée des classes en octobre, ce qui satisferait à la fois les familles et le personnel de l’établissement.

Donc, étant donnée la durée des vacances, il ne pouvait s’agir d’une expédition en des régions lointaines. Aussi les plus sages se gardaient-ils bien de voyager en imagination à travers les steppes de la Sibérie, les déserts de l’Asie centrale, les forêts de l’Afrique ou les pampas de l’Amérique. Sans quitter l’ancien continent ni même l’Europe, que d’intéressantes contrées à visiter en dehors du Royaume-Uni, l’Allemagne, la Russie, la Suisse, l’Autriche, la France, l’Italie, l’Espagne, la Hollande, la Grèce ! Que de souvenirs à noter sur l’album du touriste et quelle nouveauté d’impressions pour ces jeunes Antilians, dont la plupart n’étaient encore que des enfants lorsqu’ils avaient traversé l’Atlantique en venant d’Amérique en Europe. Même réduit aux États voisins de l’Angleterre, ce voyage devait exciter dans une large mesure leur impatience et leur curiosité.

Enfin, comme le télégramme n’arriva ni ce jour-là ni les jours suivants, c’est que celui du directeur aurait une lettre pour réponse, une lettre partie de la Barbade à l’adresse de M. Julian Ardagh, Antilian School, 314, Oxford street, London, Royaume-Uni, Great Britain.

Et, un mot explicatif à propos du mot Antilian, qui figurait au-dessus de la porte de l’institution. Nul doute qu’il n’eût été fabriqué tout exprès. En effet, dans la nomenclature de la géographie britannique, les Antilles sont appelées CarribeeIslands. Sur les cartes du Royaume-Uni comme sur les cartes de l’Amérique, on ne les désigne pas autrement. Mais Carribee Islands, cela signifie îles des Caraïbes, et ce mot rappelle trop fâcheusement les farouches indigènes de l’archipel, les scènes de massacre et de cannibalisme qui désolèrent les Indes occidentales. Voit-on sur les prospectus de l’établissement cet abominable titre : École des Caraïbes ?... N’aurait-il pas donné à penser qu’on y enseignait l’art de s’entretuer avec les recettes de la cuisine de chair humaine ?... Aussi « Antilian School » avait-il paru plus convenable pour des jeunes garçons originaires des Antilles et auxquels il ne s’agissait que de fournir une éducation purement européenne.

Donc, à défaut de dépêche, c’était une lettre qu’il fallait attendre, – à moins que ce concours pour bourses de voyage ne fût qu’une mystification de mauvais goût. Mais non ! une correspondance avait été échangée entre Mrs Kethlen Seymour et M. Ardagh. La généreuse dame n’était point un être imaginaire, elle habitait la Barbade, on l’y connaissait de longue date, et elle passait pour l’une des plus riches propriétaire de l’île.

Et, maintenant, il ne restait plus qu’à faire bonne provision de patience, en guettant chaque matin et chaque soir l’heure du courrier de l’étranger. Cela va de soi, c’étaient plus particulièrement les neuf lauréats qui se mettaient aux fenêtres donnant sur Oxford street afin d’apercevoir le facteur du quartier. Du plus loin que se montrait sa tunique rouge – et l’on sait si le rouge est visible à grande distance, – les intéressés descendaient l’escalier quatre à quatre, se précipitaient dans la cour, couraient vers la grande porte, interpellaient le facteur, l’étourdissaient de leurs questions, et, pour un peu, eussent fait main basse sur sa boîte.

Non ! aucune lettre des Antilles, aucune ! Dès lors, n’y avait-il pas lieu d’envoyer un second câblogramme à Mrs Kethlen Seymour, afin de s’assurer si le premier était bien parvenu à son adresse, et en la pressant de télégraphier sa réponse ?...

Et, alors, en ces vives imaginations surgissaient mille craintes dans le but d’expliquer cet inexplicable retard. Est-ce que le paquebot qui fait le service postal entre les Antilles et l’Angleterre avait été désemparé par quelque gros temps ?... Est-ce qu’il avait sombré, à la suite d’une collision ?... Est-ce qu’il s’était échoué sur quelque bas-fond inconnu ?... Est-ce que la Barbade avait disparu dans un de ces tremblements de terre qui sont si terribles aux Indes occidentales ?... Est-ce que la généreuse dame avait péri dans l’un de ces cataclysmes ?... Est-ce que la France, la Hollande, le Danemark, la Suède, le Royaume-Uni venaient de perdre les plus beaux fleurons de leur empire colonial dans le Nouveau-Monde ?...

« Non, non, répétait M. Ardagh, une telle catastrophe serait connue !... Tous les détails en seraient arrivés aux journaux !...

– Voilà ! répondait Tony Renault. Si les transatlantiques emportaient des pigeons, on saurait toujours s’ils font bonne route ! »

Très juste, mais le service des colombogrammes ne fonctionnait pas encore à cette époque, au grand regret des pensionnaires d’Antilian School.

Cependant cet état de choses ne pouvait durer. Les professeurs ne parvenaient pas à réduire le trouble des esprits. On ne travaillait plus ni dans les classes ni dans les salles d’étude. Non seulement les primés du concours, mais leurs camarades, pensaient à tout autre chose qu’à leurs devoirs.

Pure exagération, on en conviendra. Quant à M. Ardagh, il ne ressentait aucune inquiétude. N’était-il pas assez naturel que Mrs Kethlen Seymour n’eût pas répondu par un télégramme qui n’aurait point été assez explicite ? Seule une lettre, et une lettre détaillée, pouvait contenir les instructions auxquelles il y aurait lieu de se conformer, faire connaître ce que serait ce voyage, dans quelles conditions il s’effectuerait, à quelle époque il devrait être entrepris, combien de temps il durerait, comment les dépenses en seraient réglées, à quel chiffre s’élèveraient les bourses mises à la disposition des neuf lauréats. Ces explications, à tout le moins, exigeraient bien deux ou trois pages et ne pouvaient se formuler dans ce langage négrogrammatique que parlent encore les noirs des colonies indiennes.

Mais toutes ces justes observations demeurèrent sans effet et le trouble ne se calmait pas. Et puis, voici que les pensionnaires qui ne bénéficiaient pas des avantages du concours, jaloux au fond du succès de leurs camarades, commençaient à les plaisanter, à les « blaguer », pour employer un mot qui figurera bientôt en bonne place dans le dictionnaire de l’Académie française. C’était là une mystification complète... Il n’y avait ni un centime ni un farthing dans ces prétendues bourses de voyage... Ce Mécène en jupons, qui avait nom Kethlen Seymour n’existait même pas !... Le concours n’était qu’un de ces « humbugs » importés d’Amérique, leur pays d’origine par excellence !...

Enfin M. Ardagh s’arrêta à ce projet : il attendrait l’arrivée à Liverpool du prochain paquebot qui apportait le courrier des Antilles, annoncé pour le 23 courant. Ce jour-là s’il n’y avait pas une lettre de Mrs Kethlen Seymour à son adresse, il lui enverrait une seconde dépêche.

