Dentelles et Rangers - Marie Fontaine - E-Book

Dentelles et Rangers E-Book

Marie Fontaine

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Beschreibung

Printemps 2016. Fuyant chômage et déception amoureuse, Daphné, Frenchie pur jus, bourrine de corps mais fleur bleue de coeur, trouve refuge en Californie, plus précisément à Burbank, royaume des faux-semblants. Peu après son arrivée, elle flashe sur Bradley, craquant cracker qu'elle se mettrait volontiers sous la dent. Une nouvelle histoire avec un nouveau lover serait-elle envisageable ? Rien n'est moins sûr avec cet homme à double visage, soufflant tour à tour le chaud et le froid. Envers et contre tout, Daphné prend son courage à deux mains pour démêler l'écheveau de la vérité. Heureusement, les petites voix qui l'accompagnent sont loin d'être impénétrables.

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Remerciements

À ma famille.

À mes lecteurs passés, présents ou à venir.

Aux amis qui, sans relâche, m'ont encouragée, et plus particulièrement à toi, Shawness Youngshkine, merci pour tous nos échanges incommensurables, ô combien inspirants, enrichissants; c'est en grande partie grâce à toi si Daphné Roussel a emprunté son chemin de traverse et existe aujourd'hui sur papier et miroirs numériques. La voilà désormais sur la route de l'Imaginaire aux côtés des héros de ta saga.

Le parcours jusqu'à la naissance d'un livre est long et ardu, mais n'est-ce pas ce qui en fait la beauté ?

À tous ceux que la Vie a jetés à terre, et qui se sont relevés, encore et encore, non sans humour...

Sommaire

Bradley

Evangeline

Philippe

Liam

Apollon

Gina

Daphné

Steven

Rose

Ranger sous la douche

Fan fan fan

Jeremy

Claudia

Colomba

Vinaigre de cidre

Consuelo

Jeux

À table

Leandro

Fiançailles

Bungalow

Lucia

Neil

Skate

Ombrelles texanes

Maquillage

Petit Prince

Et tu seras là

1 Bradley

Elle marque une pause...

Elle ? Bah moi, quoi...

Moi, en planque derrière les tentacules enchevêtrés d'un figuier banian, un genou fléchi, l'autre enfoncé dans l'herbe putride.

Sur mes gardes, à l'affût de la moindre anomalie, je tire d'un coup sec sur les lacets de mes Rangers, les resserre à mort.

Dos rond, front bas, doigts écartés en pattes d'araignée sur l'humus, posture du sprinteur dans les starting-blocks.

Ne plus remuer un cil.

Inspirer... Expirer...

Détendre les poumons suffoquant sous la tiédeur moisie exhalée par la décomposition organique.

Inspirer... Expirer...

Ramener le calme dans mon paysage intérieur.

Inspirer... Expirer...

Ignorer la fatigue.

Inspirer... Expirer...

Me redresser enfin. Sonder les alentours. Lentement.

Facultés de perception au taquet.

R.A.S.

La pause est terminée. Elle poursuit la mission.

D'humeur à en découdre, je remets mon casque, empoigne mon R-M. (pistolet-mitrailleur) et m'élance à l'assaut de la jungle. Le sentier de la guerre, à défaut de celui de la gloire, s'ouvre en cinémascope.

Le calvaire recommence. Courir. Sauter. Chuter. Ramper. Se relever. Courir... Buissons. Flaques. Creux. Bosses...

Seigneur, ça n'en finit pas! Les cartouchières en croix sur le thorax me gênent, pas autant que le poids mort, traîné en bandoulière, d'une besace bourrée d'explosifs.

Stop! Plus bouger! Méfiance. Vigilance. Je scrute la forêt qui s'évertue à jalonner ma progression de signes hostiles. Là... à 2 heures... ennemi en vue!

Plonger. S'aplatir. Fusionner avec la gadoue.

J'attrape une grenade, ôte la goupille d'un coup de dent, clac! la recrache, pfteuh! et lance fissa l'engin de destruction en direction de la zone suspecte. Tous aux abris! Schnell! Bras vivement repliés sur le casque. Big boum BADABOUM! Ouf, c'était moins une!

Déluge froufroutant de scories. Je me retrouve ensevelie sous un amas de feuilles déchiquetées, écorces en charpie et particules de terre et eau mêlées...

J'attends que s'apaise le cadre forestier avant d'oser m'agiter. D'abord les omoplates. Puis la caboche. Dérangée par le remous, la pelisse de détritus qui me recouvre frémit, se défait et s'éparpille dans un chuchotis de papier froissé.

Sens mobilisés cinq sur cinq.

En appui sur le P.-M. fermement tenu, abdomen collé au bourbier, examen rigoureux des lieux à 180° en contre-plongée.

Droit devant, à hauteur d'homme, un spectacle enchanteur retient l'attention: des essaims de débris retardataires virevoltent autour des cordes de lumière perforant la canopée avant de descendre embrasser avec grâce le plancher des mygales. Quelle beauté! Si le Temps m'obéissait, je lui ordonnerais sur-le-champ de suspendre son trot; je me délecterais ainsi indéfiniment de la danse aérienne de ces atomes.

Séquence féerie...

What a wonderful world... (La version surannée by Louis Armstrong.)

Un grincement sinistre brise hélas l'extase sans crier gare. Assez rêvassé, soldat! On n'est pas là pour jouer au touriste en mal d'exotisme! Je braque le museau vers la source du crissement discordant. Ciel! Sous les frondaisons, à l'aplomb de ma position, une branche menace de se détacher, lestée d'une jambe et d'un bras intriqués dans une bouillie beurk de viande et d'os. Propulsés là, j'en parierais mes bottes, par le souffle de l'explosion. Craaac! Euh non, elle ne menace pas de... elle dégringole carrément avec son répugnant fardeau! Sauve qui peut! Hop! Agile translation latérale à plat ventre sur terrain vaseux malgré le treillis adhérant au cloaque d'un schflurp de sangsue goulue. Hop! L'infâme agrégat s'écrase ricrac à un cheveu de bibi.

Rho! Trop forte, Daphné! Le choc d'impact soulève des gerbes de confettis végétaux parsemés de brins d'humain, rougeâtres et gluants.

