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Beschreibung

La dissimulation est entendue comme « l’art de composer ses paroles ou ses actes pour une mauvaise fin ». Elle a d’innombrables facettes et son objet est varié (données personnelles, informations de toutes sortes, actes ou faits juridiques), tout autant que ses modalités (allant du simple silence aux montages plus ou moins complexes destinés à échapper à l’impôt, en passant par le mensonge, les contrats volontairement mal nommés, etc.). On la rencontre partout : chez les particuliers, au cœur des familles, dans les entreprises, les prétoires, et même au sein de l’État. Le rapprochement de divers textes (notamment les lois du 4 janvier 2010 consacrant le secret des sources journalistiques et du 11 octobre 2010 incriminant la dissimulation du visage dans les lieux publics), le rapport de la Cour de cassation pour 2010, des phénomènes de société, telle la prolifération des réseaux sociaux et des émissions de télé-réalité, ou encore des débats sensibles, tels le secret-défense, le port du voile, suscitent de nombreuses interrogations. Quelle(s) réponse(s) le droit, privé, public, européen, doit-il apporter à la dissimulation ? Comment établir la frontière entre le « secret » digne de protection et la dissimulation prohibée, entre ce qui peut, ou doit, être tu, et ce qui, au contraire, peut, ou doit, être révélé ?

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Cette version numérique de l’ouvrage a été réalisée par Nord Compo pour le Groupe De Boeck. Nous vous remercions de respecter la propriété littéraire et artistique. Le « photoco-pillage » menace l’avenir du livre.

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Cette version numérique de l’ouvrage a été réalisée pour le Groupe De Boeck. Nous vous remercions de respecter la propriété littéraire et artistique. Le « photoco-pillage » menace l’avenir du livre.

© Groupe Larcier s.a., 2013

Éditions Bruylant Rue des Minimes, 39 • B-1000 Bruxelles Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.

EAN : 978-2-802-74316-3

La collection « Penser le Droit »

La collection « Penser le Droit » a pour objet la publication d’ouvrages originaux de philosophie et de théorie du droit. Elle accueille également des traductions d’ouvrages étrangers.

La qualité scientifique des manuscrits soumis à publication est évaluée de manière anonyme par le comité de lecture de la collection. Les manuscrits sont envoyés au Centre Perelman de Philosophie du Droit, Université Libre de Bruxelles, CP-132, 50 av. F.D. Roosevelt, B-1050 Bruxelles.

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Juge à la Cour Européenne des Droits de l’homme

PARUS DANS LA MÊME COLLECTION

1. Classer les droits de l’homme, sous la direction de Emmanuelle BRIBOSIA et Ludovic HENNEBEL, 2004.

2. La société civile et ses droits, sous la direction de Benoît FRYDMAN, 2004.

3. L’auditoire universel dans l’argumentation juridique, par George C. CHRISTIE.

Traduit de l’anglais (américain) et présenté par Guy HAARSCHER, 2005.

4. Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, par Benoît FRYDMAN, 3e édition, 2011.

5. Philosophie de l’impôt, sous la direction de Thomas BERNS, Jean-Claude DUPONT, Mikhaïl XIFARAS, 2006.

6. Responsabilités des entreprises et corégulation, par Thomas BERNS, Pierre-François DOCQUIR, Benoît FRYDMAN, Ludovic HENNEBEL et Gregory LEWKOWICZ, 2006.

7. Dire le droit, faire justice, par François OST, 2007.

8. Généalogie des savoirs juridiques contemporains. Le carrefour des lumières, sous la direction de Mikhaël XIFARAS, 2007.

9. La vertu souveraine, par R. DWORKIN. Traduit de l’anglais (américain) et présenté par Jean-Fabien SPITZ.

10. Juger les droits de l’homme. Europe et Etats-Unis face à face, par Ludovic Hennebel, Gregory LEWKOWICZ, Guy HAARSCHER et Julie ALLARD, 2007.

11. La prohibition de l’engagement à vie, de la condamnation du servage à la refondation du licenciement. Généalogie d’une transmutation, par Alain RENARD, 2008.

12. L’Europe des cours. Loyautés et résistances, par Emmanuelle Bribosia, Laurent SCHEEK, Amaya UBEDA de TORRES, 2010.

13. L’imaginaire en droit, sous la direction de Mathieu DOAT et Gilles DARCY, 2011.

14. Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, par Benoît FRYDMAN, 3e édition, 2011.

15. La science du droit dans la globalisation, sous la direction de Jean-Yves CHÉROT et Benoît FRYDMAN, 2012.

16. Théorie bidimensionnelle de l’argumentation juridique. Présentation et argument a fortiori, par Stefan GOLTZBERG, 2012.

17. Dire le droit, faire justice, 2e édition par François OST, 2012.

Cet ouvrage est dédié à la mémoire de Monsieur le Bâtonnier Bernard Blanchard, éminent spécialiste du droit

Sommaire

Propos introductifs

Agnès CERF- HOLLENDER

PREMIÈRE PARTIE

Dissimulation dans la sphère privée et familiale

Dissimulation et droit de la filiation

Annick BATTEUR

Dissimulation et vie privée

Jean-Pierre MARGUÉNAUD

Dissimulation et droit patrimonial de la famille

Thierry LE BARS

Dissimulation et mariages blancs

Gilles RAOUL- CORMEIL

Dissimulation et droit des étrangers

Catherine- Amélie CHASSIN

DEUXIÈME PARTIE

Dissimulation dans la sphère professionnelle Dissimulation

Dissimulation et droit des sociétés

Jean- Christophe PAGNUCCO

Dissimulation et droit du travail

Bernard GAURIAU

Dissimulation et droit pénal de l’entreprise

Agnès CERF- HOLLENDER

TROISIÈME PARTIE

Dissimulation dans la sphère fiscale et financière

Dissimulation et fraude fiscale

Thierry LAMULLE

Dissimulation d’une partie du prix de vente : droit civil et fiscal

Odile SALVAT

Dissimulation, corruption et blanchiment

Juliette LELIEUR

QUATRIÈME PARTIE

Dissimulation dans la sphère procédurale

Dissimulation et procédure civile

Karim SALHI

Dissimulation et procédure pénale

Raphaële PARIZOT

Dissimulation et secret des sources journalistiques

Jean- Manuel LARRALDE

Rapport de synthèse

Agnès CERF- HOLLENDER

Propos introductifs

parAGNÈS CERF-HOLLENDER

Maître de conférences de droit privé, Université de Caen, Centre de recherche en droit privé (CRDP EA 967)

Trois évènements survenus au cours de l’année 2010 ont inspiré le thème de ce colloque : la loi du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes, la très médiatisée loi du 11 octobre 2010 incriminant la dissimulation du visage dans les lieux publics, et le rapport de la Cour de cassation pour 2010, consacré au « Droit de savoir ». Qu’ont-ils en commun ? Leur rapprochement ne peut qu’interroger sur l’attitude du droit face à la dissimulation.

Dans l’avant propos du rapport de la Cour de cassation, Madame le professeur Agathe Lepage écrit que : « La transparence, censée incarner de nombreuses vertus – vérité, honnêteté, intégrité, loyauté, efficacité, etc. –, est prônée parfois comme un idéal ». Mais, poursuit-elle, « une saine transparence ne doit pas avoir pour objet d’anéantir la discrétion, la réserve, la rétention, le secret, mais de se concilier aussi harmonieusement que possible avec eux »1. Certains silences, secrets sont ainsi protégés par la loi, qui considère qu’ils doivent primer, au nom d’intérêts supérieurs, allant jusqu’à interdire leur révélation sous peine de sanctions.

