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Affecté depuis quelques mois au poste de gendarmerie d’Ucluelet, petite bourgade de l’île de Vancouver, Matt Campbell s’ennuie. Un jour, pourtant, en rentrant d’une virée en kayak, il aperçoit une forme qui flotte dans l’eau. Un lion de mer ? Non, un cadavre, le visage méconnaissable. Qui s’est acharné ainsi sur cet homme ? Pourquoi ?
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Seitenzahl: 393
Veröffentlichungsjahr: 2021
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En s’engouffrant entre les rochers, l’eau fait un vacarme assourdissant. Installés un peu plus loin, là où le lit de la rivière est à nouveau large et calme, les deux hommes sont engagés dans une discussion animée. Sur la berge, juste derrière eux, ils ont entassé leur matériel de pêche, à côté duquel joue le gamin. Il se saisit d’une canne de réserve, bien trop grande pour lui, et se met à marcher en direction de la petite chute.
– Stew, reviens ici tout de suite et pose cette canne ! fait l’un des hommes.
Mais le fracas de la Kennedy River emporte sa phrase. Son interlocuteur continue de lui parler. Sourcils froncés, il gesticule. L’homme hausse le ton pour lui répondre, tout en gardant un œil sur l’enfant qui progresse, bien à l’écart du cours d’eau. « Il connaît le coin, il a déjà escaladé ces cailloux je ne sais pas combien de fois », songe-t-il, avant de répondre à son compagnon.
Au-dessus du chaos de rochers, les sapins grimpent à l’assaut des versants. Quelques feuillus accrochent les rayons de soleil de fin septembre, parsemant de touches flamboyantes le tapis de conifères. À l’écart de la gorge, on distingue le parking. À cette heure avancée de l’après-midi, il n’y a plus que leurs deux voitures.
– Mais imagine, si la boîte est reprise par les Japs ! S’ils décident de robotiser la chaîne, je serai viré à tous les coups. Je n’ai aucune formation, j’ai appris le job ici, sur le tas. Toi, c’est différent, t’as un diplôme, t’es contremaître : tu crains rien pour ta place. En plus, t’es dans les bons papiers du chef, contrairement à moi.
– Il ne tient qu’à toi d’y revenir, dans les bons papiers du chef. On en a déjà parlé. Tu es mon ami, je t’ai averti à maintes reprises. Sven est un patron arrangeant, tu ne peux pas dire le contraire. Mais c’est normal qu’il t’ait remonté les bretelles plusieurs fois ces derniers temps. Tes histoires de fric, tes absences, c’est compliqué. Il faut que tu arrêtes !
– Nous y voilà. Tu vas pas recommencer avec ça. Ça peut arriver à tout le monde d’avoir des fins de mois difficiles.
– On est suffisamment potes toi et moi pour se parler sans se mentir : tu sais très bien pourquoi vous avez des fins de mois difficiles…
– J’ai eu quelques mauvaises mains, qu’est-ce que tu veux que je te dise. Mais je vais me refaire, c’est statistique !
– Ce n’est pas ça que j’aimerais entendre, Cole.
– Écoute, Rob, on est venus ici pour se faire une petite partie de pêche tranquille, pas pour que tu me fasses la morale.
– Pas de problème, j’arrête. Mais je te rappelle quand même que c’est toi qui as lancé le sujet…
Soudain, la ligne se tend. La mouche indicatrice disparaît dans les remous de la veine d’eau.
– Ça mord ! fait Cole. Au moins, j’ai de la chance ici.
Il mouline rapidement. La mouche ressort, bientôt suivie par la truite, sautillant à la surface de l’eau, tractée par la nymphe qu’elle a happée vivement.
Tandis que les deux hommes suivent avec concentration l’approche du poisson, le gamin passe sur l’autre rive par un gué formé de petits blocs, au-dessus duquel plusieurs rochers énormes forment un escalier chaotique. Il commence à y grimper, posant son torse sur le replat supérieur du bloc suivant, puis hissant ses petites jambes. Pendant la manœuvre, il appuie sa canne à pêche contre le rocher qu’il escalade, puis, une fois posé sur celui-ci, il s’accroupit et la reprend, la tirant par sa partie supérieure.
Mais cette fois, la canne a glissé et il n’arrive pas à en saisir l’extrémité en position accroupie. Alors il se couche sur le bloc, tend son bras et parvient sans trop de peine à attraper le bout souple de la canne. Il se relève vivement, tout fier. Mais le moulinet reste accroché dans une fissure. Surpris, le gamin est déséquilibré. Il fait un pas en arrière pour tenter de reprendre pied.
En contrebas, au-delà des gros blocs, l’eau termine sa chute dans un nuage d’écume.
Un peu d’écume se forme chaque fois que la pagaie s’enfonce. D’un côté, puis de l’autre. Il y a quelque chose d’hypnotisant à regarder sa danse légère. Le kayak rouge file à vive allure, poussé par le courant du large. Une brise imperceptible strie la surface émeraude de ridules.
Matt adore cette impression de maîtrise, lorsqu’il sent ses muscles dérouler leurs fibres puissantes. Il avance vite, sans changer de cap malgré le clapotis.
Il faisait chaque jour du sport à Stanley Park, mais ce n’était pas la même chose. Aussi immense qu’il soit, cela reste un parc urbain. Là-bas, la ville est partout, tout autour, bruissante, y compris au sein même du parc, traversé de bout en bout par l’autoroute menant aux montagnes.
Ici, c’est le contraire. La nature daigne accueillir le village, ses quelques rues et ses maisons disparates. Mais à peine a-t-on tourné le coin de la dernière bâtisse qu’elle reprend ses droits, clémente et paisible parfois, intransigeante et rude à d’autres moments.
Une fois franchie la portion de rive habitée, le bras de mer s’élargit. D’un côté, la pente est douce, tournée vers le soleil dont elle prend la chaleur jusque tard dans la journée. De l’autre, la rive est plus austère, peuplée de hauts sapins qui s’accrochent dans la pente raide déjà gagnée par l’ombre.
