London Docks - Catherine May - E-Book

London Docks E-Book

Catherine May

0,0

Beschreibung

Un psychopathe sème l'horreur dans la capitale britannique des années Thatcher...

Durant les années 1980, les Docks de la ville de Londres sont encore en friche, avant un remodèlement qui en fera une partie intégrante de la cité. Ces bâtiments abandonnés à leur sort sont le repaire idéal de tous ceux qui veulent rester cachés.

Lynn Armitage, inspecteure du district de Tower Hamlets, est amenée à y enquêter lorsque sont découverts des cadavres attachés dans un face-à-face horrifié. Les meurtres se succèdent, avec en marge des graffitis sombres. Quel est ce serial killer artiste ?

La folie, la douleur et la rage contenue de l’auteur des crimes emmènent le lecteur dans les méandres et les odeurs des Docks et de l’hôpital psychiatrique de Warley. Comment percer la psychologie d’un psychopathe au fur et à mesure que l’enquête laisse percevoir des bribes d’un passé douloureux où les tréfonds de l’âme humaine se confondent avec une toile aux reflets bleu sombre? Récemment arrivée à Londres, Lynn Armitage n’aura d’autre choix que de plonger dans ces questionnements pour y résoudre cette tortueuse enquête.

Ce polar haletant et sombre nous entraîne dans une course poursuite à travers les bas-fonds londoniens.

EXTRAIT

Avec assurance, la main colorie une ample volute dans la partie basse de la fresque. les bleus de nuances proches se juxtaposent en dégradé. Cela donne plus de relief. on est à l’extérieur et pourtant, l’odeur de solvant est entêtante. le bras s’immobilise. le chuintement du propane s’interrompt. L’homme se redresse. Bonnet vissé sur la tête, cheveux gras et filasses.
Il secoue la bombe par réflexe. À l’intérieur, la bille se cogne contre les parois.
Pas mal, se félicite-t-il, admiratif.
Sa plus grande fresque à ce jour.
Il recule de quelques pas. L’éclairage est mauvais, c’est dommage. Ce sera tout autre chose de jour. Suspendue à un fil tendu en travers de la cour, une grande cloche se balance imperceptiblement. Au sol, le rond de lumière blême qu’elle diffuse tangue un peu. Pour apprécier son travail dans sa globalité, l’homme recule encore. Jusqu’à ce que la palissade branlante arrête sa course.
Là, la valse des lignes et des couleurs prend sens. DEATH, en lettres géantes. Au centre, autour du A qui dessine un nez approximatif, un visage, immense, se tord en une grimace effrayante. Les traits noirs accentuent les expressions. Un des yeux est fermé. La paupière bordée de cils épais évoque un énorme cafard qui se serait arrêté là quelques instants.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Signé Catherine May, qui écrivait dans Vigousse sous le nom d’Avril, voilà un polar dense et futé, plein d’images et d’odeurs, où les flics font ce qu’ils peuvent et où même le psychopathe est attachant, pas seulement au sens propre. Entre asile défraîchi et hangars décrépits, le récit relie enquête, crimes et folie : les pages défilent et le temps file, à l’anglaise. - Laurent Flutsch, Vigousse

L’ambiance de terreur, faussement banalisée par les procédures d’investigation, et des dialogues percutants rendent ce polar efficace et addictif ! - Joëlle Brack, Librairie Payot

À PROPOS DE L'AUTEUR

Archéologue de formation, Catherine May est l’auteure du roman Les sacrifiés d’Eyrinques, paru aux Éditions Xenia en 2014. Sous le pseudonyme de Catherine Avril, elle a aussi été chroniqueuse occasionnelle pour le journal satirique Vigousse de 2010 à 2015.

London Docks est son deuxième roman.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 448

Veröffentlichungsjahr: 2018

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Partie 1

CANARY WHARF

PROLOGUE

Fin juillet 1982

À première vue, rien de précis. Juste un entrelacs de couleurs sombres, denses : vert bouteille, grenat, brun. Beaucoup de bleus aussi, dans des nuances foncées : saphir, nuit, marine, cobalt. Le tout rehaussé de touches vermeilles, vives et incandescentes.

Un immense cadre noir délimite le motif. Tout autour et dans les endroits qui ne sont pas encore peints, on voit les briques nues, encrassées par des décennies de pollution. Tant pis pour le relief, il faut bien s’en accommoder. En rusant, les assises se noient sans trop de peine dans les méandres du dessin.

Avec assurance, la main colorie une ample volute dans la partie basse de la fresque. Les bleus de nuances proches se juxtaposent en dégradé. Cela donne plus de relief.

On est à l’extérieur et pourtant, l’odeur de solvant est entêtante. Le bras s’immobilise. Le chuintement du propane s’interrompt. L’homme se redresse. Bonnet vissé sur la tête, cheveux gras et filasses.

Il secoue la bombe par réflexe. À l’intérieur, la bille se cogne contre les parois.

Pas mal, se félicite-t-il, admiratif.

Sa plus grande fresque à ce jour.

Il recule de quelques pas. L’éclairage est mauvais, c’est dommage. Ce sera tout autre chose de jour. Suspendue à un fil tendu en travers de la cour, une grande cloche se balance imperceptiblement. Au sol, le rond de lumière blême qu’elle diffuse tangue un peu. Pour apprécier son travail dans sa globalité, l’homme recule encore. Jusqu’à ce que la palissade branlante arrête sa course.

Là, la valse des lignes et des couleurs prend sens. DEATH, en lettres géantes. Au centre, autour du A qui dessine un nez approximatif, un visage, immense, se tord en une grimace effrayante. Les traits noirs accentuent les expressions. Un des yeux est fermé. La paupière bordée de cils épais évoque un énorme cafard qui se serait arrêté là quelques instants.

Dommage qu’il n’y ait pas un chat dans le secteur, se dit-il. Okay, c’est idéal pour bosser. Par contre, personne pour admirer mon œuvre. Mais patience… Un panneau neuf est apparu. C’est bon signe. Ça veut dire que d’ici peu, du monde va s’agiter par ici. Ils vont pouvoir apprécier les œuvres de Chagall…

Il ouvre le coffre appuyé contre la palissade. En tire une canette, qu’il dégoupille en un tournemain.

Tiède. Merde.

Il s’accroupit sur ses talons, adossé au coffre. Considère une nouvelle fois son œuvre en avalant bruyamment une lampée de bière.

Demain, il aura fini. Ne lui restera plus qu’à signer.

Mais avant cela, il faut qu’il s’occupe de son autre business…

Charmant couple. Elle, surtout. Il aime beaucoup. Les seins lourds. Les lèvres un peu trop ourlées. Les cuisses épaisses et la sueur qui s’insinue dans les plis de l’aine.

Cette évocation lui électrise l’entrejambe.

CHAPITRE I

Lundi 2 août 1982

Lynn Armitage dépose le grand tee-shirt blanc qui lui sert de chemise de nuit sur le tabouret de la salle de bains. Elle ouvre l’eau. Tiède. Comme tous ces jours-ci.

Elle est en retard. Fichu réveil. La douche, ce sera pour ce soir. Elle se débarbouille rapidement avec son gant de toilette. Elle enfile en vitesse son 501, puis son chemisier bordeaux, après l’avoir reniflé. Ça ira…

Il est sept heures quarante-cinq lorsqu’elle pousse la porte de son immeuble et dévale la volée de marches. Les colonnes qui encadrent pompeusement l’entrée du 45, Northwall Street, sont la seule concession à une certaine idée du chic victorien. Pour le reste, le quartier est tout ce qu’il y a de prolétaire. Peuplé de petits fonctionnaires et de chômeurs. Les arbres du square sont flétris. Ils n’ont pas l’habitude de la chaleur.