La dissimulation ne doit pas être confondue avec la réserve, la confidentialité, le secret. Si elle s’en rapproche dans ses modalités (cacher, taire) et certains de ses effets (laisser dans l’ignorance de faits ou d’actes juridiques les tiers ou les pouvoirs publics), elle s’en distingue par le but recherché par son auteur. La dissimulation est classiquement définie comme « un certain art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin »2. Derrière le terme dissimulation transparaît la duplicité, le mensonge, le désir de tromper. À l’opposé des vertus prêtées par Madame Lepage à la transparence, la dissimulation reflèterait de nombreux vices : l’hypocrisie, la malhonnêteté, la déloyauté… autant de vices qui appellent une réprobation du droit.

Les choses peuvent ainsi sembler, a priori, claires. D’un côté la dissimulation, parce qu’elle est fourberie, doit être interdite et sanctionnée. De l’autre, le secret, en raison de sa légitimité, doit être garanti et protégé.

Pourquoi alors consacrer un colloque au thème « Droit et dissimulation » ? Car la clarté n’est qu’apparence, et les deux lois précitées du 4 janvier et 11 octobre en attestent : y a-t-il vraiment une « mauvaise fin » dans le seul fait de dissimuler son visage dans l’espace public, justifiant son incrimination ? Le secret des sources journalistiques va-t-il jusqu’à justifier le refus de révéler des informations cruciales pour le démantèlement de réseaux pédophiles ou terroristes ? Ces questions en appellent d’autres, plus générales : quelles sont les frontières de la dissimulation, en particulier dans ses relations avec les « secrets » dignes de protection ? Est-elle toujours, en toute hypothèse, sanctionnée ? Si tel n’est pas le cas, quelles sont les motifs expliquant que le droit puisse la tolérer, voire l’organiser ou la protéger ?

Afin de tenter de répondre à ces questions sans a priori sur l’attitude du droit face à la dissimulation, le parti a été pris de décliner le déroulement du colloque en fonction des principales sphères dans lesquelles cette dernière est susceptible de se manifester : sphère privée et familiale, professionnelle, fiscale et financière, procédurale, en choisissant, dans chacune d’elles, quelques branches du droit.

Cet ouvrage se décompose en quatre parties, chacune correspondant à l’une des demi-journées du colloque.

La première partie est consacrée à la dissimulation dans la sphère privée et familiale (demi-journée présidée par M. Bertrand Diet, vice-président du TGI de Rouen) : dissimulation et droit de la filiation (Mme Annick Batteur, professeur à la faculté de droit de Caen), dissimulation et droit au respect de la vie privée (M. Jean-Pierre Marguénaud, professeur à la faculté de droit de Limoges), dissimulation et droit patrimonial de la famille (M. Thierry Le Bars, professeur à la faculté de droit de Caen), dissimulation et mariages « blancs » ou « gris » (M. Gilles Raoul-Cormeil, maître de conférences à la faculté de droit de Caen), dissimulation et droit des étrangers (Mme Catherine-Amélie Chassin, maître de conférences à la faculté de droit de Caen).

La deuxième partie est consacrée à la dissimulation dans la sphère professionnelle (demi-journée, présidée par Mme Corinne Regnault, professeur à la faculté de droit de Caen) : dissimulation et droit des sociétés (M. Jean-Christophe Pagnucco, maître de conférences à la faculté de droit de Caen), dissimulation et droit du travail (M. Bernard Gauriau, professeur à la faculté de droit d’Angers et avocat au Barreau de Paris), dissimulation et droit pénal de l’entreprise (Mme Agnès Cerf-Hollender, maître de conférences à la faculté de droit de Caen).

La troisième partie est consacrée à la dissimulation dans la sphère financière et fiscale (demi-journée, présidée par M. Sébastien Botreau-Bonneterre, directeur de l’Institut international des droits de l’homme et de la paix) : dissimulation et fraude fiscale (M. Thierry Lamulle, directeur du DJCE de Caen, maître de conférences à la faculté de droit de Caen), dissimulation au fisc d’une partie du prix de vente (Mme Odile Salvat, professeur à la faculté de droit de Caen), blanchiment et corruption (Mme Juliette Lelieur, maître de conférences à la faculté de droit de Strasbourg).

La quatrième partie est consacrée à la dissimulation dans la sphère procédurale (demi-journée, présidée par M. Gilles Straehli, conseiller à la chambre criminelle de la cour de cassation) : dissimulation et procédure civile (M. Karim Salhi, maître de conférences à la faculté de droit de Caen), dissimulation et procédure pénale (Mme Raphaële Parizot, professeur à la faculté de droit de Poitiers), secret des sources journalistiques (M. Jean-Manuel Larralde, professeur à la faculté de droit de Caen), et secret professionnel de l’avocat (M. le Bâtonnier Bernard Blanchard).

1. Rapport annuel de la Cour de cassation 2010, La documentation française, consultable sur le site de la Cour de cassation, spéc. pp. 69 et 75.

2. LA BRUYÈRE, Les Caractères de Théophraste, trad. du grec, Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, p. 40.

PREMIÈRE PARTIE

Dissimulationdans la sphère privéeet familiale

Dissimulation et droit de la filiation

parANNICK BATTEUR

Professeur de droit privé, Université de Caen, Centre de recherche de droit privé (CRDP EA 697)

Traiter le thème de la dissimulation en droit de la famille, et plus spécialement en droit de la filiation, est un défi passionnant à relever, tant cette branche du droit recèle ou a recelé des dispositions susceptibles d’être rattachées à cette idée que le droit non seulement peut protéger un secret, mais contribuer à le mettre en œuvre. Le droit de la filiation a en effet toujours ouvert la possibilité de couvrir certains secrets de famille : l’on a longtemps pensé qu’il était bon pour l’enfant de ne pas connaître les circonstances jugées honteuses de sa conception ; ou bien, on estimait qu’il ne fallait pas que l’entourage et les tiers soient confrontés à ce qui était lié à une conception ou une naissance maudite d’un enfant.

La famille est le lieu même où se tissent des secrets de toutes sortes, à savoir des événements connus d’un nombre limité de personnes qui cherchent à le cacher. Une injonction est donnée de rester dans le non-dit. Ces secrets peuvent concerner un événement réprouvé par la société, ou par la morale de la famille ou du clan. Par exemple une relation incestueuse, une filiation adultérine, un accouchement sous X, une supposition ou une substitution d’enfants… On sait aujourd’hui que les effets des non-dits familiaux, des secrets de famille sont générateurs de troubles psychiques de grande importance. Un certain nombre de psychanalystes et autres thérapeutes ont démontré la violence des secrets de famille, non seulement à l’égard de celui qui est directement concerné par l’événement familial qui lui est caché, mais aussi à l’égard des membres de sa famille et des générations postérieures. Il existe des répétitions d’une génération à l’autre dans toutes les familles : elles interviennent dans le nombre d’enfants nés à chaque génération, dans le choix d’un conjoint, d’un prénom, etc. Mais ces répétitions semblent jouer un rôle important dans l’apparition de certaines maladies ou le déroulement d’un accident, l’âge d’un décès : les situations qui semblent pourtant personnelles obéissent à des répétitions inconscientes. Le secret entretenu autour d’une conception ou d’une naissance est terrifiant, car il concerne non seulement celui à qui est cachée la situation, mais aussi les enfants et petits-enfants du porteur de secrets : des générations peuvent en subir des répercussions graves. C’est ainsi qu’a été démontré le rôle joué par les secrets dans les familles de psychotiques.

