Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
"De la scène au toit du monde" représente un acteur et metteur en scène de théâtre devenu lama – lama Düdul Dorje – tout en étant coach. Animé par la conviction de travailler au service de l’humanité, il a eu l’occasion de rencontrer des personnalités issues de différents domaines. Jean Marais, Michel Lonsdale, les moines de Solesmes, les top-managers et les grands lamas tibétains comptent parmi les figures exceptionnelles qui défilent dans ce livre. Où cette incroyable aventure le mènera-t-elle finalement ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Bernard Ortega a été accompagné par Shakespeare et Molière pendant plus de quarante ans. Ces auteurs ont affiné sa plume, lui permettant de traiter des sujets liés à la conscience humaine. Il est également l'auteur de "Sagesse et business", paru en 2013 aux éditions Fortuna, et de" Méditer pourquoi", publié par La Providence en 2016.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 231
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Bernard Ortega
De la scène au toit du monde
© Lys Bleu Éditions – Bernard Ortega
ISBN : 979-10-422-1552-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Cette préface, Rinpoche, c’est vous qui deviez la faire. Le destin, ce fameux personnage que l’on ne peut maîtriser, aura voulu que vous partiez dans votre paradis des Bouddhas au moment où je finis ce livre. Vous m’avez offert bien plus que quelques mots attendus. Votre silence sera ma garantie, mon secret, ma souffrance et ma joie.
La perte de nos parents est lourde. Notre mère fut notre première maison pendant les 9 premiers mois. Et même si peu de souvenirs conscients résistent à ce passage, nous ne pouvons nier ce fait. Par sa semence née de l’amour, notre père fut le créateur physique de notre vie. Par cet acte, il devient le protecteur, le gardien de la fleur qui s’est développée, puis du fruit qui en est éclos. Nos parents ont contribué à nous nourrir, nous vêtir, nous soigner, nous éduquer et nous aider à nous propulser dans la vie. Certains l’on fait maladroitement en fonction de leur évolution, de leurs souffrances, de leurs habitudes, de leurs craintes et espoirs personnels. Ils ont réussi ou échoué, mais ils l’ont fait avec leurs moyens. Pour cela, nous devons oublier leurs errements et garder l’effort et la reconnaissance de leurs actes, de leurs pensées, de leur amour. Les affinités liées à notre karma nous ont poussés davantage vers l’un que vers l’autre, et lorsqu’un sentiment d’amour, d’amitié, de respect profond s’est manifesté, ce fut une joie ineffable.
La perte de son maître est lourde. Il est le père et la mère en union. Il est celui qui cautérise nos souffrances de l’âme, celui qui nous offre la méthode pour alléger nos émotions perturbatrices générant souffrance et frustration. Il est celui qui explique l’inexplicable, qui chasse les nuages noirs de notre karma, celui qui veut nous libérer et non nous attacher. Il est la voie, la vue claire, le sourire de notre ignorance. Mon maître étant Tibétain, il ne pouvait me séduire par ses mots et aucune fascination ne pouvait naître par cet artifice. Seulement ses actes, son expérience, sa compassion naturelle répondaient de lui. Il soignait les corps comme les âmes et nous faisait comprendre combien notre ignorance était la vraie cause de nos souffrances, de nos maladies et comment les éradiquer. Il nous renvoyait à notre état naturel, celui qui n’est pas souillé, celui qui ne lutte pas pour être le plus fort, le plus riche ou le plus aimé. Le chemin est aride, car d’être conscient et lucide nous conduit vers une famille minoritaire qui semble aller à contre-courant d’un monde furieux et dominant qui juge, dénonce, compare, organise et gère notre vie. Il faut beaucoup de force, de stabilité, de patience et de foi pour entreprendre le chemin spirituel. C’est cette stabilité et cette force que me donnait mon maître. C’est cette confiance en me donnant mon titre de Lama qu’il m’offrait pour aller sur son propre chemin afin de m’aider et d’aider les autres.
