Correspondance - Alfred de Musset - E-Book

Correspondance E-Book

Alfred De Musset

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George Sand et Alfred de Musset, éminents auteurs romantiques du XIXème siècle, se sont fréquentés pendant plus de deux ans. Cette histoire d'amour, qui inspirera par la suite La Confession d'un enfant du siècle à Musset en 1836 et le roman Elle et Lui à Sand en 1859, s'achève en 1835 lors d'un voyage en Italie au cours duquel George Sand entame une liaison avec le docteur Pagello, qui soigne alors Musset. Ce dernier restera profondément meurtri par cet échec sentimental. De cette relation intense et tumultueuse entre les deux écrivains naîtra l'une des correspondances les plus connues de la littérature française. Au sein de ces lettres innombrables se glissent certains échanges érotiques déguisés, pour le moins savoureux. George Sand et Alfred de Musset incarnent l'exaltation de l'amour. Et leur correspondance témoigne de deux êtres romantiques et désespérés. Extrait : « Ne crois pas, ne crois pas, Alfred, que je puisse être heureuse avec la pensée d'avoir perdu ton coeur. Que j'aie été ta maîtresse ou ta mère, peu importe. Que je t'aie inspiré de l'amour ou de l'amitié ; que j'aie été heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela ne change rien à l'état de mon âme à présent. Je sais que je t'aime et c'est tout. Veiller sur toi, te préserver de tout mal, de toute contrariété, t'entourer de distractions et de plaisirs, voilà tout le besoin et le regret que je sens depuis que je t'ai perdu. »

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A mon Ami EMILE AUCANTE.

Mon cher Emile,

Vous connaissez toutes les lettres qui m’ont été écrites par Alfred de Musset, et toutes celles qu’il a reçues de moi. Vous savez que cette correspondance est la meilleure réfutation des calomnies dont j’ai été l’objet.

Parmi toutes ces calomnies, il en est quelques-unes qui m’ont blessée profondément, quelque habituée que je sois à tout supporter en ce genre ; et voici celles que je tiens à réduire à néant : L’accusation de jalousie littéraire ! Celle d’avoir été la cause d’une grave maladie, en suscitant à Alfred de Musset des chagrins antérieurs à cette maladie ; celle de l’avoir mal soigné, négligé, abandonné durant cette maladie ; de l’avoir affligé, menacé, chassé durant sa convalescence ; celle enfin de l’avoir rappelé et ramené à moi pour l’affliger et le menacer encore.

Tout cela est odieux et stupide, et si étranger à mon caractère, si contraire à mes instincts, que je n’éprouve aucun besoin de m’en justifier durant ma vie. Il me semble que la plupart de mes contemporains se lèveraient pour me dire que c’est inutile, que l’œuvre de toute ma vie proteste contre la haine de quelques-uns, et que je n’ai rien à prouver devant la conscience publique. Mes contemporains ont su que si, à cause de lui, j’avais été mal jugée, à cause de moi, lui aussi avait été accusé, parfois condamné. J’ai donc jugé à propos, pour lui comme pour moi, non de raconter notre histoire, mais de présenter, sous le voile de la fiction, une certaine situation, où d’autres que nous ont pu se trouver, et qu’il est facile d’expliquer avec logique, avec droiture, avec le sentiment de l’équité surtout.

Ce tableau d’une lutte morale, c’est Elle et Lui, un roman dont le sujet n’a rien de réel, mais dont le fond est profondément vrai et porte avec soi son enseignement utile pour tous : l’historique de certains étals de l’âme, au siècle où j’ai vécu.

Mais l’appréciation de tout ceci peut devenir confuse pour ceux qui nous survivront. Quand notre présent sera leur passé, il en sortira un peu de légende, et la légende qui n’est qu’un ensemble de versions diverses, s’emparera du fait actuel et n’y laissera peut-être plus rien de vrai. Voilà pourquoi je tiens, dans l’intérêt de la vérité, à ce que la correspondance que je vous confie puisse être publiée un jour.

C’est votre avis, c’est celui de tous les amis sérieux que j’ai consultés.

Avant toute autre mesure, il s’agissait de mettre les autographes en sûreté. Nous y avons pourvu ensemble.

Quant à la publication, vous avez bien voulu vous en charger. Pleine de confiance en votre amitié dévouée, je vous donne ce mandat avec reconnaissance.