Ce ne fut pas nécessaire. Le 23, dans le courrier de l’après-midi, vint une lettre timbrée de la Barbade. Cette lettre était de la main même de Mrs Kethlen Seymour, et, suivant les intentions de cette dame – ce que l’on tenait surtout à savoir, – les bourses étaient affectées à un voyage aux Antilles.

II

Les idées de Mrs Kethlen Seymour

Un voyage à diverses îles des Indes occidentales, voilà donc ce que réservait la générosité de Mrs Kethlen Seymour ! Eh bien, semble-t-il, les lauréats avaient lieu de se déclarer satisfaits.

Sans doute on devait renoncer aux perspectives de ces lointaines explorations à travers l’Afrique, l’Asie, l’Océanie, dans les contrées peu connues du nouveau continent, comme dans les régions du pôle sud ou du pôle nord !

Cependant, s’il y eut un premier sentiment de légère déception, s’il fallut revenir du pays des rêves plus vite qu’on n’y était allé, s’il ne s’agissait que d’un voyage en Antilie, c’était néanmoins un agréable emploi des prochaines vacances, et M. Ardagh en fit aisément comprendre tous les avantages aux élus du concours.

En effet, ces Antilles, n’était-ce pas leur terre natale ?... La plupart, ils les avaient quittées, encore enfants, pour venir faire leur éducation en Europe... C’est à peine s’ils avaient foulé le sol de ces îles qui les avaient vus naître, à peine si leur mémoire en avait conservé quelque souvenir !...

Bien que leurs familles eussent abandonné cet archipel, – à l’exception d’une seule, – sans avoir la pensée d’y revenir, il en était parmi eux qui retrouveraient là des parents, des amis, et, tout considéré, pour de jeunes Antilians, c’était un beau voyage en perspective.

On en jugera d’après la situation personnelle de chacun des neuf lauréats, auxquels étaient attribuées les bourses de voyage.

Et d’abord ceux qui étaient d’origine anglaise, et en plus grand nombre, à Antilian School :

Roger Hinsdale, de Sainte-Lucie, vingt ans, dont la famille, retirée des affaires avec une belle aisance, habitait Londres ;

John Howard, de la Dominique, dix-huit ans, dont les parents étaient venus se fixer à Manchester comme industriels ;

Hubert Perkins, d’Antigoa, dix-sept ans, dont la famille, comprenant son père, sa mère, ses deux jeunes sœurs, n’avait jamais quitté l’île natale, et qui, son éducation terminée, devra y revenir pour entrer dans une maison de commerce.

Voici, maintenant, pour les Français, au nombre d’une douzaine à Antilian School :

Louis Clodion, de la Guadeloupe, vingt ans, appartenant à une famille d’armateurs, établie à Nantes depuis quelques années ;

Tony Renault, de la Martinique, dix-sept ans, l’aîné de quatre enfants, famille de fonctionnaires, qui demeurait à Paris.

Au tour des Danois :

Niels Harboe, de Saint-Thomas, dix-neuf ans, n’ayant plus ni père ni mère, et dont le frère, plus âgé que lui de six ans, était toujours aux Antilles ;

Axel Wickborn, de Sainte-Croix, dix-neuf ans, dont la famille faisait le commerce des bois au Danemark, à Copenhague.

Les Hollandais étaient représentés par Albertus Leuwen, de Saint-Martin, vingt ans, fils unique, dont les parents habitaient les environs de Rotterdam.

Quant à Magnus Anders, Suédois d’origine, né à Saint-Barthélemy, dix-neuf ans, sa famille était venue récemment s’installer à Gotteborg, en Suède, et n’avait pas renoncé à retourner aux Antilles, après fortune faite.

On l’avouera, ce voyage, qui les ramènerait pendant quelques semaines au pays d’origine, était de nature à satisfaire ces jeunes Antilians, et qui sait si la plupart d’entre eux eussent été destinés à le jamais revoir ! Seuls, Louis Clodion avait un oncle, frère de sa mère, à la Guadeloupe ; Niels Harboe, un frère à Saint-Thomas, et Hubert Perkins toute sa famille à Antigoa. Mais leurs camarades ne conservaient plus aucune attache de parenté avec les autres îles de l’Antilie, abandonnées sans esprit de retour.

Les plus âgés des boursiers étaient Roger Hinsdale, un peu hautain de caractère ; Louis Clodion, garçon sérieux et laborieux, sympathique à tous ; Albertus Leuwen, dont le sang hollandais ne s’était point réchauffé au soleil des Antilles. Après eux venaient Niels Harboe, dont la vocation ne se déclarait pas encore ; Magnus Anders, très passionné pour les choses de la mer, et qui se préparait à entrer dans la marine marchande ; Axel Wickborn, que ses goûts porteraient à servir dans l’armée danoise ; puis, à citer par rang d’âge, John Howard, un peu moins britannisé que son compatriote Roger Hinsdale ; enfin les deux plus jeunes, Hubert Perkins, destiné au commerce, ainsi qu’il a été dit, et Tony Renault, à qui ses goûts de canotage pourraient bien donner pour l’avenir celui de la navigation.

À présent, question d’une certaine importance, est-ce que ce voyage allait comprendre toutes les Antilles, grandes et petites, celles du Vent et celles sous le Vent ?... Mais une complète exploration de l’archipel aurait exigé plus que les quelques semaines dont les lauréats disposeraient. En effet, on ne compte par moins de trois cent cinquante îles ou îlots dans cet archipel des Indes occidentales, et, en admettant que cela fût possible, rien qu’à en visiter une ou un par jour, il eût fallu consacrer à cette très sommaire visite une année entière.

Non ! telles n’étaient pas les intentions de Mrs Kethlen Seymour. Les pensionnaires d’Antilian School devaient se borner à passer quelques jours chacun dans son île, à revoir les parents ou amis qui s’y trouvaient alors, à remettre encore une fois le pied sur le sol natal.

Dans ces conditions, on le voit, il y aurait à éliminer tout d’abord de l’itinéraire les grandes Antilles, Cuba, Haïti, Saint-Domingue, Porto-Rico, puisque les pensionnaires espagnols n’avaient point été classés dans le concours, la Jamaïque, puisque aucun des lauréats n’était originaire de cette colonie britannique, et Curaçao, la hollandaise, pour pareille raison. De même les petites Antilles, qui sont sous la domination vénézolane, ne seraient pas visitées, ni Tortigos, ni Marguerite, ni Tortuga, ni Blanquilla, ni Ordeilla, ni Avas. Donc, les seules îles de la Micro-Antilie où aborderaient les titulaires des bourses de voyage seraient Sainte-Lucie, la Dominique, Antigoa – anglaises, – la Guadeloupe, la Martinique, françaises, – Saint-Thomas, Sainte-Croix, danoises, – Saint-Barthélemy, suédoise, et Saint-Martin qui appartient par moitié à la Hollande et à la France.

Ces neuf îles étaient comprises dans l’ensemble géographique des îles du Vent, auxquelles feraient successivement relâche les neuf pensionnaires d’Antilian School.