Oui, la perte de son maître est lourde, autant que la charge dont il me fait hériter sans sa présence physique. Il est donc temps pour moi de lui montrer que ses efforts n’étaient pas vains et de développer ma propre autonomie. À l’heure où les maîtres authentiques sont si rares au milieu de tant d’êtres qui prétendent sauver les gens et le monde. À l’heure où « kaliyuga », le monde de dégénérescence, prend son essor, je sais que sa présence silencieuse, son énergie et sa protection me suivront inlassablement.
Lorsque le grand maître Marpa perdit son fils, l’un de ses disciples ne comprenait pas pourquoi il était si affligé, alors qu’il enseignait que tout est illusion. Marpa sourit et lui répondit : « Cela est vrai, mais je viens de perdre la plus parfaite de mes illusions ». Alors, pour l’instant, c’est le temps des larmes.
Coach, acteur, Lama, beaucoup de personnes m’ont demandé qui j’étais vraiment. Je ne vais pas imaginer que cette question, revenant inlassablement, fût la véritable motivation de ce livre. Elle y a contribué néanmoins, car je suis toujours resté stupéfait par l’image et la fonction unique que l’on devait renvoyer aux gens. On veut cerner et reconnaître à qui l’on a affaire. Cela rassure. On ne doit pas changer de rôle, être multiple, sinon nous sommes catalogués comme caméléon ou pire… comme comédien. Ce comédien qui se donne en spectacle, caractérisé par un exhibitionnisme notoire entraînant une dépréciation sociale, sauf quand il est devenu célèbre, donc social.
En devenant coach pour top managers, j’élevais la fonction du comédien en formateur dans le domaine de la communication. Je passais donc le Rubicon et me donnais une stature plus officielle et une reconnaissance de ma fonction. Je n’étais plus un artiste, mais un spécialiste en technique de la communication orale avec des élèves reconnus et très élevés dans le monde « officiel » politique et économique.
Quant au titre de Lama, il ne fallait pas qu’il apparaisse. Le spirituel et le matériel doivent se tenir à distance (gestes barrières) et l’odeur du soufre ne s’estompe pas si vite, malgré les siècles. L’odeur de sainteté (catholique) pouvait encore être tolérée, sans tapage, pour ne pas effrayer la maçonnerie. Et même si le bouddhisme était coloré de philosophie, je me devais la plus grande discrétion, malgré l’œil de Google qui est devenu mille fois plus grand que « feu », celui de Moscou.
Aujourd’hui, avec l’apanage de l’âge, de l’expérience, et d’une « certaine reconnaissance », mes trois têtes (Coach – Homme de théâtre – Lama) sont tolérées. Je peux donc évoquer cette richesse. À l’heure où nous devons bouter l’étranger hors de France (discours sécuritaire un peu usé), combien nos richesses se nourrissent de nos expériences et de nos différences, et combien nos multiples activités, responsabilités et rôles doivent être considérés avec légèreté, avec la distance qui nous le permet.
Certains Tulkous (réincarnations de grands Lamas) sont découverts à l’âge de trois ans. Leur vie est alors consacrée à devenir ce qu’ils étaient dans leurs vies passées et leur éducation suit immédiatement le chemin de l’enseignement du Bouddha. Malgré les liens très forts avec les Lamas durant plus de 30 ans, je n’ai jamais demandé à mon maître une quelconque explication de mes ressentis, ni s’il fallait comprendre que j’étais la réincarnation d’un Tulkou. Ce n’est qu’il y a trois ans que H.E Togdan Rinpoche, Head Lama du Ladakh, me parla de l’une de mes précédentes incarnations comme Abbé d’un monastère, à Terdrom, au Tibet. Cet Abbé portait le même nom tibétain que je porte aujourd’hui. Il décrivit les environs de cette vie avec force détails. Lorsque l’on sait qui est H.E. Togdan Rinpoche et son importance, on ne peut douter de ses déclarations et il fallut bien me convaincre que j’étais un Tulkou réincarné. Ce n’est pas cette officialisation qui m’a stimulé à écrire ce livre, l’ayant décidé avant cette information. Peut-être cela m’a-t-il aidé à concevoir et accepter mon rôle de Lama et de ne plus me cacher pour des raisons d’humilité mal placée et d’autres liées à mes activités professionnelles.
