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Il avait déjà vu son lot de cadavres, mais pour le capitaine Slawitch, ce « cadavre du jour » était devenu une routine. Une affaire majeure impliquant voitures de luxe, drogue et fausse monnaie captait son attention bien plus que les meurtres habituels. Cependant, lorsque cinq nouveaux corps arrivèrent dans la cour du commissariat, présentés de manière singulière, Slawitch commença à prendre le dossier au sérieux d’autant plus que d’autres suivirent, tous, victimes d’une brutalité peu commune. Entouré de son équipe et d’une galerie de personnages hauts en couleur, il se lança dans une enquête qui le conduirait aux profondeurs du Brésil. Ce thriller subversif et politiquement incorrect captive jusqu’au dernier mot de la dernière ligne.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Réalisateur, producteur, acteur à l’occasion, ethnologue amateur, journaliste, photographe et auteur prolifique de livres de voyage, d’articles variés, de scénarios et de textes historiques, la vie de
Gilbert Roussel se résume ainsi : « Je n’ai pas toujours aimé tout ce que j’ai fait mais j’ai fait tout ce que j’ai aimé. »
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Gilbert Roussel
De ce côté de l’enfer
Roman
© Lys Bleu Éditions – Gilbert Roussel
ISBN : 979-10-422-3842-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
À ceux qui sauront pourquoi...
Série « Grands reportages »
Viêt-Nam – 1993 – Créations du Pélican ;
Ceylan – 1993 – Créations du Pélican ;
Louisiane – 1995 – Créations du Pélican ;
Indonésie – 1995 – Créations du Pélican ;
Afrique du Sud – 1996 – Créations du Pélican ;
Namibie – 1997 – Créations du Pélican ;
Mexique – 1997 – Créations du Pélican.
Reportages historiques
Trésors cathares
– 1992 – Créations du Pélican ;
Sentiers
cathares
– 1995 – Créations du Pélican.
Beaux Livres
Indochine
Oubliée
– 1994 – Créations du Pélican ;
Les
Plantations
du
Vieux
Sud
– 1996 – Nakipa édition ;
Les
plantations
du
Vieux
Sud
– 1998 – Houma Books – Version US.
Collection « Un certain Regard »
Indonésie – 1996 – Connivence ;
Mexique – 1996 – Connivence ;
Viêt-Nam – 1996 – Connivence ;
Trilogie
Le vent d’Ostende à Peshawar
– Le Lys bleu.
Vizille, janvier 2007
La pierre tombale était sobre. Un bloc de marbre noir avec trois noms et trois photos. L’une représentait une jolie jeune femme blonde, au regard clair, les deux autres représentaient des enfants. Une petite fille de dix ans, blonde comme sa mère, et un petit garçon de douze ans, blond également et avec de grands yeux bleus lui aussi. Il y avait un prénom écrit en doré au-dessous de chaque photo. Anne, pour la mère, Barbara pour la petite fille et Nicolas pour le garçon. Au-dessus de la pierre, il n’y avait qu’un seul nom, tous étaient de la même famille, la sienne, lui qui était venu se recueillir devant ce bloc de pierre avant de passer à l’acte. Si les dates de naissance étaient différentes, la date de la mort était identique : 16 septembre 2002.
— J’ai tout, murmura-t-il entre ses dents. Tous les noms, toutes les adresses et tous les moyens… Je reviendrai quand ce sera fait et avant de repartir…
Georges, son compagnon de cellule pendant ces dix-huit mois et qui était très croyant, lui avait pourtant dit que la vengeance était un péché et qu’elle n’apportait ni consolation ni réponse, mais il n’en avait cure. Pour lui, la vengeance était le plus sûr moyen de la justice et puis, dans son vocabulaire, le mot péché n’existait pas plus qu’un hypothétique dieu. Tout ce qu’il savait c’est que ceux-là ne pouvaient pas s’en tirer comme ça. Ils avaient étalé sa vie au grand jour avant de la piétiner. Ils lui avaient pris tout ce qu’il aimait, tout ce qu’il était. La peine de mort n’existait plus et il s’en était félicité en son temps, jugeant qu’une société digne de ce nom ne devait pas avoir recours à des mœurs aussi barbares… Une société ? Oui, mais lui, non. Ils allaient mourir, tous, comme il avait souffert dans son âme et dans sa chair. Les traiter comme ils l’avaient traité. Le résultat de leurs saloperies était là, sous ses yeux, sous la forme d’un bloc de marbre noir avec trois noms écrits dessus. Tout cela au nom d’une loi qui n’était faite que pour servir le pouvoir en place, faciliter les petits arrangements entre amis et tous ces maillons serviles avaient accompli leur devoir, sans réfléchir, en toute bonne conscience puisque c’était la loi, la loi les couvrait et les déchargeait de toute responsabilité.
— Quel horrible système, pensa-t-il, plus personne n’est responsable, tout le monde est aveugle et vit dans la peur d’une quelconque responsabilité. Leur pire cauchemar devait être qu’un jour, on les montre du doigt :
— Vous là-bas… Sortez du rang, venez dans la lumière et expliquez-nous pourquoi vous avez fait ça…
D’ailleurs la loi, ça ne voulait plus dire grand-chose. Elle ne protégeait les gens que si ça rapportait à l’État. Tout le système avait été mis en place pour rendre la populace de plus en plus médiocre, apeurée par des lois omniprésentes dont le seul but était non plus de protéger, mais de réprimer. Il avait eu affaire au gigantesque « justice business » et puis… Et puis de toute manière, plus rien ne trouvait grâce à ses yeux. Il n’était là que pour la haine, pour régler ses comptes et si possible leur faire sentir le poids de l’injustice…
Georges, malgré ses croyances, lui avait dit qu’il l’aiderait et il avait tenu parole, même s’il désapprouvait ce qui se préparait. Lui n’aurait pas fait ça, mais il comprenait. Pendant tous ces mois passés ensemble, ils avaient parlé, revu leurs affaires. Pour Georges, il y avait meurtre. Il avait tué son épouse lorsqu’il l’avait surprise en plein ébat amoureux avec son apprenti. Pour ça, il avait pris la même peine avec quelques mois de sursis en plus… Il pensa qu’il n’y avait pas de commune mesure entre son délit et un meurtre, même explicable, même sous le coup de la colère. Et pourtant, ils avaient été jugés à deux jours d’intervalle et avaient écopé de la même peine. Ils avaient quitté la prison en même temps et s’étaient juré une amitié éternelle. D’ordinaire, ce genre de serment ne dure qu’un mois ou deux, mais lorsqu’il était revenu en France, c’est Georges qui était venu l’accueillir à Marignane. Il l’avait logé et avait mis à sa disposition tous les moyens dont il disposait. Il avait même mis ses croyances et ses convictions entre parenthèses pour satisfaire son ami et lui présenter quelques amis qui ne pouvaient rien lui refuser.