Ha, ha, ha! Les restes sanguinolents d'un malchanceux quidam! Ha, ha! Très drôle. Plus j'y pense et plus l'idée me paraît désopilante. Yahou! Je m'éclate telle une petite sirène le jour de son initiation aux cabrioles aquatiques. Je n'en suis qu'au tout début, mais je l'aime, que dis-je, je le kiffe à donf ce contrat, pour pasticher le baragouin des djeuns de ma génération. Si je partage sans problème avec eux la décennie de ma naissance, je déteste en revanche le langage moche dont ils usent et abusent, si médiocre et dépouillé de toute poésie.

Et... Coupez! Parfait!

Impossible de contrôler une hilarité galopante.

— Ça ne va pas ? Tu pleures ?

Pleurer ? Moi ? Dans tes rêves! Je renifle bruyamment avant de me hisser sur les coudes, parée à sermonner à gogo le dadais qui s'est aventuré à me doter de pareille faiblesse. Mais au lieu de chapitrer le pauvre bougre, je me statufie sur place, et pas seulement à cause du limon immonde qui barbouille mes joues et tartine mon uniforme.

Oh, my God! La silhouette d'Apollon en personne enflamme l'écran de végétation tropicale.

Bzzz... Panoramique descendant. Que distingue-t-on, là, dans le prolongement des baskets de l'idole? Un vermicelle englué dans un gloubi-boulga marronâtre: moi.

Bzzz... Panoramique ascendant. Le Magnifique éclipse la trouée de soleil simulée par un projecteur, une auréole nimbe ses tifs coiffés en brosse. Certes, « nimbe » émane d'un registre soutenu, voire pédant, c'est néanmoins l'unique verbe qui me vienne et valse à l'esprit sur l'instant.

À contre-jour, je ne perçois que des traits confus sur le faciès du manitou. Aucun brouillage ne perturbe en revanche la vision de ses muscles; moulés à pleines louches dans un polo rose à fleur de chair, ils se projettent dans l'espace en Ultra Haute Définition (UHD pour les mordus de technologie). Mmmh... Si j'étais tissu, je glisserais sur sa peau et... Mmmh... Holà... Idée saugrenue! Je me sens rougir jusqu'aux tréfonds de la moelle épinière. Sainte Gadoue camouflant mon émoi, sois bénie.

Que diable m'arrive-t-il ? Je ne discerne ni n'entends plus le tourbillon des gars et des filles bourdonnant autour de nous, pas plus que je ne remarque la scripte accroupie à quelques centimètres à peine, affairée à tapoter des notes sur une tablette. Neurones chatouillés par une euphorie inexplicable, j'en oublierais presque ma carcasse harassée d'acrobaties.

Il s'est un brin décalé. Le disque solaire factice, lui, n'a pas bougé d'un pouce. L’effigie du prodige à présent visualisée avec une netteté optimale, la surprise ne manque pas de générer une formidable décharge, me foudroyant illico. LUI! Je le reconnais! Oh my God! OMG! (Voilà que je m'affole en texto...) Bradley Hammer! The boss, the vedette masculine du film pour lequel on m'a engagée et dont le tournage a débuté aux aurores. L'un des rares acteurs hollywoodiens à réaliser ses cascades. Un maître, une légende vivante pour nous, les risque-tout et doublures de l'ombre. Vouiii! Bradley Hammer! Mince! Non, pas lui, simple interjection censée traduire l'étonnement devant un scénario plutôt insolite; je m'attendais à tomber sur la star, après tout, nous œuvrons dans le même movie, mais... si vite? Dès le premier jour? Oh là là, pas eu l'occasion de me préparer au choc sur le plan psychologique, moi, very bad trip.1 Sa Majesté me dévisage, mignon sourire en coin magnifiant l’alignement perlé d'incisives sublimes, plus blanches que les neiges éternelles du Kilimandjaro (de l'ère, pas si ancienne que ça, où elles n'avaient pas quasiment fondu) et d'une affinité divine avec le bleu acier des prunelles. Je voudrais me lever.

Oui, je voudrais. Oui. Mais non. Je ne peux pas. JE NE PEUX PAS! Misère... Des tonnes de plomb me lestent les guibolles ou quoi ? Bon sang. Je le savais. Of course, je le savais! Tantôt ce matin, j'aurais dû m'abstenir de grignoter ce satané quart de donut au chocolat en guise de petit déj'. Je le savais! Toujours obéir à son intuition. J'aurais dû avaler le donut ENTIER! La balourdise agrémentée de la ridicule incapacité à me remettre sur pattes bénéficierait en la circonstance d'une justification crédible.

— Besoin d'aide ?

Son Altesse s'est exprimée d'un timbre doux, légèrement éraillé. Suspendu à ses lèvres, le monde entier se tait, à l'exception d'une mélodie céleste cajolant les conduits auditifs. Une monumentale porte en or s'entrouvre. Un vénérable vieillard surgit, chevelure, barbe et toge éblouissantes de pureté. D'un ondoiement gracieux de la manche, il m'intime de le suivre.

— Soyez la bienvenue au Paradis, mon enfant.

— Mon enfant? Sérieux? Vous vous sentez bien, espèce de vieux beau ?

— Moi ? Oui, merveilleusement bien, me rétorque une voix fraîche et musicale qui ne concorde pas, mais alors pas du tout, avec la figure de l'auguste. Toi, hum, hum, pas sûr... On ne m'avait jamais affublé de « vieux beau ». Savoureux, j'en conviens.

Le barbu à la robe immaculée a disparu, ne persiste que la symphonie caressant les tympans lorsque Bradley converse avec le commun des mortels. Euh... IL s'adresse vraiment à moi?! Je rougis de plus belle, jusqu'au bout du pif. Merci, oh, merci la boue... Lève-toi, ma fille, allez quoi, un p'tit effort! Arf, je ne demande pas mieux, moi. Quant aux gambettes... les duettistes renâclent toujours au décollage, à croire que, gravement entichées du biotope reproduit sous le toit du Stage 15 (le hangar où j'ai crapahuté à la folie), elles refusent de le quitter. Traîtresses!

Sire Bradley se penche en avant, main tendue à la manière du Bon Samaritain. La mienne monte en mode automatique à sa rencontre... Euh... Par quel mystérieux sortilège ?

Au moment où nos doigts se frôlent, un fourmillement parasite mon épiderme et j'entends le fsshh! caractéristique d'une gouttelette d'huile grésillant sur une plancha incandescente, entre une crevette et une rondelle de chorizo. Sérieux? Un effleurement de rien du tout et... fsshh ? Mue par un réflexe de défense, ma pogne se retire avec une accélération un poil exagérée. La sienne insiste dans sa mission de secouriste.