Deux rues plus loin, sur le chemin de l’arrêt de bus, Lynn n’a pas fini de pousser la porte du Mam’ Scarlett que la gérante lui lance :

– Café et menu deux ? Assieds-toi seulement pendant que je te prépare tout ça.

– Pas cette fois, Lizzy, je suis horriblement en retard. Mets-moi juste un jus d’orange et un de tes muffins lourdingues. La gérante fait mine d’être outrée. En quelques secondes, la commande est glissée dans un sac en papier.

– Merci, lui lance Lynn en disparaissant aussi vite qu’elle est venue.

Dans le bus qui la conduit au poste de police de Tower Hamlets, elle mord avec délice dans le muffin. Les meilleurs de Londres. Aérés, moelleux, parfumés. Elle se connaît, elle n’avalera certainement pas grand-chose d’autre jusqu’au soir. Alors elle savoure son gâteau. Les cahots du bus qui roule à vive allure sèment quelques miettes sur son chemisier. Lynn les époussette distraitement.

Quelle soirée désastreuse, hier ! Cette fois, j’arrête ces histoires merdiques. Je serai beaucoup mieux seule. Je suis mieux seule. Je n’aurais jamais dû accepter ce verre. Et les ébats moites dans une voiture, ce n’est plus de mon âge. Surtout que j’ai tout de suite su que le mec ne me plaisait pas !

Pourvu que je ne le croise pas ce matin…

Dans le sac en papier posé sur ses genoux, elle prend la petite brique de jus d’orange et y plante la paille biseautée. Tandis qu’elle la porte à ses lèvres, quelques gouttes s’échappent. Lynn a le réflexe de tendre le bras de côté. Au lieu d’atterrir sur son chemisier, les gouttes finissent leur chute sur le sol du bus, se perdant aussitôt dans le mouchetis de taches laissées par les cendres de mégots.

J’ai suffisamment merdé à Liverpool, il faut que j’arrête avec les plans cul au boulot. C’est la garantie d’avoir des ennuis.

Quelle misère, conclut-elle. Et qu’est-ce que c’est que cette chaleur absurde ? On est à Londres. Et en été, à Londres, il pleut, que je sache. Comme en hiver, au printemps et en automne. Alors les trente degrés annoncés pour aujourd’hui, c’est quoi, ce délire ?

Par la vitre, pensivement, elle regarde la rue défiler. Les maisons anciennes aux façades rythmées de corniches et d’encorbellements alternent avec des chancres modernes, poussés là après guerre, et qui accusent déjà le poids des ans. Dans certaines encoignures, de grands cartons s’entassent. De loin en loin, une forme, encore emmitouflée dans un sac de couchage malgré que le jour soit levé, rappelle que ces carrés sales, à même le sol, sont les éphémères domiciles de laissés pour compte.

L’arrivée à son arrêt interrompt le cours des pensées de Lynn, qui quitte avec soulagement le bus bondé. Lorsqu’il fait chaud, il y flotte dès le matin des odeurs peu ragoûtantes. Rappelant, si besoin était, que l’homme est un animal comme les autres, fait de milliers de pores, de glandes et d’autant d’exhalaisons suspectes.

L’inspecteur Armitage pousse la porte du poste avec plus de force qu’il n’en faudrait. Expression de cette colère sourde dont elle n’arrive pas à se débarrasser depuis des semaines. Des années, peut-être.

Si ça continue sur cette lancée, cet été va être pénible.

Le poste de police de district de Tower Hamlets ne paie pas de mine. Le bâtiment en béton s’organise autour d’une cour intérieure où sont parquées toutes sortes de voitures, pour la plupart déglinguées. Passée la grille qui ferme le porche, les murs sales et le pavage inégal témoignent d’un entretien très sporadique. Tout comme les vitres de la porte d’entrée, floues à force de n’être pas nettoyées.

Lynn se presse dans le grand escalier qui la conduit à la Violent Crime Unit, montant deux à deux les marches de granit noir.

À peine arrive-t-elle à son bureau que Jim Wickock l’interpelle :

– Demi-tour ! Grisham nous attend en bas. Double homicide. Canary Wharf. Le légiste et l’équipe technique sont déjà sur place. Alors, en route !

À la suite de son collègue, Lynn Armitage redescend l’escalier à la même allure qu’elle vient de le monter. Son collègue lui donne quelques informations complémentaires, et ajoute encore avant de se glisser à l’arrière de la vieille Austin :

– Apparemment, vaudrait mieux que t’aies pas trop mangé au p’tit déj’…

Dans la voiture qu’il conduit, le commandant Benjamin Grisham explique à son tour :

– Deux géomètres ont découvert les corps ce matin en arrivant sur place. Sur l’Isle of Dogs. Dans un entrepôt le long de Canary Wharf. À l’abandon, comme tout le secteur.

– Ces géomètres ont été mandatés par la LDDC, reprend Wickock. Dans le cadre des grands projets de redéveloppement de l’Isle of Dogs.

– La LDDC ? Qu’est-ce que c’est ? demande Lynn.

– La London Docklands Development Corporation, explique Grisham. Une société de développement des anciens Docks. Elle a été créée l’an passé. Vous avez certainement entendu parler de ces projets.

– Des projets, oui. Le sujet revient sur la table à intervalles réguliers. Mais je n’ai jamais entendu parler de la LDDC.

Quoi qu’il en soit, ça n’a pas l’air de bouger beaucoup, pour le moment.

– Détrompez-vous, ça bouge quand même. Pas toujours comme on voudrait, d’ailleurs… C’est dans notre district et il nous arrive donc d’intervenir par là-bas : il y a quelques squats, un peu de trafic... Mais c’est vrai que vous n’êtes pas avec nous depuis très longtemps, vous n’avez probablement pas encore eu l’occasion d’y aller.

– Maintenant qu’on en parle, ça me revient, s’excuse mollement Lynn. J’avais lu un article, au moment de la fondation de cette LDDC. Ce dont je me rappelle surtout, en fait, poursuit-elle goguenarde, en se retournant en direction de son collègue assis derrière elle, c’est que le gars qui a été nommé à la tête de ce truc était plutôt beau gosse…

– Ça ne m’étonne qu’à moitié, fait Wickock en secouant la tête, les yeux levés.

La voiture s’engage dans une zone protégée par une barrière grillagée, que les géomètres ont ouverte pour eux. Le véhicule soulève des nuages de poussière. Armitage dévisage son supérieur d’un regard en coin : il transpire déjà à grosses gouttes. À sa montre, elle lit huit heures cinquante-cinq. La chaleur ne convient pas aux obèses.

Impossible de rater l’entrepôt concerné, au bout de la vaste allée parcourue de rails : les seules trois voitures opérationnelles du périmètre sont parquées devant. Il y a bien quelques autres véhicules alentour. Mais ce ne sont que des carcasses bonnes pour la casse.

Le petit groupe commence par un tour de repérage. Wickock et Armitage sont un peu en retrait. Devant eux, leur supérieur marche en silence. Il flotte dans son sillage un discret trait d’Old Spice.

Je me demande comment il fait pour sentir bon en transpirant autant, songe Lynn, admirative.

L’entrepôt se dresse dans un secteur passablement déglingué. Tout autour, de grandes surfaces bétonnées largement fissurées laissent le champ libre à toutes sortes de mauvaises herbes, parfois hautes d’un bon mètre.