Mais vous me demandez des instructions écrites, et vous désirez qu’elles soient nettes et précises, autant du moins qu’il est possible de les formuler en pareil cas, sans vous enlever toute liberté d’action.

Il ne faut pas, en effet, qu’on puisse jamais vous accuser d’avoir trahi mes véritables intentions.

Voici donc ce qui est, de ma part, l’expression d’une volonté réfléchie et arrêtée :

1° La correspondance ne pourrait être publiée de mon vivant qu’autant que je viendrais à y consentir. Je tiens, vous le savez, à ce qu’elle soit publiée le plus tard possible. Il ne s’agit pas pour moi de réduire mes ennemis actuels au silence. Je ne m’occupe pas d’eux. Il s’agit de rétablir, au moyen de preuves irrécusables, le fait des choses accomplies.

2° Après ma mort, vous serez seul juge de la question de mode et d’opportunité de la publication. S’il vous paraît suffisant de ne faire paraître d’abord qu’une partie de la correspondance, sauf à la publier tout entière plus tard, vous serez libre de le faire. Vous conserverez aux lettres leurs véritables signatures, ou vous emploierez des noms fictifs, ou vous les publierez anonymes.

Au besoin, vous consulterez ma famille et mes autres amis ; mais vous resterez le maître de faire prévaloir votre propre appréciation.

3° Il ne devra être rien changé aux lettres, ni un mot, ni une virgule. Vous respecterez les suppressions, d’ailleurs peu nombreuses, que j’ai cru devoir faire de certains passages relatifs à des tiers, bien que vous me blâmiez énergiquement de ce que vous appelez, à ce propos, mon excès de mansuétude.

4° La publication faite, les lettres autographes devront être déposées, pour y rester à tout jamais, soit à la Bibliothèque impériale, soit dans telles autres archives publiques qu’il vous plaira de choisir, afin que toute personne puisse vérifier l’exactitude de la publication.

5° Les sommes formant le produit net de la publication, ou représentant les droits d’auteur, seront versées par vous dans la caisse d’un bureau de bienfaisance ou employées à de bonnes œuvres quelconques.

6° En prévision du cas où vous viendriez à mourir avant d’avoir publié ces lettres, j’ai choisi M. Alexandre Dumas fils pour vous remplacer, et, par respect de la vérité autant que par attachement pour moi, il s’est empressé, comme vous, de m’engager sa parole.

Mais une autre éventualité est à prévoir ; vous pouvez nous survivre à tous les deux, et cependant mourir vous-même avant d’avoir rempli la mission que je vous confie. Personne n’aurait plus alors aucun pouvoir pour publier.

Donc je vous autorise, s’il arrivait que, de nous trois, vous fussiez le survivant à déléguer à M. Louis Maillard, ou, à son défaut à une personne de votre choix, après vous être assuré de son acquiescement, le mandat que contient cette lettre, afin que cette personne puisse au besoin, après vous, exécuter toutes mes instructions.

Si c’est, au contraire, M. Alexandre Dumas qui nous survit, ce sera lui qui prendra les mêmes précautions.

Tout ceci réglé, je me repose sur vous, mon cher Emile, du soin d’accomplir avec une loyale affection pour moi, et un grand respect pour la mémoire d’Alfred, les volontés que je viens d’exprimer.

Signé : AURORE DUPIN GEORGE SAND.

Montmorency, 30 mars 1903.

A Monsieur FÉLIX DECORI,

avocat à la Cour d’appel de Paris.

Cher Monsieur,

Le 10 mars 1864, George Sand me confiait sa correspondance avec Alfred de Musset et sa lettre m’instituait « seul juge de la question de mode et d’opportunité de la publication ». — Elle m’autorisait en même temps à « déléguer à toute personne de mon choix le mandat qu’elle me conférait. »

Ce précieux dépôt est encore entre mes mains.

Mais, aujourd’hui, en raison de mon grand âge et de mes infirmités, je ne serais plus en état d’accomplir jusqu’au bout la mission que j’avais reçue de Madame Sand, quand bien même des circonstances viendraient en imposer et en justifier l’exécution complète.

Je me vois donc contraint de transmettre les pouvoirs qui m’avaient été donnés.

Or, nul ne me paraît plus qualifié que vous pour me succéder dans l’exécution de ce mandat. — Vous êtes lié d’une vieille amitié avec la famille Sand et vos connaissances professionnelles vous permettront mieux qu’à qui que ce soit, de remplir la mission que je vous remets en toute confiance.