« Tu sais, ça ne mord pas », me dit-il, le mignon sourire virant justement au carnassier. Du moins... je l'imagine ? Allons! Moi qui ai prouvé mon aptitude à endurer sans gémir d'interminables séances au Club Dég' de la bouillasse, je me dégonflerais maintenant telle une donzelle effarouchée à son baptême du flirt ? Non! Déterminée à montrer de quel bois je me chauffe, je roule sur le flanc, tente la station assise, réussis à me stabiliser sur les fesses et d'un harponnement viril, saisis la paume toujours tendue.

Fsshh... Cette fois, aucun doute: la drôle de friture résulte sans équivoque de l'union éphémère de nos chairs (euh... en tout bien tout honneur). Observant l'Affriolant en catimini, je constate que rien de sa physionomie ne trahit le moindre frisson. Hum... Serais-je la seule à ressentir la vibration ?

Subitement, me voici debout. Hein ? Ça alors... M... m... mais...

co... comment ? Je ne me souviens pas avoir bougé... Vaudou ? Sorcellerie ? Envoûtement ? Jack Sparrow ?

— La petite Française, je présume ?

La Française ? Yes! Petite ? Plaît-il ? Avec mon mètre soixante-quinze? Dans la ville du Sud où je suis née, on me donnait aisément du « grande gigasse » ou « grande sauterelle ». En primaire, je dépassais mes copines d'une bonne trombine. Mes copains aussi. Bon... Ici, les rôles tendraient à s'inverser... QUI tutoie les nues ? Bradley Hammer. Obligée de braquer les yeux au firmament pour croiser les siens. O.K. Est-ce un motif valable, voire suffisant, pour me qualifier de « petite » ?

Montée sur mes (grands) chevaux piaffants de vexation, je me rappelle in extremis que les Américains ont la manie d'appréhender leur environnement à échelle géante, comme s'ils descendaient en droite ligne du mythique peuple des Titans. Une babiole ose étaler une infériorité malséante par rapport à leurs dimensions standard (autrement dit « colossales ») ? Forcément, ça irrite les mirettes. Bah! Consentons à être bonne princesse, accordons notre pardon. Profitez de notre (grande) clémence, brave laquais, allez en paix.

Je réalise subito qu'il parle ma langue, celle de Molière, avec un rien du tout d'accent. Ça le rend davantage craquant. Aaah... Si un tel spécimen daignait s'intéresser un jour à ma pomme ailleurs que sur un plateau... Pfff! Malheureuse! À quoi songes-tu ? Le Mirifique évolue dans une sphère inaccessible, à des milliards d'années-lumière de ton univers voué au niveau des rase-bitume. Vos mondes et ondes ont autant de chances de matcher que Michael Jackson de ressusciter. Certes. Mais alors, que fabrique-t-il à mes côtés ? Brûlant de le savoir... je dégaine mon ton le plus neutre et confirme sa supposition: « C'est bien moi. »

Ton neutre, j'ai dit! Et non pas cet incongru gargouillis de chat qu'on étrangle! Je toussote, teuh! teuh! Par chance, le ridicule ne tue plus. Quand même... Je souhaiterais, là, sans délai, me diluer jusqu'au dernier tif dans un gouffre de vase.

— O.K., susurre-t-il. Salut. Moi, c'est Bradley Hammer (ah, comme si je ne le savais pas).

Resserrant son emprise sur ma griffe (qu'il n'a pas lâchée), il entame un vigoureux shake-hand. Ouch!

— J'aime faire la connaissance de tous les participants au tournage.

— Goujat!

Ça ? L'insulte que je meurs d'envie de lui balancer dans les gencives, et encore, je suis polie. Car oui, quoi! selon mister Hammer, je ne représente qu'une vulgaire minuscule goutte dans l'océan immense (eh oui, la manie d'apprécier le monde façon colosse s'avère contagieuse) de tous ces pèlerins: la masse au (grand) complet des membres de l'équipage dont les noms défileront à l’allure d'un sprint au générique de Dentelles & Rangers, le film nous réunissant tous; pourquoi pas m'étiqueter « menu fretin » tant qu'il y est ?

En réalité, je me contente de chevroter: « Enchantée. Je m'appelle Roussel, Daphné Roussel. »

1 Clin d’œil au film Very Bad Trip, réalisé par Todd Phillips, 2009.

2 Evangeline

Réticent à restituer ma menotte, le bogosse s'obstine à la secouer (mazette! Il s'entraîne à battre le record mondial de tacatac ?), sans démordre d'une déplaisante indiscrétion à me lorgner avec la convoitise d'un marmot aguiché par le modèle phare des trottinettes électriques. Le shake-hand s'éternise... La bourbe s'adonne à cœur joie à la gigue du tremblotis sur treillis, gélatine marronnasse trémulant non-stop sur mes V.T.T. (Vêtements Tout Terrain)

— Daphné, dit-il enfin. Cute!2

Je rêve ou le gueux a prononcé « daphnie » ? Me prendrait-il pour l'animalcule translucide d'eau douce? L'insignifiant crustacé rattaché à une espèce dont les exemplaires les plus maous atteignent la taille inouïe de cinq millimètres ? Mon gars, tu n'y couperas pas, prépare-toi pour une leçon de phonétique. Je m'arme de hardiesse, dégage ma dextre et attaque.

— Pas Daphnie « I », mais Daphné « É », couine le chaton à moitié étranglé.

Il répète à voix basse, mimant la concentration d'un gosse en train de mémoriser une comptine.

— Daphné « É », opine-t-il. O.K. Cute!

— Oui.

Mes paniers de punchlines en rupture de stock momentanée, je m'en veux de ne rien pêcher de frétillant à lui asséner autre qu'un avorton de « oui ». Tentons une risette. Mauvaise pioche. Ma bobine se décompose telle celle d'un zombie. Surchauffée sous les sunlights, la glaise s'est asséchée et se craquèle par endroits en une multitude d'écailles. Sous l'action des zygomatiques, elles se décollent et s'abattent sur mes Rangers, pof! paf! pof! Une vache de bombe sexuelle choisit pile-poil cet épisode glamour pour venir interrompre notre causette. Par hasard ? Hum...

La Galadriel de cinoche flotte jusqu'à nous au rythme d'une pavane si nonchalante que l'on pourrait se taper une belote... et rebelote...