Toutefois, personne ne s’étonnera qu’à cet itinéraire il eût été ajouté une dixième île, qui, sans doute, recevrait la plus longue et aussi la plus légitime visite.

C’était la Barbade, du même groupe des îles du Vent, l’une des plus importantes du domaine colonial que le Royaume-Uni possède en ces parages.

Là, en effet, résidait Mrs Kethlen Seymour. C’était bien le moins, et par un très naturel sentiment de gratitude, que ses obligés dussent lui rendre hommage.

On imaginera sans peine que, si cette généreuse Anglaise tenait à recevoir les neuf lauréats d’Antilian School, ceux-ci, de leur côté, éprouvaient le plus vif désir de connaître l’opulente indigène de la Barbade et de lui exprimer leur reconnaissance.

Ils ne le regretteraient pas, d’ailleurs, et un post-scriptum de la lettre, qui fut communiquée par M. Julian Ardagh, montra jusqu’où Mrs Kethlen Seymour poussait la générosité.

En effet, en dehors des dépenses qu’occasionnerait ce voyage, – dépenses qu’elle prenait entièrement à sa charge, – une somme de sept cents livres1 serait remise à chacun d’eux au départ de la Barbade.

Quant à la durée dudit voyage, le temps des vacances y suffirait-il ?... Oui, à la condition d’en devancer d’un mois le début réglementaire, – ce qui permettrait de franchir l’Atlantique en belle saison à l’aller comme au retour.

Au total, rien de plus acceptable que ces conditions, qui furent accueillies avec enthousiasme. Il n’y avait point à craindre que les familles fissent des objections à un déplacement si agréable et si profitable à tous les points de vue. De sept à huit semaines, c’était la limite que l’on pouvait lui assigner en tenant compte des retards possibles, et les jeunes boursiers reviendraient en Europe, le cœur plein des inoubliables souvenirs de leurs chères îles du Nouveau-Continent.

Enfin, une dernière question se posait sur laquelle les familles furent bientôt fixées.

Est-ce que les lauréats seraient livrés à eux-mêmes, eux dont les plus âgés n’avaient point encore dépassé leur vingtième année ?... En somme, lorsque la main d’un maître ne serait plus là pour les rapprocher, pour les contenir ?... Lorsqu’ils visiteraient cet archipel appartenant aux divers États européens, n’y avait-il pas à craindre des jalousies, des heurts, si quelque question de nationalité se soulevait ?... Oublieraient-ils que tous étaient d’origine antilienne, pensionnaires de la même école, alors que l’intervention du sagace et prudent M. Ardagh ne pourrait plus se produire ?...

C’était un peu aux difficultés de ce genre que songeait le directeur d’Antilian School, et, s’il ne lui était pas loisible d’accompagner ses élèves, il se demandait qui saurait le remplacer dans une tâche parfois difficile ?...

Du reste, ce côté de la question n’avait point échappé à l’esprit très pratique de Mrs Kethlen Seymour. Aussi verra-t-on comment elle l’avait résolu, car la prudente dame n’eût jamais admis que ces jeunes garçons fussent soustraits à toute autorité pendant ce voyage.

Maintenant, comment s’effectuerait-il à travers l’Atlantique ?... Serait-ce à bord de l’un des paquebots qui font un service régulier entre l’Angleterre et les Antilles ?... Des places y seraient-elles prises, des cabines retenues, au nom de chacun des neuf lauréats ?...

On le répète, ils ne devaient point voyager à leurs frais, et même aucune dépense de cette sorte ne devait être imputée sur les sept cents livres qui leur seraient remises, lorsqu’ils quitteraient la Barbade pour revenir en Europe.

Or, dans la lettre de Mrs Kethlen Seymour se trouvait un paragraphe qui répondait à cette question et dans les termes suivants :

« Le transport à travers l’océan sera payé de mes propres deniers. Un navire, frété pour les Antilles, attendra ses passagers dans le port de Cork, Queenstown, Irlande. Ce navire, c’est l’Alert, capitaine Paxton, qui est prêt à prendre la mer et dont le départ est fixé au 30 juin. Le capitaine Paxton compte recevoir ses passagers à cette date, et il lèvera l’ancre dès leur arrivée. »

Décidément, ces jeunes boursiers allaient voyager sinon en princes, tout au moins en yachtmen. Un navire à leur disposition, qui les conduirait aux Indes occidentales et les ramènerait en Angleterre ! Mrs Kethlen Seymour faisait bien les choses ! Elle pourvoyait à tout magnifiquement, cette Mécène albionesque ! En vérité, si les millionnaires employaient toujours les millions à de si belles œuvres, il n’y aurait qu’à leur souhaiter d’en posséder beaucoup, et même davantage !

Il arriva donc ceci dans ce petit monde d’Antilian School, c’est que, si les lauréats étaient déjà enviés de leurs camarades lorsqu’on ignorait encore les dispositions de la généreuse dame, cette envie s’éleva au plus haut degré lorsqu’on apprit dans quelles conditions d’agrément et de confort s’effectuerait ce voyage.

Pour eux, ils étaient enchantés. La réalité atteignait à la hauteur de leurs rêves. Après avoir traversé l’Atlantique, ce serait à bord de leur yacht qu’ils visiteraient les principales îles de l’archipel antilien.

« Et quand partons-nous ?... disaient-ils.

– Dès demain...

– Dès aujourd’hui...

– Non... nous avons encore six jours... faisaient observer les plus sages.

– Ah ! que ne sommes-nous déjà embarqués sur l’Alert !... répétait Magnus Anders.

– À notre bord ! » s’écriait Tony Renault.

Et ils ne voulaient pas admettre qu’il y eût quelques préparatifs à faire en vue de ce voyage d’outre-mer !

Or, en premier lieu, il fallait consulter les parents, demander et obtenir leur consentement, puisqu’il s’agissait d’envoyer les lauréats, non pas dans l’autre monde, mais tout au moins dans le nouveau. M. Julian Ardagh dut donc se mettre en mesure à ce sujet. En outre, cette exploration, qui durerait peut-être deux mois et demi, obligeait à prendre certaines dispositions indispensables, à se pourvoir de vêtements et plus particulièrement d’effets de mer, bottes, surouets, capotes cirées, en un mot tout l’accoutrement du marin.

Puis, le directeur aurait à choisir la personne de confiance à laquelle incomberait la responsabilité de ces jeunes garçons. Qu’ils fussent assez grands pour se conduire eux-mêmes, assez raisonnables pour se passer d’un surveillant, d’accord. Mais il était sage de leur adjoindre un mentor qui eût autorité sur eux. Telle était bien l’intention de la sage Mrs Kethlen Seymour, exprimée dans sa lettre, et il fallait s’y conformer.

Inutile de dire que les familles seraient priées de donner leur acquiescement aux propositions que M. Ardagh leur ferait connaître. Parmi ces jeunes garçons, quelques-uns retrouveraient aux Antilles des parents qu’ils n’avaient pas vus depuis quelques années, Hubert Perkins à Antigoa, Louis Clodion à la Guadeloupe, Niels Harboe à Saint-Thomas. Ce serait une occasion très inattendue de se revoir, et dans des conditions exceptionnellement agréables.