Matt ne ralentit pas sa cadence. Cela doit faire une bonne heure qu’il s’enfonce dans la passe. Avec la fin de la journée qui approche, la brise venue de l’entrée de l’estuaire forcit. Elle porte avec elle des senteurs de pin, de mer et d’algues.
La course du soleil s’accélère. Bientôt, la rive orientale sera aussi dans l’ombre. Matt jette un œil à sa montre : presque cinq heures trente. « Allez, encore un quart d’heure et ensuite, je rebrousse chemin. »
Le retour est plus sportif. La température a nettement fraîchi depuis que la passe est à l’ombre et les ridules se sont transformées en vaguelettes. Leur rythme est irrégulier et il est plus difficile de maintenir le cap avec le kayak, bringuebalé sur la surface agitée de l’eau. Mais ce n’est pas cela qui va décourager Matt. Au contraire, il se met au défi de revenir dans le même temps qu’il a mis pour s’enfoncer dans le bras de mer. Il rame plus vigoureusement contre le courant latéral en alternant deux coups d’un côté et un de l’autre.
Soudain, sortant de derrière Kvarno Island, un bateau de pêcheur se rapproche à vive allure sur sa gauche. Matt n’a besoin que d’un coup d’œil au numéro d’immatriculation qu’il distingue nettement, tandis le bateau passe près de lui, pour identifier le chauffard des mers : Kyle !
Un beau jour, je vais quand même devoir te verbaliser, l’ami…
Mais ce n’est pas au programme pour le moment : aussi tonique que soit son coup de rame, il ne peut pas rivaliser avec un hors-bord. Il faut qu’il se concentre sur les vagues amples que l’embarcation a soulevées dans son sillage. Il a déjà chaviré une fois en voulant faire le malin. Et il sait qu’aussi sportif qu’il soit, se remettre en selle quand on a retourné son kayak n’est pas une mince affaire. Alors il se contente de faire ce qu’il y a à faire : il commence par sortir sa rame de l’eau jusqu’à ce que son kayak morde la première vague, puis donne quelques coups vigoureux jusqu’à la suivante, et répète le mouvement jusqu’à ce qu’il ait passé la barre tracée par les deux moteurs surpuissants.
Bientôt, les premières maisons d’Ucluelet sont en vue, accrochant les derniers rayons de soleil de leurs toits de tôle multicolores. Venue de quelque part sur la rive à sa droite, une odeur de feu de cheminée monte des sous-bois et vient caresser les narines de Matt. Il réalise qu’il a faim. Il se réjouit de sa virée au Shelter, tout à l’heure, avec l’équipe du trail. La perspective de ce challenge sportif l’enchante : ce sera une magnifique occasion de rompre la monotonie de son job.
Il faut dire que ces premiers mois au poste d’Ucluelet ne sont pas exactement ce qu’il pensait. Il se doutait bien que Pacific Rim n’était pas l’endroit du Canada avec le plus grand pourcentage de criminalité. Mais il espérait tout de même quelques cambriolages, dans les maisons de vacances huppées de Marine Drive, ou des rodéos entre jeunes avinés. Tout au plus l’afflux estival de touristes a-t-il occasionné quelques embouteillages bon enfant, là où les travaux condamnent une des voies de Peninsula Road sur plus de cinq cents mètres. À la fin de l’année scolaire, il y a eu cette présentation à l’école, sur la circulation à vélo. Et il a aussi fallu qu’il s’occupe du chat trois fois disparu et trois fois réapparu de la vieille Ms. March.
Quand Mr Lee a déboulé hors de lui au poste pour porter plainte contre le jeune Billy Richmond, qu’il accusait d’avoir violé sa fille, Matt s’en est voulu, car cela l’a presque réjoui. Enfin, une affaire s’annonçait plus complexe ! Le soufflé est retombé quelques heures plus tard, quand il s’est avéré que les deux tourtereaux étaient majeurs et qu’ils n’avaient rien fait de plus que de fricoter durant la soirée de la fête nationale – plusieurs témoins l’attestaient, à commencer par la mère de la jeune fille.
Heureusement, de loin en loin, il y a les événements organisés par la Gendarmerie royale du Canada à l’échelle régionale, qui permettent de se retrouver en équipe. À peine arrivé, Matt a participé à une formation de deux jours sur la gestion de la population en cas de tsunami. Avec ses deux collègues de Tofino, ils doivent se voir prochainement pour organiser l’information à la population qui aura lieu au début de l’année suivante.
Ce qu’il a découvert et à quoi il ne s’attendait pas, ce sont les laissés-pour-compte, cachés dans des caravanes déglinguées ou des maisons au bord de la ruine, en marge du village, là où personne ne passe. Des gens vivotant grâce à l’aide sociale, mais que l’absence de perspectives a fait plonger depuis longtemps dans l’ennui et l’alcool. Toutefois, à part quelques réclamations pour des ardoises non réglées dans les pubs du centre et, rarement, un peu de tapage sur l’espace public, Matt n’a jamais eu de problèmes à gérer avec cette frange invisible de la population.
En comparaison de Vancouver, il a vite dû s’y résoudre : la vie à Ucluelet est d’une tranquillité proche de la léthargie. Ça ne fait que six mois qu’il est là et il sait qu’il doit être patient. Quand il a appris son affectation, il était content : pour quelqu’un qui, comme lui, adore le sport, la vie au cœur de la nature a des avantages indéniables. Et puis, ça le changerait radicalement de Vancouver, ville avec laquelle il avait besoin de mettre de la distance.
Il fait donc taire sèchement la petite voix qui lui murmure à l’oreille : « Il n’y a rien qui t’attache à Ucluelet. Tu as accepté ce poste pour de mauvaises raisons. Essaie de demander ta mutation : qui ne tente rien n’a rien ! »
Son gilet, qu’il n’a pas pris la peine de fermer – mauvais exemple pour un flic, songe-t-il, amusé –, bouge à chaque mouvement de son torse athlétique. Il s’en échappe une petite odeur aigrelette et il se promet d’acheter son propre matériel, histoire de ne plus avoir à respirer ce mélange de sueur et d’eau sale, celle de ces grands fûts plastiques dans lesquels les touristes sont priés de rincer leur tenue.