Face à cette violence désormais connue du secret, à ses effets dévastateurs, on pourrait penser que le droit de la famille avait su s’adapter, et ne plus prêter main-forte à ceux qui en sont les initiateurs. Pourtant, ce n’est pas le cas. La difficulté est que l’appréhension du secret par les spécialistes des sciences sociales est assez nouvelle, et qu’elle ne fait pas l’objet encore d’une unanimité. Comme toujours sous l’angle du droit, d’autres forces concurrentes se manifestent et tendent vers le maintien du système existant. Le droit de la famille, qui est un droit qui reflète l’état des mœurs, n’est pas systématiquement opposé à couvrir certains secrets, et s’accommode de certains d’entre eux. Il lui arrive encore d’organiser la dissimulation, notamment en droit de la filiation. Il est particulièrement intéressant de réfléchir à la manière dont la loi participe à la genèse du secret lorsqu’il est question d’établir la filiation d’un enfant et d’en organiser les conséquences : l’approche d’un tel sujet peut, nous semble-t-il, s’opérer à travers une réflexion sur ce que notre société accepte ou refuse de mettre en œuvre en matière de dissimulation à une époque où s’opposent des forces contraires sur le dit et le non-dit.

C’est en réfléchissant au problème posé par les expertises biologiques que je me suis interrogée sur la différence qui peut exister au regard de la loi entre secret et dissimulation. On sait que les expertises biologiques post-mortem sont prohibées par la loi. Lorsque la loi interdit qu’un cadavre soit exhumé aux fins d’expertises biologiques, de quoi s’agit-il ? De dissimuler une vérité ? Non. Ce que l’on veut, c’est simplement respecter celui qui n’est plus qu’un cadavre, une « chose » particulièrement sacrée. En interdisant l’exhumation, on empêche éventuellement d’établir une vérité biologique, laquelle est une condition de recevabilité de l’action en recherche de paternité ou de la contestation de paternité. On crée un obstacle, mais l’objectif poursuivi n’est pas une dissimulation. Souvent, la vérité est connue de tous, y compris de l’enfant. Parfois à l’inverse il est vrai, nul ne sait ni ne sera jamais qui est ou fut effectivement le père biologique. C’est ainsi que si le cadavre de Yves Montant n’avait pas été exhumé, sa paternité aurait été proclamée à l’égard de celle qui se prétendait sa fille. Le recours aux expertises avait permis de connaître la vérité : Yves Montand n’était pas le père. Aujourd’hui, dans une situation de ce type, l’individu emporte avec lui son secret dans la tombe… sans pour autant que l’on puisse dire que la loi autorise ouvertement une dissimulation.

Partons de l’hypothèse, que certains pourraient contester, qu’il peut y avoir secret, mais sans pour autant que la loi puisse encourir le reproche de mettre en œuvre des « machinations » pour éviter qu’un événement ne soit mis au grand jour. Si l’on veut bien admettre que peut-être se situe là la différence entre secret et dissimulation au regard de la loi, les hypothèses de dissimulation se réduisent.

Au gré de certaines réformes, des dissimulations ont disparu, pas nécessairement d’ailleurs au nom d’un souci de vérité, condition du bien-être de l’enfant, de ses proches et de ses descendants. Songeons au cas de l’enfant adultérin, dont on a longtemps prohibé l’établissement de la filiation. Ce qui se jouait n’était pas la place de la vérité, mais les exigences d’égalité et la protection du mariage, ce qui n’est pas la même chose. Lorsque cette prohibition a disparu en 1972, et que l’enfant a pu établir sa filiation et obtenir sa part de succession, réduite d’ailleurs, toute dissimulation n’a d’ailleurs pas disparu, puisque, dans le cadre des liquidations de succession, on ouvrait la possibilité d’écarter cet enfant au moment des opérations de partage.

Un autre cas de dissimulation a récemment disparu, qu’il est intéressant de rappeler car il montre que c’est souvent le souci de protection de l’enfant qui est à l’origine des dissimulations machinées par la loi. Dans le cadre de l’action à fins de subsides, la loi avait mis au point un mécanisme assez curieux. Sous l’empire de la loi du 3 janvier 1972, la mère au nom de son enfant pouvait intenter une action à fins de subsides contre l’ensemble des amants qu’elle avait eus pendant la période légale de conception. Curiosité qui s’expliquait par la volonté du législateur de l’époque de ne pas laisser la femme victime d’un viol collectif sans ressources pour son enfant. Mais l’on ne voulait pas que l’enfant puisse un jour découvrir une telle ignominie. C’est pourquoi, il avait été prévu que les débiteurs d’aliments devaient verser leur pension alimentaire à un tiers agréé, lequel devait ensuite reverser les sommes à la mère de l’enfant. Quelle prévenance à l’égard de celui que l’on estimait victime des conditions honteuses de sa conception ! Tout ceci a disparu depuis l’ordonnance de 2005, la possibilité pour la femme de désigner celui de ses amants qui est le vrai père de son enfant – grâce aux expertises biologiques –, en ayant justifié la suppression.

Si l’on tente de cibler aujourd’hui les hypothèses dans lesquelles la loi met en place un dispositif pour que certains événements restent cachés, il apparait trois cas de figure : l’enfant né d’un inceste ; l’enfant né par PMA et l’enfant abandonné ou né sous X. Dans les trois situations, la loi autorise ouvertement que soient dissimulées les circonstances soit de la conception soit de la naissance de l’enfant, soit des deux. Ces trois cas posent des problématiques différentes au regard de la question centrale, celle de la légitimité du secret organisé par la loi. La dissimulation est globalement approuvée dans le cas de l’enfant né d’un inceste (I) ; elle est tolérée pour l’enfant né par PMA (II) ; elle est franchement contestée s’agissant de l’enfant né à la suite d’un accouchement sous X (III).

I. La dissimulation approuvée : l’enfant incestueux

Le tabou de l’inceste est quasi universel : les relations sexuelles sont interdites au sein de la famille. Le périmètre de la prohibition est plus ou moins étroit selon les sociétés1. Il n’en reste pas moins un Interdit fondamental : c’est un principe fondateur du droit de la famille2. Il est à la base du droit de la famille, et cela même si les interdictions qui en découlent ont des limites parfois imprécises.

En droit civil, deux interdits sont posés aux articles 161 et 162 du Code civil. En ligne directe, le mariage est prohibé entre tous les ascendants et descendants, et les alliés dans la même ligne ; en ligne collatérale, le mariage est prohibé entre le frère et la sœur. Il y a alors ce que l’on nomme un inceste absolu. Dans cette hypothèse, la loi prohibe l’établissement de la filiation à l’égard des deux parents3. L’enfant n’aura qu’un seul parent, sa mère en pratique. Il est interdit officiellement de révéler l’inceste en établissant l’autre filiation. Le père doit rester dans l’ombre. L’inceste doit être dissimulé.