Du reste, ces familles avaient été tenues au courant par le directeur d’Antilian School. Elles savaient déjà qu’un concours devait mettre en rivalité les divers pensionnaires pour l’obtention de bourses de voyage. Après communication du résultat, lorsqu’elles apprendraient que les lauréats allaient visiter les Indes occidentales, M. Ardagh n’en doutait pas, ce serait réaliser leurs plus vifs désirs.

En attendant, M. Ardagh réfléchissait au choix qu’il avait à faire, le choix du chef qui serait à la tête de cette classe ambulante, du mentor dont les conseils maintiendraient la bonne harmonie au milieu de ces Télémaques en herbe. Cela ne laissait pas de lui causer quelque perplexité. S’adresserait-il à celui des professeurs d’Antilian School qui paraîtrait remplir toutes les conditions exigées en cette circonstance ? Mais l’année scolaire n’avait pas pris fin. Impossible d’interrompre des cours avant les vacances. Le personnel enseignant devait rester au complet.

Ce fut même pour cette raison que M. Ardagh crut ne pas pouvoir accompagner les neuf boursiers. Sa présence était nécessaire pendant les derniers mois de scolarité, et il importait qu’il assistât de sa personne à la distribution des prix du 7 août.

Or, les professeurs et lui exceptés, n’avait-il pas sous la main précisément celui qu’il fallait, un homme sérieux et méthodique par excellence, qui remplirait consciencieusement ses fonctions, qui méritait toute confiance, qui inspirait une générale sympathie, et que les jeunes voyageurs accepteraient volontiers pour mentor ?

Restait la question de savoir si ledit personnage consentirait à faire ce voyage, s’il lui conviendrait de s’aventurer au-delà des mers...

Le 24 juin, cinq jours avant la date fixée pour le départ de l’Alert, dans la matinée, M. Ardagh fit prier M. Patterson de venir dans son cabinet pour une communication importante.

M. Patterson, l’économe d’Antilian School, était occupé, suivant son invariable habitude, à régler ses comptes de la veille, lorsqu’il fut demandé par M. Ardagh.

Aussitôt, M. Patterson, faisant remonter ses lunettes à son front, répondit au domestique, qui se tenait sur le pas de la porte :

« Je vais, sans perdre un instant, me rendre à l’invitation de M. le directeur. »

Et, rabaissant ses lunettes, M. Patterson reprit sa plume pour achever la queue d’un 9, qu’il était en train de mouler au bas de la colonne des dépenses sur son grand-livre. Puis, de sa règle d’ébène, il tira une barre sous la colonne des chiffres, dont il venait d’achever l’addition. Ensuite, après avoir secoué légèrement sa plume au-dessus de l’encrier, il la plongea à plusieurs reprises dans le godet de grenaille qui en assurait la propreté, l’essuya avec un soin extrême, la posa près de la règle le long de son pupitre, tourna la pompe de l’encrier afin d’y faire rentrer l’encre, plaça la feuille de papier brouillard sur la page des dépenses, en ayant bien soin de ne point altérer la queue du 9, ferma le registre, l’introduisit dans sa case spéciale à l’intérieur du bureau, remit dans leur boîte le grattoir, le crayon et la gomme élastique, souffla sur son buvard pour en chasser quelques grains de poussière, se leva en repoussant son fauteuil à rond de cuir, retira ses manches de lustrine et les pendit à une patère près de la cheminée, donna un coup de brosse à sa redingote, à son gilet et à son pantalon, saisit son chapeau dont il lustra le poil brillant avec son coude, le mit sur sa tête, enfila ses gants de peau noire, comme s’il allait rendre quelque visite officielle à un haut personnage de l’Université, jeta un dernier regard à la glace, s’assura que tout était irréprochable dans sa toilette, prit des ciseaux et coupa un brin de ses favoris qui dépassait la ligne réglementaire, vérifia si son mouchoir et son portefeuille se trouvaient dans sa poche, ouvrit la porte du cabinet, en franchit le seuil et la referma soigneusement avec l’une des dix-sept clefs qui tintinnabulaient à son trousseau, descendit l’escalier aboutissant à la grande cour, la traversa d’un pas lent et mesuré dans une direction oblique, afin de gagner le corps de logis où était le cabinet de M. Ardagh, s’arrêta devant la porte, pressa le bouton électrique dont la tremblotante sonnerie résonna à l’intérieur, et attendit.

Ce fut à cet instant seulement que M. Patterson se demanda, en se grattant le front du bout de son index :

« Qu’est-ce donc que M. le directeur peut avoir à me dire ? »

En effet, à cette heure de la matinée, l’invitation de se rendre au cabinet de M. Ardagh devait paraître anormale à M. Patterson dont l’esprit s’emplissait d’hypothèses diverses.

Qu’on en juge ! La montre de M. Patterson n’indiquait encore que neuf heures quarante-sept, et l’on pouvait s’en rapporter aux indications de cet instrument de précision qui ne variait pas d’une seconde par jour, et dont la régularité égalait celle de son propriétaire. Or, jamais, non, jamais ! M. Patterson ne se rendait près de M. Ardagh avant onze heures quarante-trois pour lui faire son rapport quotidien sur la situation économique d’Antilian School, et il était sans exemple qu’il ne fût pas arrivé entre la quarante-deuxième et la quarante-troisième minute.

M. Patterson devait dès lors supposer, et il supposa qu’il se produisait une circonstance toute particulière, puisque le directeur le mandait avant qu’il eût balancé les dépenses et les recettes de la veille. Il le ferait à son retour, d’ailleurs, et, on peut en être certain, aucune erreur n’aurait été occasionnée par ce dérangement insolite.

La porte s’ouvrit au moyen du cordon de tirage relié à la loge du concierge. M. Patterson fit quelques pas – cinq suivant son habitude – dans le couloir, et frappa un coup discret sur le panneau d’une deuxième porte, où se lisaient ces mots : Cabinet du directeur.

« Entrez », fut-il aussitôt répondu.

M. Patterson ôta son chapeau, secoua les grains de poussière égarés sur ses bottines, rajusta ses gants et pénétra à l’intérieur du cabinet, éclairé par deux fenêtres à stores demi-baissés, qui donnaient sur la grande cour. M. Ardagh, différents papiers sous ses yeux, était assis devant son bureau, muni de plusieurs boutons électriques. Après avoir relevé la tête, il adressa un signe amical à M. Patterson. »

« Vous m’avez fait demander à votre cabinet, monsieur le directeur ?... dit M. Patterson.

– Oui, monsieur l’économe, répondit M. Ardagh, et pour vous entretenir d’une affaire qui vous concerne très personnellement. »

Puis, montrant une chaise placée près du bureau :

« Veuillez vous asseoir », ajouta-t-il.

M. Patterson s’assit, après avoir soigneusement relevé les pans de sa longue redingote, une main étendue sur son genou, l’autre ramenant son chapeau sur sa poitrine.