Un peu plus loin se trouve un autre hangar, cerné par un grillage troué en plusieurs endroits. Un petit bâtiment accolé perpendiculairement et une palissade de planches délimitent un espace clos à l’intérieur duquel les trois enquêteurs ne peuvent pas voir depuis l’endroit où ils sont. Ils regarderont tout ça plus tard, se contentant pour l’instant de faire le tour de l’entrepôt qui les concerne. Dans la lumière encore basse du matin, une poussière omniprésente volette, chargée de pollen autant que de l’usure minérale des lieux. À une centaine de mètres, quelques grues fantomatiques dominent le gigantesque bassin de Canary Wharf. L’eau saumâtre qui lèche les quais inutilisés depuis des années exhale des odeurs de vase et d’algues en décomposition.

Armitage a soudain l’impression que son chemisier sent mauvais. Elle est mal à l’aise. C’est en pénétrant dans l’entrepôt à la suite de Wickock, passé devant eux, qu’elle réalise que c’est de lui que montent ces relents de nylon trop sollicité.

Dans la vaste halle vide, la poussière est encore plus présente qu’à l’extérieur. Par les grands carreaux de vitres qui rythment la partie supérieure de la nef, les rais de lumière découpent des tranches de particules en suspension.

Du bruit monte du fond de la salle. Il faut du temps aux trois policiers pour la traverser. Sur leur passage, quelques pigeons s’envolent, faisant résonner l’endroit de leurs battements d’ailes.

Un escalier métallique descend dans l’entresol. Un jeune type se tient debout à côté de la barrière qui s’enfonce dans le sol.

« Bonjour, Lonsdale », lui lancent plus ou moins en chœur les trois policiers. Lynn ne peut s’empêcher de regarder les pantalons trop courts du dénommé Lonsdale, qui leur retourne leur salut sans bouger. Un peu à l’écart, deux hommes attendent, l’air perplexe.

En bas, des spots puissants ont été mis en place. Depuis en haut, Grisham, Armitage et Wickock ne voient rien d’autre que les ombres des personnes qui s’activent sur la scène de crime. Le planton les prévient :

– Méfiez-vous, les marches sont inégales.

Armitage descend la première. Le photographe et le légiste lui cachent les corps, dont elle ne distingue que les quatre pieds, chaussés de baskets.

Le légiste se retourne en lui recommandant brièvement :

– Je n’ai pas encore fini. Mieux vaut que vous n’approchiez pas trop. Je vous laisse la place d’ici un quart d’heure. Tandis qu’il parle, Lynn Armitage découvre la scène dans son intégralité. Elle lève sa main devant sa bouche. Ses doigts sont encore imprégnés du beurre de son muffin. Dans le contexte, l’odeur lui soulève le cœur. Mais elle reste stoïque.

CHAPITRE II

Pour laisser le champ libre au légiste, Armitage retourne vers ses collègues, qui se sont arrêtés dans l’escalier. Les mains appuyées contre la chape de béton, ces derniers ont baissé la tête pour scruter la scène à distance.

– Vous ressemblez à deux tortues, dans cette position, leur lance-t-elle pour détendre l’atmosphère.

– Alors ? demande Wickock sans relever la pique de sa collègue.

– Je n’ai vu la scène que quelques secondes. Le légiste a dit qu’il en avait encore pour un bon quart d’heure.

– Et s’il dit un quart d’heure, on est bons pour une heure, avec ce pinailleur…, soupire Grisham.

– Les deux gars, en haut, ce sont eux qui ont trouvé les corps ? demande Lynn.

– Oui. Ce sont les géomètres, confirme Wickock.

– Le temps que le légiste ait fini, vous avez tout le temps de les interroger, fait Grisham.

En remontant les marches en caillebotis à la suite de ses collègues, Armitage noue rapidement ses cheveux bruns avec un élastique qu’elle a à son poignet. À la hauteur de la dalle, elle se penche par réflexe : il y a de nombreux endroits qui ne demandent qu’à piéger une grande silhouette comme la sienne. Et se cogner la tête ne fait pas partie des choses qu’elle a envie de subir ce matin.

En haut de l’escalier, Lonsdale n’a pas bougé. Pas plus que les deux géomètres, qui attendent au même endroit, sans savoir quoi exactement. Le plus vieux, qui est aussi le plus corpulent, émet un soupir discret par ses narines.

En l’entendant, Grisham rompt le silence qui plane dans cette cathédrale profane :

– Désolés de vous avoir fait patienter si longtemps. Est-ce que l’appointé Lonsdale vous a donné quelques explications sur le déroulement des opérations ?

Devant le mouvement de tête de dénégation des deux hommes, Grisham poursuit, agacé :

– Les inspecteurs Wickock et Armitage vont vous questionner sur les circonstances de la découverte. Ensuite, vous pourrez disposer. Vous n’aurez plus qu’à venir signer vos dépositions un de ces prochains jours au poste. Mon équipe vous expliquera tout ça plus précisément.

Se tournant en direction du planton, il ajoute encore :

– Lonsdale, vous me ramenez aux Hamlets. Wickock, voici les clés de la voiture. On fait le point à votre retour. Armitage et Wickock regardent les deux hommes s’éloigner. Le gros et le petit côte-à-côte, improbable évocation de Laurel et Hardy. Le bruit de leurs pas résonne dans la halle, couvrant ce que dit Grisham, mais aucun des deux inspecteurs n’est dupe : le jeune planton Lonsdale se fait passer un savon par Fat Ben.

Avec le soleil qui monte au-dessus du hangar, la température s’élève vite dans la nef. La lumière moins rasante permet d’y voir mieux. Le long des murs s’entassent toutes sortes de décombres, des segments de rails, des palettes en bois, quantité de cartons de tailles diverses. Comme à l’extérieur, la nature a commencé à reprendre ses droits et des plantes sans grâce se glissent dans les interstices à disposition.

Dans ce fourbi, rien, en revanche, qui puisse servir de siège improvisé. Armitage prend l’initiative de ressortir avec les deux géomètres. Devant la halle, elle a repéré un mur bas qui fera l’affaire. Tandis qu’elle y fait s’asseoir ses témoins, Wickock entreprend un nouveau tour de l’extérieur. Il disparaît vite derrière le hangar, en direction de la bâtisse plus petite qu’entoure un grillage déglingué.

L’interrogatoire n’est pas long. Les deux employés du bureau de géomètres Thames ont vite fait d’expliquer les circonstances de leur macabre découverte : ils ont été mandatés pour faire le relevé des surfaces de sous-sols et entresols de tout le secteur de Canary Wharf, partiellement topographié. Vendredi, ils ont commencé par faire un cheminement depuis les deux points cadastraux connus les plus proches, déplaçant de station en station le théodolite de façon à pouvoir toujours viser au moins deux des précédents points relevés. De cette façon, ils espéraient pouvoir faire le tour des entrepôts du secteur du bassin en une journée.

– C’est que les lieux ne sont pas franchement riants. Ça manque de pubs, commente le plus vieux des deux hommes, chauve en plus d’être ventripotent.

Arrivés à sept heures trente le matin même, ils ont commencé par cette halle-là. Ils étaient en train d’installer l’engin de mesure au centre de la nef lorsqu’un corbeau surgissant du sous-sol les a fait sursauter.

– Je me suis demandé ce que ce charognard faisait par là, poursuit le vieux géomètre. Y a pas grand-chose à bouffer, dans le coin, à moins d’aimer le métal et la brique… C’est quand on s’est approchés de l’escalier que l’odeur nous a frappés. Désagréable, pas insupportable. Mais juste suffisamment inhabituelle pour nous paraître bizarre. Wes a tout de suite pensé à un rat crevé, ou un truc du style.