L’inceste demeure, en droit français, une question jugée hautement problématique ; l’existence des relations sexuelles entre proches parents doit rester ignorée de la société. L’enfant connaîtra peut-être la vérité sur ses origines incestueuses, mais peut-être pas. Dans tous les cas, la société, elle, ne le saura pas. On a donc bien une dissimulation sur les conditions de la conception, dissimulation qui est créée directement par la loi. Et ce que l’on ne peut pas faire de manière directe, il est impossible de le faire d’ailleurs de manière indirecte : l’enfant incestueux ne peut pas être adopté par son père biologique. Il y a quelques années, la Cour de cassation a eu l’occasion de prendre position sur les limites de l’Interdit, dans une affaire où le demi-frère d’une femme avait voulu adopter l’enfant de sa demi-sœur, enfant dont il était établi qu’il était le père biologique4. Elle avait affirmé à l’époque que « la requête en adoption présentée par M. Y… contrevient aux dispositions d’ordre public édictées par l’article 334-10 du Code civil interdisant l’établissement du double lien de filiation en cas d’inceste absolu ». Quelques mois plus tard, cette jurisprudence a été entérinée par l’ordonnance du 4 juillet 2005 relative à la filiation.

Cet arrêt a été approuvé par une doctrine quasi unanime5. Seuls certains auteurs ont émis quelques regrets pour la situation faite à l’enfant, qui paye la faute de ses auteurs6. Diverses propositions ont d’ailleurs été faites pour améliorer son sort, au moins sur le plan successoral. Quoi qu’il en soit, on s’entend pour dire que la protection de la famille dans ses valeurs profondes, ses fondements, sa généalogie, fonde la solution. Tout ne doit pas être autorisé : autrement dit, il faut savoir imposer des dissimulations par des textes d’ordre public.

La loi organise elle-même cette dissimulation : celle-ci est évidemment source d’un préjudice tout à fait spécifique pour l’enfant. C’est pourquoi on doit approuver la jurisprudence quand elle a jugé que l’impossibilité pour un enfant incestueux d’établir sa double filiation constitue un préjudice réparable7.

Cela dit, la fermeté de la loi qui interdit la révélation d’une filiation incestueuse connaît des failles.

D’abord, il n’est pas certain que notre position ne soit un jour condamnée par la jurisprudence européenne. La Cour EDH, dans sa décision du 13 septembre 20058, a en effet condamné le Royaume-Uni pour avoir posé des interdits trop larges en matière d’inceste. Dans cette affaire, une femme avait eu un enfant avec son mari, et c’est le père de son mari, donc le grand-père de cet enfant qu’elle voulait épouser, de façon bien sûr à lever l’Interdit d’établissement de la filiation incestueuse.

Ensuite, on sait que l’enfant incestueux peut exercer une action aux fins de subsides. Pour obtenir ces subsides, la mère de l’enfant qui exerce l’action au nom de ce dernier devra démontrer l’existence des relations sexuelles entre elle et le père de l’enfant. Le temps du procès, la vérité sera dite : l’enfant est né d’un inceste absolu. Mais le voile à peine levé sera refermé.

Ceci atteste bien d’ailleurs que la dissimulation de la filiation incestueuse s’explique avant tout au regard de l’ordre public de direction. La doctrine penche naturellement en faveur de cette qualification, tout en relevant que la distinction des deux objectifs (direction et protection) n’est pas aisée à établir tant ils s’imbriquent9. C’est l’intérêt de la société toute entière qu’il convient de protéger en gardant secrètes les conditions de la conception de l’enfant. L’intérêt de l’enfant lui-même et de ses géniteurs passe indiscutablement au second plan, ce qui constitue une différence majeure par rapport au cas dont nous allons maintenant parler : celui de l’enfant né par assistance médicale à la procréation.

II. La dissimulation tolérée : l’enfant né par assistance médicale à la procréation

La pratique de la procréation médicale assistée s’est développée à partir des années 1980, il y a donc maintenant plus de 30 ans, au sein des CECOS dans un cadre normatif, mais en dehors de la loi. Les CECOS avaient posé des règles éthiques : consentement, gratuité et anonymat du don de gamètes : l’homme donneur de sperme devait consentir à ce don anonyme, sans espoir de connaître l’identité de l’enfant conçu à partir de ses gamètes. De son côté, le couple bénéficiant de la procréation artificielle devait s’engager à établir la filiation de l’enfant ainsi conçu. L’insémination artificielle, pour ne parler que d’elle, a connu dès le départ un très vif succès. Aujourd’hui, le recours à la procréation médicalement assistée avec tiers donneur a beaucoup diminué du fait de l’amélioration des techniques de procréation qui favorise l’insémination artificielle au sein du couple. Il n’en reste pas moins qu’environ 1 000 enfants par an naissent selon cette technique et que les CECOS ont toujours des difficultés à trouver des donneurs.

La législation actuelle qui découle de la loi du 24 juillet 1994 sur la bioéthique, a entériné les pratiques des CECOS. A été consacré le droit des couples infertiles de recourir à l’assistance médicale à la procréation dans l’anonymat : l’identité du donneur de gamètes ne peut être délivrée : le principe général d’anonymat des dons est posé dans le code civil à l’art. 16-8 : « Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu ne peut être divulguée. Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur ni le receveur celle du donneur ». Cette organisation du secret par la loi se retrouve dans le Code de la santé publique10. Tout est fait donc pour que l’enfant ne puisse en aucun cas connaître l’identité du donneur de gamètes.

Le secret est organisé ensuite au niveau de la filiation : la filiation de l’enfant conçu in vitro fait ainsi l’objet d’un régime juridique impératif fondé sur la dissimulation. Les dispositions générales du droit de filiation interdisent ainsi l’établissement de la filiation entre le donneur de gamètes et l’enfant né de la procréation médicalement assistée grâce à l’intervention d’un tiers donneur. L’article 311-19 du Code civil pose une règle sans appel : « en cas de procréation médicalement assistée, aucun lien de filiation ne peut être établi entre l’auteur du don et l’enfant issu de la procréation ». L’article 311-20 du Code civil organise ensuite le rattachement de l’enfant aux couples receveurs, rattachement qui découle du consentement donné.

La dissimulation des origines biologiques de l’enfant est de loin la question la plus problématique. Les textes sur la procréation médicalement assistée issus de la loi du 29 juillet 1994 n’ont pas été changés, et aujourd’hui comme hier, l’enfant né par insémination hétérologue (puisque c’est essentiellement de lui dont il s’agit, l’accueil d’embryon restant encore exceptionnel), n’a aucune possibilité non seulement d’établir une filiation à l’égard du donneur de gamètes, ce que personne aujourd’hui ne réclame vraiment, mais surtout d’avoir des éléments sur l’identité de ce dernier. La question, on le sait, est aujourd’hui fortement débattue par les psychologues, psychiatres et même par les anthropologues : faut-il que l’homme qui a accepté que sa femme ou sa compagne soit inséminée avec le sperme d’un donneur anonyme informe l’enfant qu’il n’est pas sur le plan biologique son père ? Faut-il dire la vérité biologique aux enfants qui l’ignoraient ? Faut-il révéler aux enfants l’identité du donneur ou de la donneuse anonyme ?