M. Ardagh prit la parole :

« Vous savez, monsieur l’économe, dit-il, quel a été le résultat du concours ouvert entre nos pensionnaires, en vue d’obtenir des bourses de voyage...

– Je le sais, monsieur le directeur, répondit M. Patterson, et ma pensée est que cette généreuse initiative de l’une de nos compatriotes coloniales est tout à l’honneur d’Antilian School. »

M. Patterson parlait posément, faisant valoir les syllabes des mots choisis qu’il employait, et les accentuant, non sans quelque préciosité, lorsqu’ils s’échappaient de ses lèvres.

« Vous savez aussi, reprit M. Ardagh, quel est l’emploi qui doit être fait de ces bourses de voyage...

– Je ne l’ignore pas, monsieur le directeur, répondit M. Patterson, qui, s’inclinant, sembla saluer de son chapeau quelque personne au-delà des océans. Mrs Kethlen Seymour est une dame dont le nom trouvera un écho sonore dans la postérité. Il me paraît difficile de mieux disposer des richesses que la naissance ou le travail lui ont départies, en faveur d’une jeunesse avide de déplacements lointains...

– C’est aussi mon avis, monsieur l’économe. Mais allons au but. Vous savez également dans quelles conditions doit se faire ce voyage aux Antilles ?...

– J’en suis informé, monsieur le directeur. Un navire attendra nos jeunes voyageurs, et j’espère pour eux qu’ils n’auront point à supplier Neptune de jeter son célèbre Quos ego aux flots courroucés de l’Atlantique !

– Je l’espère aussi, monsieur Patterson, puisque les traversées d’aller et retour vont s’effectuer pendant la belle saison.

– En effet, répondit l’économe, juillet et août sont les mois de repos préférés de la capricieuse Téthys...

– Aussi, ajouta M. Ardagh, cette navigation sera-t-elle non moins agréable pour mes lauréats que pour la personne qui doit les accompagner pendant le voyage...

– Personne, dit M. Patterson, qui aura de plus l’aimable tâche de présenter à Mrs Kethlen Seymour les respectueux hommages et la sympathique reconnaissance des pensionnaires d’Antilian School.

– Or, reprit le directeur, j’ai le regret que cette personne ne puisse être moi. Mais, en fin de l’année scolaire, à la veille des examens que je dois présider, mon absence est impossible...

– Impossible, monsieur le directeur, répondit l’économe, et il ne sera pas à plaindre, celui qui sera appelé à prendre votre place.

– Assurément, et je n’aurais eu que l’embarras du choix. Or, il me fallait un homme de toute confiance, sur lequel je pusse entièrement compter et qui serait agréé sans conteste par les familles de nos jeunes boursiers... Eh bien, cet homme, je l’ai trouvé dans le personnel de l’établissement...

– Je vous en félicite, monsieur le directeur. C’est, sans doute, un des professeurs de sciences ou de lettres...

– Non, car il ne peut être question d’interrompre les études avant les vacances. Mais il m’a paru que cette interruption présenterait moins d’inconvénients pour ce qui concerne la situation financière de l’école, et c’est vous, monsieur l’économe, dont j’ai fait choix pour accompagner nos jeunes garçons aux Antilles... »

M. Patterson n’avait pu réprimer un mouvement de surprise. Se relevant tout d’une pièce, il avait ôté ses lunettes.

« Moi... monsieur le directeur ?... dit-il d’une voix un peu troublée.

– Vous-même, monsieur Patterson, et je suis certain que la comptabilité de ce voyage de boursiers sera aussi régulièrement tenue que celle de l’école. »

M. Patterson, du coin de son mouchoir, essuya le verre de ses lunettes légèrement brouillé par la buée de ses yeux.

« J’ajoute, dit M. Ardagh, que, grâce à la munificence de Mrs Kethlen Seymour, une prime de sept cents livres est également réservée au mentor qui sera honoré de ces fonctions importantes... Je vous prierai donc, monsieur Patterson, d’être prêt à partir dans cinq jours. »

III

Mr et Mrs Patterson

Si M. Horatio Patterson occupait la place d’économe à Antilian School, c’est qu’il avait abandonné la carrière du professorat pour celle de l’administration. Latiniste convaincu, il regrettait qu’en Angleterre la langue de Virgile et de Cicéron n’eût pas la considération dont elle jouit en France, où un haut rang lui est réservé dans le monde universitaire. La race française, il est vrai, peut revendiquer une origine latine à laquelle ne prétendent point les fils d’Albion, et peut-être, dans ce pays, le latin résistera-t-il aux envahissements de l’enseignement moderne ?

Mais, s’il ne professait plus, M. Patterson n’en restait pas moins fidèle, dans le fond de son cœur, à ces maîtres de l’antiquité romaine dont il avait le culte. Tout en se remémorant nombre de citations de Virgile, d’Ovide ou d’Horace, il consacrait ses qualités de comptable exact et méthodique à l’administration des finances d’Antilian School. Avec la précision, la minutie même qui le caractérisaient, il donnait l’impression d’un économe modèle, qui n’ignore rien des mystères du doit et avoir ni des plus menus détails de la comptabilité. Après avoir été jadis primé aux examens des langues anciennes, il aurait pu l’être actuellement dans un concours pour la tenue des livres ou l’établissement d’un budget scolaire.

Très vraisemblablement, d’ailleurs, c’était M. Horatio Patterson qui prendrait la direction d’Antilian School, lorsque M. Ardagh se retirerait, après fortune faite, car l’institution se trouvait en état de parfaite prospérité, et elle ne péricliterait pas entre des mains si dignes de recueillir cette importante succession.

M. Horatio Patterson n’avait dépassé que de quelques mois la quarantaine. Homme d’étude plus qu’homme de sport, il jouissait d’une excellente santé qu’il n’avait jamais ébranlée par aucun excès : bon estomac, cœur admirablement réglé, bronches de qualité supérieure. C’était un personnage discret et réservé, en équilibre constant, ayant toujours su ne point se compromettre ni par ses actes ni par ses paroles, tempérament théorique et pratique à la fois, incapable de désobliger personne, d’une parfaite tolérance, et, pour lui appliquer une locution qui ne saurait lui déplaire, très sui compos.

M. Horatio Patterson, d’une taille au-dessus de la moyenne, sans carrure, les épaules un peu fuyantes, était plutôt gauche dans sa démarche et sans élégance dans son attitude. Un geste naturellement emphatique accompagnait sa parole d’une articulation légèrement prétentieuse. Bien que de physionomie grave, il ne dédaignait pas de sourire à l’occasion. Il avait les yeux bleu pâle, à demi éteints du myope, ce qui l’obligeait à porter des lunettes d’un fort numéro, qu’il posait sur le bout de son nez proéminent. En somme, et plus souvent embarrassé de ses longues jambes, il marchait les talons trop rapprochés, il s’asseyait maladroitement à faire craindre qu’il ne glissât de son siège, et, s’il s’étendait bien ou mal dans le lit, il n’y avait que lui à le savoir.