Une petite pluie fine et froide s’annonça et il se mit à avoir une petite crispation des lèvres. Même la pluie ici était ridicule. Il regarda une dernière fois la pierre noire. De chaque côté, on avait posé des urnes avec des fleurs fraîches. Ses beaux-parents sans doute qui eux non plus n’oublieraient pas… Tant de vies brisées pour presque rien. La pluie ruisselait maintenant sur son visage. Il releva le col de son manteau, regarda si personne ne venait, mais le petit cimetière était vide. Il ne souhaitait pas rencontrer qui que ce soit et surtout pas ses beaux-parents. Ils ne savaient pas ce qu’il était devenu et il ne souhaitait pas évoquer avec eux les années de bonheur. À quoi bon puisque désormais, tout ce qu’il avait aimé était là, sous cette pierre de marbre noir…
Versailles, samedi 22 mars 2008
« Sous les pavés la plage » – « l’imagination au pouvoir » – « Interdit d’interdire »… Ce sont des phrases qui ont fait les beaux jours de mai 1968… Des phrases que l’on pouvait jouer sur toutes les notes de la gamme…
— Est-ce que l’on peut qualifier les événements de cette époque de révolution ?
— Révolution est un grand mot, quoique, à bien y regarder… C’était plutôt la concrétisation d’un rêve de gosses nantis. Rêves insensés qui avaient bercé cette génération d’après-guerre.
— Vous dites « quoique à bien y regarder »… Que reste-t-il aujourd’hui ?
— C’est un peu paradoxal de dire que l’on s’est battu pour ne pas être ce que l’on est devenu. Presque tous ont déserté, tout du moins, en donnent-ils l’apparence, car sous les costumes trois pièces, il n’est pas rare de voir une boucle de ceinturon ou une paire de bottes western. Cette génération qui a inventé le rock’n’roll, les Enfants Fleurs et cassé définitivement avec le monde de leurs parents, le vieux monde, où l’on s’ennuie, s’est fondu en grande partie dans le moule, mais conserve, malgré tout, une tournure d’esprit et un mode de pensée bien caractéristique.
— On ne peut pas dire que ce soit un acte révolutionnaire de mélanger les bottes westerns à mille euros avec l’alpaga !
— Non, mais c’est un signe qui est devenu une mode quasi inconsciente. Beaucoup se sont réclamés de cette époque, mais seule une petite frange a parfaitement assimilé l’esprit frondeur du moment. Les moins de 20 ans étaient trop jeunes, pas assez mûrs, les plus de 23 ans étaient déjà trop imprégnés par « leur passé » pour créditer cette grande kermesse et en saisir toutes les subtilités…
Slawitch tourna le bouton de la radio pour chercher une autre station, plus musicale, et en désespoir de cause, ferma le poste. Les états d’âme des anciens combattants ne l’intéressaient pas trop. Il était trop jeune en 68 pour se rendre compte de l’impact du mouvement. Français d’origine polonaise, il s’était vaguement intéressé au coup d’État militaire en Pologne du 13 décembre 1981 et à l’arrestation de Lech Walesa. Comment ignorer ces événements, tous les médias étaient, à l’époque, sur le pied de guerre ; mais son sang polonais n’avait pas vibré plus que ça. Déjà flic, sa plus grande préoccupation était les manifestations qui fleurissaient un peu partout en faveur de « Solidarnosc ». Personnellement, il était très loin de Gdansk pour la bonne et simple raison que ses origines polonaises remontaient à son arrière-grand-père et qu’il se sentait avant tout français, flic français qui plus est ! Sa vie était organisée en conséquence. Célibataire, ou plus exactement fiancé par intérim, il vivait seul dans un deux-pièces de la banlieue parisienne. De temps à autre, il rencontrait Josy, une assistante sociale qui travaillait dans les quartiers difficiles de la banlieue est. Il l’avait rencontrée « en mission » dans cette même banlieue. Il l’avait emmenée manger une pizza et ils avaient passé une nuit ensemble, s’étaient revus le lendemain soir et encore le surlendemain soir et s’étaient finalement dit qu’ils avaient des boulots trop prenants pour commencer une véritable liaison. Alors, ils se voyaient une, deux ou trois fois par mois. Pizza-cucul-dodo-boulot en dehors de ce pacte, il n’avait que très peu d’aventures avec des femmes de passage et ne savait pas si Josy fréquentait d’autres hommes. D’après lui, elle respectait cet engagement moral et ce style de rencontre qui leur convenait. Un vendredi soir, de préférence, Pizza au « Vesuvio », puis la nuit chez elle, il préférait, c’était plus propre, mieux rangé, un appartement de femme. Le samedi matin, l’un ou l’autre prétextait un dossier en cours, une visite à ses parents pour elle ou une enquête à finir pour lui afin de pouvoir se séparer sans problème et se promettre de se rappeler « dès que le ciel serait dégagé » ! Ils n’avaient dérogé qu’une seule fois à la règle. Ils avaient passé le week-end ensemble. Le pire de leur vie. Après le petit déjeuner, ils n’avaient déjà plus rien à se dire. Alors ils étaient restés assis chacun dans un fauteuil du salon-salle-à-manger en se répétant tous les quarts d’heure qu’ils étaient bien là, sans rien faire, que c’était la vraie détente, mais aucun d’eux n’en pensait un