C’est donc à travers la progression d’une vie ordinaire qui peu à peu se métamorphosait que j’ai écrit ce témoignage. Car c’est aussi grâce à ma vie d’homme de théâtre, de coach que j’ai pu observer les êtres humains enrichissant mes compréhensions et mes connaissances. Il n’y a jamais eu de séparation comme si j’étais né au Tibet. C’est pourquoi mon récit développe tous les aspects de cette vie qui, curieusement, fatalement, mystérieusement ou naturellement, ont fait naître ce Lama. Même si le karma voudrait dire le contraire, je ne suis pas né Lama, je le suis devenu par mon expérience et par la reconnaissance d’un grand maître.
Je ne suis pas le seul Lama-Tulkou à me réincarner en Occident et derrière chaque costume, il y a un être humain. Adulé, détesté, c’est toujours un être humain. Pour le meilleur et aussi pour le pire. Celui qui prend son rôle au sérieux devient malade ou rend malades celles et ceux qui l’entourent. Ce n’est pas le rôle que nous avons (même le plus haut) qui dévoilera qui nous sommes, mais ce que nous en avons fait. Au fond, j’ai davantage écrit ce livre pour lutter contre les préjugés, contre la race de celles et ceux qui jugent, contre celles et ceux qui par ignorance et par convention s’insurgent si on ne leur ressemble pas, si on ne ressemble pas aux codes établis. Peut-être aussi afin de désacraliser la fonction d’un titre, la normaliser dans un paysage français, sans la minimiser pour autant.
C’est bien un témoignage et une expérience que je décris. Il n’y a rien d’exceptionnel dans cette vie. Elle est certainement atypique, féconde en liberté, magnifique par les rencontres avec des êtres qui eux… étaient exceptionnels. C’est donc un hommage que je leur rends et que je partage.
Togdan Rinpoche et Düdul Dorje Rinpoché
Aimer les lieux sacrés, le silence de la nature et son observation. Si nous prêtons attention aux enfants, nous pouvons déceler cette attirance. Elle est un signe de leur connexion à un monde moins visible que celui qui les entoure. L’art est un autre signe de ce désir d’embellir, de magnifier ce qui nous apparaît. Si le monde extérieur est souvent triste et froid, il est évident que ce ne sont pas ces enfants qui l’ont dessiné. Le monde joyeux et coloré ne peut être créé que par des êtres qui n’ont pas égaré leurs âmes enfantines. Se prendre au sérieux est certainement ce qui peut arriver de pire à un être humain.
J’avais 13 ans lorsque je dévorais le monde de Shakespeare, ses meurtres motivés par l’ambition, les jeux du pouvoir qui se transforment en folie meurtrière, les jeux de l’amour qui prennent le masque de la possession, les questions obsédantes de la vie, de la mort, du rêve, du rêve éveillé.
La réalité du meurtre, je l’ai vécue à ce moment-là, dans un bus, lors d’un retour de colonies de vacances. La vigilance des surveillants étudiants fut certainement faible, car le révolver que nous avions trouvé dans une vieille grange, datant de la dernière guerre mondiale, était confortablement installé dans mon sac de sport. Par chance, il était inoffensif. Aussi, lorsque l’un de mes camarades de jeu me mit au défi de lui tirer dessus, le risque n’était pas bien grave. Pourtant, le seul fait de le viser ne m’enchantait nullement et je refusais ce jeu macabre. Ses moqueries, les rires de tous les camarades dans le bus surchauffé, les mots de lâche, de peureux, de « dégonflé » influencèrent mon index qui appuya sur la détente. Le nuage de fumée, et le visage de mon camarade parti à l’arrière ressemblèrent à une terreur. Le bus freina brusquement, je pris la direction de la porte en courant comme un damné et hurlant que je voulais mourir. Deux surveillants me rattrapèrent en essayant de me calmer par des gifles et en me serrant fort. Un troisième arriva, essoufflé, pour dire que la balle avait été recrachée, arrêtée par une dent. Mon ami et moi étions sauvés par une arme vétuste et des anges gardiens qui veillaient sur notre folle jeunesse.