Du côté du droit, la réponse reste nette : il n’y a aucune obligation. Il convient à cet égard de rappeler qu’avant la réforme du Code de la santé publique par la loi du 6 août 2004, les problèmes ont été clairement posés, et que l’on connaissait parfaitement les conséquences de l’anonymat des dons (spécialement des ovocytes), et les effets négatifs de l’absence de suivi des enfants nés par procréation médicalement assistée liés au secret qui entoure le mode de procréation de l’enfant. Le législateur a choisi en 2004 puis en 2011 de ne rien changer : il est toujours impossible pour l’enfant de connaître l’identité du donneur de gamètes en cas de procréation médicalement assistée avec donneur.

Le secret est imposé. On va même d’ailleurs jusqu’à poser des sanctions pénales.

En France, nous savons bien que notre législation est peu conforme à la CIDE. Concernant la PMA, le Comité des droits de l’enfant a visé dans ses rapports la situation de certains pays autres que la France. Dans ses observations pour le Danemark, le Comité a relevé « la contradiction possible » entre le droit de connaître ses origines garanti par la CIDE et la législation sur l’insémination artificielle. En Suisse, le fait que l’enfant né d’une PMA ne puisse être informé de l’identité de son père que s’il justifie d’un « intérêt légitime » a été critiqué par le Comité. La France pour l’instant se garde de modifier sa législation.

Qu’en penser ? Les juristes ont longtemps été réservés11. Lors du vote des lois bioéthiques, il avait été proposé de faire reposer la filiation sur le modèle de l’adoption. Mais le législateur y a renoncé. C’est qu’en effet, révéler le mode de procréation, c’est révéler à tous, y compris à l’enfant, qu’il n’était pas issu des relations charnelles du couple. C’est afficher au grand jour la stérilité qui handicapait l’un au moins des deux membres du couple, si ce ne sont les deux.

Le système retenu a été très largement contesté dans les années 1990-2000. On avait même soutenu qu’il portait atteinte à la dignité de la personne humaine12. Aujourd’hui, dans son ensemble, la doctrine est moins virulente13. On s’est accommodé du système. Il parait impossible d’autoriser la levée de l’anonymat du don et encore moins l’établissement de la filiation à l’égard du donneur14. Plus les années passent, et moins il devient réaliste d’envisager un retour en arrière… De toute façon, l’on sait qu’introduire le droit à connaître le donneur, c’est tarir les dons. Aujourd’hui, on met plus volontiers en avant que l’enfant issu d’une PMA hétérologue n’a pas d’autre histoire que celle qui commence à sa naissance et qu’il connaît. La solution est probablement sage sous certains aspects ; on peut en effet avoir des doutes sur l’importance pour l’enfant de la révélation de cette vérité génétique.

En définitive, tout le monde s’adapte, sauf certains enfants, qui, informés par leur parents des origines de leur conception, clament dans le vide leur mal-être…

Cela dit, il est intéressant de noter que ce secret que la loi organise est totalement réversible. Il serait faux d’imaginer que les interventions des médecins se font au hasard. Dans les centres de reproduction humaine, on connaît l’identité du donneur ; on sait que tel enfant né par procréation artificielle est né de tel donneur. Les informations sont gardées dans des chambres fortes. Aujourd’hui, les médecins ne peuvent avoir accès qu’à des informations médicales non identifiantes en cas de nécessité thérapeutique concernant un enfant conçu par une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur (C.S.P. art. L. 1244-6). Il n’en reste pas moins que tout ce qui est dissimulé est précieusement conservé. Si un jour, on désirait ouvrir aux enfants l’accès à leurs origines, ce serait possible… Mais est-il envisageable de faire fi de la parole donnée par les CECOS aux donneurs qu’ils ne sauraient être un jour recherchés ? Et pourrait-on écarter le principe fondamental de sécurité juridique ?

Aujourd’hui, la dissimulation est tolérée… Mais le sera-t-elle demain ? Ne se retrouvera-t-on pas un jour comme en matière d’accouchement sous X, où l’on assiste à une remise en cause de tout le système de dissimulation organisée par la loi ?

III. La dissimulation contestée : l’enfant né sous X

Toute femme a la possibilité de demander que le secret de la grossesse et de son accouchement soit préservé (C. Civ. art. 341-1 : « Lors de l’accouchement, la mère peut demander que le secret de son admission et de son identité soit préservé »). Cette règle a été introduite officiellement dans le Code civil en 1993, mais elle existait depuis longtemps de façon plus discrète dans le Code de l’action sociale et des familles. Ceci permettait même que ce type d’accouchement soit dissimulé à des étudiants en droit… L’enfant est alors déclaré à l’état civil sans indication du nom de sa mère, qui, au regard de la loi civile, n’a pas accouché et n’est pas la mère de l’enfant. Deux mois après l’accouchement, l’enfant peut faire l’objet d’un placement en vue de l’adoption, ce qui conduit à faire obstacle à l’établissement de la filiation maternelle dite de naissance. Le nombre de naissances sous X a diminué grâce au développement de la contraception et de l’interruption volontaire de grossesse et sous l’effet de l’acceptation sociale des mères célibataires. On comptait environ 10 000 accouchements sous X dans les années 1970. Aujourd’hui le chiffre est d’environ 500 à 600 par an. Dans 40 % des cas environ, ce sont des femmes étrangères qui accouchent anonymement, venant faire en France ce que la loi de leur pays leur interdit.

L’enfant né sous X fait quasiment toujours l’objet d’une adoption. Celle-ci ne lui est pas cachée : l’acte de naissance d’origine de l’enfant est certes annulé, mais on refait un acte de naissance grâce à la transcription du jugement d’adoption, ce qui a fait dire d’ailleurs que l’on admettait l’existence officielle d’un faux en écriture publique. Toujours est-il que, par la lecture de son acte de naissance, l’enfant peut savoir qu’il a été adopté. Ce qui lui est dissimulé, c’est l’identité de sa mère de naissance.

Pourquoi admettre une telle dissimulation ? Sont pris en compte les intérêts de la femme enceinte en état de détresse, qui ne veut ou ne peut plus avorter, et celui de l’enfant, indiscutablement en danger lorsque sa mère refuse totalement d’assumer grossesse et enfantement. La prise en compte des intérêts de la société est plus indirecte : la société doit limiter tant que faire que se peut les matricides et assurer sa protection aux enfants susceptibles d’abandon. C’est un point très contesté, puisqu’il semblerait bien que le nombre d’enfants assassinés par leur mère n’est pas plus faible en France que dans les pays qui ne connaissent pas l’adoption. Moins louable, mais tout aussi à l’origine de l’institution est la volonté de bénéficier d’un vivier d’enfants adoptables. On a souvent récrié l’accouchement sous X sur ce point, en dénonçant la force des lobbies des associations adoptives.

Autrefois, l’accouchement sous X était justifié par le fait que l’enfant avait intérêt à ne jamais connaître la femme qui l’avait ainsi abandonné ; on était allé jusqu’à dire que l’accouchement sous X est un acte d’amour de la mère. Aujourd’hui, on reconnaît qu’il ne peut concilier des intérêts antagonistes, et est à la source de situations souvent dramatiques : au regard de la femme, lorsqu’elle estime ne pas avoir donné un consentement libre et éclairé et souhaite reprendre son enfant, alors que la famille adoptive fait tout pour éviter une rupture15 ; au regard de la famille biologique, notamment le père16 et les grands-parents maternels qui réclament l’enfant17 et surtout au regard du principal intéressé, l’enfant dont on gomme le plus souvent le passé, ce qui rend complexe sa construction psychique.