mot. Slawitch, pour rompre cette espèce d’apathie tendue, faisait semblant de s’intéresser et posait des questions dont il connaissait d’avance les réponses. Après ces banalités, le silence retombait, troublé par le son en sourdine de la télévision. Une grève se terminait, une autre allait prendre le relais, les postiers n’étaient pas contents, un ministre jouait les représentants de commerce dans un pays du Moyen-Orient, la sécheresse ravageait une partie de l’Afrique tandis que les inondations prenaient des allures de catastrophe dans un État des États-Unis… Bref, le journal de tous les jours… Un journal qui ressemblait un peu à sa vie de flic. Des gens moches à tous les coins de rue, la laideur dans tous les faubourgs et des paquets de macchabées tués plus ou moins salement. Tout cela était d’une telle banalité qu’il fallait vraiment un truc bien merdeux, une bonne grosse catastrophe pour lui faire lever les yeux et raviver son intérêt…
Après le déjeuner, il proposa d’aller au cinéma voir un film américain standard, où les mauvais étaient punis à la fin et la justice triomphait. Comme le film n’appelait pas de commentaire, ils ne le commentèrent pas. Ils marchèrent un peu et se retrouvèrent le soir devant « Le Vésuvio ». Le samedi soir se déroula exactement comme le vendredi soir et le dimanche fut encore plus sinistre. En fin de journée, ils se quittèrent en se jurant chacun de leur côté qu’on ne les y reprendrait plus.
Ce terne matin du 22 mars, coincé dans un embouteillage, Slawitch repensait à tout ça. Aucune affaire majeure ne lui occupait l’esprit en ce moment. Il pouvait donc laisser ses pensées vagabonder en toute liberté.
Il était un peu plus de 10 heures lorsqu’il entra dans la cour du commissariat. Il gara sa voiture à quelques mètres des travaux d’installation du nouveau monument, offert par un mécène à la mémoire des représentants de l’ordre morts en exercice. L’édifice devait être inauguré en grande pompe dans quelques jours et des ouvriers s’affairaient à positionner les différentes pièces de l’ouvrage. Slawitch, très classique dans ses goûts artistiques, hocha la tête en regardant ces cinq compressions en forme de cube. Deux cubes peints en marron rouille supportaient trois autres cubes posés en équilibre et peints en bleu blanc rouge. « Ça ne valait pas le coup de se faire tuer pour ça », pensa Slawitch en fermant sa voiture.
— C’est à c’t’heure ci qu’t’arrives !
Slawitch se retourna vers l’homme qui l’apostrophait.
— Salut Émile, en forme à ce que je vois !
Les deux hommes s’avancèrent à la rencontre l’un de l’autre et se serrèrent la main.
— Je t’attendais, dit Émile, on a un client, viens, je te raconterai…
Alors que Slawitch était de taille moyenne et mince, Émile Laffont était grand et plutôt enveloppé, voire gros. Il transpirait beaucoup, s’essuyait le front souvent et un morceau de chemise s’échappait en permanence de son pantalon. C’était une caricature de flic. Émile s’installa au volant de la Mégane de service tandis que Slawitch prenait place à côté de lui.
— Alors ? questionna Slawitch, qu’est ce qui est si urgent un samedi matin et qui nous laisse même pas le temps de prendre un café ?
— Alors, on est sans nouvelles d’un certain Édouard Môlasse…
— Et qui c’est, cet Édouard Môlasse, qui devait nous donner de ses nouvelles ?
— J’en sais encore rien, mais son voisin nous a dit qu’il ne l’avait pas vu depuis une bonne quinzaine, que son téléphone sonnait dans le vide et que ça puait quand on passait devant sa porte… Il a appelé le commissariat, les flics sont venus, mais ça puait tellement le cadavre qu’ils n’ont pas été plus loin avant de nous prévenir, pour ne rien déranger.
— Braves cœurs ! ne put s’empêcher de dire Slawitch. Et il vivait seul, cet Édouard Môlasse ?
— D’après le concierge, il a une fille dans la Creuse.
— Il est peut-être chez sa fille et il a laissé un rosbif sur la table ou bien le canari est mort de faim et il schlingue.
— Elle est dans un hôpital pour barges et d’après les infirmiers, son père ne vient la voir qu’une fois par an.
— Eh bien, Édouard Môlasse est mort tout seul et commence à puer derrière sa porte. Tu parles d’une affaire, ça valait vraiment le coup de prévenir le Proc et de se déplacer à deux pour ça surtout un samedi matin.
Un quart d’heure plus tard, la Mégane entrait dans la Résidence Monségur. Une suite de petits immeubles qui se voulaient de standing mais n’avaient pas résisté au temps ni à la rage des tagueurs. Un fourgon de police et une ambulance attendaient au pied d’un immeuble de quatre étages. Émile gara la voiture sur le trottoir.
— Où c’est ? demanda Slawitch au planton.
— Au quatrième, on vous attend pour entrer dans l’appartement.
Slawitch et Émile se tassèrent dans l’ascenseur qui les emmena au dernier étage. Il y avait foule sur le palier. Quatre flics en uniforme, un serrurier, le concierge et les voisins. Un murmure accueillit les deux inspecteurs du SRPJ. Slawitch bougonna un vague salut et colla son oreille à la porte. On entendait la radio qui fonctionnait.
— C’est la radio qui marche ?