En conséquence, je vous transmets le dépôt qui m’avait été confié et vous substitue dans tous les pouvoirs que m’avait conférés Madame Sand, m’en rapportant à vous du soin de remplir, selon les inspirations de votre conscience, les instructions de mon amie vénérée.

Agréez, cher Monsieur, l’assurance de ma haute estime et de mes sentiments bien cordiaux.

EM. AUCANTE.

Décembre 1903.

Le précieux dépôt de la correspondance de George Sand et d’Alfred de Musset devait être remis en des mains plus dignes que les miennes. Mais les illustres amis que George Sand avait désignés pour cette haute mission, Louis Maillard, Noël Parfait, Alexandre Dumas fils, ont été successivement emportés par la mort et c’est à leur défaut que j’ai reçu ce fardeau des mains fidèles mais défaillantes d’Emile Aucante.

J’ai accepté cette tâche avec tous ses devoirs. En conscience il me semble aujourd’hui que je dois m’en acquitter.

La liaison de George Sand et d’Alfred de Musset semble contenir encore un irritant mystère. Faute d’avoir eu sous les yeux la correspondance entière et d’avoir pu par conséquent démêler les véritables sentiments des deux grands écrivains, leurs partisans se sont abandonnés à toutes les hypothèses qu’enfantait leur admiration féconde. Des polémiques se sont engagées, des thèses se sont échafaudées et tous les pseudo-psychologues ont prétendu les étayer à l’aide de citations incomplètes ou tronquées, de fragments de lettres opposés les uns aux autres de façon arbitraire et pour les besoins de leur démonstration. Cette année même deux livres de ce genre ont paru.

Afin de permettre au public de porter sur les héros de ce roman d’amour un jugement éclairé, impartial et définitif, il m’a semblé qu’il était indispensable de faire enfin connaître leur correspondance COMPLÈTE, INTÉGRALE, d’après les originaux eux-mêmes, conservés et classés par George Sand.

Aussi n’ai-je pu déférer au désir manifesté par l’illustre morte et n’ai-je point respecté les suppressions qu’elle avait cru devoir faire de certains passages relatifs à des tiers.

J’avais le devoir de mettre sous les yeux du lecteur la reproduction textuelle des originaux : j’ai rempli ma mission intégralement.

Cette divulgation, d’ailleurs, les deux amants l’ont désirée. Alfred de Musset avait remis à George Sand les lettres qu’il avait reçues d’elle et manifesté sa ferme volonté de l’en laisser disposer seule et, d’autre part, en les confiant à Emile Aucante, George Sand demandait qu’un jour ou l’autre, quand l’heure serait propice, elles fussent publiées.

Il m’a paru qu’après tant d’années — quand on va célébrer le centenaire de George Sand — cette heure était enfin venue, que les passions d’autrefois devaient être apaisées et que le vœu commun pouvait être exaucé : aussi je me décide à faire, sans aucun commentaire, cette publication.

Puisse-t-elle ramener autour de ces grands morts le calme et la paix ! Puisse-t-on surtout n’y pas voir une œuvre de rancune ou de haine, mais un pieux monument élevé par la postérité respectueuse à ces deux amants passionnés.

FÉLIX DECORI.

Table des matières

PREMIÈRE SÉRIE - PARIS — 1833

1.

LETTRE N° 1.

2.

LETTRE N° 2

3.

LETTRE N° 3

4.

LETTRE N° 4

5.

LETTRE N° 5

6.

LETTRE N° 6

7.

LETTRE N° 7

8.

LETTRE N° 8

9.

LETTRE N° 9

10.

LETTRE N° 10

11.

LETTRE N° 11

12.

LETTRE N° 12

5. DEUXIÈME SÉRIE - 1834

6. TROISIÈME SÉRIE - PARIS ET BADEN 1834

7. QUATRIÈME SÉRIE - PARIS Hiver de 1834-1835

8. V. — VERS

PREMIÈRE SÉRIE

PARIS — 1833

LETTRE N° 1.1

Madame, je prends la liberté de vous envoyer quelques vers que je viens d’écrire en relisant un chapitre d’Indiana, celui où Noun reçoit Raimond dans la chambre de sa maîtresse. Leur peu de valeur m’aurait fait hésiter à les mettre sous vos yeux, s’ils n’étaient pour moi une occasion de vous exprimer le sentiment d’admiration sincère et profonde qui les a inspirés.