Le dénommé Wes, le plus jeune, opine de la tête sans dire un mot.

– On a commencé à descendre, continue son collègue. À chaque marche, ça puait un peu plus. En bas, il faisait trop sombre pour y voir quoi que ce soit. Et on avait pas de lampe de poche avec nous. Ni dans la voiture : on avait pas prévu de passer la nuit par là… On s’est arrêtés et on a attendu que nos yeux s’habituent. C’est là que Wes a tout d’un coup dit : « putain ! ». Je l’ai rejoint sur la marche où il se tenait, un peu devant moi, et j’ai vu un amas de tissu dont dépassaient deux paires de chaussures. On a tout de suite compris que c’était pas des animaux. Et vu l’odeur, les gars devaient être morts depuis un moment. Alors on est remontés en vitesse, on a remballé notre matériel et on s’est mis en quête d’une cabine téléphonique.

Armitage remercie le vieil homme, tout en s’étonnant intérieurement du mutisme de son jeune collègue. Pourtant, il n’est pas muet, à en croire le récit que je viens d’entendre… Le vieux géomètre explique encore à Armitage que ça leur a pris une bonne dizaine de minutes avant de trouver une cabine. La suite, elle la connaît par le récit de Wickock : sitôt l’appel reçu, Grisham a contacté le légiste, qui s’est tout de suite mis en route, rejoint peu après par le photographe de l’unité, accompagné par Lonsdale. Les deux géomètres ont été priés de retourner sur les lieux – en restant à l’extérieur de la halle le temps que la police arrive. Pendant ce temps, Grisham a briefé Wickock et tempêté contre Armitage qui n’était pas encore là. Lorsque celle-ci a poussé la porte de la Violent Crime Unit, cela devait faire plusieurs minutes que son supérieur était descendu vers son véhicule – une manie agaçante de Grisham : quand il trouve que les choses ne vont pas assez vite, il essaie toujours d’accélérer leur cours en allant attendre dans sa voiture, en sortant avant tous les autres d’un local, ou au contraire en y pénétrant avant eux. Ce qui, le plus souvent, n’a aucun autre effet que de l’énerver lui autant que ses subalternes.

Armitage considère un instant le carnet où elle vient de noter les observations des deux géomètres.

– J’ai tout ce qu’il me faut pour le moment. Merci, leur lance-t-elle sans chaleur. Vous pouvez vous en aller, maintenant. Nous vous contacterons lorsque votre déposition sera dactylographiée, pour la signature. Vous serez à Londres, ces prochains jours ?

– On aurait préféré trouver un coffre rempli d’or et se payer un voyage de rêve, plutôt que de tomber sur deux macchabées… Les choses étant ce qu’elles sont, pas d’escapades en perspective pour nous, juste le boulot.

Il y a un peu d’agacement dans le ton du vieux bonhomme. Lynn renouvelle ses remerciements, de façon à peine plus convaincue. Elle a passé une mauvaise nuit, il fait trop chaud et tout pue. Elle n’est pas d’humeur.

La voiture des géomètres s’éloigne en longeant le bassin. La poussière s’élève, tourbillonne, avant de retomber en même temps que le silence. Un silence de ville, peuplé des bruits les plus divers : le bourdonnement du trafic, au loin, sporadiquement la sirène d’un véhicule d’urgence, plus près le clapotis mou de l’eau saumâtre et, vestige incongru d’une bannière qui a dû flotter là autrefois, le tintement discret d’un filin le long d’une hampe, évoquant les drisses de quelque voilier invisible.

Qu’est-ce qui peut bien faire bouger ce machin ? Il n’y a pas un souffle d’air, soupire Armitage, toujours postée à côté du muret en béton, le regard dans le vague.

Non loin de là, un grincement attire soudain son attention. Wickock doit poursuivre ses investigations. Lynn se lève et retourne à l’intérieur de la halle. La course différente des rayons révèle de nouveaux détails du bâtiment. Les murs sont plus soignés qu’on pourrait le croire. Le hangar doit être assez vieux : probablement du début du siècle. Lorsque les détails avaient encore de l’importance. Les colonnes métalliques qui rythment les murs sont de section hexagonale, soulignées à leur base et à leur sommet par une moulure. Le regard de l’inspecteur Armitage se perd dans les parties hautes de la nef.

Du mouvement monte de l’entresol, la tirant de sa contemplation architecturale. Le photographe ressort, deux lourdes mallettes aux mains. Il apostrophe Lynn d’une voix forte, alors qu’elle est encore loin de lui :

– Je vous laisse les spots, mais il faudra me les rapporter d’ici à la fin de la journée.

Lynn traverse à grandes enjambées l’espace qui les sépare et lui répond avec étonnement :

– Mais vous ne restez pas ? Et s’il y a des détails qu’on aimerait encore photographier ?

– Impossible, je suis attendu ailleurs. De toute façon, j’ai pris bien plus de clichés que vous n’en aurez besoin. Je vous envoie les doubles dès qu’ils sortent du développement. Armitage déteste le ton péremptoire du bonhomme. Elle y devine de la prétention. Et puis, qu’est-ce qu’il peut bien avoir d’autre à faire un lundi d’août ? maugrée-t-elle intérieurement. Elle est en train de se demander comment elle doit réagir lorsque Wickock arrive derrière elle :

– On s’arrangera de notre côté. J’ai un appareil avec un filtre pour lumière artificielle.

Il tapote la mallette métallique qu’il a prise dans la voiture avant de revenir dans la halle et poursuit :

– Une fois qu’on en aura fini ici, il faudra que tu viennes avec moi : il y a des choses bizarres, dans le petit hangar voisin.

Mais pour l’instant, il est temps pour les deux flics d’affronter l’entresol.

CHAPITRE III

L’espace est plus grand qu’il n’y paraît au premier coup d’œil. Dans les faits, il doit occuper un bon tiers de la surface de la halle. La hauteur maximale sous dalle est de deux mètres cinquante. C’est ce qu’indique une plaque en métal fixée dans l’épaisseur de la trémie. Toute la moitié du fond, surbaissée, ne doit cependant pas excéder un mètre quatre-vingts. De l’air surchauffé par les deux puissants spots se dégage une vague senteur d’ozone. Mais ce qui saute aux naseaux en s’enfonçant dans le sous-sol, c’est l’odeur de chair faisandée, pas encore franchement décomposée, mais que l’odorat humain assimile déjà à un danger, quand il a affaire à un aliment : viande périmée, ne pas toucher. Sauf qu’il ne s’agit pas d’un rôti de bœuf ou d’un rack d’agneau. Mais d’êtres humains…

Le légiste est resté au fond de la salle, à côté des corps. Par crainte que leurs crânes ne touchent le plafond, Wickock et Armitage avancent instinctivement le dos voûté et prennent la même position à côté du praticien, jambes fléchies, les mains sur les cuisses, leurs dos bien à plat, soutenus par les bras tendus.

Les deux corps sont tournés l’un vers l’autre, comme s’ils étaient assis face à face sur des chaises invisibles qu’on aurait renversées. Leurs tibias se touchent, retenus par plusieurs tours de chatterton. La bande autocollante a été apposée directement sur les pantalons des victimes. Contraints par le rapprochement des jambes, les pieds, toujours chaussés, se tordent dans des positions inconfortables. Les séants sont éloignés de la longueur des cuisses, qui font un angle droit par rapport aux mollets.