— Jour et nuit. On l’entend mieux la nuit, lui répondit une vieille femme en robe de chambre. Je suis sa voisine.
Il sonna, frappa, mais rien ne bougea à l’intérieur de l’appartement.
— Il n’y a personne, lui dit le plus gradé des gardiens, mais ça sent tellement la mort qu’on se doute de ce qu’il y a là-dedans. On vous laisse faire…
— Ben tiens donc, murmura Émile.
— C’est vrai que ça commence à puer velu… OK, ouvrez la porte… gardien, veillez à ce que personne ne rentre…
Le serrurier ouvrit la porte en quelques secondes et la poussa du bout du doigt. La porte pivota sur ses gonds et s’entrouvrit. L’odeur se fit plus forte, presque intenable. Une odeur de cadavre mêlée à une autre odeur de fauve et d’urine qui vous piquait les yeux. Après avoir enfilé une paire de gants, Slawitch pénétra dans l’appartement, suivi par Émile.
— Non de dieu, qu’est-ce que ça trognotte, râla Émile.
L’entrée était minuscule et décorée sans goût. Slawitch inspecta rapidement la petite cuisine, entra dans le salon, coupa la radio et s’immobilisa, attentif.
— Écoute, dit-il à Émile en levant l’index…
Émile prêta l’oreille et entendit à son tour des petits cris, des frôlements et des crissements.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Émile en sortant son arme du holster.
Slawitch passa devant la chambre à coucher et ouvrit brusquement la porte de la salle de bain. Les bruits se firent plus présents.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Émile entra à son tour dans la salle de bain et découvrit ce que voyait Slawitch. La baignoire occupait tout le mur du fond. Curieusement, on l’avait masquée avec une grande plaque de tôle d’environ 1,50 mètre de haut. La tôle rejoignait parfaitement les deux murs qui encadraient la baignoire et pour faire bonne mesure, quelqu’un avait raccordé la tôle et les murs avec un filet de mousse expansée. Un énorme fauteuil tenait la tôle plaquée contre la baignoire. L’odeur était pestilentielle. Slawitch et Émile se penchèrent en même temps par-dessus la tôle et tous deux poussèrent un cri avant de se rejeter en arrière.
— Ah putain, hurla Émile…
— Nom de Dieu de nom de Dieu… qu’est-ce que c’est que ce bordel, répéta Slawitch.
Le corps d’Édouard Môlasse était étendu au fond de la baignoire. Pour ne pas qu’il bouge, on lui avait lié les pieds, les mains et attaché le cou aux robinets du mitigeur avec du fil de fer, puis on lui avait balancé dessus une trentaine d’énormes rats noirs qui l’avaient vraisemblablement bouffé vivant. Pour ne pas que les rats s’échappent et pour qu’ils accomplissent bien ce que l’on attendait d’eux, on avait mis cette tôle qui les empêchait de sortir. Avec la radio, personne ne pouvait entendre de l’extérieur les petits cris des rats, ni les raclements de leurs griffes sur l’émail de la baignoire ou sur la tôle.
Deux heures plus tard, le substitut avait fait une courte apparition et le service de dératisation remettait à l’identité judiciaire un sac contenant les cadavres des rats. La plaque de tôle avait été enveloppée soigneusement avant d’être embarquée dans un fourgon et on avait prélevé des échantillons de mousse expansée. L’appartement ne renfermait qu’une seule sorte d’empreinte, vraisemblablement celle de Môlasse. En attendant l’identité judiciaire et la dératisation, Slawitch et Émile avaient interrogé les voisins et le concierge. La vie d’Édouard Môlasse était d’une banalité effrayante et rien ne le prédisposait à une telle fin. Il ne chercha pas trop à comprendre, sachant que la journée du lendemain serait ennuyeuse comme un dimanche… Peut-être un peu moins… Il avait du grain à moudre. Il repassa par le bureau, prit quelques affaires, téléphona à Josy, mais la sonnerie résonna dans le vide. Personne… Le dimanche s’annonçait décidément bien morne…
Lundi 24 mars
Les pieds sur le bureau, Slawitch regardait droit devant lui, perdu dans ses pensées. Émile triturait un crayon sans conviction et Sylviane, la troisième de l’équipe, relisait pour la dixième fois le rapport d’autopsie.
— Alors ? demanda-t-elle.
— Alors quoi ?
— Ben qu’est-ce qu’on fait ?
— On fait des gammes, dit Slawitch en se levant de sa chaise et en se dirigeant vers le paperboard. Émile lui tendit un gros feutre noir et Slawitch commença à écrire sur la grande feuille de papier blanc.
— Édouard Désiré Môlasse, retraité depuis trois ans, mort depuis trois semaines dans des conditions assez dégueulasses… Slawitch traça une flèche partant sur le côté droit du nom qu’il venait d’écrire. Famille. Une femme Yvette Môlasse née Dupuis, décédée il y a sept ans. Pas de famille. Une fille, Danièle Môlasse, attardée mentale, enfermée dans un centre spécialisé depuis la mort de sa mère. Point final pour la famille. Slawitch traça une seconde flèche sous le nom. Amis : aucun carnet d’adresses n’a été retrouvé. Les noms de son toubib et de son dentiste étaient affichés près du téléphone sur un post-it. Aucune lettre, aucune carte postale, pas l’ombre d’une carte de visite si ce n’est celle de son assureur…
— À qui profite l’assurance ? demanda Sylviane.
— À personne, c’était son assurance immobilière et voiture. Pas d’assurance vie… Si ça t’intéresse, tu peux toujours aller voir de ce côté-là, mais je ne pense pas que ça débouche sur grand-chose.
Slawitch posa la carte de visite sur le bureau de Sylviane et se remit au paperboard. Il traça une flèche partant vers la gauche.
— Travail. Employé modèle, retraité de la perception des impôts… Rien à signaler de ce côté-là.