L’apprentissage de vivre lorsque nous sommes adolescents peut être harassant. J’appris déjà que je ne tiendrai jamais une arme à feu, et que toutes insultes seraient vaines afin de m’influencer. Que l’on nous flatte ou que l’on nous insulte, ce n’est que la fragilité de notre mental et la manifestation de notre ego qui réagit, en ne maîtrisant pas ses émotions. Le premier épisode de ma vie eut une odeur de poudre et de tragédie. Le second aurait le parfum d’une comédie.
Le désespoir de ma mère de faire quelque chose de moi m’avait projeté dans cette école de filles, à Millau, où l’on admettait une dizaine de garçons, qui aurait « la chance » d’avoir un diplôme d’employé de bureau. Le fait d’avoir ôté un cache-clavier lors d’un examen (un chiffon qui doit nous empêcher de regarder les touches de nos machines à écrire) me permit d’être consigné quatre dimanches de suite. Je fis donc l’apprentissage du donjuanisme très jeune, car le lycée avait une capacité de 300 élèves féminins et je devais composer avec beaucoup de Mathurine et de Charlotte afin d’en inviter à danser le maximum, dans le foyer. Curieusement, je me devais d’être inventif et brillant, ce qui ne gâche rien pour le futur métier que je n’envisageais pas encore.
Et apparut « mon ange prof ». Parmi les fonctionnaires de l’éducation nationale (il n’y a pas que des fonctionnaires dans l’âme), il nous est tous arrivé une « relation heureuse » avec un professeur. La mienne était fine et élégante et, après mon premier poème récité, le regard qu’elle posa sur moi traduisait que j’avais un réel talent dans cette matière. Ses encouragements furent le révélateur de la confiance que je pouvais avoir en ce talent, que je me devais avoir en la vie.
Deux ans plus tard (15 ans déjà), je montais ma première troupe de théâtre et écrivais mes premières pièces. La maison du Peuple, et ses cinq cents places affichèrent complet, grâce à mes « relations privilégiées » au lycée des filles. Mon oncle propulsé aux chocolats glacés, maman et papa à la caisse et les cousins cousines pour placer les spectateurs achevèrent l’équipe indispensable à l’événement. Les artistes, c’est souvent une affaire de familles. Un P.I.J (prix national d’initiative des jeunes) récompensa mon travail et me fit rencontrer mon « premier » journaliste venu à mon cours d’éducation physique pour mon « premier » interview. Je découvris ce sentiment vénéneux de fierté, qui pour un cancre ou élève « laissé pour compte » se savoure comme un parfum délicieux. Cela me rappela une autre victoire lorsque, une année plus tôt, je décrochais contre toute attente mon diplôme de Certificat d’Études Primaires. Il est vrai qu’un vélo de course, promis par mes parents, servait de carotte. Ils durent partir en urgence chercher le cadeau, car rien n’imaginait ce résultat dans les cahiers de notes que je ramenais à la maison. Soupir de satisfaction de maman, car elle avait la preuve d’État que je n’étais pas un illettré.
Encore deux ans plus tard, à 17 ans, je signais mon premier contrat professionnel de comédien dans la ville de Montpellier, avec 7 ans d’avance sur Molière pour sillonner les routes du Languedoc. La comparaison s’arrêtera là, pas mon amour pour le génie français.
« Tu auras des tickets restaurant de l’Université, et tu ne paieras pas tes cours », me dit le patron qui dirigeait son école de théâtre et sa compagnie professionnelle. L’expérience de la troupe, la tournée dans le Languedoc, le vieux théâtre de Sète et la salle Molière à Montpellier chuchotaient à mes tendres oreilles que j’étais en train de vivre ce que je dévorais dans mes livres. Emporté déjà dans ce train à grande vitesse, j’épousais ma jeune compagne de l’école d’infirmière et lui faisait un enfant sans trop me préoccuper de ces gestes responsables ou irresponsables ordinaires. N’étais-je pas un autre enfant, de la balle, un enfant de Molière ?