Les tenues des victimes sont similaires : pantalon et veste de jogging à capuchon, avec des chaussures de sport. Wickock et Armitage considèrent les corps collés sans mot dire. Dans un des deux cas, la coiffure permet a priori d’identifier le sexe du cadavre. Cheveux blonds, longs, ondulés : il s’agit d’une femme. Assez corpulente, pour ne pas dire grosse. Sur ses cuisses, le tissu gris chiné est tendu. L’autre cadavre porte des cheveux courts, bouclés eux aussi, d’un blond plus foncé. Un homme, à première vue. Mais la silhouette est frêle, les vêtements un peu trop grands. Difficile d’être affirmatif au premier regard.

Les deux policiers évitent autant que possible de détailler les visages, sur lesquels la lumière drue des spots laisse de grands pans d’ombre. Car ils le savent l’un et l’autre : c’est une chose de lire la description d’un cadavre dans le rapport du légiste, c’en est une autre de le détailler de ses propres yeux. Aucun mot ne peut retranscrire dans sa réalité l’affaissement des chairs et la déformation des traits sous la peau livide et cireuse.

C’est donc en se concentrant sur des détails des vêtements et du sol alentour que l’un et l’autre écoutent les explications du légiste :

– On a affaire à deux jeunes gens, entre vingt et vingt-cinq ans, je dirais. Un homme et une femme, complète-t-il, confirmant la première impression des policiers. Peu de traces apparentes de violence : quelques lacérations sur les visages et les mains. Et une entaille profonde dans la paume de la main de la femme. Mais ce n’est pas ça qui l’a tuée, la plaie a eu le temps de commencer à cicatriser.

– Vous arrivez à dire de quoi ils sont morts ?

– Pour la jeune femme, oui : vu l’état de ses lèvres et de ses muqueuses buccales, elle est selon toute vraisemblance morte de soif.

Un effarement incrédule se lit sur les visages des deux policiers.

– De soif ? Mais combien de temps ça a pris ?

– Sans aucun apport d’eau, lorsqu’il fait chaud et sec comme c’est le cas depuis quelques jours, cela peut aller très vite : trois jours, guère plus…

– Trois jours ! l’interrompt Lynn, le regard figé. Vous trouvez ça court…

– Non, je m’exprime mal… Ce que je veux dire, c’est qu’en tant que tel, trois jours, c’est très rapide, quand on sait que même les maladies les plus virulentes mettent plusieurs jours à terrasser un homme. Mais sans eau, le corps cale très vite. C’est impressionnant : au bout de quarante-huit heures, le système rénal commence déjà à se dégrader. L’échange des flux, le rinçage des toxines et leur élimination par voies naturelles, plus rien ne fonctionne normalement. Il ne faut pas plus de septante-deux heures pour que toute cette mécanique se dérègle. Au-delà, sans une réhydratation très rapide – et pas seulement per os : par perfusion bien sûr –, les dégâts sont irréversibles. Comme un moteur privé d’huile : ça chauffe, ça se grippe et ça pète.

– Si on peut dire… lance froidement Lynn, étonnée par le ton détaché du légiste.

– Et l’autre corps ? Vous avez une idée de la cause de la mort ? demande à son tour Wickock.

– Pour le jeune homme, je ne sais pas. Il faut que j’examine l’ensemble du corps en détail, pour voir s’il y a des traces d’injection. Je vous dirai ça après l’autopsie.

Un silence pesant s’installe. Lynn prend l’initiative de bouger et s’éloigne jusque dans la partie où le plafond est moins bas. Les deux hommes la rejoignent, puis le légiste reprend :

– Celui qui a fait ça est particulièrement vicieux : regardez comme il a attaché les mains et les poignets, sur près d’une vingtaine de centimètres. Impossible de tenter la moindre torsion : l’adhésif fonctionne comme une sorte de plâtre, immobilisant complètement les bras et obligeant à une rotation douloureuse au niveau des coudes.

Lynn murmure :

– Ça fait beaucoup de raffinement pour des cadavres… C’est en prononçant ce dernier mot qu’elle réalise qu’il existe une autre possibilité. Ses yeux vont en une fraction de seconde des corps au visage du praticien, qui poursuit avec une neutralité chirurgicale :

– J’aurais dû commencer par le commencement, bien sûr. Lorsqu’on a attaché ces deux jeunes gens de la sorte, ils n’étaient pas encore morts.

– On les a laissé mourir dans cette position ne leur permettant pas le moindre mouvement, alors qu’ils étaient conscients ? demande Lynn avec les yeux écarquillés.

– C’est pire que cela. Je n’ai pas plus de précisions chronologiques pour l’instant, mais je suis certain d’une chose : l’un des deux est resté en vie plus longtemps que l’autre. La jeune femme. Le corps du garçon est dans un état de décomposition plus avancé. Et à moins que la femme ait été droguée, ce que je ne pourrai dire qu’à l’autopsie, elle est probablement restée consciente tout au long de sa lente agonie de soif : il y a plusieurs preuves nettes qu’elle a bougé, qu’elle s’est même débattue…

– Quelle horreur…

Sous le coup de la stupeur, la voix de Lynn n’est plus qu’un filet. Wickock, lui, ne dit rien. Occultées le temps d’assimiler intellectuellement les informations données par le légiste, les odeurs ressurgissent avec violence dans l’espace olfactif de Lynn : les effluves brûlants des lampes, les froides exhalaisons des chairs rancies, l’odeur discrète d’antiseptique qui flotte autour du médecin et, se faufilant partout là au milieu, les relents de leurs corps à eux, dont la sueur, sous l’effet du dégoût, évoque la bile. Elle est saisie d’un spasme de l’œsophage que seule son expérience lui permet de contenir. Jeune flic, elle aurait dû sortir, respirer une bouffée d’air frais, reprendre ses esprits. Avec près de vingt ans de métier, dont dix passés sur des scènes de crime, elle est, non pas habituée, car on ne peut pas l’être, mais éduquée à résister, comme on apprend à ne pas donner un coup de volant trop brusque en cas de danger, faute de quoi le remède risque d’être pire que le mal. Alors, elle se force à respirer par la bouche, pour neutraliser son odorat. Et s’oblige à réfléchir par étapes, comme on monte une pente raide, en se concentrant seulement sur le pas suivant.

– Quel genre de preuves ?

– Ses poignets sont entaillés presque jusqu’au sang à la jonction du chatterton. Elle a dû essayer pendant des heures de se débarrasser du ruban adhésif.

– Elle n’était donc pas seulement vivante… Mais consciente des heures durant, ressasse Armitage, incrédule. À moins d’un mètre du visage d’un cadavre. Ami, frère, collègue ? Peut-être un inconnu… Quelle horreur, répète-t-elle.

– Et leurs morts remontent à quand ? Vous arrivez à le dire ? demande Wickock, sortant de son mutisme.

– On peut admettre que les deux morts sont séparées de deux à trois jours, le temps que la soif fasse son œuvre. Or, les deux corps sont déjà entrés dans la phase de putréfaction. Vous l’aurez constaté vous-même à l’odeur… Mais vu le temps sec de ces jours et dans cet espace confiné, à l’abri de la lumière et de l’humidité, le processus est passablement ralenti. À vue de nez, je dirais que la mort la plus récente remonte à six jours, et la plus ancienne à trois jours plus tôt encore. Je devrais pouvoir resserrer un peu cette fourchette une fois qu’ils seront dévêtus.

– Cela fait donc environ neuf jours que le jeune homme est mort…

– Oui, quelque chose comme ça. Je pourrai peut-être vous en dire plus après l’autopsie.