— C’est peut-être un contribuable qui a mal digéré ses impôts ! dit Émile en souriant.
— Peut-être, tu me retraces toute sa carrière et principalement ces dix dernières années… Que dit le rapport d’autopsie ?
Sylviane reprit le papier et chercha les points importants.
— L’ensemble du corps est dans un état de pré-décomposition qui laisse supposer que le décès remonte à quatre semaines. À trente jours, très précisément. Soit le 23 du mois dernier. L’analyse de l’estomac et des viscères nous apprend qu’il ne s’est pas alimenté les trois derniers jours qui ont précédé sa mort. L’analyse des poignets nous apprend qu’il a été ligoté trois jours avant sa mort, ce qui explique pourquoi il ne s’est plus alimenté.
— Très drôle, ce qui veut dire qu’il a mis trois jours à mourir en se faisant bouffer par les rats…
— C’est ce que dit le rapport. Les rats ont attaqué la partie droite de son visage, lui ont dévoré la joue, l’œil, le menton et une partie de la gorge. Lorsqu’ils ont atteint la jugulaire, la victime s’est vidée de son sang et est morte. Les rats ont vécu sur le cadavre jusqu’à ce qu’on le trouve. Sylviane tourna la page du rapport. Suit la liste de ses vêtements et là on s’interroge, pourquoi ce type avait une chemise cravate et un blazer ? Il attendait quelqu’un ? Il s’apprêtait à sortir ? Mystère et boule de gomme !
— De toute évidence, le ou les mecs qui ont fait ça devaient le connaître ou tout du moins connaître parfaitement les lieux pour venir avec une tôle qui fait pile-poil la largeur de la salle de bain.
— Putain de merde, bougonna Émile pour mieux asseoir son propos, il faut en vouloir à un mec pour monter une combine pareille !
— Cherchez la femme, dit Sylviane…
— Tu crois que…
— Je ne crois pas, c’est une possibilité. À 65 ans, libre et retraité, on court encore la gueuse. Ce qui expliquerait pourquoi il s’était fait beau ce jour-là !
— Ben tiens, et une pute en talons aiguilles arrive, une tôle à la main, une bombe de mousse dans le sac et un paquet de rats dans l’autre main sans que personne ne la remarque. Bonjour chéri, on va bien s’amuser ! Il avait pris du viagra ou un truc du genre ?
Slawitch s’était assis derrière son bureau et écoutait distraitement ses deux collègues échafauder des hypothèses. Ce type était vraiment trop lisse pour être honnête et pour ne pas cacher quelques côtés bien pourris à la mesure de sa mort. Jamais il n’avait entendu parler d’un cas semblable et d’un pareil montage. Le tueur voulait non seulement tuer, mais en plus il voulait faire souffrir, longuement. Avait-il assisté à l’agonie de Môlasse ? Peut-être, peut-être pas, mais la vision ou l’idée lui avait procuré un certain plaisir. Il était sûr de son coup et s’en foutait que l’on découvre le corps tôt ou tard. Qui donc pouvait accumuler assez de haine pour tuer de la sorte ? Slawitch plaqua les deux mains sur son bureau et se leva de son siège.
— Bien, on peut avoir un café ? demanda-t-il.
— Ils viennent d’installer une nouvelle machine avant-hier, si tu as six pièces, tu peux nous en offrir un chacun.
Slawitch fouilla dans ses poches, en ressortit quatre pièces. Sylviane chercha dans son sac et posa deux pièces supplémentaires sur le bureau. Émile, comme d’habitude, n’avait pas de monnaie. D’un balayage de main, Slawitch ramassa les pièces et ils se dirigèrent tous les trois vers la machine à café.
L’engin qui trônait au fond du couloir était aussi rutilant qu’un juke-box. Il distribuait non seulement du café mais aussi des boissons fraîches, des sandwichs, des viennoiseries et des sucreries. Une longue notice d’utilisation écrite en petits caractères était placardée sur le côté de la machine. Slawitch donna deux pièces à chacun pour qu’il gère sa boisson. Sylviane s’y colla en premier. Après avoir introduit les pièces, elle interrogea les deux hommes du regard et appuya sur trois ou quatre boutons avant d’obtenir un potage aux légumes sous les sourires goguenards de ses deux collègues. Slawitch fit mieux, il obtint un café mais en saisissant le gobelet, il se brûla tellement fort qu’il lâcha tout. Émile tenta sa chance à son tour. Il introduisit les pièces, pressa trois boutons, la machine fit un grand bruit et il regarda le café se déverser dans la machine et arroser ses chaussures. Il n’y avait pas de gobelet ! La pause-café se termina donc là.
Le couloir du dernier étage était peint en jaune pastel et les six portes des six appartements qui donnaient sur ce palier étaient toutes munies d’un œilleton de surveillance. Le jour, l’ensemble était éclairé par deux petits dômes amovibles qui permettaient d’avoir accès au toit. Au bout du couloir se trouvait l’ascenseur. Ce n’était ni luxueux ni misérable, c’était moyen pour gens moyens, sans grâce, sans élégance, sans originalité, sans rien qui puisse donner lieu à une quelconque critique. Il n’y avait pas de faute de goût, il n’y avait pas de goût du tout. L’appartement de Môlasse se situait au milieu du couloir. Slawitch marqua un temps d’arrêt avant d’ouvrir la porte et de faire sauter les vagues scellés que l’on y avait mis. Il jeta un regard circulaire sur le palier.
— On a interrogé tout le monde ? demanda-t-il.
— Personne n’a rien vu ni rien entendu. Môlasse était un mec discret, c’est à peine si on le connaissait.
— Tu vas chez le concierge, tu lui demandes quelle entreprise est venue effectuer des travaux sur le toit, quand et si par hasard il a une échelle. Je suis dans l’appart de Môlasse, tu m’y retrouves…
— Pourquoi sur le toit ?