Agréez, madame, l’assurance de mon respect.

ALF. DE MUSSET.

LETTRE N° 2

Sand, quand tu l’écrivais, où donc l’avais-tu vue

Cette scène terrible où Noun à demi nue

Sur le lit d’Indiana s’enivre avec Raymond ?

Qui donc te la dictait, cette page brûlante

Où l’amour cherche en vain d’une main palpitante

Le fantôme adoré de son illusion ?

En as-tu dans le cœur la triste expérience ?

Ce qu’éprouve Raymond, te le rappellais-tu ?

Et tous ces sentimens d’une vague souffrance,

Ces plaisirs sans bonheur, si pleins d’un vide immense,

As-tu rêvé cela, George, ou l’as-tu connu ?

N’est-ce pas le Réel dans toute sa tristesse

Que cette pauvre Noun, les yeux baignés de pleurs,

Versant à son ami le vin de sa maîtresse,

Croyant que le bonheur c’est une nuit d’ivresse

Et que la volupté, c’est le parfum des fleurs ?

Et cet être divin, cette femme angélique

Que dans l’air embaumé Raymond voit voltiger,

Cette frêle Indiana dont la forme magique

Erre sur les miroirs comme un spectre léger,

O George ! n’est-ce pas la pâle fiancée

Dont l’Ange du désir est l’immortel amant ?

N’est-ce pas l’Idéal, cette amour insensée

Qui sur tous les amours plane éternellement ?

Ah, malheur à celui qui lui livre son âme !

Qui couvre de baisers sur le corps d’une femme

Le fantôme d’une autre, et qui, sur la beauté,

Veut boire l’idéal dans la réalité !

Malheur à l’imprudent qui, lorsque Noun l’embrasse

Peut penser autre chose en entrant dans son lit,

Sinon que Noun est belle et que le Temps qui passe,

A compté sur ses doigts les heures de la nuit !

Demain viendra le jour, demain, désabusée,

Noun, la fidèle Noun, par sa douleur brisée,

Rejoindra sous les eaux l’ombre d’Ophélia.

Elle abandonnera celui qui la méprise ;

Et le cœur orgueilleux qui ne l’a pas comprise

Aimera l’autre en vain — n’est-ce pas, Lélia ?

24 juin 1833.

LETTRE N° 3

Voilà, madame, le fragment que vous désirez lire et que je suis assez heureux pour avoir retrouvé, en partie dans mes papiers, en partie dans ma mémoire. Soyez assez bonne pour faire en sorte que votre petit caprice de curiosité ne soit partagé par personne. 2

Votre bien dévoué serviteur, ALFd DE MUSSET.

Mardi.

LETTRE N° 4

Votre aimable lettre a fait bien plaisir, madame, à une espèce d’idiot entortillé dans de la flanelle comme une épée de bourgmestre. Il vous remercie bien cordialement de votre souvenir pour une sottise qui n’en valait pas la peine et dont il est bien fâché de vous avoir rendu témoin 3. Que vous ayez le plus tôt possible la fantaisie de perdre une soirée avec lui, c’est ce qu’il vous demande surtout.

Votre bien dévoué, ALFd DE Mt.

LETTRE N° 5

Je suis obligé, madame, de vous faire le plus triste aveu ; je monte la garde mardi prochain ; tout autre jour de la semaine, ou, ce soir même, si vous étiez libre, je suis tout à vos ordres et reconnaissant des moments que vous voulez bien me sacrifier.

Votre maladie n’a rien de plaisant, quoique vous ayez envie d’en rire. Il serait plus facile de vous couper une jambe que de vous guérir. Malheureusement on n’a pas encore trouvé de cataplasme à poser sur le cœur. Ne regardez pas trop la lune, je vous en prie, et ne mourez pas avant que nous n’ayons exécuté ce beau projet de voyage dont nous avons parlé. Voyez quel égoïste je suis ; vous dites que vous avez manqué d’aller dans l’autre monde ; je ne sais vraiment pas trop ce que je fais dans celui-ci.

Tout à vous de cœur.

ALFd DE Mt.

Lundi.

LETTRE N° 6

J’ai reçu Lélia. — Je vous en remercie, et bien que j’eusse résolu de me conserver cette jouissance pour la nuit, il est probable que j’aurai tout lu avant de retourner au corps de garde.