La voici limitrophe de notre couple (hum...) au point que l'on compterait sans difficulté les grains de son fond de teint. D'une ondulation étudiée, la pin-up dodeline du front contre l'épaule de mon bel interlocuteur. Son objectif? Apporter la preuve éclatante, au cas où on ne le remarquerait pas, que ses maâagnifiques boucles d'or chatoient joliment.

— Brad, mon chou, roucoule-t-elle. Ça va être à nous. Tu devrais aller te changer.

Voilà donc l'élucidation de la présence, dès le D Day, de l'Apollon sur le set: le planning prévoit d'ores et déjà des captations avec lui.

Le « chou » en question dispose d'un bungalow de luxe privé, fief privilégié où s'apprêter et s'entraîner touche, j'imagine, au délice ineffable. Comment je le sais ? Tout bête: ce genre d'info circule parmi la valetaille des studios à la vitesse de Speedy Gonzales pourchassé par Grosminet.

Clignement complice et cajoleur de messire Bradley à ma (grande) personne. Fsshh... Mazette! Sans contact direct?! Fsshh... Sans contact direct. Euh... j'en fais quoi... ahem... de mes organes internes brutalement en vrac? Et de mes patoches et pinceaux, empotés comme jamais, qui ambitionnent de dérouler leurs centimètres à l'infini ? j'en fais QUOI ? Inconscient du tumulte chambardant mes entrailles, étranger aux tentacules me tenant lieu de membres, le Charmeur s'excuse de regagner sans tarder le clinquant palais réservé à sa Seigneurie et me plante là, pantelante, bonne à perdre des croûtons face à la déesse absorbée dans la contemplation de la jungle à travers... moi.

Ça raie les dents de l'admettre, mais miss Evangeline Labrie (grrr! son prénom itou est maâagnifique) jouit d'une esthétique à couper le sifflet. Sous un clone de mon accoutrement militaire (en beaucoup plus clean), on devine des quilles fuselées supportant une cambrure de guêpe ainsi qu'un monde fou au balcon. L'ensemble sans une once d'effet spécial. Plastique mirobolante cent pour cent naturelle. La presse pipole a suffisamment rabâché que l'anatomie de la Wonder Woman, exception splendide, ne contenait pas un microgramme de botox ou de silicone. Pas un. Il faudrait, à l'égal de Captain America,3 avoir hiberné pendant des lustres pour l'ignorer.

À dessein d'arborer des pommes d'amour aussi rondes et charnues que les siennes, j'ai acheté un soutien-gorge 105 D à bonnets hyper-molletonnés. (Je prends d'habitude du 85 B.) Ce bustier d'ogresse agrafé, j'ai remonté à bloc mes petits trésors au moyen de trois paires de vieilles chaussettes roulées en boule sous chaque globe. Un nuage de blush sur les sommets émergents et le tour était joué. Pour affiner le buste, rien de plus facile: recours au bon vieux corset, déniché et alloué à bibi par la costumière en chef. Si efficace, ce serre-côtes, que si je ne l'ôte pas dans la minute qui suit, le décor va s'embarrasser d'une statue bleu schtroumpf, asphyxiée sous d'épaisses squames de boue séchée. Le fameux « il faut souffrir pour être belle » ne relève pas, dans ce cas, du vain adage.

Mais, pourquoi diable plagier coûte que coûte l'admirable façade d'Evangeline Labrie ? Pourquoi endurer ces tortures sans broncher? Pour la simple et bonne raison, pardi! que j'incarne sa doublure physique, son body double, et que l'on me paie pour ça. Lorsque j'interviendrai à l'écran, la totalité des spectateurs n'y verra que du feu; nul ne décèlera le subtil subterfuge. Je la remplace dans les scènes dites « d'action », car la sculpturale créature ne court pas, ne saute pas, ne grimpe pas, elle maâarche, et encore...

Est-elle au courant de mon statut de réplique casse-cou de sa Magnificence ? Curieuse de connaître la réponse, j'amorce une conversation comme on sauterait sans parachute du pic de la Burj Khalifa de Dubaï, la tour la plus haute du monde: « Ravie de jouer avec vous, miss Labrie... »

Le petit chat est mort. Horreur! Ma gorge a proféré un abominable son guttural! Barbie pose sur moi un point d'interrogation perplexe. Tiens! Une crotte douée de parole, se dit-elle, l'émeraude fabuleuse de ses yeux ternie par une succession de vapeurs circonflexes. Sans daigner un tantinet m'éclairer, elle me concède une vue imprenable sur son dos. Puis, moulant son majestueux fessier dans le fauteuil estampillé à son blaze, réclame d'un claquement de doigts sa maquilleuse perso postée sous une caméra girafe à la lisière de la forêt.

La rouquine, boulotte entre deux âges, réagit au quart de tour. Chargée d'un sac pesant manifestement des tonnes, elle accourt en se dandinant, perchée sur des talons compensés à flanquer le vertige. Œuvrant avec tant de célérité qu'on la croirait pourvue d'une tripotée de pinces, elle s'empresse de satisfaire l'Impériale.

À l'aide d’une pipette, la brave petite fourmi dépose trois gouttes et demie d'un liquide brunâtre sur la proéminence des roploplos de l’étoile flippante, puis réitère l'opération sur les mimines raffinées. Munie dans la foulée d'une éponge, à coups de tapotages méticuleux, elle farde front, nez, joues et menton de brumes caca d'oie, et pour conclure, parsème les anglaises soyeuses de feuilles et brindilles. Son affairement aboutit bientôt à un résultat plus que probant: de loin, on jurerait que la diva baigne dans la crasse.

Je me suis recoquillée. Sans demander mon reste, j'ai déserté les lieux en rasant les murs. Pour un peu, j'aurais replongé dans la bauge et me serais éclipsée hors du champ de vision de la nova platine en rampant comme les couleuvres qu'elle venait de me faire avaler. Alors que j'avais presque atteint l'orée du hangar, le moteur de ma fuite mortifiée a brusquement calé. Camouflet ravalé, j'ai opéré un demi-tour et, drapée de la discrétion d'une violette poussant sous la mousse des sousbois, je me suis infiltrée, ni vue ni connue, dans le giron du staff sur le pied de guerre.