Le législateur tout en essayant de sauvegarder l’accouchement sous X, a tenté de calmer les débats : par la loi du 22 janvier 2002 relative à l’accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l’État, puis par la loi du 16 janvier 2009 qui a supprimé la fin de non-recevoir à l’action en recherche de maternité.

La loi du 22 janvier 2002 a créé le CNAOP, le Conseil national d’accès aux origines personnelles, et mis au point une procédure nationale permettant à l’enfant de connaître sa mère biologique. Ce droit se distingue du droit de la filiation18. Mais cet accès aux origines personnelles reste la plupart du temps soumis à la volonté de la mère de lever l’anonymat. En effet, pour que l’enfant ait la possibilité de connaître le nom de sa mère de naissance et de la rencontrer, il faut que la mère donne son consentement préalable. La dissimulation ne sera levée, lorsque la mère a refusé de donner son consentement, qu’à la mort de cette dernière. Quant à la mère elle-même, qui a parfois regretté toute sa vie l’acte commis, elle n’a aucune possibilité de demander à rencontrer l’enfant et à se faire connaître.

De plus, il faut savoir que cette loi ne concerne que les enfants nés sous X. Lorsqu’initialement, le nom de la mère figurait sur les actes de naissance, mais que celle-ci a ensuite abandonné l’enfant, le CNAOP est incompétent. Or ceci concerne des centaines d’enfants, privés à ce jour de tout moyen pour faire rechercher leur mère. Jusqu’en 2002, l’article L. 224-5 du Code de l’action sociale et des familles donnait aux parents qui remettent leur enfant à l’aide sociale à l’enfance la possibilité « de demander le secret de leur identité ainsi que de donner des renseignements ne portant pas atteinte à ce secret ». Depuis la loi no 96-604 du 5 juillet 1996 relative à l’adoption, cette possibilité était limitée à l’abandon d’un enfant de moins de un an. La loi du 22 janvier 2002 a totalement supprimé cette possibilité. Un enfant qui a une filiation maternelle établie ne peut plus être abandonné avec demande de secret. Mais le sort des enfants nés avant cette loi n’a jamais été traité : ils n’ont pas de droit à connaître leurs origines, et cela d’autant plus que leur dossier d’adoption, qui éventuellement leur sera transmis par la CADA, peut être vide ou incomplet.

Depuis la loi du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public, les pupilles de l’État ou ancien pupille de l’État qui ont fait l’objet d’une adoption plénière peuvent accéder à leur dossier personnel. Si l’enfant a été abandonné sous le secret, il ne peut accéder à son identité que sous le régime du droit commun de la communication des dossiers administratifs. Aujourd’hui, l’abandon sous le régime du secret n’étant plus possible, les enfants abandonnés depuis 2002 pourront avoir communication de l’identité de leurs parents sans difficultés particulières. Mais subsiste évidemment toute la question du sort des enfants nés avant cette loi. La loi du 22 janvier 2002 ne s’applique pas, et ces enfants sont le plus souvent dans l’impossibilité totale d’accéder à la connaissance de leurs origines.

Quant à la loi du 16 janvier 2009, elle a supprimé la fin de non-recevoir à l’action en recherche de maternité lorsque la mère a demandé le secret de son identité et de son accouchement. Cette loi a été dénoncée comme « le comble du faux-semblant » : certes, a été supprimée une fin de non-recevoir, mais subsiste la règle qui interdit l’établissement de la filiation biologique une fois que l’enfant a été placé en vue de son adoption (art. 352 C. civ.). Elle est même contre-productive par rapport à la loi de 2002, puisque la femme, sachant qu’elle est susceptible un jour d’être proclamée mère, est susceptible de refuser de communiquer des données qui permettraient un jour de l’identifier.

Dans toute cette tourmente législative, on peut se demander quelle est la position de la cour EDH. Le moins que l’on puisse dire est qu’elle est bien modérée.

D’une part, la Cour européenne des droits de l’homme ne consacre pas un droit absolu à connaître ses origines. Pour ne parler que de la décision la plus récente, on peut faire état d’un arrêt récent du 5 mai 2009, Rocío Menéndez Garcia contre Espagne, qui a affirmé que le droit à connaître son ascendance ne constitue pas un droit absolu : « L’intérêt dans la connaissance de l’identité varie en fonction du degré de proximité des ascendants ».

D’autre part, la Cour européenne ne condamne pas notre législation sur l’accouchement anonyme. La décision qui a marqué une étape décisive en ce domaine est la décision du 13 février 2003 dans l’affaire Odièvre contre France19. Cette affaire concernait un enfant abandonné sous le secret (et non pas sous X), qui savait qu’il avait des frères et sœurs. La Cour a considéré que la loi française ne méconnaissait ni l’article 8 sur le droit au respect de la vie privée et familiale, ni l’article 14 sur l’interdiction de toute discrimination, de la Convention européenne. Elle a estimé que la loi atteignait un équilibre suffisant entre les intérêts de la mère qui veut sauvegarder son anonymat et ceux de l’enfant qui veut connaître l’identité de ses parents. La loi française s’inscrit dans le souci de protéger la santé de la mère et de l’enfant lors de la grossesse et de l’accouchement, et d’éviter des avortements clandestins ou des abandons sauvages. La décision insiste de plus sur le fait que la loi du 22 janvier 2002 a renforcé la possibilité de lever le secret de l’identité des parents.

Par une autre décision en date du 10 janvier 2008, la Cour européenne a également jugé que le délai de rétraction et l’information de la mère ayant accouché sous X est conforme à la Convention20.

On peut s’étonner de la neutralisation par la Cour de l’article 7 de la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 qui reconnaît à l’enfant « le droit, dans la mesure du possible, de connaître ses parents ». Le Comité a pris position en juin 2004, dans ses observations finales sur le rapport présenté par la France en application de la CIDE. Le Comité des droits de l’enfant a pris acte de l’adoption par la France de la loi du 22 janvier 2002. Mais « il reste préoccupé par le fait que les droits énumérés à l’article 7 de la convention puissent ne pas être respectés par l’État partie et que le droit pour la mère de dissimuler son identité comme elle le souhaite n’est pas conforme aux dispositions de la CIDE ».

C’est un système législatif bien subtil auquel nous sommes parvenus : l’effort déployé par la loi pour maintenir la possibilité pour la femme d’accoucher sous X a permis de rendre notre législation compatible avec les orientations internationales. Pour autant, ce dispositif de sauvegarde de l’accouchement anonyme, longtemps approuvé par la jurisprudence, est de plus en plus critiqué, et dénoncé dans ses conséquences pour le père, les grands-parents par le sang, et surtout pour l’enfant lui-même, privé à tout jamais de parenté, et le plus souvent d’accès à ses origines personnelles. Au siècle dernier, nous étions convaincus que dire la vérité en matière d’abandon de l’enfant était la pire des choses. Aujourd’hui, nous commençons à percevoir que la dissimulation de la vérité ravage des vies.