Il existait une Mrs Patterson, alors âgée de trente-sept ans, une femme assez intelligente, sans prétention ni coquetterie. Son mari ne lui semblait pas ridicule, et il savait apprécier ses services, lorsqu’elle l’aidait dans ses travaux de comptabilité. D’ailleurs, de ce que l’économe d’Antilian School était un homme de chiffres, il ne faudrait pas s’imaginer qu’il fût négligé dans sa tenue, peu soucieux de sa toilette. On ferait erreur. Non ! il n’y avait rien de mieux disposé que le nœud de sa cravate blanche, de mieux ciré que ses bottines à bout de cuir verni, de plus empesé que sa chemise si ce n’est sa personne, de plus irréprochable que son pantalon noir, de plus fermé que son gilet semblable à celui d’un clergyman, de plus boutonné que son ample redingote qui lui descendait à mi-jambes.

M. et Mrs Patterson occupaient dans les bâtiments de l’école un appartement confortable. Les fenêtres prenaient jour d’un côté sur la grande cour, de l’autre sur le jardin, planté de vieux arbres, dont les pelouses étaient entretenues dans un agréable état de fraîcheur. Il se composait d’une demi-douzaine de pièces situées au premier étage.

C’est dans cet appartement que rentra M. Horatio Patterson, après sa visite au directeur. Il ne s’était point hâté, désireux de donner à ses réflexions pleine maturité. Sans doute, elles ne seraient plus vieilles que des quelques minutes dont il aurait prolongé son absence. Néanmoins, avec un personnage habitué à voir juste, à observer les choses sous leur véritable aspect, à balancer dans une question le pour et le contre, comme il balançait le doit et l’avoir sur son grand-livre, le parti serait vite et définitivement pris. Cette fois, cependant, il convenait de ne pas s’embarquer, – c’est le mot, – à la légère dans cette aventure.

Aussi, avant de rentrer, M. Horatio Patterson fit-il les cent pas dans la cour, vide à cette heure-là, toujours droit comme un paratonnerre, raide comme un pieu, s’arrêtant, reprenant sa marche, tantôt les mains derrière le dos, tantôt les bras croisés sur la poitrine, le regard perdu en quelque horizon lointain, bien au-delà des murs d’Antilian School.

Puis, avant d’aller conférer avec Mrs Patterson, il ne résista pas au désir de regagner son bureau, afin de terminer ses comptes de la veille. Et alors, une dernière vérification faite, l’esprit absolument libre, il pourrait discuter sans préoccupation d’aucune sorte les avantages ou inconvénients de la communication qu’il avait reçue de son directeur.

En somme, tout cela n’exigea que peu de temps, et, quittant son bureau situé au rez-de-chaussée, il remonta au premier étage à l’instant où les pensionnaires descendaient des classes.

Aussitôt, çà et là, se formèrent différents groupes, et, entre autres, celui des neuf lauréats. En vérité, on aurait dit qu’ils étaient déjà à bord de l’Alert, à quelques milles au large des côtes de l’Irlande ! Et ce dont ils causaient avec plus ou moins de volubilité, il n’est pas difficile de l’imaginer.

Toutefois, si la question de ce voyage aux Antilles était résolue, il y en avait une autre qui pour eux ne l’était pas encore. Seraient-ils ou non accompagnés depuis le départ jusqu’à l’arrivée ?... Au total, il leur semblait assez indiqué qu’on ne les laisserait pas aller seuls à travers l’Atlantique... Mais Mrs Kethlen Seymour avait-elle désigné spécialement quelqu’un, ou s’en était-elle remise de ce soin à M. Ardagh ?... Or, il semblait difficile que le directeur de l’établissement pût s’absenter à cette époque... Dès lors, à qui seraient confiées ces fonctions, et M. Ardagh avait-il déjà fait son choix ?...

Peut-être vint-il à l’idée de quelques-uns que ce serait précisément M. Patterson. Il est vrai, l’économe, tranquille et casanier, n’ayant jamais quitté le foyer domestique, consentirait-il à changer toutes ses habitudes, à se séparer pendant plusieurs semaines de Mrs Patterson ?... Accepterait-il ces fonctions avec la responsabilité qu’elles entraînaient ?... Cela paraissait improbable.

Assurément, si M. Horatio Patterson éprouva quelque étonnement lorsque le directeur lui eut fait la communication susdite, on comprendra que Mrs Patterson devrait être non moins surprise, lorsque son mari la mettrait au courant. Jamais il ne serait venu à l’idée de personne que deux éléments si étroitement unis, – on pourrait dire si chimiquement combinés l’un avec l’autre, – pussent être séparés, dissociés, ne fût-ce que pendant quelques semaines. Et, pourtant, il était inadmissible que Mrs Patterson fût du voyage.

C’est bien de ces diverses considérations que se préoccupait M. Patterson, tout en regagnant son appartement. Mais, ce qu’il convient d’ajouter, c’est que sa résolution était prise et bien prise, lorsqu’il franchit la porte du salon où l’attendait Mrs Patterson.

Et, tout d’abord, celle-ci, n’ignorant pas que l’économe avait été appelé près du directeur, dit dès son entrée :

« Eh bien, monsieur Patterson, qu’y a-t-il donc ?...

– Du nouveau, madame Patterson, du très nouveau...

– On a décidé, je pense, que c’est M. Ardagh qui accompagnera nos jeunes lauréats aux Antilles ?...

– En aucune façon, et il lui est impossible de quitter l’institution à cette époque de l’année.

– Alors il a fait un choix ?...

– Oui...

– Et qui a-t-il choisi ?...

– Moi.

– Vous... Horatio ?...

– Moi. »

Mrs Patterson revint sans trop de peine de l’étonnement que lui causa cette riposte. Femme de tête, sachant se faire une raison, elle ne se dépensait pas en récriminations vaines, enfin la digne compagne de M. Patterson.

Celui-ci, cependant, après avoir échangé ces quelques phrases avec elle, s’était rapproché de la fenêtre, et de quatre doigts de sa main gauche tambourinait sur une des vitres.

Mrs Patterson vint bientôt se placer près de lui :

« Vous avez accepté ?... dit-elle.

– J’ai accepté.

– Mon avis est que vous avez bien fait.

– C’est aussi le mien, madame Patterson. Du moment que notre directeur me donnait ce témoignage de confiance, je ne pouvais refuser.

– Cela vous était impossible, monsieur Patterson, et je ne regrette qu’une chose...

– Laquelle ?...

– C’est qu’il s’agisse, non pas d’un voyage terrestre, mais d’un voyage maritime, et qu’il y ait nécessité de traverser la mer...

– Nécessité, en effet, madame Patterson. Toutefois cette perspective d’une traversée de deux à trois semaines n’est pas pour m’effrayer... Un bon navire est mis à notre disposition... À cette époque de l’année, entre juillet et septembre, la mer nous sera douce, la navigation favorable... Et puis, il y a aussi une prime pour le chef de l’expédition... autrement dit le mentor, titre qui me sera attribué...