Aucune préméditation ne me pilotait. Avant de revenir sur mes pas, j'étais résolue à me carapater dans les douches communes affectées aux sans-grade de Hollywood, à m'y débarbouiller et, poursuivant sur ma lancée, quitter les studios, ma présence n'étant pas requise avant le lendemain matin. C'était compter sans la lubie qui m'a assaillie à l'improviste: reluquer en tapinois le prochain numéro. Virement de bord, donc, et en avant toute! Cap sur le théâtre faussement verdoyant. Là, renseignements glanés avec l'effacement d'une souricette, j’ai compris qu'il s'agissait de la pantomime « Evangeline & Bradley s'étreignant avec fougue sur un lit crotteux, égarés dans le labyrinthe d'une jungle lointaine ». L’expérience va m'affliger, me mortifier, j'aspire pourtant à découvrir le show. Mon côté maso...

En embuscade derrière un imposant projecteur, je me contrains à ne plus bouger jusqu'au retour de Bradley. Attente de courte durée; le voilà! le voilà! Tous les carreaux se focalisent sur le bogosse. Ceux des femmes étincellent de mille diamants. Il a troqué le polo rose contre une veste de treillis. Un pantalon assorti moule ses cuisses, modelées à n'en pas douter sur celles du David de Michel-Ange. Botté de Rangers, il gagne en stature. Impressionnant... Dingue comme le style militaire lui va à ravir... Je me sens toute chose.

Il cingle droit sur la mer verdoyante où patiente miss Labrie. Hum... Curieuse d'assister à l'éclosion de notre idylle. Enfin, non, pas tout à fait: celle du duo formé par l'Enjôleur qui m'émeut et la Blondasse que je double, grrr!

Ladite Blondasse écoute ou feint d'écouter les indications de la scripte. Simultanément, d'un élégant moulinet de ses menottes d'aristocrate, elle torsade sa toison et l'embobine sous un casque. Je décapsule le mien et libère de mirifiques bouclettes d'or encombrées de brindilles.

Non, j'exagère, elles ne m'appartiennent pas, ces jolies frisettes. La coiffeuse en chef s'est décarcassée à épingler sur mon crâne une perruque qui imite à la perfection le velouté ambré de la coiffure d'Evangeline. En vérité, je vous le dis, j'arbore une touffe indomptable en guise de crinière. De plus, je ne suis pas blonde; le chaume qui encadre ma binette remporte sans conteste la palme « corbeau » au rayon des noirs. Soucieuse d'économiser du temps lors de mes futures mues en Merveilleuse Evangeline, une maquilleuse a procédé à la décoloration de mes sourcils. Par conséquent, trois mois de tournage durant, je me baladerai en dehors du taf avec des arcades d'albinos sous une broussaille plus sombre que la plus charbonneuse des nuits. Bonjour le black and white! Heureusement, une collection fournie de foulards et bonnets estompera la disgrâce momentanée.

Bradley s'est agenouillé auprès d'Evangeline. Assisté par la scripte, il l'aide à reproduire ma posture dans la souille, à l'endroit exact où je rampais quelques minutes auparavant. De leur côté, visant à peaufiner l'illusion d'une actrice unique, les accessoiristes s'affairent à saupoudrer la poupée de fragments divers. La prise débutera à la seconde suivant la chute des restes humains.

Blondie tient la pose, l'agglomérat sanguinolent jouxtant sa hanche de déesse. Bradley entre à son tour en piste et grimpe au faîte d'un arbre artificiel. Entre-temps, les accessoiristes ont disposé des matelas autour du tronc.Silence. On tourne.

Bradley pousse un cri de guerre, saute dans le vide et se réceptionne sur les strates rembourrées en effectuant un sensationnel roulé-boulé. Puis, faisant fi de la fange, il se traîne sur les coudes, parvient au niveau d'Evangeline et la tire par la ceinture. À ce contact, la mercenaire d'opérette tressaille et bascule sur le flanc, faisant mine de s'ébahir.

— Oh... Andy chéri. Toi ? Vivant!

Boucles d'Or interprète à souhait la nunuche pâmée recevant un cadeau inespéré. Les dialoguistes pilonnent quant à eux le record de la réplique indigente et indigeste.

— Oh... Andy. Jamais je n'aurais dû perdre espoir.

Pulvérisent.

— Alyssa... Mon amour...

Atomisent.

Néantisent.

D'une étreinte divinement musclée, Bradley-Andy le Superbe enserre Evangeline-Alyssa la Greluche. Vautrés sur la couche bourbeuse, auréolés d'une incandescente volupté, ils s'embrasent d'un baiser ardent, interminable...

Je subodore qu'il n'y aura pas de prises additionnelles. Celle-ci est d'emblée réussie et leur couple, parfait. Si parfait qu'ils sont forcément mordus l'un de l'autre. Ces oiseaux-là, comme les mots de l'immortelle chanson des Beatles, vont très bien ensemble. Oserais-je ajouter « trop » ?

2 Cute: mignon.

3 Captain America: super-héros d'une bande dessinée américaine Marvel, créé par Jack Kirby et Joe Simon.

3 Philippe

Au bord des larmes, suffocant d'un cafard intempestif, je me suis éclipsée pour de bon. Mon cœur cherchait, piteux candidat au suicide, une corde pour se pendre... Vertuchou! Pourquoi une réaction aussi épidermique ? Fort de tabasco, non ? Dire qu'hier je ne connaissais Bradley Hammer ni de Sally, ni de Harry.

Sous les coups de fouet d'une douche brûlante, je redeviens Daphné-Daphnie. Française-Frenchie. Transparente... L'eau me lave, sans m'apaiser.

Je ressors décrassée, récurée, mais les lucarnes enlaidies d'un affreux rougissement, détail collant à la perfection aux sourcils de lapinou albinos. Séchage grosso modo effectué dans la cabine d'habillage, pioche de sous-vêtements de rechange. Hésitation devant un soutien-gorge riquiqui. Boarf, je le replie et le confie à mon sac, décidée à adhérer, au moins pour la soirée, à la tendance No Bra. Pas envie d'encager mes roitelets, pas maintenant, qu'ils respirent au contraire une liberté sans entraves.

De toute façon, rien de folichon à soutenir. Dans mon cas, les soutifs relèvent plus du décorum que de l'utile. Je pourrais gagner une vingtaine de centimètres de tour de balconnet en sollicitant le concours d'un chirurgien disciple de Nip/Tuck, un pro du rembourrage par le biais d'implants mammaires, mais je m'y refuse; il existe des moyens nettement plus intelligents de dilapider ses deniers. Je n'envisage pas par ailleurs de m'enraciner en Californie, à Burbank plus précisément; inutile donc de singer les authentiques bimbos de la Côte, hyper-soucieuses de leur apparence.