Les États généraux de la bioéthique avaient intégré une réflexion sur l’accouchement sous X et l’anonymat. Il est possible qu’un nouveau système voie le jour. L’accouchement dans le secret serait consacré dans le Code de l’action sociale et des familles (quel cycle de l’histoire !) : ce serait une mesure d’ordre sanitaire et sociale. La femme accoucherait sans communiquer son identité aux maternités ; mais celle-ci serait transmise au CNAOP, ce dernier pouvant la délivrer à l’enfant mineur ou majeur. Le CNAOP pourrait être aussi saisi par le Procureur de la République cherchant à identifier l’enfant pour donner efficacité à une reconnaissance paternelle (art. 62 C. Civ.). On passerait d’un accouchement sous X à un accouchement dans la discrétion. Cette solution est demandée au nom du respect de la CIDE comme de l’évolution de la société qui ne stigmatise plus les mères célibataires et aspire à plus de transparence.

Le mot est lâché : la transparence… Mais est-ce le bon ? Peut-il être porteur dans un domaine où les considérations psychologiques sont premières ? Ne faut-il pas plutôt opposer la parole, les mots, au secret ? Faut-il tout dire ? Nous faisions état de la violence du secret. Le juriste peut apporter une modeste contribution à la réflexion en témoignant de la violence faite à celui qui le subit lorsque la loi apporte son concours en organisant ce secret. La dissimulation créée par la loi, même justifiée ou tolérée, ne peut que susciter le malaise, car elle est, en elle-même, une nouvelle forme de violence imposée.

1. D. GUEVEL, « La famille incestueuse », Gaz. Pal., 2004, p. 3043.

2. A. BATTEUR, « L’Interdit de l’inceste, Principe fondateur de la famille », RTD Civ., 2000, 759.

3. Le mariage entre alliés en ligne directe (ex. : mariage de la femme avec son beau-père) ne fait l’objet d’un inceste absolu que dans le cas où l’alliance a été dissoute par divorce. Si l’alliance est dissoute par décès, l’article 164 C. civ. autorise une dispense.

4. Cass. civ. 1re, 6 janv. 2004, no 01-01600 : Bull. civ. no 1, H. CAPITANT, F. TERRÉ et Y. LEQUETTE, Grands arrêts de la jurisprudence civile, Dalloz, 12e éd. no 52 ; D. 2004. 362, concl. J. SAINTE-ROSE, note D. VIGNEAU ;ibid. somm. 1419, obs. F. GRANET-LAMBRETCHS ; JCP G 2004. II. 10064 obs. C. LABRUSSE-RIOU ;ibid. I. 109 No 2, J. RUBELLIN-DEVITCHI ; Defrénois 2004, 594, obs. J. MASSIP ; AJ Famille 2004.66 obs. BICHERON ; Dr fam. 2004, no 16, note FENOUILLET ; RTD Civ. 2004, 75, obs. J. HAUSER.

5. Outre les notes citées : D. FENOUILLET, « L’adoption de l’enfant incestueux par le demi-frère de sa mère, ou comment l’intérêt prétendu de l’enfant tient lieu de règle de droit », JCP G., 2003, chron. 29.

6. J. HAUSER,RTD Civ. 2004. 75. Voir néanmoins, sur l’affirmation que l’appel à l’ordre public est ici conforme à l’intérêt de l’enfant : C. LABRUSSE-RIOU, note sous l’arrêt JCP, 2004, II, 10064.

7. Cass. crim., 4 févr. 1998 : JCP G, 1998, I. 185, no 14, note G. VINEY ; D., 1999, 445, note BOURGAULT-COUDEVYLLE ; RTD Civ., 1999, 64 obs. J. HAUSER.

8. Dr fam. 2005. comm. 234 note A. GOUTTENOIRE et LAMARCHE ; RTD Civ., 2005, 735 obs. J.-P. MARGUENAUD et 758 obs. J. HAUSER.

9. C. LABRUSSE-RIOU, note préc. spéc. p. 787 ; D. VIGNEAU, note préc., p. 365. Adde les deux chron. préc. de D. FENOUILLET. Sur l’ordre public de protection en matière familiale, en dehors du droit civil : Voy. J. HAUSER, « Une famille récupérée », in Le droit privé français à la fin du XXe siècle, Études offertes à Pierre Catala, Litec, 2001, p. 327.

10. C.S.P., art. L. 2141-5 : « le couple accueillant l’embryon et celui y ayant renoncé ne peuvent connaître leurs identités respectives ».

11. Voy. l’étude de F. BELLIVIER, L. BRUNET et C. LABRUSSE-RIOU, « La filiation, la génétique et le juge : où est passée la loi ? », RTD Civ., 1999, 529. Voy. not. C. LABRUSSE-RIOU, « L’anonymat du donneur : étude critique du droit positif français », in Le droit, la médecine, et l’être humain, Propos hétérodoxes sur quelques enjeux vitaux du XXIe siècle, PUAM, 1996, p. 81 ; F. NICOLAS-MAGUIN, « L’enfant et les sortilèges : réflexions à propos du sort que réservent les lois sur la bioéthique au droit de connaître ses origines », D., 1995, Chron., p. 75 ; F. DREIFFUS-NETTER, « La filiation de l’enfant issu de l’un des partenaires du couple et d’un tiers », RTD Civ., 1996. 1, spéc. p. 22 et s.

12. C. LABRUSSE-RIOU, « Difficultés, contradictions et apories du droit de la bioéthique », in Le droit privé français à la fin du XXe siècle, Études offertes à Pierre Catala, p. 278 et s.

13. Il faut mettre à part le don d’ovocytes. L’impossibilité de congélation des gamètes femelles, joint à la rareté des dons conduit à remettre en cause l’anonymat. L’anonymat nécessaire et imposé en cas de don d’ovocytes est dénoncé ; est réclamée la suppression pure et simple du secret, ou au minimum l’ouverture d’une faculté. Voy. DEPADT-SEBAG, « Le don de gamètes ou d’embryon dans les procréations médicalement assistées : d’un anonymat imposé à une transparence autorisée », D., 2004, chron., p. 891.

14. D. VIGNEAU, « Les imperfections des lois du 29 juillet 1994 en matière de filiation », Annales de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 1996, p. 63 et s. ; Adde F. DEKEUWER-DEFOSSEZ, « Réflexions sur les mythes fondateurs du droit contemporain de la famille », RTD Civ. 1995. 249.

15. Cass. civ. 1re, 6 avr. 2004, no 03-19026 : Bull. civ., I, no 107 ; Dr fam., 2004, comm. 120, obs. P. MURAT ; RTD Civ., 2004, 496, obs. J. HAUSER – Cass. civ. 1re, 5 nov. 1996, no 96-11073 : Dr fam., 2000, comm. 19, obs P. MURAT ; JCP G, 1997, II, 22749, note I. GARE-ARDEFF ; RTD civ., 1997, 98 obs. J. HAUSER.

16. Cass. civ. 1re, 7 avr. 2006, no 05-11285, Benjamin : Bull. civ., I, no 195 ; Dr. fam. 2006 comm. 124, note P. MURAT ; D., 2006, Jur., p. 2293, note E. POISSON-DROCOUR.

17. Cass. civ. 1re, 8 juill. 2009, no 08-20153 : Bull. civ. I no 158 ; JCP G, 2010, 34, no 10 obs. A. GOUTTENOIRE ; AJ Famille, 2009. 350 obs. F. CHENÉDÉ ; Dr fam. 2009 comm. 108 note P. MURAt ; RTD Civ. 2009. 708 obs. J. HAUSER ; D. 2009, 1973, obs. LE DOUARON ; JCP G, 2009. 152, note Y. FAVIER.