— Parce que la tôle est une tôle de couverture. On l’a juste un peu retaillée… Allez, magne-toi…
Émile disparut dans l’ascenseur tandis que Slawitch faisait sauter les scellés de la porte. On avait aéré, mais l’odeur de cadavre et de pisse de rats flottait toujours dans l’appartement. Slawitch refit le tour du deux pièces-cuisine-salle-de-bain, et ne trouva rien de plus que la première fois. Il essaya de s’imaginer Môlasse chez lui. Il attend quelqu’un et s’est mis sur son trente et un. On sonne à la porte. Il ouvre sans méfiance, puisque c’est la personne qu’il attend. Après, tout se passe mal. Môlasse se retrouve ligoté, un ruban adhésif sur la bouche. On le dépose dans la baignoire. Deux personnes ou un type assez costaud pour le traîner du salon à la salle de bain. Quoique Môlasse était grand mais pas bien lourd. On l’attache au mitigeur, puis le tueur va chercher le morceau de tôle et les rats. Tout a été soigneusement prémédité, calculé au millimètre près. La tôle calée, il ne reste plus qu’à balancer les rats sur Môlasse qui ne peut rien faire. Les rats ne peuvent pas sortir de la baignoire et s’attaquent tout naturellement à Môlasse. On aurait pu faire la même chose en lâchant les rats dans la salle de bain, ce qui évitait la manipulation de la tôle. Mais ça aurait duré plus longtemps et qui sait si les rats ne seraient pas sortis par ailleurs. En enfermant Môlasse et les bestioles dans un espace plus réduit, on était sûr du résultat et de sa relative rapidité. Ça ne constituait pas un crime de femme, ce n’était pas non plus un crime d’homme. Ça constituait un crime de barge tordu, un châtiment… c’est ça, un châtiment…
Émile et le concierge avaient mis en place l’échelle pour monter sur le toit.
— Quand ont-ils commencé les travaux ? demanda Slawitch au concierge…
— Ça fait un bail. Ils ont commencé, ça fait environ deux bons mois, puis ils sont partis puis ils sont revenus pour finir. Vous savez ce que c’est que les entreprises aujourd’hui. On commence dix chantiers et on n’en finit aucun ou alors c’est vite fait mal fait… Mais attendez, je vais vous dire exactement… je sais quand ils travaillaient parce que de ma loge, je vois les gerbes d’étincelles quand ils coupent avec la disqueuse…
Le concierge tout heureux d’aider des flics, des vrais, comme au cinéma, sortit un carnet noir de sa poche.
— J’suis un peu comme vous moi, je marque tout, parce que vous comprenez, quand le syndic me demande, je sais où et quand… attendez voir…
Pendant qu’il feuilletait son carnet, Émile crut bon d’y aller de son petit compliment du style :
— Ah si tout le monde était comme vous…
Le concierge termina la phrase :
— … Ben, c’est sûr, il y aurait moins de voyous…
Slawitch fit signe à Émile que ce n’était pas utile d’en rajouter une couche. Il savait par expérience que les concierges français étaient les meilleurs indics du monde, des grands pourrisseurs de leurs semblables, des intarissables sur les vices cachés de leurs locataires, des sources vives de dégueulis malveillants.
— Ah voilà… ils sont venus le 17, le 18, le 19 et le 20. Ils ont tout remballé le 20 au soir. Le syndic les a rappelés et ils sont revenus le 25. Ils ont terminé le 26 au soir.
— Bingo, lâcha Émile, on est dans les dates.
— Et vous connaissez l’entreprise ?
— Ben, vous pensez bien que je les connais. C’est l’entreprise Dominguez, c’est eux qui s’occupent de tous les bâtiments ici… Attendez, je vais vous marquer leur adresse.
— Prenez votre temps, on va faire un tour sur le toit.
L’examen du toit n’apprit rien aux deux hommes si ce n’est que la tôle provenait bien de là. Toutes les toitures étaient fabriquées avec ces tôles cannelées de 2,50 mètres de long sur 1,50 mètre de large.
— À quoi tu penses, chef ? demanda Émile à Slawitch.
— Je pense que le tueur est entré une fois chez Môlasse, qu’il a repéré la largeur de la salle de bain, qu’il est revenu ici pour couper la tôle et qu’il est redescendu. Ces tôles sont relativement légères, ça se coupe facilement et ça se manipule assez bien.
— Et comment il a fait pour aller dans la salle de bain et prendre la mesure sans que Môlasse s’en aperçoive ?
— Je ne sais pas comment il a fait pour aller dans la salle de bain, mais il y était. Il a compté les carreaux de faïence au mur. Il y a dix carreaux de vingt centimètres de côté, soit deux mètres…
— Ouais, c’est possible, mais j’ai un peu de mal à enchaîner tout ça. Le mec en costard qui attend que le couvreur vienne compter les carreaux dans sa salle de bain et qui revient un peu après avec un bout de tôle… Tu m’excuses mais…
La sonnerie musicale du mobile de Slawitch vint interrompre la réflexion d’Émile.
— Oui, salut ma belle… tiens tiens… super… super… bien, on va faire une course et on se retrouve au bureau en attendant, tu passes tout le monde au tamis.
Slawitch rangea son mobile.
— On est peut-être sur une piste. Môlasse avait trois appartements qu’il louait…
— Sylviane ?
— Ouais, elle est allée voir l’assureur et a découvert que Môlasse assurait ses trois apparts dans la même compagnie que son appartement principal.
— Et alors ?
— Alors le loyer d’un de ces apparts était payé 50 % en liquide et 50 % en nature… J’tai dit que ce cher Édouard était trop clean pour être tout à fait blanc…
— L’enculé, s’exclama Émile.
— Possible, on a pensé à tout sauf au crime de pédé et ça y ressemble de plus en plus…
— Pourquoi, c’était pas une gonzesse qui lui faisait des faveurs, c’était un moustachu ?