– Et sinon, avez-vous remarqué d’autres choses bizarres ? Enfin, je veux dire d’autres marques, traces, ou que sais-je, enchaîne Wickock.

– Il y a plusieurs blessures nettes sur les visages et les mains. Intervenues post mortem : les plaies n’ont pas saigné. Ça m’évoque des coups de becs.

– Les géomètres ont parlé d’un corbeau.

– Je n’étais pas au courant. Alors c’est ça, sans aucun doute.

Heureusement, il n’a dû trouver les corps que tout récemment et n’a pas vraiment eu le temps de passer à table. Sinon, tout ça serait encore beaucoup plus moche que ça ne l’est.

Après un rapide coup d’œil à sa montre, O’Donnell ajoute :

– J’aimerais enlever les corps rapidement : avec la température qu’il fait aujourd’hui, la dégradation va s’accélérer. Je vous laisse faire votre constat et ensuite, je les embarque.

Il marque un temps d’arrêt avant de compléter ses propos :

– Un détail, encore. Vous avez certainement remarqué que la jeune femme a une bonne partie de ses cheveux devant les yeux. Elle s’est probablement démenée pour se voiler la face, si j’ose dire. Pour ne pas avoir la vision intolérable du visage d’un mort. C’est pour ça que je pencherai quant à moi plutôt pour deux personnes qui se connaissaient. Mais ça, ce sera à vous de nous le dire…

CHAPITRE IV

Tandis que O’Donnell range ses ustensiles et éprouvettes dans une grande mallette noire capitonnée de mousse grise, Wickock et Armitage enfilent les gants qu’il vient de leur tendre et commencent à tourner autour des corps. Gênée par leurs propres ombres, Lynn déplace un peu les trépieds des lampes. Des à-plats sombres bougent sur les corps, modifiant les formes.

– Ça ne change pas grand-chose, maugrée-t-elle après quelques essais. Difficile de bien y voir.

Dans le volume confiné, la température est déjà montée de plusieurs degrés. Des sillons de sueur parcourent le front de Wickock. O’Donnell, lui, semble impassible d’esprit comme de corps : sur son visage glabre, il n’y a pas plus de traces d’émotions qu’il n’y a de transpiration.

– Je sors un moment à l’air libre, lance-t-il. M’en fumer une. Appelez-moi si vous avez des questions. Ou quand vous aurez fini.

Et il sort son paquet de la poche de poitrine de sa blouse de médecin. C’est en le voyant peiner à extraire une cigarette de l’étui mou qu’il tapote qu’Armitage décèle un léger tremblement chez lui. Cette marque fugace de malaise, ces doigts qui s’échinent sur l’emballage révèlent un pan d’humanité qui soulage étrangement la femme inspecteur. Il ne blêmit pas. Il ne transpire pas. Il reste impeccable et professionnel dans ses gestes comme dans ses propos. Mais une fois fini son pénible travail, il tremble et va s’en griller une, pour remplir ses poumons d’une autre odeur que celle de la mort.

Excepté les deux corps, il y a peu de choses dans l’entresol. Quelques boulons, dans un coin. Une dizaine de tubes métalliques sous l’escalier. Le long d’un des murs longitudinaux courent des gaines électriques et un gros tuyau d’évacuation d’eau. Dans les angles du local, le sol est recouvert d’une épaisse couche de poussière et de petits déchets. Sur le chemin menant du bas de l’escalier aux corps, en revanche, ça n’est pas le cas. Pourtant, les différents intervenants se sont appliqués à n’utiliser qu’une étroite bande, toujours la même, pour aller et venir dans le local.

– En toute logique, c’est en tirant les corps que le meurtrier a « balayé » le sol, analyse Wickock.

Les deux flics s’accroupissent de part et d’autre des corps et commencent une inspection sommaire des vêtements. La position et l’éclairage ne permettent pas d’aller très loin dans les observations :

– Survêtement de même marque, Adidas… Ça ne va pas nous aider beaucoup pour le rayon géographique : ils peuvent venir aussi bien du quartier voisin que du fin fond de l’Amérique du Sud.

– Tu connais beaucoup de Latinos blonds comme les blés ? demande Lynn à son collègue.

D’être un brin narquoise lui ôte un peu de l’oppression qui l’accable depuis qu’ils sont arrivés là. « Distanciation », aurait dit son instructeur à Liverpool…

– Tu m’as très bien compris : ça ne nous aidera pas pour dire d’où ils viennent !

– Commençons par regarder s’ils ont des papiers, un porte-monnaie...

Menée par tâtonnements légers et inquiets, l’inspection des poches accessibles est brève :

– Rien, conclut Wickock en moins d’une minute.

– Pas non plus de bijoux ou de montres.

Le moindre mouvement d’air, si près des corps, fait monter des remugles écœurants.

Malgré tous ses efforts, Lynn ne parvient pas à canaliser son odorat en alerte. Son cerveau veut identifier chacun des effluves qui l’assaillent, comme un musicien décortique les lignes mélodiques d’un morceau dont les quidams ne perçoivent que la globalité.

– Tu sens ? demande-t-elle soudain à Wickock.

– Ça sent pas bon, c’est tout ce que je peux te dire, et c’est pas un scoop…

– Non, là, vers les mollets…

Wickock se penche et hume à deux brèves reprises :

– Désolé, je sens rien. Enfin, si : je ne sens qu’une chose, ces macchabées qui sont gentiment en train de se momifier dans un entrepôt abandonné de l’Isle of Dogs…

– Moi, je sens quelque chose : en plus de l’odeur des corps, de la poussière, du métal, des lampes. Il y a aussi l’espèce d’acidité du chatterton, très clairement reconnaissable. Mais ça sent également le solvant : térébenthine, white spirit, quelque chose comme ça.

Wickock la dévisage d’un air dubitatif :

– Comment tu arrives à sentir tout ça ? Pour moi, je te dis, ça sent juste la bête crevée. Et on a beau être là depuis un moment, c’est toujours aussi présent.

– Je… ça a toujours été comme ça. Depuis que je suis petite, je sens des trucs que personne ne sent. Ça a un nom : l’hyperosmie.

Pour toute réponse, Wickock hoche la tête en expulsant un peu d’air par sa bouche fermée.

Toujours accroupie, Lynn se tait et note quelques observations dans son calepin.

De l’extérieur du bâtiment, ce qui ressemble à des claquements de portières parvient soudain à leurs oreilles. Tout aussi indistinct, un bruit semblable se répète moins d’une minute plus tard.

– Ça doit être des renforts que nous envoie Grisham, fait Wickock, laconique, à sa collègue qui tend l’oreille.

Puis les deux inspecteurs se concentrent à nouveau sur la scène de crime.

Tandis que sa collègue continue d’écrire, Wickock déplace à son tour les lampes sur trépied :

– Par acquit de conscience, explique-t-il, histoire que les clairs-obscurs ne nous fassent pas louper un truc important. Tiens, vers les mains de la jeune femme, il y a une autre trace de pas effacée. Un peu différente…

Lynn se redresse et passe de son côté :

– C’est plus que différent. C’est carrément autre chose : regarde, on dirait des traces de doigts !

Tous deux se déplacent pour tenter de mieux y voir. Mais aucun des deux ne se décide à pénétrer dans le trapèze limité par les corps et les bras.

À quelques centimètres des mains de la morte se dessinent trois traits parallèles. Du centre de celui qui est le plus à gauche part un bref trait perpendiculaire, qui se perd dans une zone estompée qui entoure tout le corps.

– On dirait presque des lettres, tu ne trouves pas ? demande Lynn. Regarde, deux « l » minuscules, peut-être des « i » ? Et à gauche, un « h », un « a » ? HII ? AII ? ALI ?