– Une prime ?... répéta Mrs Patterson, qui n’était point insensible aux avantages de cette nature.

– Oui, répondit M. Patterson, une prime égale à celle que doit toucher chaque boursier...

– Sept cents livres ?...

– Sept cents livres.

– La somme en vaut la peine. »

M. Horatio Patterson déclara être de cet avis.

« Et à quand le départ ?... demanda Mrs Patterson, qui n’avait plus aucune objection à présenter.

– Le 30 juin, et il faut que, dans cinq jours, nous soyons rendus à Cork, où nous attend l’Alert... Donc, pas de temps à perdre, et, dès aujourd’hui, nous commencerons les préparatifs...

– Je me charge de tout, Horatio, répliqua Mrs Patterson.

– Vous n’oublierez rien...

– Soyez tranquille !

– Des habits légers, car nous sommes appelés à voyager dans des pays chauds, qui rôtissent sous les feux d’un soleil tropical...

– Les habits légers seront prêts.

– De couleur noire, pourtant, car il ne conviendrait ni à ma situation ni à mon caractère de revêtir le costume fantaisiste du tourisme.

– Rapportez-vous-en à moi, monsieur Patterson, et je n’oublierai pas non plus la formule Wergall contre le mal de mer, ni les ingrédients dont elle conseille l’usage...

– Oh ! le mal de mer !... fit M. Patterson avec dédain.

– N’importe, ce sera prudent, reprit Mrs Patterson. Ainsi, c’est bien convenu, il ne s’agit que d’un voyage de deux mois et demi...

– Deux mois et demi, c’est dix à onze semaines, madame Patterson... Il est vrai, dans ce laps de temps, que d’aléas peuvent se produire !... Ainsi que l’a dit un sage, si l’on sait quand on part, on ne sait pas quand on revient...

– L’important est qu’on revienne, dit très justement Mrs Patterson. Il ne faudrait pas m’effrayer, Horatio... Je me résigne, sans récriminations intempestives, à une absence de deux mois et demi, à l’idée d’un voyage sur mer... Je connais les périls qu’il présente... J’ai lieu de croire que vous saurez les éviter avec votre prudence habituelle... Mais ne me laissez pas sous cette fâcheuse impression que ce voyage puisse se prolonger...

– Les observations que j’ai cru devoir faire, répondit M. Patterson, en se défendant par un geste d’avoir dépassé les limites permises, ces observations n’ont point pour but de jeter le trouble dans votre âme, madame Patterson... Je désirais simplement vous mettre en garde contre toute inquiétude en cas que le retour pût être retardé, sans qu’il y eût lieu d’en concevoir de sérieuses alarmes...

– Soit, monsieur Patterson, mais il est question d’une absence de deux mois et demi, et je veux croire qu’elle ne dépassera pas ce terme...

– Je veux le croire aussi, répondit M. Patterson. En somme, de quoi s’agit-il ?... D’une excursion dans une contrée délicieuse, d’une promenade d’îles en îles à travers les Indes occidentales... Et, quand nous ne reviendrions en Europe que quinze jours plus tard...

– Non, Horatio », répliqua l’excellente dame qui s’entêtait plus que d’ordinaire.

Et, ma foi, on ne sait trop pour quelle raison, voici que M. Patterson s’entête aussi, – ce qui n’était guère dans ses habitudes. Avait-il donc un intérêt à exciter les appréhensions de Mrs Patterson ?...

Ce qui est certain, c’est qu’il insista encore et avec force sur les dangers qu’offre un voyage quel qu’il soit, surtout un voyage au-delà des mers. Et lorsque Mrs Patterson se refusa à admettre ces dangers, qu’il dépeignait avec périodes et gestes emphatiques :

« Je ne vous demande pas de les voir, déclara-t-il, seulement de les prévoir, et, comme conséquence de cette prévision, j’ai à prendre quelques mesures indispensables...

– Lesquelles, Horatio ?...

– En premier lieu, madame Patterson, je songe à faire mon testament...

– Votre testament...

– Oui... en bonne et due forme...

– Mais vous voulez donc me mettre la mort au cœur !... s’écria Mrs Patterson, qui commençait à envisager ce voyage sous une perspective effrayante.

– Non, madame Patterson, non !... je veux uniquement me conduire avec sagesse et prudence. Je suis de ces hommes qui croient raisonnable de prendre leurs dernières dispositions avant de monter en railway, et, à plus forte raison, lorsqu’il s’agit de s’aventurer sur la plaine liquide des océans. »

Tel était cet homme, et même se bornerait-il à ces dispositions testamentaires ? Sans doute, et qu’imaginer de plus ?... Quoi qu’il en fût, ce fut bien pour impressionner au dernier degré Mrs Patterson, la pensée que son mari allait régler ces questions d’héritage, si délicates toujours, puis la vision des périls d’une traversée de l’Atlantique, les collisions, les échouages, les naufrages, les abandons sur quelque île à la merci des cannibales...

Alors M. Patterson sentit qu’il avait peut-être été trop loin, et il employa ses phrases les mieux arrondies à rassurer Mrs Patterson, cette moitié de lui-même, ou plutôt l’un des termes de cette vie en partie double qui s’appelle le mariage. Enfin il parvint à lui démontrer qu’un excès de précautions ne pouvait jamais avoir de conséquences nuisibles ou regrettables, et que, se garantir contre toute éventualité, ce n’était pas dire un éternel adieu aux joies de la vie...

« Cet æternum vale, ajouta-t-il, qu’Ovide met dans la bouche d’Orphée, lorsqu’il perdit pour la seconde fois sa chère Eurydice ! »

Non ! Mrs Patterson ne perdrait pas M. Patterson, pas même une première fois. Mais cet homme minutieux tenait à ce que tout fût réglé. Il n’abandonnerait pas cette idée de faire son testament. Le jour même, il se rendrait chez un notaire, et l’acte serait rédigé conformément à la loi, de manière qu’il ne donnât lieu, en cas qu’il fût procédé à son ouverture, à aucune interprétation douteuse.

Après cela, on s’imaginera aisément que M. Patterson avait pris toutes les précautions possibles, si la fatalité voulait que l’Alert se perdît corps et biens en plein océan, et que l’on dût renoncer à jamais à avoir de nouvelles de son équipage et de ses passagers.

Tel n’était pas, sans doute, l’avis de M. Patterson, car il ajouta :

« Et puis, il y aura peut-être une autre mesure plus...

– Laquelle, Horatio ?... » demanda Mrs Patterson.

M. Patterson ne crut pas devoir parler d’une manière explicite en ce moment.

« Rien... rien... nous verrons !... » se contenta-t-il de répondre.

Et, s’il ne voulut pas en dire davantage, c’était, on peut le croire, pour ne point effrayer de nouveau Mrs Patterson. Et peut-être n’eût-il pas réussi à lui faire adopter son idée, même en l’appuyant de quelque autre citation latine, et il ne les lui ménageait guère d’habitude...