J'enfile une tunique bohème chic aux coloris girly dont le satin vaporeux, modèle d'impudeur, laisse transparaître les boobs. Tant mieux. Le premier puritain venu s'étranglera à coup sûr d'offuscation: « Vertudieu! Couvrez ce sein, que je ne saurais voir! » Tant mieux. Ayons l'âme provocante. Pour compléter la tenue, je me faufile dans un jean déchiré des cuisses aux genoux, chausse des Converse fleuries tel les pommiers en mai et noue un foulard sur ma tignasse. On ne distingue plus la paille corbeau. Tant mieux. Des solaires rondes à la John Lennon apportent la touche finale. Sous les verres bleu fumé, on discerne mal mes billes oculaires marbrées de sang. Tant mieux. Daphné fin prête!

Un réseau dense de rues et avenues quadrille la fourmilière hollywoodienne. Je remonte pedibus l'allée centrale, la sortie se profile à l'horizon, promesse d'une libération imminente. Marcher me redonne une once d'entrain. En chemin, je croise aliens, zombies et mutants, salués d'un va-et-vient amical de la mimine. Je connais certains d'entre eux, rencontrés lors d'un tournage antérieur dans lequel j'officiais en tant que figurante; de charmants énergumènes.

Au poste de garde, penchée à l'hygiaphone, je lance un « hello! » le plus jovial possible à Gary, le rondouillard vigile quinqua qui vient de relever son homologue de jour. Un hochement de casquette me répond, souligné d'une large banane. S'ensuit un dialogue éclair sur la pluie et le beau temps, puis bye-bye Gary, me revoilà partie. Hop! Je franchis le seuil marquant la frontière entre les faubourgs de la réalité et l’usine à mirages où je joue les cascadeuses.

Direction l'arrêt du bus qui me conduira à celui de Magnolia Boulevard, à un saut de puce de mon nid californien. L'auvent, tagué jusqu'au dernier boulon, n'abrite pour l'instant aucun quidam. Inhabituel, je consulte ma montre. 18 heures 50. Prochaine navette dans quatre minutes, top chrono! Inspection de mon smartphone: zéro notification, bonjour tristesse... Je patiente debout, le banc brillant par son absence, réduit à une paire d'étriers en fer vissés dans le béton. Victime d'un vol ou envoyé se refaire la façade dans une clinique pour mobilier citadin vandalisé ? Va savoir...

Le baiser torride échangé tantôt sous mes mirettes entre Evangeline et Bradley s'immisce dans mon Imaginarium. Tournant en boucle, il m'asticote bien plus que je ne le souhaiterais. Insensiblement, je succombe au désir de me substituer à la bombasse. C'est moi qu'il embrasse... Moi, la petite Frenchie... Arf. Pourquoi me bercer de chimères ? C'est sans espoir... Bah! un zeste, une épluchure, une rognure d'illusion, ça ne mange pas de pain, hein, ça ne pèsera pas sur l'estomac.

Fignolant mon rôle, je m'essaie à deviner la saveur des lèvres de celui qui, à maintes reprises, m'a électrisée. Miel ? Fraise ? Cerise? Chocolat? À peine ai-je commencé à saliver à l'évocation du sucré acidulé de la cerise qu'un véhicule de la Burbank Bus, identifiable à sa carrosserie neige et bleu roi, envahit la chaussée d'un soupir poussif.

Toujours aucun zèbre sous l'abribus. Les usagers se sont-ils donné le mot pour me fuir telle une pestiférée ? Je me hisse à bord du vaisseau. Une jeune Black le manœuvre, de proportions plus que plantureuses à l'instar de la majorité de ses compatriotes. Jamais remarquée auparavant. Une bleusaille? Nantie d'un confortable fondement, la Fat Bottomed Girl4 semble en lévitation au-dessus du siège escamoté sous ses fesses, ce qui lui confère, comble du paradoxe, grâce et légèreté. Fredonnant une chansonnette inconnue à mon répertoire des standards made in USA, la callipyge m'adresse un timide salut.

L'autocar est quasi vide. Inhabituel. Les passagers: une vieille lady ratatinée derrière la conductrice et un couple de tourtereaux avachis sur la banquette du fond. L'ancienne fait non non non sans mot dire, les jouvenceaux prennent des selfies de leurs bisous en rafales, chacun avec un iPhone tendu à bout de bras. J'opte pour le terrain neutre du milieu.

Démarrage. Accélération progressive sous les palmiers et autres arbres aux ramures diversement touffues bordant avec parcimonie l'asphalte flétri. Au crépuscule, la circulation est particulièrement intense, le trajet risque de durer plus longtemps que prévu; pas grave, personne ne m'attend à la maison...

Nous empruntons Olive Avenue et longeons la Porte 4 (ci Gate 4) du vaste territoire Warner Bros, au fond de laquelle trône l'iconique château d'eau cuirassé de l'écusson WB, emblème de la corporation. Ensuite, Alameda Avenue jusqu'à la jonction avec Buena Vista Street où s'érigent les studios Disney. La légendaire artère déroule en ligne droite son macadam usé. Elle borde sur la gauche les îlots de Magnolia Park exclusivement peuplés d'immeubles bas, un secteur dont la partie commerciale s'est spécialisée dans la vente des surplus et objets dérivés du cinéma; des chapelets de boutiques au charme vintage s'y déploient, un paradis pour tout fan du septième art. En période d'oisiveté, c'est-à-dire très souvent, j'y gaspille une tripotée de plombes à fouiner partout, à grappiller des babioles que j'estime rares, au détriment, inévitable, de mon porte-monnaie.

je connais l'itinéraire de mémoire, chaque tronçon parcouru, chaque station entre les bâtiments où je bosse et mon chezmoi. Après avoir bifurqué à senestre à l'intersection de Buena Vista Street et Magnolia Boulevard, la trajectoire se boucle une encâblure plus loin sur la voie rigoureusement perpendiculaire dont la gracieuse dénomination s'inspire de la fleur au frais parfum citronné. Burbank, à l'image de la plupart des cités modernes, s'est construite suivant un plan orthogonal, un tissu urbain aux mailles régulières, monotone à l'excès, pratique cependant pour une représentante de mon espèce, digne rivale de l'huître en matière d'orientation.

Au cours du trajet, s'allongeant ce soir tel un trenta de chez Starbucks, je ne cesse de ruminer un bilan minable.

La solitude, désolée, ça existe. Pas que je la déteste, ce serait plutôt l'inverse, mais quand même... Ma rupture avec mon boyfriend Olivier date de deux ans, trois mois et dix jours.