– Ça peut tout aussi bien s’être fait au hasard de ses doigts frottant le sol… On ne saura certainement jamais : à part ces trois traits, il n’y a rien. Autour des corps, il y a une bande où tout a été comme balayé… S’il y avait d’autres lettres, elles ont été effacées…

Lynn et Wickock comprennent au même moment et complètent presque en chœur :

– … par les mouvements désespérés qu’a faits cette pauvre jeune fille en essayant de se détacher.

– Je mitraille encore tout ça et ensuite, le doc’ pourra enlever les corps. J’étouffe, faut que je sorte d’ici, poursuit Wickock.

– Et en attendant les résultats du labo et de l’autopsie, il ne nous reste plus qu’à essayer de découvrir l’identité de ces deux-là…

Il est onze heures trente environ lorsque les deux policiers quittent les lieux dans la voiture de service que leur a laissée Grisham. Derrière eux suivent en file indienne un véhicule sanitaire et une autre voiture.

Sitôt rentré à la Violent Crime Unit, le commandant a fait le nécessaire pour dépêcher une camionnette sur place, pour emmener les corps à la morgue. Un assistant du légiste est arrivé de son côté à moins d’une minute d’intervalle. C’était bien cela, les bruits de portières. Une fois fini leur constat, Lynn et son collègue ont rejoint le petit groupe, installé à l’extérieur, là où s’est déroulé l’interrogatoire des deux géomètres deux heures plus tôt. Le muret de béton ne sera plus à l’ombre très longtemps, a songé Lynn en considérant la frontière nette de la lumière qui se rapproche rapidement de la façade de la halle. Quelle chaleur…

Dans la voiture, Wickock ne dit rien et Armitage lui en est reconnaissante. Les pensées se bousculent dans sa tête fatiguée. Par la fenêtre ouverte entrent par bouffées des effluves de bitume et de moteurs. Ils dépassent un coffee shop. La senteur odorante des fèves torréfiées rappelle à Lynn que le monde n’est pas fait que d’odeurs repoussantes. Il y en a tant qui sont fabuleuses : le café juste moulu, précisément, le pain encore chaud, les embruns, la lande, les draps propres. Et puis il y a toutes ces odeurs étranges, inhabituelles, dont on ne saurait objectivement dire qu’elles sont bonnes, mais qui envoûtent plus encore : l’herbe fraîchement coupée, la graisse qui empèse les cordages des bateaux, une route aux premières gouttes d’un orage, un livre tout frais sorti de presse et qu’on ouvre pour la première fois.

Le grincement de la portière de Wickock la tire de ses rêveries parfumées.

– Madame est arrivée, lui lance ce dernier avec un sourire las.

Tout en se baissant pour reprendre son sac à ses pieds, Lynn regarde son collègue se diriger vers l’entrée du poste. Dans son dos, une longue tache sombre court tout le long de sa colonne vertébrale. Stigmate de la chaleur, du stress et du dégoût…

C’est avec ses yeux que Lynn observe la scène. Elle a pourtant l’impression de sentir véritablement ce qui émane de ce tissu fatigué et imprégné de sueur. Comme si son cerveau convertissait en odeurs les signaux perçus par ses yeux. Une sorte de mirage olfactif...

CHAPITRE V

À la fin de l’après-midi, Wickock et Armitage rejoignent Grisham pour un premier point sur l’enquête. Dans la petite salle de conférence où les trois policiers se retrouvent, les fenêtres grandes ouvertes devant les stores baissés ne sont là que pour l’illusion : il fait aussi chaud ici qu’ailleurs dans l’immeuble.

Tamponnant son cou avec son mouchoir, Grisham lance la discussion :

– Nous n’aurons pas le rapport du légiste avant trois ou quatre jours. Mais il y a bien assez à faire d’ici là…

– Nous retournons sur place demain à la première heure, enchaîne aussitôt Wickock. Le hangar et ses alentours sont entourés d’un grillage, mais ça doit faire belle lurette que le portail n’est plus fermé. Sur la grille, il y avait une plaque avec le nom d’une société de surveillance. Je les ai appelés en début d’après-midi, pour leur demander d’aller verrouiller ce portail. Ils m’ont dit qu’ils s’en occupaient encore aujourd’hui.

– On espère, en tout cas, poursuit Armitage. Ils avaient l’air assez lymphatiques, à t’entendre. Il faut dire que c’est le tonneau des Danaïdes, de sécuriser ce genre de secteur. Cela fait des kilomètres carrés à couvrir, plein de palissades branlantes, de grillages percés, de murs éventrés. Et dans quel but ?

– C’est exactement ce que le gars m’a dit, reprend Wickock. Ils ont été mandatés par la LDDC pour assurer la surveillance. Mais c’est pas très motivant de surveiller un coin qui sera certainement rasé à plus ou moins brève échéance. Alors ils font leur job plutôt mollement… Ils m’ont tout de même dit avoir retrouvé à une ou deux reprises les restes de quelques soirées, disons, alternatives. Vu la distance qui sépare les lieux des premiers quartiers habités, pas de risque de se faire repérer par le voisinage. La police n’est donc jamais appelée à intervenir pour tapage. Par contre, les « lendemains de », les agents de sécurité font des découvertes pas très engageantes : vieilles seringues, monceaux de canettes et de bouteilles d’alcool en tous genres, et je vous passe les résidus plus… digestifs.

– Oui, on s’en passe volontiers, l’interrompt Armitage avec une moue dégoûtée.

– Le gars m’a aussi expliqué qu’il y a quelques tags qui sont récemment apparus dans les entrepôts nord. Il faut dire qu’il y a de la surface à disposition pour exprimer sa créativité…

– Il y a donc quand même du passage dans le secteur… Et du côté des avis de recherche ? demande Grisham.

– Notre main courante ne signale aucune disparition ces dernières semaines. Mais ce jeune couple peut très bien venir d’ailleurs en Angleterre. Nous allons nous mettre en contact avec Scotland Yard.

Grisham jette un regard dubitatif à Wickock :

– Vous parlez des dernières semaines. Mais qui nous dit que ces deux jeunes gens n’ont pas été séquestrés pendant des mois avant d’être abandonnés dans ce hangar ?

– C’est une possibilité, bien sûr. Mais à moins que ce soit pour demander une rançon, pourquoi diable garderait-on en captivité deux individus, avec tous les risques que ça comporte ? Car il faut les nourrir, éventuellement les soigner, changer de cache, et cetera. Or la dernière demande de rançon remonte à plus de six mois…

– En plus, l’otage a été retrouvé depuis et son ravisseur arrêté, renchérit Armitage.

– Merci, je sais tout ça.

Il y a de l’agacement dans la voix de Grisham. Son front se plisse, dessinant une barre dure au-dessus de ses yeux noirs. Lynn est mal à l’aise. Bien sûr qu’il est au courant… Mais dans ce cas, pourquoi pose-t-il la question ? Pour nous tester ? Elle aussi sent la nervosité monter en elle. La journée est sans fin. Elle aimerait rentrer chez elle, prendre une douche fraîche et se poser sur son sofa avec un bon bouquin. Considérant le visage fermé de Grisham, elle se ressaisit et poursuit :

– Oui, bien sûr. Ce que nous voulons dire Jim et moi, c’est qu’il n’y a guère de raisons de s’encombrer de deux personnes pendant plusieurs semaines dans le seul but de les tuer ensuite. À moins que le type ne prenne plaisir à la séquestration...