Après un remarquable numéro d’acteur pour persuader le psychiatre qu’il devait m’exempter du service militaire, je rejoignais la capitale mythique du théâtre et de l’Art.
Je reconduisis ce même numéro d’acteur découvrant une dame rayonnante, qui me regardait avec des yeux de Chimène. À peine vingt ans et je venais de séduire Tania Balachova, une professeur de théâtre très célèbre à Paris. Une dame au charisme étincelant, à l’énergie débordante, au regard limpide et perçant, ce genre de reine que l’on ne fabrique plus aujourd’hui. Pourtant l’ambiance frivole, presque irrespectueuse que je vis en entrant dans le théâtre de la Gaieté Montparnasse contrastait avec le silence respectueux qui accompagnait les enseignements de mon « patron » de Montpellier. Chuchotements dans les coins pendant que les futurs comédiens jouaient sur le plateau. Les élèves qui sortaient et entraient lors de scènes travaillées. J’étais dérouté. Tania, sa toque russe sur la tête et son grand manteau de fourrure, circulait en marchant à travers les allées. C’est ainsi qu’elle observait ses élèves. Soudain, le tonnerre gronda. De sa voix grave et puissante, elle se fâcha de cet irrespect, pendant trois minutes qui paraissaient des heures. Un long silence suivit, interrompu par sa voix sèche « Qui a une scène ? ». Personne ne bougea. J’osai lever la main.
Un instant plus tard, je tombais d’une cheminée inexistante, sur le plateau qui souleva un nuage de poussière. Dom César de Bazan entrait par cet endroit « supposé » en disant : « Tant pis c’est moi. Ne faites pas attention, je passe. Vous parliez entre vous, continuez de grâce. » Un rire tonitruant répondit, celui de Tania : « Ah ah ah ! Quel à-propos… Regardez-le… Regardez-le… Il est magique… Et cet accent… » Je m’interrompis. « Continuez… continuez ! » Elle monta sur le plateau et me prit la main. J’avais compris que je devais jouer en tenant la main de cette femme exceptionnelle qui souriait, conquise. C’était un rêve, une extase, un bonheur grisant. C’était mes premiers pas sur une scène de théâtre à Paris. Son regard hypnotique m’embrasait, son sourire me transportait. En quelques semaines, je devins le comédien fétiche d’une grande dame qui avait formé des acteurs talentueux. Dominique Lavanant était fière de me transporter sur son solex. Josiane Balasko, si insipide, insistait pour que je travaille une scène avec elle. Niels Arestrup adoucissait son caractère pour travailler avec une jolie comédienne que j’arrivais à lui voler grâce à ma vivacité méditerranéenne. Quand Tania demanda à Michel Lonsdale de travailler avec moi, faisant naître une amitié future avec ce géant du théâtre, je ne doutais plus de mon destin. Ces heures passées dans son appartement Place de l’École militaire, ponctuées par ses conseils tout en douceur de sa voix déjà célèbre, resteront mémorables. Sa mère, sur le fauteuil roulant poussé par l’infirmière, à qui il tapotait la main. « C’est Bernard, tu le reconnais ». Ma présence dans cette ambiance étrange, fascinante, qui s’achevait à la fin de la répétition par son enveloppe qu’il me glissait dans ma sacoche avec son petit rire : « … Il y a là pour quelques sandwichs, et des bons. C’est un investissement, tu seras un grand comédien ».
Un an plus tard, j’étais reçu parmi « l’élite » des futurs comédiens français (c’est écrit dans le programme de l’école) au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique. Avoir 20 ans et découvrir Paris pour le conquérir, quel sublime challenge ! Mais le jeune homme dont je me souviens ne pouvait totalement être insouciant comme on peut l’être à cet âge. Surtout marié et père d’un enfant d’un an. Ma petite famille ne résistera pas à ce nouveau monde de tentation qui me réclame la liberté, qui me réclame la disponibilité et me découvre en me promettant la plus belle lumière. Et puis ce monde me reconnaît du talent, du charisme, de l’authenticité. Tania m’adore et me désigne sans cesse comme un futur grand acteur. Se regarder dans ce nouveau miroir ne me rend pas suffisant, mais tout simplement heureux.