Il jette un coup d’œil à sa montre : cela fait une bonne demi-heure qu’il remonte le courant et la pêcherie n’est en vue que maintenant. Challenge perdu : il mettra bien dix minutes de plus qu’à l’aller.
Avec le soir qui approche vraiment cette fois, la brise du large faiblit déjà. Matt peut à nouveau pagayer sans être gêné par les vaguelettes. La surface de l’eau n’est pas d’huile, mais il n’y a plus de clapotis, seules d’amples ondulations l’animent maintenant.
Un nouveau coup d’œil à sa montre lui permet d’affiner le timing de sa soirée. « Le temps d’arriver à la base, de ranger le matériel, de rentrer me doucher, je serai en route à sept heures. Toutes mes affaires pour le trail sont prêtes. Parfait ! Je serai à Tofino avec un quart d’heure de retard à peine. Les gars auront juste le temps de commencer une partie de fléchettes et je serai là pour leur mettre la pâtée ! »
Lorsqu’il arrive à la hauteur de la pêcherie Stanley, la marée est déjà presque au plus bas. Le grand complexe en tôle s’avance sur l’eau, se dressant sur ses hauts poteaux couverts de coquillages et d’algues.
En dessous du ponton qui soutient les baraques de nettoyage, on y voit à peine. Matt plisse les yeux.
– Alors, où tu te caches ? fait-il à haute voix.
Il ne ralentit pas, mais continue de scruter l’entrelacs de pilotis.
Soudain, il le voit.
– Fidèle au poste ! se réjouit-il.
Au milieu des poteaux, pas moyen de se tromper : cette forme arrondie, dépassant à peine de l’eau, c’est bien lui. Matt sort sa rame, se laissant porter un moment par le courant tranquille, attendant que l’imposant lion de mer se livre à son habituel ballet. Au-dessus du ponton, c’est l’heure où les pêcheurs rincent les étals après avoir dépecé leurs poissons. L’animal se régale à bon compte, au gré des bacs dont les hommes vident le contenu peu ragoûtant.
Mais quelque chose ne se passe pas comme d’habitude. L’animal ne bronche pas, alors que plusieurs hommes s’activent au-dessus de lui. Matt fait virer son kayak de quatre-vingt-dix degrés et s’approche du bâtiment. Toujours aucun mouvement. Il plisse à nouveau les yeux pour mieux voir. La peau du lion de mer n’est pas aussi luisante qu’elle devrait. Serait-il blessé ?
Matt croit presque distinguer des carreaux. Et c’est comme s’il y avait autre chose qui flottait à côté. Est-ce qu’il s’est pris dans un filet ?
Il s’approche encore.
Alors il comprend.
À quelques mètres des énormes poteaux qui soutiennent le ponton, il n’y a plus de doute possible. Ce que Matt a pris pour le lion de mer qui a élu résidence depuis plusieurs années dans le port est un corps, flottant sur le ventre, ballotté par le courant qui anime la passe. Ce sont bien des carreaux qu’il a vus : ceux d’une chemise en flanelle, comme les hommes en portent beaucoup dans le coin. Une grande bâche vert foncé, dans laquelle le corps semble encore partiellement empêtré, flotte à côté.
Au-dessus de la scène, les pêcheurs, ignorants de ce qui se passe plus bas, achèvent leur nettoyage.
L’un d’eux lance :
– Hey, Matt ! Tu veux un peu de poisson ? C’est bon pour tes muscles !
– Arrêtez tout, les gars, leur crie Matt, tout en continuant de ramer avec force jusqu’au ponton.
– Qu’est-ce qui t’arrive ?
– Il y a un corps, là-dessous ! Arrêtez, je vous dis. Et restez où vous êtes !
Manœuvrant avec habileté, Matt se faufile dans la jungle de poteaux et amène son kayak juste à côté du corps. Pas facile de faire les premières observations depuis son embarcation. Prioritairement, il doit s’assurer que la victime n’est pas en vie, même si c’est hautement improbable : de longues minutes se sont déjà écoulées depuis qu’il a remarqué le corps. Cela s’annonce compliqué, vu la position fléchie de ce dernier. Réussir à redresser le torse pour palper le cou est une gageure, depuis un kayak. D’autant que la victime est massive : un homme, bien charpenté. Heureusement, Matt parvient à s’accrocher d’une main au cerclage de fer d’un pilier, ce qui lui permet de s’incliner sans chavirer. Les muscles bandés, il agrippe les épaules qui remontent avec peine, comme si une force de succion les retenait vers le fond. Lorsque la tête n’est plus qu’à une vingtaine de centimètres de la surface, Matt tâtonne à la hauteur du col de la chemise et trouve un endroit où appuyer son index et son majeur. Le contact avec la chair molle du cou le fait grimacer. Il maintient ses doigts le plus longtemps possible, mais déjà, le torse replonge. Il a pu compter une dizaine de secondes, sans ressentir la plus infime pulsation. Avant que la tête ne soit à nouveau hors de portée, Matt réussit à hisser une nouvelle fois les épaules vers lui et à les faire pivoter un peu, dans l’espoir d’examiner brièvement le visage. Ce qu’il distingue lui fait presque lâcher prise. La face grise n’est que bouffissures et lacérations, accentuées par l’effet grossissant de l’eau. Au milieu des chairs tuméfiées, l’œil glauque qui fixe Matt confirme, si besoin était, que l’homme est bien mort. Pour peu qu’il le connaisse, impossible de l’identifier pour le moment, dans cette pénombre. Après avoir lâché le corps, qui reprend sa position initiale, lentement bercé par le ressac, Matt redresse son torse et lâche le cerclage de fer, faisant brièvement bouger ses doigts ankylosés.
Et maintenant ? Comment doit-il procéder ? Bien sûr qu’il a révisé tout cela au Dépôt, puis à Vancouver. Il a même eu l’occasion de travailler sur deux scènes de crime, accompagné de son formateur, pendant son semestre pratique.