Une éternité...

Depuis, abonnement renouvelable par tacite reconduction à une morne routine moniale. Aujourd'hui, j'ai vingt-huit piges. Youpi! Qui a pensé à me souhaiter un joyeux, heureux nananniversaire ? Personne... Mes parents, résidant par-delà l’Atlantique, bouderaient-ils l'événement ? Pas un appel, SMS ou mail de leur part: m'en voudraient-ils d'avoir gâché une carrière prometteuse en sol gaulois ?

Euh... Prometteuse, vite dit. Bac + 5, CAPES éducation physique et sportive en poche et des siècles à poireauter, le ministère de l'Éducation traînant la patte pour solliciter mes services. Des mois durant, j'ai assuré par intermittence un poste d'hôtesse de caisse dans une célèbre enseigne de la grande distribution. Obligée de m'en contenter; malgré des centaines de C.V. déposés partout à la ronde, rien trouvé de plus consistant à me glisser sous les crocs. Les Français fraîchement diplômés seraient de plus en plus nombreux à s'expatrier, tu m'étonnes.

On continue? Bradley Hammer... Comment dire... Il est juste incroyablement tentant, affriolant! Pas palpité comme ça des lustres en arrière. Effet « waouh! » garanti. Seulement voilà, une blondaâasse répugnant à courir sur ses petons se l'est adjugé.

You know what ? I'm happy...5 Bonjour tristesse, le regain.

De retour au bercail, basculant en mode consolation, je ne ferai qu'une bouchée du donut entamé puis négligé, il ne perd rien pour attendre. Au préalable, j'aurai prospecté le rayon deli du Store 2 Door qui dessert le quartier et fait l'emplette, histoire d'enrichir le menu, d'une copieuse salade Shanghai au poulet. En vue d'atténuer le sinistre de la portion de beignet délaissée, j'aurai en prime écumé le tourniquet de Delicatessen pour me concocter un éventail gourmand de mignardises. Un vin mousseux (pas les moyens de me payer un vrai champagne) clôturera les agapes en guise de digestif. Happy birthday, Daphnie...

Le gueuleton bâfré en solo, j'adorerais me confronter à la détestable fatalité de me lester de trois bons kilos d'un coup, comme quiconque abusant de la bonne chère, et n'éprouver aucun scrupule à me complaire tout mon soûl dans la caricature d'une Daphné bibendum; la tristesse ricoche plus aisément sur les bourrelets. Hélas, la nature m'a dotée d'une chance que d'aucuns qualifieraient d'ignoble: la capacité d'engloutir des repas pantagruéliques sans grossir d'un minuscule gramme. Je ne mange pas mes émotions, ce sont mes émotions qui me mangent... Par conséquent, ridicule de croire que bâfrer le donut ENTIER aurait fourni un excellent alibi à ma singulière lourdeur. Bref, privée de l'élasticité de l'embonpoint pour rebondir, la tristesse s'octroiera ce soir la faveur de coller à ma carne morose...

Je sors du Store 2 Door lestée de sachets kraft bourrés à craquer. Ce qui ne m'empêche pas de rallier d'une foulée athlétique la résidence de trois étages dans laquelle je loue un studio au rez-de-chaussée.

Philippe m'a aperçue du haut de son balcon. Mazette! Il a dû dévaler les escaliers quatre par quatre pour débouler dans le hall pile-poil au moment où j'y accède! Un bisou et il me soulage de mon chargement. Un vrai gentleman. Il pénètre à ma suite dans mon micropalace pour princesse fauchée et m'aide à déballer les achats. Comme j'enlève mes lunettes, il avise mes phares rougis.

— Oh! Dis donc, sale journée ? Tu veux en parler ?

— Bof, pas spécialement, mais t'inquiète, je survivrai.

— J'ai une idée, on remballe tout ça et on monte chez moi déguster ces trésors. Juste toi et moi. Mon T3 est un chouïa plus spacieux que ton palais pour Minnie Mouse, on y sera plus à l'aise. Ça te dit, ma chérie ?

4 Clin d’œil à la chanson Fat Bottomed Girls (Filles aux fesses bien en chair) du groupe britannique Queen, issue de l’album Jazz, 1978.

5 Vous savez quoi ? Je suis heureux.: réplique récurrente du chien Droopy personnage de dessin animé créé par Tex Avery

4 Liam

Ça me dit. Pas envie d'une soirée en ermite pour mes vingt-huit ans, isolée dans un coin à broyer du no future.

Philippe a rembarqué les sacs et nous sommes montés à son palier au dernier étage. Très commode qu'il soit mon voisin.

Sa hanche tamponne la mienne.

— Tu peux choper les clefs, s'te plaît ?

Of course. Je fouille dans la poche avant de son jean, saisis un trousseau, ouvre la porte et m'efface devant lui.

— Non, honneur aux demoiselles. Toi d'abord.

Bon... J'entre la première. Le séjour baigne dans une obscurité totale. Phil ne profite pas des rayons tardifs du crépuscule ?

Recherche de l'interrupteur à tâtons. Le voilà. Tadaaam! Que la lumière fuse!

La vache! Je dégringole des nues, mon menton itou.

Mâchoire décrochée et châsses en billes de loto, je m'ébaubis du tableau composé à mon intention... Des ribambelles de banderoles rose bonbon sillonnent le plafond, messagères d'un « Joyeux anniversaire Daphné! » en lettres crème. Dans le coin repas, la table ronde, nappée d'un voile nival incrusté de fines dentelles, attend ses hôtes. Elle héberge un duo d'assiettes et serviettes assorties à la déco, bordées de couverts étincelant sous le patronage de graciles verres à pied. En son centre s'épanouissent les fines arabesques d'un soliflore, écrin d'un bouton de la reine des fleurs, bourgeon de soie liliale au parfum retenu.

Ensemble ravissant, très... nuptial. Tout ça... pour moi ?

Au galop des palpitations sous mes côtes, je sens la montée d'une tempête dévastatrice. Mes paupières émettent des signaux en morse, prémisses d'un geyser lacrymal imminent. Mayday! Mayday! Mayday! Perte de contrôle! Une goutte jaillit, puis une deuxième, une troisième. Je me détourne de Philippe.

— Oh... C'est... C'est...

Un consternant bafouillis. Le gentleman largue les sacs en catastrophe sur le comptoir de la kitchenette et se précipite à mon secours.

— Eh ben, chaton ? s'émeut-il, elle est si moche que ça, ma déco ?