Enfin, pour terminer cet entretien, il conclut en ces termes :

« Et, maintenant, occupons-nous de ma valise et de mon carton à chapeaux. »

Il est vrai, le départ ne devait s’effectuer que dans cinq jours, mais ce qui est fait est fait et n’est plus à faire.

Bref, en ce qui concerne M. Patterson, comme aussi les jeunes lauréats, il ne fut désormais question que des préparatifs de voyage.

D’ailleurs, si le départ de l’Alert était fixé au 30 juin, des cinq jours qui restaient, il faudrait déduire vingt-quatre heures pour se rendre de Londres à Cork. En effet, le railway transporterait d’abord les voyageurs à Bristol. Là, ils s’embarqueraient sur le steamer qui fait le service quotidien entre l’Angleterre et l’Irlande ; ils descendraient la Severn, ils traverseraient le canal Bristol, puis le canal Saint-Georges, et débarqueraient à Queenstown, à l’entrée de la baie de Cork, sur la côte sud-ouest de la verte Erin. Une journée, c’est tout ce qu’exigeait la navigation entre la Grande-Bretagne et l’Irlande, et, dans la pensée de M. Patterson, cela suffirait à son apprentissage de la mer.

Quant aux familles des jeunes boursiers, qui avaient été consultées, les réponses ne tardèrent pas à parvenir, soit par télégrammes, soit par lettres. Pour Roger Hinsdale, cela se fit le jour même, puisque ses parents habitaient Londres, et ce fut le lauréat en personne qui alla leur faire connaître les intentions de Mrs Kethlen Seymour. Les autres réponses arrivèrent successivement de Manchester, de Paris, de Nantes, de Copenhague, de Rotterdam, de Gotteborg, et un télégramme fut câblé d’Antigoa par la famille d’Hubert Perkins.

La proposition avait reçu l’accueil le plus favorable, avec les remerciements très sincères pour Mrs Kethlen Seymour, de la Barbade.

Tandis que Mrs Patterson s’occupait des préparatifs du voyage en ce qui concernait son mari, M. Patterson mettait la dernière main à la comptabilité générale d’Antilian School. On peut être assuré qu’il ne laisserait ni une facture en souffrance, ni une écriture incomplète. Puis il demanderait décharge à qui de droit de sa gestion arrêtée au 28 juin de la présente année.

D’ailleurs, en même temps, il ne négligeait rien de ses affaires personnelles, et, sans doute, il régla comme il l’entendait celle à laquelle il tenait tout particulièrement, et dont il dut parler à Mrs Patterson plus explicitement qu’il ne l’avait fait lors de leur premier entretien.

À ce sujet, toutefois, un silence absolu fut gardé par les intéressés. Apprendrait-on dans l’avenir ce dont il s’agissait ?... Oui, si, par malheur, M. Horatio Patterson ne revenait pas du Nouveau Monde.

Ce qui est certain, c’est que les deux époux firent plusieurs visites à un homme de loi, un solicitor, et que même ils se présentèrent devant les magistrats compétents. Et, ce qui fut parfaitement observé par le personnel d’Antilian School, c’est que chaque fois que Mr et Mrs Patterson revenaient ensemble à leur appartement, lui avait toujours l’air plus grave, plus réservé que d’habitude, tandis que sa digne épouse avait tantôt les yeux rouges, comme si elle venait déverser un flot de larmes, tantôt l’attitude décidée de quelqu’un qui a mené à bonne fin une énergique résolution.

D’ailleurs, et malgré les formes différentes qu’ils prirent chez chacun d’eux, ces sentiments de tristesse parurent très justifiés dans la circonstance.

Le 28 juin arriva. Le départ devait se faire dans la soirée. À neuf heures, le mentor et ses jeunes compagnons prendraient le train pour Bristol.

Dans la matinée, M. Julian Ardagh eut une dernière entrevue avec M. Patterson. En même temps qu’il lui recommandait de tenir avec une parfaite régularité la comptabilité du voyage, recommandation inutile, il lui fit sentir toute l’importance de la tâche qui lui était confiée, et combien il se reposait sur lui pour maintenir la bonne harmonie parmi les pensionnaires d’Antilian School.

À huit heures et demie du soir, les adieux s’échangèrent dans la grande cour. Roger Hinsdale, John Howard, Huber Perkins, Louis Clodion, Tony Renault, Niels Harboe, Axel Wickborn, Albertus Leuwen, Magnus Anders, serrèrent la main du directeur, des professeurs et de leurs camarades qui ne les voyaient pas partir sans quelque envie, bien naturelle.

M. Horatio Patterson avait pris congé de Mrs Patterson dont il emportait la photographie, et il s’était exprimé en phrases émues, avec la conscience d’un homme pratique, qui s’est mis en garde contre toutes les éventualités.

Puis, se retournant vers les neuf boursiers, au moment où ils allaient monter dans le break qui devait les conduire à la gare, il dit, en scandant toutes les syllabes de ce vers d’Horace :

Cras ingens iterabimus æquor.

Maintenant ils sont partis. Dans quelques heures le train les aura déposés à Bristol. Demain ils traverseront le canal de Saint-George que M. Horatio Patterson a qualifié d’ingens æquor... Bon voyage aux lauréats du concours d’Antilian School !

IV

La taverne du « Blue-Fox »

Cork s’est d’abord appelé Coves, nom qui provient d’un terrain marécageux, – le Corroch en langue gaélique. Après avoir modestement débuté comme village, Cork est devenu bourgade, et, actuellement, capitale du Munster, cette cité tient le troisième rang en Irlande.

Ville industrielle d’une certaine importance, peut-être sa valeur maritime l’emporte-t-elle, grâce au port de Queenstown, – l’ancien Coves, – en aval de la rivière de Lee. Là sont établis les chantiers, les magasins, les usines. Un port de ravitaillement et de relâche reçoit les navires, principalement ces voiliers auxquels la Lee n’offre pas une profondeur suffisante.

En arrivant tard à Cork, le mentor et les boursiers n’auraient point le temps de le visiter, ni de parcourir cette charmante île qui communique par deux ponts avec les deux rives de la Lee, ni de se promener à travers les délicieux jardins des îles voisines, ni d’explorer ses annexes. Tout cet ensemble municipal ne comprend pas moins de quatre-vingt-neuf mille habitants, – soixante-dix-neuf mille pour Cork et dix mille pour Queenstown.

Mais, de ces excursions qui font passer agréablement quelques heures, ne se préoccupaient guère trois individus attablés, dans la soirée du 29 juin, au fond de l’une des salles de la taverne de Blue-Fox. À demi-perdus en ce coin sombre, ils s’entretenaient à voix basse devant des gobelets souvent remplis et vidés. Rien qu’à leur mine farouche, à leur attitude inquiète, un observateur eût reconnu des gens de la pire espèce, des coquins probablement traqués par la police. Aussi, que de regards défiants et soupçonneux ils jetaient sur quiconque entrait dans cette auberge louche, ce tap mal fréquenté de Blue-Fox !

Du reste, les tavernes ne manquent point en ce quartier maritime, et ces individus à la recherche d’un refuge n’auraient eu que l’embarras du choix.