Mais là, il est seul. Personne pour valider les décisions qu’il prendra. Que doit-il faire en premier ? Sortir le corps de l’eau ? Appeler du renfort ? Boucler le périmètre ? Et ses potes qui vont l’attendre !
« Mon vieux, ça commence mal. Reprends-toi, respire, et suis le protocole. »
Il s’empare de sa pagaie et ressort de sous le ponton la mine grave, puis hèle les ouvriers qui se sont agglutinés le long des barrières :
– Trouvez-moi une corde. Vite ! Il faut que je sécurise le corps en attendant qu’une équipe de la scientifique arrive.
Une même question fuse au-dessus de Matt :
– C’est bien un cadavre, alors ?
– Oui. Un homme.
Un brouhaha monte de la petite équipe.
– Et tu as pu voir qui c’est ? fait un des hommes.
– Non, répond laconiquement le flic, avant de demander : il faut que l’un de vous aille à la base pour prendre mes habits.
Un des jeunes ouvriers s’empresse de se porter volontaire. Entretemps, Matt a sorti son bidon du logement à l’avant du kayak et dévissé son couvercle pour en extraire son téléphone.
Il découvre l’heure avec perplexité : « Six heures vingt. Déjà ! » Il espérait qu’il soit un peu plus tôt, qu’il ait encore le temps de faire quelque chose avant la nuit.
Il compose fébrilement un numéro :
– Jacob, j’ai besoin de toi ! Tu as toujours les clés du poste ?
À l’autre bout du fil, son interlocuteur paraît gêné :
– Euh… oui. Il faut que je te les rende. Désolé !
– T’en fais pas, l’interrompt Matt. Ça m’arrange ! Tu pourrais y passer ?
– Un souci ?
– On peut dire ça. Je viens de découvrir un corps en contrebas de la pêcherie Stanley.
– Quoi ?
L’excitation qui pointe dans la voix de son prédécesseur n’échappe pas à Matt. Lui aussi doit reconnaître que s’il n’avait pas la lourde tâche de diriger les manœuvres, la nouvelle le réjouirait, aussi cynique que cela puisse paraître. Et même si Archer, maintenant qu’il est à la retraite, aurait dû rendre ses clés depuis plusieurs semaines, le jeune flic doit bien avouer qu’il est content qu’il puisse lui donner un coup de main.
– Il faut que tu rappliques tout de suite. Embarque tout ce qu’on a comme matériel qui pourra nous être utile : spots, dérouleur électrique, lampes de poche, rubalise, chevillière, appareil photo. Tout, je te dis.
Il marque un temps d’arrêt, puis reprend :
– Est-ce qu’on a une housse mortuaire ?
– Oui, bien sûr. Sauf qu’en général, elle sert pour des petits vieux qui se sont paisiblement endormis chez eux.
– Embarques-en une. Et des sacs poubelles, à défaut de sacs à preuves. Je t’attends. Fais vite !
Un ouvrier hèle Matt depuis le ponton tandis qu’il remet son portable dans le bidon :
– Voilà la corde. Attention, j’envoie !
Le jeune gendarme récupère la corde tombée à quelques centimètres de son kayak, la pose à l’avant de celui-ci et retourne sous le ponton.
Rapidement, il arrime le corps au poteau le plus proche, en passant la corde dans sa ceinture. La marée est encore descendue depuis qu’il est arrivé. Il a regardé le tableau à la base nautique : elle sera à son minimum d’ici une vingtaine de minutes. Il tend bien la corde, afin que le corps se déplace le moins possible lorsque l’eau remontera.
Dans sa tête, ses pensées s’entrechoquent : « Est-ce que c’est même utile de faire ça ? Est-ce que je ne devrais pas plutôt ressortir ce cadavre ? »
Il déteste son manque d’expérience.
Un frisson le parcourt. La passe est complètement à l’ombre maintenant et la fraîcheur du soir s’installe. Il est mouillé, il a transpiré en manœuvrant le corps et son gilet ouvert laisse entrer l’air frais qui court à la surface de l’eau.
Il rame vigoureusement jusqu’à l’échelle à l’extrémité du ponton, du côté de l’usine. Il attache son kayak à un des barreaux, s’empare de son bidon dont il passe la sangle à son bras gauche et grimpe rapidement les échelons, tandis que le petit groupe qui ne veut pas perdre une miette du spectacle se déplace sur la passerelle pour le rejoindre.
Un des ouvriers a eu la bonne idée d’aller chercher une serviette et la lui tend. Matt se débarrasse de son gilet et la prend avec reconnaissance.
– Le petit va pas tarder, avec tes affaires, lui fait l’homme.
Au moment même, on entend des pas lourds résonner sur la passerelle en caillebotis qui contourne l’usine.
– Tiens, le voilà justement ! enchaîne l’ouvrier.
Faisant fi de sa pudeur, Matt enlève sa tenue en néoprène, son costume de bain et enfile promptement les habits que le jeune lui tend fièrement.
– Merci, répète-t-il. Il faut que je passe des coups de fil. Ensuite, j’aimerais vous poser quelques questions, à vous tous. Après, vous pourrez disposer.
Bien qu’il soit taraudé par la crainte de ne pas faire les choses dans le bon ordre, Matt tente de faire bonne figure. Après tout, c’est son rôle. Il ne peut pas s’asseoir et consulter tranquillement internet. Cette fois, c’est du réel.
Se mettant un peu à l’écart, il commence par enregistrer un bref message audio à l’intention de son groupe de potes. « Appelé sur une affaire urgente. Je ne pourrai pas faire le trail avec vous. Désolé, les gars. Je vous redonne des nouvelles dès que je peux. »
Ensuite, il compose le numéro de la centrale de Victoria.
Une voix féminine juvénile répond.
– Police municipale d’Ucluelet, gendarme Matthew Campbell, matricule PM84627. J’ai besoin d’être mis en contact avec le Groupe intégré des crimes majeurs.
Son interlocutrice lui demande de patienter un instant.