— On ne sait pas, Sylviane est en train d’interviewer toute la maisonnée… Surprise surprise. Nous, on va aller dans le monde ouvrier, je t’emmène chez Dominguez…
De toute évidence, le père Dominguez n’était pas très heureux de voir débarquer deux flics chez lui, surtout pour une histoire aussi scabreuse. Pied noir d’origine espagnole, il était arrivé en France en 1962 comme tout le monde et avait monté sa petite entreprise de couverture. Son fils avait repris le flambeau, mais en bon chef de famille, c’est lui qui s’occupait toujours des affaires importantes et donnait des coups de gueule lorsqu’il le fallait. Depuis l’Algérie, il se tenait le plus loin possible de tout ce qui pouvait ressembler à un flic. Le souvenir des policiers français qui chargeaient à coups de matraque était encore trop présent dans sa mémoire et il en gardait même quelques cicatrices.
Dominguez n’avait donc pas bougé de derrière son bureau encombré de papiers et d’outils et c’était son fils qui répondait à Slawitch et à Émile.
— Oui, ils avaient travaillé le 17, le 18, le 19, mais pas le 20, c’était un samedi et ils ne travaillent jamais le samedi. Non, il ne connaissait pas Édouard Môlasse, ni de près ni de loin. Oui, le vendredi 19, ils avaient laissé la disqueuse sur le toit, mais de toute manière, ils laissaient la plupart du temps leurs outils en place dans un grand coffre en tôle fermé par un cadenas…
Les deux policiers remercièrent. Le père Dominguez bougonna quelque chose en guise d’au revoir et le fils les raccompagna à la porte du petit pavillon qui jouxtait l’atelier…
— Ça se précise, jubila Émile…
— Ouais, on sait déjà que le tueur était sur le toit le samedi 20 que c’est là qu’il a coupé la tôle et que le concierge a vu la gerbe d’étincelles. Il ne s’est pas posé de question. Le premier appartement n’était pas encore loué, Môlasse était chez lui, tout comme la vieille à moitié sourdingue, le petit couple qui habite en face était à la campagne, le type qui habite près de l’ascenseur était à son bureau et le couple du fond n’a rien entendu. C’est donc le samedi 20 qu’on a ligoté Édouard au fond de sa baignoire… Même conclusion que les légistes, formidable non !
Lorsque Slawitch entra dans le bureau, il remarqua tout de suite le gobelet de café fumant posé près de Sylviane.
— T’as réussi ?
— Au-delà de tout…
— Non non, je parle du café…
— Ah, c’est Nicolas qui a investi au moins dix pièces avant de m’en offrir un…
— C’est incroyable, dit Émile, on nous vole même au sein du commissariat !
— Les jeunes flics, ça sait tout faire et ça n’hésite pas à investir dix pièces pour draguer… On est bien peu de chose… À part ça ?
— À part ça, reprit Sylviane, le bel Édouard s’offrait quelques menus plaisirs. Il était propriétaire de trois appartements avec garage qu’il louait. Le premier à un cadre célibataire, très souvent en déplacement, le second à une interprète irréprochable et le troisième au couple Capron. Étant propriétaire, on ne sait pas trop pourquoi il était locataire de l’appartement qu’il habitait dans la Résidence Monségur !
— Il avait trouvé une meilleure affaire ! Et alors ? Jusque-là, tout est normal, s’impatienta Émile.
Slawitch, les coudes sur son bureau, attendait la suite. Il savait que Sylviane avait découvert quelque chose d’intéressant et qu’elle distillait le plaisir… Sylviane but une gorgée de café et reprit…
— Bien sûr, tout comme il est normal que le couple Capron s’occupe d’encaisser les loyers chaque mois, établisse les quittances et verse l’argent sur un compte à leur nom… Là, vous me direz, il y a un souci, pourquoi un compte à leur nom ? Surtout qu’il y a pas loin de 40 000 euros sur ce compte que madame Capron est femme au foyer et que monsieur est au RMI en plus de petits boulots au black. Ce qui ne justifie pas un loyer de 1 200 euros par mois. Bien sûr, vous me direz, les deux autres locataires ont un garage, alors que le couple Capron n’a pas l’usage du garage qui appartient toujours à Môlasse et qui est fermé à clé.
— Il n’y avait pas de clé chez Môlasse, ou alors le tueur l’a emportée.
— Hé oui, et supposons que l’on retrouve la clé chez Capron !
— Pigé, dit Slawitch en se levant brusquement. Sylviane, tu t’occupes du service habituel, je m’occupe des mandats, on les saute demain matin sinon tout va disparaître… Émile, si tu as l’occasion, va user de tes charmes auprès de Nicolas pour qu’il t’explique comment avoir deux cafés sans y laisser la moitié de nos émoluments…
Nicolas était de cette jeune race de flics. Jean, Basket et blouson de cuir. Le parfait petit cow-boy qui conservait son holster et son flingue en permanence sur lui. À croire qu’il dormait avec. Lorsqu’Émile entra dans son bureau, Nicolas discutait avec deux de ses semblables du match de foot de dimanche dernier.
— Salut jeunesse, je ne vous dérange pas ? ironisa Émile…
— Salut l’ancien, qu’est-ce qui t’amène ?
— Je me suis laissé dire qu’à l’école de police, vous aviez eu trois mois de formation supplémentaires pour faire fonctionner les machines à café !
— Normal, c’est de la haute technologie… dit un jeune flic assis dans un coin.
— Allez, on va pas être salaud, on va te révéler le grand secret de l’engin.
— Vous êtes trop bons !