Si, après avoir raisonnablement trempé vos doigts dans l’encre, vous vous couchez prosaïquement, je souhaite que Dieu vous délivre de votre mal de tête. — Si vous avez réellement l’idée d’aller vous percher sur les tours de Notre-Dame 4, vous serez la meilleure femme du monde, si vous me permettez d’y aller avec vous. Pourvu que je rentre à mon poste le matin, je puis disposer de ma veillée patriotique. Répondez-moi un mot, et croyez à mon amitié sincère.

ALFd DE Mt.

LETTRE N° 7

Vous êtes bien bonne et bien aimable de penser à moi ; je m’aperçois que le porteur de votre lettre s’est exalté sur la route, en sorte que, de peur de méprise, je prends la précaution du papier pour vous dire que je suis parfaitement libre, et que je vous remercie de votre aimable invitation.

Votre bien dévoué serr, ALFd DE Mt.

Sans date.

LETTRE N° 8

Eprouver de la joie à la lecture d’une belle chose faite par un autre, est le privilège d’une ancienne amitié. — Je n’ai pas ces droits auprès de vous, madame, il faut cependant que je vous dise que c’est là ce qui m’est arrivé en lisant Lélia. — J’étais, dans ma petite cervelle, très inquiet de savoir ce que c’était. Cela ne pouvait pas être médiocre, mais enfin ça pouvait être bien des choses avant d’être ce que cela est. Avec votre caractère, vos idées, votre nature de talent, si vous eussiez échoué là, je vous aurais regardée comme valant le quart de ce que vous valez. Vous savez que malgré tout votre cher mépris pour vos livres, que vous regardez comme des espèces de contrepartie des mémoires de vos boulangers, etc., vous savez, dis-je, que pour moi, un livre, c’est un homme, ou rien. — Je me soucie autant que de la fumée d’une pipe, de tous les arrangements, combinaisons, drames, qu’à tête reposée, et en travaillant pour votre plaisir, vous pourriez imaginer et combiner. — ll y a dans Lélia des vingtaines de pages qui vont droit au cœur, franchement, vigoureusement, tout aussi belles que celles de René et de Lara. Vous voilà George Sand ; autrement vous eussiez été madame une telle faisant des livres.

Voilà un insolent compliment, je ne saurais en faire d’autres. Le public vous les fera. Quant à la joie que j’ai éprouvée, en voici la raison.

Vous me connaissez assez pour être sûre à présent que jamais le mot ridicule de — voulez-vous ? ou ne voulez-vous pas ? — ne sortira de mes lèvres avec vous. — Il y a la mer Baltique entre vous et moi sous ce rapport. — Vous ne pouvez donner que l’amour moral — et je ne puis le rendre à personne (en admettant que vous, ne commenciez pas tout bonnement par m’envoyer paître, si je m’avisais de vous le demander), mais je puis être, si vous m’en jugez digne, — non pas même votre ami, — c’est encore trop moral pour moi — mais une espèce de camarade sans conséquence et sans droits, par conséquent sans jalousie et sans brouilles, capable de fumer votre tabac, de chiffonner vos peignoirs 5 et d’attraper des rhumes de cerveau en philosophant avec vous sous tous les marronniers de l’Europe moderne. Si, à ce titre, quand vous n’avez rien à faire, ou envie de faire une bêtise, (comme je suis poli !) vous voulez bien de moi pour une heure ou une soirée, au lieu d’aller ces jours-là chez madame une telle, faisant des livres, j’aurai affaire à mon cher monsieur George Sand, qui est désormais pour moi un homme de génie. Pardonnez-moi de vous le dire en face, je n’ai aucune raison pour mentir.

A vous de cœur.

Mercredi.

ALFd DE MUSSET.

LETTRE N° 9

Mon cher George, vos beaux yeux noirs que j’ai outragés hier 6 m’ont trotté dans la tête ce matin. Je vous envoie cette ébauche, toute laide qu’elle est, par curiosité pour voir si vos amis la reconnaîtront, et si vous la reconnaîtrez vous-même.

Good night. I am gloomy to day 7. ALFRd DE Mt.