– Ce qu’on ne peut exclure a priori, vous ne croyez pas ? demande Grisham.

– Si c’était le cas, il me semble qu’il y aurait d’avantage de marques de sévices, de liens qu’on aurait vainement tenté d’arracher…

– Soyons honnêtes : à l’heure actuelle, on n’en sait encore rien, dit Wickock, tourné vers sa partenaire. Le légiste nous a juste dit que les visages ne portaient pas de traces de violence autres que quelques coups de bec post mortem. Mais on ne sait encore rien des corps : nous ne les avons vus qu’habillés.

– Il me semble quand même que les corps porteraient les stigmates de la faim, ils seraient décharnés. Or les visages ne paraissaient pas amaigris.

– L’argument est recevable, admet Grisham.

Lynn soupire. Quoi qu’ils en disent, aucune hypothèse ne peut être exclue pour l’instant. Elle enchaîne :

– Il va de toute façon falloir ratisser d’autant plus large que ces deux jeunes gens peuvent venir de l’étranger, comme tu l’as déjà dit, Jim. En période de vacances, les gens bougent beaucoup. Il peut donc s’agir de deux touristes qui auront eu la malchance de croiser la route d’un cinglé…

– Exact, fait Wickock. Mais dans ce cas, il y a un petit espoir : tôt ou tard, un hôtelier, un propriétaire de camping ou de B&B nous contactera parce que des effets personnels sans propriétaire traînent dans son établissement. On a retrouvé ces deux personnes en tenue de jogging, sans aucun papier d’identité : elles avaient forcément d’autres affaires avec elles.

Grisham jette un œil à l’horloge qui surmonte la porte, puis reprend :

– Cinq heures : le temps file. J’ai une autre séance. On fait un nouveau point demain même heure.

Armitage suit son supérieur du regard tandis qu’il quitte la petite salle de conférence. Elle se rappelle son étonnement, la première fois qu’elle l’a vu : un Indien grand et obèse, c’est rare, s’était-elle dit. Ceux qu’elle croisait dans son quartier étaient généralement petits et minces. Elle avait évoqué incidemment la question avec Wickock quelques jours plus tard, lui demandant s’il y avait une raison médicale au surpoids de leur chef. Pour toute explication, Wickock avait lancé : Pakistanais, malheureuse ! Pas Indien. Ne t’avise surtout pas de te tromper. Grisham a beau n’avoir vécu que dans les Tower Hamlets, il est très attaché à la nationalité de ses parents. Ce qui ne changeait rien au fond de la question : pour Lynn, Grisham était son premier Pakistanais obèse.

La voix de Wickock la tire de sa songerie :

– Départ demain sept heures ?

– Okay. Assure-toi juste que l’entreprise de sécurité soit sur place pour nous ouvrir.

– Pas besoin, ils m’ont dit que quelqu’un de chez eux passerait aujourd’hui encore pour nous filer un double de la clé.

– Dans ce cas, alors, sept heures ici, et on démarre dans la lancée.

Wickock quitte à son tour la pièce, laissant Armitage à ses pensées. L’horloge au-dessus de la porte indique cinq heures cinq. Cela lui laisse encore le temps de faire quelques recherches dans les télex et fax reçus par la Violent Crime Unit au cours des derniers mois.

Les rais de lumière qui filtraient à travers les lamelles ont disparu. Le soleil a tourné le coin de l’immeuble. Armitage se lève pour remonter les stores, espérant apporter un petit courant dans la pièce. Mais au lieu de cela, c’est une bouffée d’air réchauffé par les longues heures de soleil sur la façade qui lui arrive en pleine figure.

Armitage se tourne avec une moue de dépit, avant de se figer en regardant l’encadrement de la porte laissée ouverte par Wickock : appuyé contre le chambranle, Matthew Case la gratifie d’un grand sourire.

Et merde, se dit Lynn. Comment je vais faire pour me débarrasser de ce crampon ? Si seulement je pouvais effacer la soirée d’hier…

CHAPITRE VI

Mardi 3 août 1982

À sept heures vingt, Wickock et Armitage poireautent encore dans les bureaux. Lynn ne cache pas son énervement : évidemment, ces farfelus de 21-Security ne sont pas passés la veille. Wickock aurait dû les rappeler en fin de journée, pour assurer le coup.

– Au lieu de ça, Monsieur s’en va les mains dans les poches à cinq heures trente.

– Pour la troisième fois, je suis désolé. Tu penses bien que j’ai appelé dès que je suis arrivé ce matin. Mais attraper quelqu’un à six heures cinquante dans une entreprise londonienne début août, c’est une utopie, je le reconnais… Histoire de tuer le temps, Lynn descend à l’accueil, où l’aspirant Lonsdale bâille derrière le desk.

– Pas de message ou de courrier ?

– Depuis hier soir ? Non. Pas pour vous. Mais quelque chose a été déposé pour Monsieur Wickock, se souvient soudain le jeune homme.

Pourquoi est-ce qu’il garde toujours la bouche entrouverte ? Ça lui donne un de ces airs idiots…, se dit Armitage, tandis que Lonsdale lui tend une enveloppe légèrement bombée qu’il vient de tirer de sous le comptoir.

Une inscription dit : « À l’attention de M. Wickock ». L’air furieux, Lynn soupèse l’enveloppe, avant de la déchirer vigoureusement.

– Putain, Lonsdale, on aurait pu attendre longtemps… Elle est arrivée quand, cette clé ?

– Ben… hier soir, vers six heures, je dirais.

– Et pourquoi vous n’êtes pas monté me la donner ?

– Mais… (Lonsdale écarquille ses yeux d’un gris très clair, ce qui lui donne l’air encore plus ahuri, de l’avis d’Armitage), je suis monté, mais M. Wickock était déjà parti, alors je me suis dit que je lui donnerais son enveloppe ce matin. Sauf que je l’ai pas encore croisé.

Lynn secoue la tête d’un air désespéré :

– Pourtant, il est là, sauf qu’il est arrivé avant vous. Pourquoi vous n’êtes pas venu vers moi, hier soir ? Je suis restée jusqu’à sept heures passées.

– Euh, mais… parce que ça concernait M. Wickock.

– On ne vous a jamais parlé des binômes ? Ce qui concerne Wickock me concerne aussi. Et vice-versa. Vous êtes… Lynn se ravise à la dernière seconde, laissant sa phrase inachevée. Consternée par l’inertie du jeune aspirant, elle remonte en vitesse les volées de marche jusqu’à l’Unit.

– Wickock, lance-t-elle à travers le hall, j’ai la clé. Magne-toi !

En ouvrant la grille qui clôture le secteur de Canary Wharf, la lourde chaîne que retient le cadenas tombe sur le pied d’Armitage, qui lâche en grimaçant :

– Pu… c’est pas vrai, encore une journée qui s’annonce mal !

– Tu mettrais des chaussures dignes de ce nom…

– Wickock, silence, ou je te pète les tibias ! lance Lynn en faisant mine de balancer la chaîne en direction des jambes de son collègue.

– Ce que j’en dis, moi…

Armitage considère son pied endolori glissé dans une de ces fines ballerines qu’elle apprécie en été. Jim n’a pas tort, se dit-elle. J’aurais mieux fait d’enfiler des baskets.

Les deux inspecteurs avancent silencieusement jusqu’à l’entrepôt où ont été découverts les deux corps. Sur leur gauche, une immense pancarte publicitaire plantée à quelques dizaines de mètres de là, le long du grillage du côté du bassin de Canary Wharf, attire l’œil d’Armitage :

– Je n’ai même pas remarqué ce panneau, hier…