Tandis qu’il attend, Matt voit une voiture s’approcher par Bay Street.
– Vous êtes là ? Je vais vous passer l’inspectrice Thibault.
À l’autre bout du fil, une autre voix de femme :
– Bonsoir. Inspectrice Thibault, Groupe des crimes majeurs. Vous avez de la chance, j’allais partir. Dites-moi ce qui se passe.
Matt essaie de structurer ses informations de façon professionnelle.
– J’ai fini mon service à quatre heures, aujourd’hui. Comme souvent, je suis allé faire du kayak dans le bras de mer à l’est d’Ucluelet. En revenant, à la hauteur de la pêcherie Stanley, j’ai repéré quelque chose qui flottait au milieu des piliers du ponton. J’ai cru que c’était le lion de mer qui vit dans le port. Mais en y regardant de plus près, j’ai compris que quelque chose clochait.
– Et… ? le coupe son interlocutrice.
Réalisant qu’il digresse, Matt recentre son propos :
– Ce n’était pas le lion de mer, mais un corps. Je me suis approché et j’ai regardé s’il était encore vivant, ce qui n’est pas le cas : c’est un homme, avec le visage salement amoché. Pour l’instant, je n’ai touché à rien, j’ai juste arrimé le corps à un pilier du ponton. Je viens de sortir de l’eau. Il me faut une équipe de la scientifique.
– Je vous rappelle dans un moment. En attendant, appelez Tofino, qu’ils vous envoient du monde en renfort. Et pour le corps, procédure habituelle, je ne vais pas vous apprendre votre métier.
Matt répond d’un « ce sera fait » sans conviction. Au contraire, il aurait bien aimé qu’elle lui dise quoi faire, ce qu’elle entendait précisément par procédure habituelle. La théorie, il maîtrise, mais dans le manuel, il n’y avait pas d’alinéa concernant les corps flottant dans un bras de mer à la tombée de la nuit.
Jacob Archer arrive à ce moment-là, essoufflé d’avoir boitillé depuis le parking à l’arrière de la pêcherie. Matt le prend à l’écart, au bout de la passerelle en caillebotis.
– Alors, où est le corps ? fait le vieux flic.
– Là-dessous. Mais d’ici, tu ne peux pas le voir, il se cache dans la forêt de piliers. Je l’ai attaché avec une corde et j’ai appelé Victoria. J’ai eu une dénommée Thibault. Tu la connais ?
– L’inspectrice Thibault ? Bien sûr, elle est à la tête de la police scientifique de Victoria. Tu as dû la voir, toi aussi, quand tu es arrivé par ici.
Matt se souvient alors : dans la trentaine, dirait-il, des cheveux bruns attachés de façon stricte, un visage régulier éclairé par de grands yeux gris. Il ne l’a vue que quelques minutes, le temps de prendre de ses mains le dossier de bienvenue qu’elle lui a tendu lors de la cérémonie d’assermentation.
– J’espère qu’elle va rappeler rapidement.
Le soupir qu’émet Matt n’échappe pas à Archer.
– Qu’est-ce qu’on fait, en attendant ? lui demande-t-il.
Les tâches à effectuer se bousculent dans la tête du jeune gendarme. « Mieux vaut cela que de n’avoir aucune idée. »
– Il ne faut pas qu’on ait tout ce monde dans les pattes. On va commencer par un rapide interrogatoire de tous ceux qui sont ici : nom, prénom, domicile, numéro de téléphone. Tu leur demandes aussi quel a été leur horaire de travail aujourd’hui, s’il manque quelqu’un, s’ils ont remarqué quelque chose de bizarre au cours de cette journée et des précédentes. Tu connais mieux les gars que moi : qui est leur chef ?
– C’est Sven Larsson. Le grand gaillard de dos, qui discute avec le type en chemise verte.
– Je m’occupe de lui. Je profiterai de lui demander où on peut se connecter pour avoir du jus et s’ils ont par hasard des spots portatifs dans l’usine.
Il ne faut guère plus d’une demi-heure aux deux policiers pour interroger la douzaine d’employés de la pêcherie, qui s’en vont silencieusement sitôt l’interview achevée. Il est sept heures dix lorsque le dernier ouvrier quitte l’usine. Seuls restent le chef et un des deux chefs d’équipe. Le second a le dos coincé et s’est porté pâle, a expliqué le dénommé Larsson.
Maintenant que cette première étape est passée, Matt reprend un peu confiance. La suivante va consister à délimiter un espace sécurisé à côté de la pêcherie, où ils pourront en temps voulu ressortir le corps. Il demande à son collègue de s’en charger, avec l’aide des deux hommes. Larsson va ouvrir la grille qui donne accès au quai où, en journée, les bateaux déchargent leurs caisses remplies de glace et de poissons.
Resté seul, Matt compose le numéro de la base nautique. Le message du répondeur s’enclenche. « Merde, bien sûr, vu l’heure. » Il se rappelle que Jennifer, la sympathique réceptionniste, lui a donné son numéro personnel il y a quelque temps : « C’est bien parce que tu es notre gendarme », a-t-elle fait en souriant. « En principe, on ferme à cinq heures trente, mais vu que j’habite sur le domaine, je te fais une fleur : appelle-moi quand tu es de retour de tes escapades sportives et on rangera le matériel ensemble. » Matt l’avait gratifiée d’un de ses sourires dont il avait fini par accepter qu’ils faisaient de l’effet, même s’il s’en voulait un peu de l’utiliser à dessein. Les joues de la jeune femme s’étaient empourprées. Elle avait pris un post-it sur le desk de l’accueil et avait écrit consciencieusement son numéro, tenant son stylo à la manière d’une écolière. Lorsqu’il avait pris le petit papier qu’elle lui tendait avec fierté, ses doigts avaient effleuré les siens sans le vouloir et elle avait piqué un nouveau fard.
Mal à l’aise, il l’avait remerciée d’une boutade – « la Gendarmerie royale te le rendra au centuple » – et s’en était allé. Jusque-là, il n’avait pas voulu utiliser cet avantage qu’il jugeait mal acquis. Mais cette fois, il fallait qu’il la joigne. Une seule sonnerie et la dénommée Jennifer est en ligne.