LETTRE N° 108

Je crois, mon cher George, que tout le monde est fou ce matin : vous qui vous couchez à quatre heures, vous m’écrivez à huit ; moi, qui me couche à sept, j’étais tout grand éveillé au beau milieu de mon lit, quand votre lettre est venue. Mes gens auront pris votre commissionnaire pour un usurier, car on l’a renvoyé sans réponse. Comme j’étais en train de vous lire et d’admirer la sagesse de votre style, arrive un de mes amis (toujours à huit heures), lequel ami se lève ordinairement à deux heures de l’après-midi. Il était cramoisi de fureur contre un article des Débats où l’on s’efforce, ce matin même, de me faire un tort commercial de quelques douzaines d’exemplaires. En vertu de quoi j’ai essuyé mon razoir dessus.

J’irai certainement vous voir à minuit. Si vous étiez venue hier soir, je vous aurais remercié sept fois comme ange consolateur et demi, ce qui fait bien proche de Dieu. J’ai pleuré comme un veau pour faire ma digestion, après quoi je suis accouché par le forceps de cinq vers et une (sic) hémistiche, et j’ai mangé un fromage à la crême qui était tout aigre.

Que Dieu vous conserve en joie, vous et votre progéniture, jusqu’à la vingt et unième génération.

Yours truly ALFd DE Mt.

LETTRE N° 11

Mon cher George, j’ai quelque chose de bête et de ridicule à vous dire. Je vous l’écris sottement au lieu de vous l’avoir dit, je ne sais pourquoi, en rentrant de cette promenade. J’en serai désolé, ce soir. Vous allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases dans tous mes rapports avec vous jusqu’ici. Vous me mettrez à la porte et vous croirez que je mens. Je suis amoureux de vous. Je le suis depuis le premier jour où j’ai été chez vous. J’ai cru que je m’en guérirais tout simplement en vous voyant à titre d’ami. Il y a beaucoup de choses dans votre caractère qui pouvaient m’en guérir ; j’ai tâché de me le persuader tant que j’ai pu ; mais je paye trop cher les moments que je passe avec vous. J’aime mieux vous le dire et j’ai bien fait, parce que je souffrirai bien moins pour m’en guérir à présent si vous me fermez votre porte. Cette nuit, j’avais résolu de vous faire dire que j’étais à la campagne, mais je ne veux pas vous faire de mystères ni avoir l’air de me brouiller sans sujet. Maintenant, George, vous allez dire : encore un qui va m’ennuyer ! comme vous dites ; si je ne suis pas tout à fait le premier venu pour vous, dites-moi, comme vous me l’auriez dit hier en me parlant d’un autre, ce qu’il faut que je fasse. Mais je vous en prie, si vous voulez me dire que vous doutez de ce que je vous écris, ne me répondez plutôt pas du tout. Je sais comme vous pensez de moi, et je n’espère rien en vous disant cela. Je ne puis qu’y perdre une amie et les seules heures agréables que j’ai passées depuis un mois. Mais je sais que vous êtes bonne, que vous avez aimé, et je me confie à vous, non pas comme à une maîtresse, mais comme à un camarade franc et loyal. George, je suis un fou de me priver du plaisir de vous voir pendant le peu de temps que vous avez encore à passer à Paris, avant votre voyage à la campagne, et votre départ pour l’Italie où nous aurions passé de belles nuits, si j’avais de la force. Mais la vérité est que je souffre et que la force me manque.

ALFd Mt.

LETTRE N° 12

S’il y a dans les feuilles que je viens de lire une page où vous ayez pensé à moi, et que je l’aie deviné, je vous remercie, George. 9............

Je voudrais que vous me connussiez mieux, que vous voyiez qu’il n’y a dans ma conduite envers vous ni rouerie ni orgueil affecté, et que vous ne me fassiez pas plus grand ni plus petit que je ne suis. Je me suis livré sans réflexion au plaisir de vous voir et de vous aimer. — Je vous ai aimée, non pas chez vous, près de vous, mais ici, dans cette chambre où me voilà seul à présent. C’est là que je vous ai dit ce que je n’ai jamais dit à personne. — Vous souvenez-vous que vous m’avez dit un jour que quelqu’un vous avait demandé si j’étais Octave ou Cœlio, et que vous aviez répondu : tous les deux, je crois. — Ma folie a été de ne vous en montrer qu’un, George, et quand l’autre a parlé, vous lui avez répondu comme à 10

A qui la faute ? A moi. Plaignez ma triste nature qui s’est habituée à vivre dans un cercueil scellé, et haïssez les hommes qui m’y ont forcé. Voilà un mur de prison, disiez-vous hier, tout viendrait s’y briser. Oui George, voilà un mur ; vous n’avez oublié qu’une chose, c’est qu’il y a derrière un prisonnier.