Je ne voulais même pas remarquer, reçu dans la grande école nationale, que ce nouveau monde acclamait un vilain canard insolent de talent, mais « sans famille ». Mon bonheur m’aveuglait et ne me permettait en rien d’être un stratège de ma vie, surtout dans ce monde privilégié des nantis de l’art dramatique. Je prenais conscience du passé de Molière et de son rapport avec ce que l’on nommait « Les grands Comédiens ». Ceux qui avaient les faveurs du Roi, du pouvoir, de la noblesse officielle. Plus tard et malgré les faveurs obtenues du Roi Soleil, la liberté intérieure de Molière ne sera jamais acceptée par la noblesse conventionnelle à qui il échappe.
Dans le monde de l’Art Dramatique, il y a aussi une façon d’être, de se comporter, de se soumettre. L’artiste dépend de son sponsor, de son protecteur. Il faut, d’abord, qu’il lui plaise.
Une fois passée la fameuse fierté d’être reçu dans l’antre sacré des Grands Comédiens, le quotidien du travail et des relations humaines reprenait le dessus. Une autre femme, Lise Delamare, ancienne sociétaire de la Comédie Française, me choisit dans sa classe. Pour elle, je suis un valet piquant qui devra se cantonner dans ce genre d’emploi. Nous sommes encore dans l’esprit du « Vieux Français » où la Comédie Française recrute des catégories, davantage que des personnalités. Personnalités faisant référence ici aux premiers rôles du répertoire. Là aussi, la Maison réserve les personnalités à leur famille. J’imaginais les rôles que j’aimais interpréter comme des êtres libres et non conventionnels, mais point dépourvus de vraie noblesse : Don César de Bazan, Cyrano. Ce Cyrano qui faisait s’exclamer de joie Tania lorsque je promenais son nez, donc le mien, sur le plateau. Pour elle, j’étais l’un des deux ou trois acteurs qui pouvaient jouer ce rôle en France. Là non plus, syndrome de la jeunesse, je ne doutais pas. J’aimais interpréter ces nobles, pas seulement de titre, qui aiment flirter avec la vie.
Je commence donc mes classes au conservatoire avec ennui, les valets ne m’intéressent pas, dirigé par une grande bourgeoise élégante, mais bourgeoise. Et puis Lise évoque trop souvent Tania Balachova, qu’elle connaît, pour ne pas soupçonner un nuage de jalousie. Elle sait également que je retourne les samedis sur la scène poussiéreuse du théâtre de la Gaieté Montparnasse pour entendre le rire célèbre de Tania, lorsque je suis sur scène. Il y a la maison officielle du théâtre, celle qui doit vous propulser d’une façon crédible dans le métier. Il y a la maison de joie et de liberté où seul le talent affiche une noble référence. Mon cœur était plus fort que ma raison, que mon ambition.
Malgré sa confiance (il me permet de réaliser ma première mise en scène dans le plus beau théâtre de Paris) et son amour, P.A.T (Pierre-Aimé Touchard), le directeur du Conservatoire, ne pouvait me sauver contre moi-même. Le chemin que l’on me traçait vers la Comédie Française ne seyait pas à mon tempérament insouciant de gascon, convaincu de son talent, mais totalement étranger à la conduite d’une carrière. Le fait de n’être point « bien né », traduire dans une grande famille du théâtre, n’enlevait pas ma fierté, mais réduisait considérablement mes possibilités de travailler. « L’acteur a besoin d’amour », me disait PAT dans les conversations où il me mettait à la porte régulièrement pour ne pas m’adapter à la grande maison. Au bout d’une heure de conversation où il me grondait comme son fils, il me congédiait avec son habituel « Allez ! Ça va pour cette fois », qui était bien la quatrième ou la cinquième. Peut-être cet amour immodéré qu’il me portait lui a-t-il inspiré de me laisser faire ma première mise en scène, comme un privilège, dès la deuxième année. Peut-être savait-il déjà que les murs de marbre de cette maison étaient trop épais et lourds pour moi ? Tania quitta ce monde, alors je partis la chercher sur le même chemin du théâtre qu’elle m’avait inspiré. Ai-je regretté la voie officielle du Conservatoire, puis de la Comédie française, antichambre dorée dont rêvaient tous les jeunes comédiens ?