– Jennifer ? C’est Matt.
– Matt, le coupe-t-elle aussitôt. Qu’est-ce qui vous arrive ? Le jeune Pete est passé tout à l’heure prendre vos affaires, mais il ne m’a rien dit de plus. À vrai dire, j’ai même hésité à les lui donner, vous savez.
– C’est bien moi qui l’ai envoyé. Il y a un… On vient de trouver… J’ai été appelé sur une enquête urgente, se ravise le jeune gendarme.
« En dire le moins possible aux personnes extérieures », une des règles de base. Il sait très bien que les minutes sont comptées avant que la presse n’ait vent de la macabre découverte. Et si eux-mêmes, les flics du coin, sont déjà surexcités, pas difficile d’imaginer l’effet que fera la nouvelle sur les gratte-papiers, qui n’ont habituellement à se mettre sous la dent que quelques événements sportifs, l’inauguration d’un nouveau café bio ou le décès de la doyenne de l’île.
– Jennifer, nous avons besoin d’un zodiac. Le club en a un, c’est juste ?
– On en a même deux, pour les plongées. Ils sont au port, pas à la base des kayakistes. D’ailleurs, ça m’étonne que vous n’ayez pas encore testé ça, vous qui aimez le sport : il y a des spots de plongée renommés dans le détroit de Barkley !
Matt sent l’excitation dans la voix de la jeune femme. Il l’imagine, rougissante, à se faire allez savoir quel film. Factuel, il se contente de lui expliquer que la Gendarmerie royale va réquisitionner un des zodiacs et que l’agent Archer passera dans la demi-heure pour prendre les clés.
– Vous lui direz où il est amarré, ajoute-t-il, avant de demander qui est le responsable des plongées.
– C’est Jess. Jessica Wilson. Vous voulez que je l’appelle ?
– Non, donnez-moi juste son numéro, fait-il sèchement, avant de s’excuser : désolé, le temps presse.
La jeune femme dicte le numéro, que Matt griffonne au bas du bloc que lui a donné son collègue.
– Merci ! fait-il et il raccroche.
Il avait froid, il y a quelques minutes. Maintenant, il sent la sueur perler sur son front. Il se voit, là, à la nuit tombante, avec tellement de choses à coordonner et personne avec qui il puisse partager ses affres.
– Et cette fichue Thibault qui ne me rappelle pas ! grommelle-t-il.
Son téléphone se met à sonner à ce moment précis. C’est elle. Enfin !
– Thibault à l’appareil. Voilà, j’ai monté une petite équipe d’urgence. Après réflexion, on a décidé de venir en voiture : le temps d’affréter un avion civil ou de faire venir un hélico de Vancouver, on aura fait les trois quarts du chemin. Et de toute façon, qu’on arrive dans deux heures ou dans quatre, il fera nuit. D’ici là, faites ce qui est nécessaire, mais pas de zèle : on reprend l’affaire. Et je vous passe le légiste, il a des informations importantes concernant la levée du corps.
Après la froide diatribe de Thibault, l’échange avec le médecin fait du bien à Matt. L’homme est affable, pas tout jeune à en juger par sa voix, et la marche à suivre qu’il lui donne est claire. Noter tout de suite la température de l’eau, de l’air et du corps. Photographier le corps en l’état – en faisant aussi des prises de vue sous l’eau s’ils ont les moyens techniques nécessaires. Sinon, un croquis de la position suffira. Ensuite, sortir le corps. S’il reste encore quatre heures dans l’eau, des traces diffuses comme les pétéchies risquent de disparaître, pour peu qu’il en reste. Puis, dès que le cadavre sera en lieu sûr, à l’abri des regards, reprendre les différentes températures et faire quelques observations médico-légales simples, accompagnées de photos : texture et couleur de la peau, état de rigidité, allure de la cornée, en notant les heures précises de chaque observation.
– Vous avez trouvé le corps au pied d’une pêcherie, c’est juste ? poursuit le légiste.
– Exactement.
– C’est idéal : il vous suffit de réquisitionner une chambre froide. Si vous pouvez installer le corps sur un étal, ce sera plus facile, pour les observations. Une fois que j’aurai complété votre premier constat, le corps sera transféré à l’hôpital général de Victoria pour l’autopsie.
– Je m’occupe de tout ça. Merci, docteur.
Matt raccroche, un peu rasséréné. Mais tandis qu’il compose le numéro de son collègue de Tofino pour demander des renforts, la petite phrase de Thibault infuse désagréablement dans sa tête : « On reprend l’affaire ».
Mais il ne veut pas qu’on la lui reprenne, cette affaire !
Quelques heures plus tard, l’animation règne à la pêcherie. Matt est satisfait de voir que les choses se sont enchaînées mieux qu’il ne l’aurait cru. Il a chargé son collègue d’aller au port retrouver Jennifer et le zodiac et de contacter Jessica Wilson. À huit heures, l’embarcation accostait au ponton sud, avec à son bord le gendarme Archer et la plongeuse, déjà en tenue : bien vu, Jacob, ce sera tout ça de temps gagné !
Grâce aux deux puissantes lampes torches amenées par Jacob, les photos que Matt a pu prendre depuis le zodiac sont correctes. Impossible en revanche de faire des vues sous l’eau, personne n’ayant d’appareil waterproof à l’usine. À défaut, se conformant aux indications du légiste, Matt a réalisé le croquis le plus réaliste possible, avec une description détaillée. Le plus difficile a été de remorquer le corps. Depuis le zodiac, Matt s’est efforcé d’assister et de guider les gestes de la plongeuse avec précision, mais, gênée par les contrastes entre l’éclairage brutal et l’eau noire autant que par son dégoût de devoir manipuler un mort, elle a lâché prise plusieurs fois. Au bout d’une vingtaine de minutes, tiré à toute petite vitesse par le zodiac, le corps a finalement été remorqué jusqu’à la rampe de halage, où les deux gendarmes arrivés en renfort de Tofino quelques minutes plus tôt avaient descendu une civière. Puis il s’est agi de détacher la bâche verte qui était encore retenue par une corde au niveau des jambes. Archer l’a ensuite déposée dans un sac poubelle et aussitôt étiquetée. Puis, Matt et ses collègues de Tofino ont installé le corps dans un sac mortuaire, sur la civière, et l’ont emmené à l’intérieur d’une des chambres frigorifiques de la pêcherie, où Larsson et son chef d’équipe achevaient de mettre en place un lourd étal d’acier.