Rien ne va plus. Les digues cèdent d'un coup. Je me cramponne à Phil, solide radeau au cœur du tumulte qui me chavire. Reniflant du groin dans le creux de son cou, j'inonde son t-shirt d'un torrent salin. Telle une motte de beurre oubliée sous un soleil ardent, je fonds irrémédiablement. Ses bras tendres encerclent mes épaules secouées de spasmes. Compatissant, il cajole avec une infinie patience la pitchoune qui sommeille en moi.

— C'est quoi, ce gros chagrin, ma puce ?

Ses doigts s'aventurent sur le foulard, le moulinent d'un doux remous qui achève de me liquéfier. Sans cérémonie, je m'abandonne au rempart de sa chaude présence...

... Au bout d'un laps de temps inquantifiable, les sanglots s'atténuent, s'espacent, puis finissent par se tarir. Phil se dégage alors sans brusquerie. Me pinçant le menton, il m'incite à relever la tête. Oh bordel... Je dois être affreuse à voir.

— On te croise ce soir avec cette mine épouvantable, on n'a pas fini de courir une semaine après, plaisante-t-il comme s'il lisait dans mes pensées. Pauvre chaton.

Le pauvre chaton tente un sourire. Pas vraiment concluant: l'essai se solde par l'esquisse d'un pitoyable « S » couché.

— Pire! s'esclaffe le chevalier servant. Mais mieux que de faire la gueule.

Cette fois, il a droit à un vrai, entièrement défroissé.

Phil, ma meilleure amie. Eh oui, ma meilleure amie est un mec, et cela, depuis le jour où j'ai surpris celle qui prétendait à ce titre dans MON lit, avec MON Olivier. La perfidie de leur tandem m'a blessée, anéantie, brisée en mille morceaux. J'ai beau arborer des allures de tomboy, me défendre dans les domaines exigeant force et habileté physiques, je n'en suis pas moins sensible...

J'ai cru ne jamais guérir de cette trahison. Des mois durant, le secourable Phil ne m'a pas lâchée d'une semelle; si j'ai réussi à remonter la pente, c'est en grande partie grâce à lui. Séquelle fâcheuse de ma déconfiture: la métamorphose en une « sociopathe de très haut niveau » (comme dirait Sherlock), incapable d'accorder à quiconque une confiance absolue. J'en étais arrivée à fuir toute relation intime et complice, gars et nanas me débectaient...

Bradley m'a rouvert l'appétit. Adieu, nausée! Des cordes recommencent à vibrer, que je croyais rompues à jamais. Possèderait-il la faculté de neutraliser la malédiction ?

Phil ne m'assènera jamais ce genre d'uppercut, aucun risque de cruelle désillusion sentimentale: il est gay. Ce séduisant spécimen a un net penchant pour la gent masculine, et alors ? Moi aussi.

La découverte de cette perle rare date des années fac. À l'époque, il faisait le désespoir des nuées de roucouleuses gravitant dans son orbite. Doté d'un visage fin encadré de mèches châtain clair mi-longues, des yeux mordorés comme la vigne en automne et une bouche constamment rieuse, il les attirait toutes, mais ripostait invariablement par une froideur polie à leurs manœuvres de séduction. J'ai également tenté ma chance. Avant Olivier. En vain. Je n'ai compris que bien plus tard le motif de son indifférence, lorsqu'à la fin de notre cursus, il a fait son coming out. Cela ne nous a pas empêchés de rester en contact. Par la suite, le dénouement catastrophique de ma liaison s'est avéré le ferment d'une amitié inaltérable, nous sommes devenus les meilleurs potes du monde.

Phil tire une chaise et me convie à présider sa table de roi. Trop chou. Qui en dehors de lui aurait le chic de me traiter en princesse de conte de fée ? Tout bien considéré, craquer m'a soulagée, je me suis délestée d'un poids énorme. Déluge essuyé, come-back d’une météo resplendissante. Mes pensées se dépouillent de leur grisaille et se réchauffent au rose bonbon des assiettes. Espérons que les victimes du cataclysme, pommettes et paupières en capilotade, se ravigotent fissa.

Le dévoué paladin donne le top départ de l'apéritif en lançant la lecture d'un CD de Chet Baker. La passion du jazz, un de nos points communs.

Le silence tire sa révérence.

Un piano rêve.

Une trompette soupire.

De souffle en souffle, Almost Blue feutre l'ambiance du T3 de ses feulements ouatés.

Phil remplit à merveille son rôle de maître d’hôtel, il assume tout le tralala. Si mimi de se laisser dorloter... Réminiscence des gentils mamours de l'enfance...

Nous portons un toast à mes vingt-huit printemps et attaquons la ripaille, rivalisant d'un appétit d'ogre; à celui qui aura un coup de fourchette digne de figurer dans le Livre Guiness des records. La salade Shanghai promptement engloutie, nous défions un Reblochon plus que mûr, vaillant résistant à la déliquescence dans le frigo de Phil (il a dû lui coûter une blinde). Mmmh... une tuerie. Un fleuron du terroir savoyard au caractère bien trempé, odorant et formidablement goûtu, what else ?6

Nous arrivons au dessert sans être repus. Hep! Vous, là, les pâtisseries du Store 2 Door, à la rescousse! Tartelettes aux pommes, aux fraises, forêts noires et fondants au chocolat? Peuh, même pas peur. Ça s'ingurgite sans se faire prier et propulse définitivement le moral dans la case « anticyclone persistant ». Pour clore le festin en beauté, un arabica brûlant, authentique nectar préparé à la cafetière moka, et les estomacs nous crient « merci! ».

Enveloppes charnelles enfin rassasiées, nous nous sommes avachis sur le divan à écouter un énième disque de jazz.

Je flotterais éternellement sur cette mer de bienfaisante béatitude...

Mais...

Psitt! Réveille-toi, Cendrillon, la fête est finie...

Phil s'est redressé et me fixe d'un air désolé.

— Je te garderais bien jusqu'au matin, chaton, murmure-t-il, mais pas ce soir, j'attends Steven, il ne devrait plus tarder. Tu comprends ?

Si craquant avec ses mimiques de chien battu... Comment en vouloir à ce fidèle compagnon ? Il s'est déjà tant décarcassé pour moi! Laborieusement, nous nous extirpons des creux trop hospitaliers du canapé. Les coussins exhalent un « ouf » de soulagement. La vache! Aurions-nous un tantinet exagéré sur la boustifaille ?