Le théâtre fut donc la première distance, idée de distanciation développée par Brecht, qui peut mieux nous faire comprendre le monde du double ou du monde illusoire. Deux cas de figure s’imposent alors. L’école d’humilité nécessaire pour prêter son corps et son esprit au personnage que nous devons interpréter. Ou s’identifier à celui que nous sommes devenus, succès aidant quand le public vient voir l’acteur et non le personnage, quitte à perdre son âme. Se perdre ou se retrouver c’est bien le dilemme de l’artiste dramatique.
Ma génération pouvait encore se féliciter de rêver davantage à s’identifier à Hamlet, qu’à Brad Pitt.
Cela nécessitait donc une recherche, un approfondissement qui ouvrait la porte de l’humilité. Le théâtre a bien cet effet de catharsis, de transformation et de sublimation. À la condition que l’auteur comme l’interprète atteignent une profonde dimension humaine, peut-être une dimension au-delà de l’humain. C’est peut-être cela la catharsis ou le dépassement. Pour manifester, écrire, interpréter l’humain, je voulais d’abord le comprendre. Dans ce processus de compréhension, l’acteur ne doit pas se focaliser seulement sur l’aspect psychologique, mais également comportemental et émotionnel. Il réside également de cette approche, une dimension sacrée qui, déjà, me fascinait. Le théâtre grec met en scène les dieux avant les hommes. Une description du comédien par Friedrich Ulmer justifiait mon désir profond de réaliser ce métier : « Faire œuvre de comédien, cela signifie être vrai de corps et d’âme. Le secret de cette création réside dans la grâce donnée à l’homme de rendre son corps transparent, perméable aux émotions de l’âme, de telle sorte que les événements intérieurs s’expriment dans la physionomie, le geste, le ton, la contenance et la démarche. En un mot, il consiste à démasquer et non à masquer. En ce sens, le comédien est plus vrai que tous les hommes ». De même quand Hans Urs Von Balthasar évoquait la parole qui devient charnelle et donne une couleur presque mystique à la fonction. Étrange lien que fait ce cardinal lorsque nous connaissons cette dépréciation de l’état de comédien par l’Église. En Inde, le comédien appartenait à une caste impure et méprisée. En Chine, la comédienne chinoise était considérée comme une prostituée. Port-Royal n’était pas seul à voir dans le comédien un empoisonneur public, un « possédé de Satan ». Le romancier français Léon Bloy méprise cet état comme « l’infamie des infamies ». L’existence du comédien se trouve sur le tranchant de la lame, impudique ou humble. Peut-être possédé.
« Possédé » : je ne pouvais que revendiquer ce titre, car rien ne pouvait détourner le chemin que l’on m’avait tracé.
Le futur Lama en Dom Juan au Festival d’Avignon
Tout est possible
Le théâtre fut une parfaite école pour me séparer du monde ordinaire, pour rejoindre celui de « l’au-delà du réel », de l’au-delà des apparences. L’illusion c’est nous qui la créons. Nous sommes les maîtres du faux afin de montrer le vrai. Cette réflexion que l’on prête à Jean Vilar afin d’aider Gérard Philippe à interpréter le Cid m’a toujours interpellé. « Rodrigue n’est pas le cid, il le devient. » C’est la vraie empreinte de l’humilité. Qui que nous soyons, lorsqu’un titre nous est donné, même le titre d’homme, nous devons nous arracher pour le devenir. Le nom n’est que le potentiel. Je saurai revenir sur cette vérité plus tard.