Sous les néons, la peau avait une couleur surnaturelle, un gris tirant sur le blanc, parsemé de larges taches noirâtres. L’éclairage avait beau être optimal, Matt ne reconnaissait pas mieux l’homme. Il a sondé les quelques personnes présentes, mais aucune n’a pu l’identifier. Il faut dire que l’état du visage était difficilement supportable et tous ont vite détourné les yeux.
Lorsque les voitures de Victoria sont arrivées, il était minuit moins quart. Thibault est sortie du premier véhicule avec un collègue, en civil comme elle. Matt a identifié celui qui sortait du second sans le connaître : cet homme, la bonne cinquantaine, avec sa bouille ronde, ne pouvait être que le légiste. Une autre personne était avec lui – assistant du légiste ou technicien, il n’allait pas tarder à le savoir.
Ce qui plaisait beaucoup moins à Matt, c’était la camionnette qu’il a repérée depuis un moment, stationnée le long de la grille, arborant sur le côté un logo bariolé « VITV ». « Allez savoir qui a déjà avisé la chaîne de télévision régionale ! Dans tous les cas, le mal est fait : les médias ne vont plus nous lâcher », s’est-il dit avec dépit.
– Joan Thibault, fait l’inspectrice en tendant la main de façon presque militaire à Campbell, avant d’enchaîner en désignant le van : qu’est-ce que la Vancouver Island TV fait déjà là ?
Sa question ne semble pas attendre de réponse, car elle enchaîne :
– Vous avez pu identifier la victime ?
– Pas encore.
– Je vous présente le caporal Tom Oliphant, le docteur Alistair Draper et notre technicien Sam Graham, fait Thibault.
Matt est déboussolé par l’entrée en matière de son interlocutrice. Rebondir comme ça d’une question à l’autre, cela lui donne la désagréable impression d’être une boule de billard. Mais il enchaîne en présentant Archer et les deux collègues venus de Tofino à l’équipe de Victoria.
Le légiste s’enquiert des conditions dans lesquelles le corps a été sorti de l’eau. Campbell apprécie l’écoute dont il fait preuve.
Arrivé dans la morgue improvisée, le jeune gendarme se tourne vers sa supérieure et entreprend de lui raconter à son tour ce qui a déjà été fait.
– Bien, fait-elle sobrement. C’est votre première affectation ?
Il marmonne que oui. La grimace que fait l’inspectrice ne lui échappe pas.
Il est près de deux heures du matin quand Thibault, Oliphant, le légiste, le technicien et Campbell se retrouvent dans le bureau de Larsson, que celui-ci a laissé ouvert pour eux. Avant cela, Thibault a renvoyé les agents arrivés en renfort, de même que le vieil Archer, en expliquant qu’ils ne pouvaient rien faire d’autre avant le lever du jour.
Dans le bureau exigu, le docteur Draper commence son rapport :
– Je n’ai pu faire que les premières observations cliniques. Homme, la quarantaine. Opéré de l’appendicite et au genou gauche, par arthroscopie : le ménisque, sans le moindre doute. Pas d’alliance, mais il en a porté une : l’annulaire gauche présente le resserrement caractéristique. Donc, soit il l’a enlevée, soit on la lui a enlevée… Pour ce qui est de la cause de la mort, pas de certitude pour le moment. Le type est salement amoché, vous l’avez tous constaté. Nombreuses contusions sur le corps, liées à des coups, ou peut-être à une chute violente. Il a probablement des fractures de la face et de la cage thoracique, les radios nous le diront. Sur le visage, clairement, il s’agit de coups : le seul poids de la tête qui se cogne sur une surface quelconque ne peut pas amener à des blessures aussi marquées. Dans la mesure où le défunt était habillé, les lésions de charriage sont peu nombreuses et se concentrent sur les mains. Pour le reste, les questions restent ouvertes, pour le moment : est-ce que la victime était morte avant d’être jetée à l’eau, est-ce qu’elle a été maintenue de force sous l’eau jusqu’à la noyade ? Je ne pourrai y répondre qu’une fois que j’aurai fait les analyses toxicologiques et l’examen des organes internes.
– Et la date du décès ? demande Thibault.
– Les paramètres de température ne fonctionnent pas quand un cadavre séjourne dans l’eau. Ce que je peux dire pour le moment, c’est que vu qu’il a été retrouvé dans un bras de mer, donc dans de l’eau salée, le délai de remontée est beaucoup plus rapide que dans de l’eau douce : entre trois et sept jours, contre une vingtaine dans un lac ou un fleuve.
– Et comment doit-on faire avec le corps ? s’enquiert Matt.
– J’ai appelé l’hôpital central, un véhicule sera là à l’aube pour lever le corps. Graham a déjà conditionné les habits pour analyses, en espérant que l’eau n’ait pas tout lessivé. Et maintenant, je vais aller dormir, si ça ne vous dérange pas : je ne suis pas un oiseau de nuit…
Le petit groupe ressort de la pêcherie et se dirige vers les voitures. Le légiste est déjà en train d’entrer dans sa voiture lorsqu’il se ravise :
– C’est quoi, votre numéro, Campbell, qu’on vous envoie les photos ? Vous en aurez besoin pour l’identification… Ah et le motel, quel nom vous avez dit, déjà ?
Matt lui donne son numéro, puis répète le nom du motel où, un peu plus tôt dans la soirée, il a demandé à Archer de réserver des chambres.