— Tu mets tes pièces, tu appuies sur « sélect », là tu as toutes les premières lumières des colonnes qui s’allument. Tu sélectionnes ta colonne en appuyant sur le bouton du haut et tu sélectionnes ce que tu veux dans la colonne… Mais surtout, tu n’oublies pas de prendre un gobelet dans le distributeur à côté pour tout ce qui est café, sinon, tu prends tout sur les pieds… pour le reste, savoir ce qui est froid et les potages, si vraiment ça te tente, un gobelet tombe tout seul, mais attention, tu as un témoin lumineux pour t’indiquer s’il reste des gobelets ou pas… S’il n’y a plus de gobelet, tu ouvres le côté de la machine et tu recharges selon les instructions qui sont à l’intérieur de la porte…
— Nom de Dieu, ne put s’empêcher de dire Émile.
— C’est bon ou tu veux que je te l’écrive ?
— C’est bon, merci…
— Tu vois, l’avantage avec les jeunes c’est qu’ils prennent le temps de lire les modes d’emploi… dit le jeune flic assis.
— Faut dire que vous ne risquez pas trop l’accident de travail ! Qu’est-ce que vous glandez mis à part le foot ?
— Une connerie, un mec qui s’est barré et a laissé une lettre à sa femme. Elle croit qu’il lui est arrivé quelque chose alors, elle a déposé une plainte…
— Le mec en avait marre de voir sa bonne femme et il s’est tiré avec une blonde… conclut Émile.
— C’est probable, sauf que ce mec était flic, alors ça fait un peu plus de vagues. On n’aime pas trop ça dans la famille…
— On va attendre un peu et classer l’affaire, quand il en aura marre des Bahamas, il reviendra…
— Et sans ça ?
— La routine, une voiture volée que l’on a retrouvée dans une vitrine, une tarlouze déguisée en Marie-Antoinette dans un bosquet du parc du Château de Versailles. Remarquable reconstitution historique, il y avait la tête d’un côté et le corps un peu plus loin… Règlement de comptes entre tafioles. Le mec était bien connu…
Slawitch relut consciencieusement l’ensemble du dossier Môlasse. Il était persuadé que le lendemain allait lui apporter toutes les réponses à ses questions et qu’il allait pouvoir terminer son puzzle. Il était un peu plus de neuf heures du soir lorsqu’il quitta le bureau pour aller prendre un verre en face, au « Faisan Doré ».
— Comment ça va, inspecteur ? lui demanda le gargotier…
— Ça va ça, va, merci…
— Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?
— Un demi et un Paris-beurre-cornichon-moutarde.
— C’est comme si c’était fait…
Slawitch accoudé au comptoir jeta un regard sur la salle à moitié vide. Une bande de gamins exécutait un jeu vidéo dans un bruit d’armes intergalactiques, un vieux, assis à une table, finissait son ballon de rouge en tremblant, un mec en pardessus, tassé dans un coin, un verre vide devant lui, attendait…
— Voilà, inspecteur, dit le gargotier en posant le demi et une assiette avec le jambon beurre près de Slawitch…
— Merci, ça fait combien ?
— C’est pour moi, clama une voix rocailleuse avec un fort accent marseillais.
Slawitch se retourna et vit Jean Pétrini, le cigarillo aux lèvres et le demi à la main…
— Ça fait un bail, hein !
— On ne voit pas le temps passer, répondit Slawitch en mordant dans son sandwich.
Pétrini travaillait à « Allô Police », une feuille de chou mal imprimée qui se vendait comme des petits pains et ne traitait que les faits divers. Le personnage était impressionnant, tant par sa taille que par sa grande gueule. Il avait débuté aux actualités filmées, à la grande époque du cinéma. De Gaulle lui-même l’appelait « Le Marseillais », il faut dire qu’un jour, en pleine conférence de presse, Pétrini s’était retrouvé en fin de bobine. Il avait fait un signe au Général, qui connaissait très bien les aléas des médias, et pendant que Pétrini rechargeait la caméra, le Général avait meublé. Quelques minutes plus tard, Pétrini faisait signe au Général qu’il était prêt et qu’il pouvait reprendre. Avec l’avènement de la télévision, il s’était retrouvé en Afrique comme correspondant de presse d’un roitelet local, puis avait trempé dans des affaires un peu troubles, et avait mis son talent de cameraman au service du film X. De bouteilles de pur malt en boîtes de cigarillos, il avait échoué à « Allô Police ». Les deux hommes s’appréciaient, à petite dose.
— Quoi de neuf ? interrogea Pétrini…
— Pas grand-chose, la routine…
Pétrini s’approcha de Slawitch avec un air de conspirateur, comme s’il allait lui révéler qui étaient les assassins de Kennedy.
— Dis-moi, on raconte qu’un percepteur se serait fait dégrouper plutôt salement et qu’il y aurait une formidable histoire de cul et de corruption là-dessous ! T’es pas au courant par hasard ?
Les deux hommes se tutoyaient spontanément et depuis toujours. C’est l’apanage des gens qui trempent les mains dans la même merde.
— On dit un peu n’importe quoi, répondit Slawitch en essuyant de l’index un peu de moutarde qui s’échappait du sandwich.
— Ouais mais là, c’est un gros morceau. Un type tellement intègre qu’il en était transparent, et paf, il se fait bouffer les joyeuses par une bande de rongeurs en furie… C’est pas tous les jours quand même qu’on a un truc comme ça !
— Il y a un peu de vrai dans ce que tu dis, avoua Slawitch toujours surpris des informations que détenaient ces gens-là… Tu veux me rendre service ?
— C’est toujours avec plaisir, mais bon, faut voir…
— C’est moi qui suis sur ce coup-là, je te donne toute l’histoire en exclusivité mais pas ce soir, tu attends deux jours avant de sortir ton papier…
— Pas de problème… lundi matin, on pourra prendre des photos pour illustrer le propos… Bonne soirée…
Pétrini tapa sur l’épaule de Slawitch et s’éloigna. Ce type était un mystère, que savait-il exactement et qui avait pu le rencarder aussi précisément ?