Au-delà des grilles, le van de la VITV n’a pas bougé, en dépit de l’heure très tardive. Deux individus encapuchonnés discutent, appuyés contre le grillage, tirant sur des cigarettes dont les braises rougeoient dans la nuit. Lorsqu’ils entendent les pas des flics, ils se retournent en chœur. Matt voit alors qu’il s’agit d’un homme et d’une femme.
– Bonsoir ! lance aussitôt cette dernière à la ronde.
De là où elle se trouve, Thibault lui assène un cinglant « fichez-nous la paix ! »
Mais il en faut plus à la journaliste, flanquée de celui qui est visiblement son preneur d’images, au vu de la caméra qu’il vient de braquer dans leur direction, comme sortie de nulle part.
– Est-ce que vous avez identifié le corps ?
– Dès que nous aurons suffisamment d’éléments, nous ferons un point presse. Mais pour le moment, je dois vous demander de vous en aller.
Et, se tournant vers Campbell, Thibault chuchote :
– Vous avez prévu quelqu’un pour surveiller le dépôt cette nuit ? Tant que le corps y est, on ne peut pas se permettre une intrusion.
Mal à l’aise, Campbell répond que non.
– Eh bien je crains que ce ne soit à vous de vous y coller, gendarme Campbell. Bonne nuit !
Et elle s’engouffre dans la deuxième voiture où le reste de l’équipe de Victoria a déjà pris place.
Matt les regarde s’éloigner puis, songeur, retourne sur la passerelle en caillebotis. La mer est remontée presque jusqu’à son niveau maximal. Les flots tranquilles de la passe reflètent une lune pas tout à fait ronde. Dans l’eau huileuse, elle éclaire un instant une bosse brillante, qui disparaît rapidement dans le noir.
– Cette fois, te voilà ! fait Matt à la forme.
Comme s’il l’avait entendu, le lion de mer sort la tête de l’eau.
– Je suis sûr que tu as vu des choses. Si seulement tu pouvais parler…
De retour dans le bureau de Sven Larsson, Matt avise une machine à café et deux barres aux céréales sur une des étagères.
« Cette fichue Thibault ne s’est même pas demandé si j’avais mangé quelque chose. Elle me laisse sans voiture, au milieu de la nuit, seul », fulmine-t-il.
Mais à y réfléchir, il doit reconnaître qu’elle a raison : impossible de laisser le macchabée sans surveillance…
Au moins, le café est chaud et serré, et les en-cas nourrissants. Il s’assied et peut enfin consulter son téléphone. Ses potes lui ont laissé des messages qui lui tirent des sourires. « Désolé pour toi, l’ami, mais de toute façon, t’aurais pas le physique ! », « Elle s’appelle comment, ton affaire urgente ? », « On te fait signe demain, quand on est au bout. »
– Vous êtes cons, les mecs ! écrit-il sur leur groupe. Sans moi pour vous tirer en avant, il vous faudra déjà trois jours pour boucler le premier segment !
Il enrage de ne pas pouvoir participer avec eux au West Coast Trail. Une course exigeante, un vrai challenge sportif, tout ce qu’il aime. Six jours le long de la côte Pacifique, avec de nombreuses rivières, chaos rocheux et secteurs de forêts denses à traverser. Lui et ses amis avaient initialement prévu de faire le parcours complet, à cheval sur le week-end prolongé. Mais ils s’y sont pris trop tard : le nombre de places est strictement contingenté et pour les week-ends de septembre, c’était complet depuis plus d’un an. Le premier départ disponible était le surlendemain du Labour Day, pour le demi parcours nord.
« Dire que dans quelques heures, je devrais me mettre en route avec les gars pour Pachena Bay », songe-t-il avec regret.
Au lieu de ça, il va devoir jouer les figurants pour l’équipe des pros de Victoria ! Fait chier…
Il secoue la tête de dépit, puis se cale au mieux dans la chaise de cuir, de façon à avoir un bon angle de vision sur la porte de la morgue improvisée, à l’opposé de la halle que le bureau de Larsson domine.
L’espace s’emplit des bruits de la nuit. À un moment, il semble à Matt qu’il entend des pas. Il se lève, sort du bureau et, sous l’éclairage cru, observe tous les recoins depuis la passerelle. Mais tout est calme. Probablement un animal nocturne marchant sur la toiture de tôle.
Un long grincement le réveille en sursaut.
– Merde, je me suis endormi !
En trombe, il descend jusqu’à la chambre froide et constate avec soulagement que rien n’a bougé.
Une minute plus tard, trois hommes déboulent dans l’usine.
– Vous avez dormi là, gendarme ? Drôle d’idée ! Et alors, vous avez identifié le corps ?
– Non, c’est en cours. Un véhicule va venir l’embarquer tout à l’heure. Interdiction d’aller dans cette chambre froide d’ici là.
– De toute façon, nous, on bosse aux tables. Les premiers bateaux vont bientôt arriver.
Matt donne le feu vert aux trois hommes, déjà rejoints par d’autres. Il ne peut pas s’empêcher d’écouter leurs discussions : « Ça la fout mal, cette histoire de cadavre ! Qui ça peut bien être ? Il doit être dans un sale état : dans les films en tout cas, les macchabées sortis de l’eau sont toujours particulièrement amochés ! »
« C’est rien de le dire », songe Matt, assailli par les visions du visage fracassé.
Quelques minutes plus tard, un bruit de bateau interrompt les échanges des ouvriers.
– Bon, les gars, va falloir qu’on commence seuls. Colson arrive toujours un peu plus tard et on dirait bien que le dos de Rob n’est toujours pas remis.
– Avec Cole qui manque aussi à l’appel, ça commence à bien faire. Je comprends pas que Larsson lui dise rien. Il est de plus en plus souvent absent, il a une haleine pas nette dès le matin, il est devenu chiant et sérieux.
– Tu le serais aussi, avec ce qu’ils ont traversé lui et sa femme…
– Je sais bien. Mais ça commence à faire un bail. Larsson a été réglo avec lui, il lui a laissé beaucoup de temps. Mais maintenant, je trouve qu’il devrait quand même lui retendre les bretelles.