18. C.A.S.F., art. L. 147-7 : « L’accès d’une personne à ses origines est sans effet sur l’état civil et la filiation ».

19. CEDH, 1er févr. 2003 : JCP G, 2003, II. 10049, note A. GOUTTENOIRE-CORNU et F. SUDRE ;RTD Civ., 2003, 375, obs. J.-P. MARGUÉNAUD et J. REYNARD. Voy. aussi : Ph. MALAURIE, « La Cour européenne des droits de l’homme et le droit de connaître ses origines », JCP G, 2003, I, 120.

20. CEDH, 10 janv. 2008, AJ famille, 2008, 78, obs. F. CHÉNEDÉ.

Dissimulation et vie privée

parJEAN-PIERRE MARGUÉNAUD

Professeur à la Faculté de Droit et des Sciences économiques de Limoges, OMIJ

Il y a comme une sorte de pléonasme dans l’intitulé de la communication qui m’a été si aimablement, mais peut-être imprudemment, confiée : s’il y a bien quelque chose que l’on peut dissimuler, c’est bien sa vie privée et si l’on devait montrer à tous sa vie c’est quelle ne serait plus privée. Dissimulation et vie privée sont tellement indissociables, sont tellement interdépendantes, que je devrais exprimer ma gratitude et ma reconnaissance envers l’organisatrice de ce colloque pour m’avoir offert le sujet le plus facile qui tombe si parfaitement sous la morale d’une fable tellement célèbre que l’on serait tenté de l’attribuer à La Fontaine alors qu’il s’agit d’une fable de Florian : « Pour vivre heureux, vivons cachés »1. Je la lui exprime, en effet, mais seulement pour m’avoir fait l’honneur de m’inviter pour la première fois dans la Faculté de Demolombe. Le sujet est en effet d’une difficulté aussi redoutable qu’inattendue. Certains verront dans cette affirmation liminaire une de ces coquetteries qui émaillent immanquablement les colloques universitaires. Il y a toujours, en effet, deux ou trois intervenants qui commencent par affirmer qu’ils avaient accepté un peu à la légère l’invitation par amitié pour les organisateurs ou pour le plaisir de découvrir une ville qu’ils ne connaissaient pas, mais que, quand ils avaient enfin compris l’ampleur de la tâche qui les attendait, avaient songé sérieusement à se raviser. S’ils sont venus quand même, c’est un peu par courtoisie, mais surtout parce que, en puisant dans les réserves de leur immense talent, ils avaient quand même trouvé quelques éléments intéressants dont ils priaient par avance l’auditoire de bien vouloir excuser le modeste approfondissement ne donnant qu’une très faible idée de ce qu’ils auraient pu faire avec un peu plus de temps pour préparer et pour exposer. Il n’est pas tout à fait exclu que j’ai un peu cédé à cette grotesque tentation. Il y a quand même, en l’occurrence, une particularité de taille : c’est que la vie privée n’existe plus, du moins au sens où l’article 9 du Code civil nous avait appris à la comprendre. Cette décrépitude est due à la conjonction de deux facteurs majeurs : la prolifération des réseaux sociaux et le dédoublement fonctionnel et européen de la vie privée, en vie privée personnelle et vie privée sociale. Quelques mots seront nécessaires pour les présenter.

Les réseaux sociaux, au premier rang desquels figurent Facebook de Marck Zuckerberg et ses 500 millions d’utilisateurs dont 18 millions en France, combinent tous les moyens de communication électroniques disponibles pour permettre une véritable digitalisation de la vie qui expose tout un chacun à être à la fois acteur et spectateur d’une téléréalité à dimension planétaire. Face à un phénomène d’une telle ampleur, qui donne à des millions d’individus le moyen de combler des tendances plus ou moins prononcées au voyeurisme et à l’exhibitionnisme, la notion de vie privée n’a pas beaucoup de sens. Elle pourrait même en être complètement dénuée lorsque, les « net natives » ou « digital natives », c’est-à-dire ceux qui sont nés après la création d’internet et qui ont toujours su l’utiliser, auront fait triompher l’idée suivant laquelle l’avènement du web 2.0, c’est-à-dire du web accessible à tous ceux qui, comme moi, peuvent l’utiliser sans la moindre connaissance technique, auront fait entrer définitivement l’humanité dans l’ère de la Vérité où tout le monde doit pouvoir tout savoir sur tout le monde. Dans ces conditions, il y a lieu de se demander à la suite du journaliste Jean-Marc Manach et d’un jeune chercheur limougeaud, Ludovic Pailler2, si, face à ces développements technologiques et aux changements de mentalité, la conception de la vie privée en tant que sphère d’exclusion n’est pas dépassée et si finalement elle n’est pas devenue « un problème de vieux cons »3 ; ce qui justifierait parfaitement qu’il m’ait été demandé d’en parler aujourd’hui.

Le vieux con en question pourra néanmoins se consoler en se disant qu’il a peut-être un peu aidé à faire émerger une distinction que la Cour européenne des droits de l’homme a consacrée de la plus éclatante des manières par son arrêt Bigaeva c. Grèce du 28 mai 20094. Il s’agit de la distinction entre vie privée personnelle et vie privée sociale5. Partant de l’idée que la Convention protège le droit à l’épanouissement personnel comprenant à la fois le développement personnel et l’autonomie personnelle, la Cour de Strasbourg considère, en effet, qu’il serait trop restrictif de limiter la notion de vie privée à un cercle intime où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et d’écarter entièrement le monde extérieur à ce cercle. Aussi, décide-t-elle que l’article 8 de la CEDH garantit la vie privée au sens large de l’expression qui comprend le droit de mener une vie privée sociale, à savoir la possibilité pour l’individu de développer son identité sociale.

Vous mesurez donc désormais à quel point la situation est paradoxale : la protection de la vie privée est portée à se réduire à presque rien sous l’influence d’une révolution technologique qui s’amplifie d’elle-même par l’apparition tous les six mois de nouvelles avancées aux conséquences incalculables ; la protection de la vie privée est portée vers un élargissement indéfini sous l’influence de la jurisprudence de la CEDH et de la Cour EDH qui sont au cœur d’une révolution juridique dont on ne parvient pas non plus à mesurer l’ampleur malgré les arrêts historiques rendus par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le 15 avril 2011 selon lesquels « les États adhérents à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, sans attendre d’avoir été attaqués devant elle ni d’avoir modifié sa législation »6. Dans ces conditions paradoxales et entièrement renouvelées, je ne pourrai pas faire autrement que de partir de la CEDH à laquelle tout le monde devra bien finir par arriver, en distinguant dissimulation et vie privée personnelle d’une part, dissimulation et vie privée sociale d’autre part, bravant le risque, dans ce second temps, d’empiéter sur ce que diront des collègues affectés à des postes qui relèvent aussi de la vie privée sociale.

I. Dissimulation et vie privée personnelle

Le développement des réseaux sociaux se traduit par l’impossibilité de moins en moins relative de dissimuler, de cacher ou de taire les éléments de sa vie privée personnelle. Avant même Facebook, toute la classe savait déjà qu’Amandine qui sortait depuis la rentrée avec Axel avait été vue hier au soir au cinéma la tête penchée pendant deux heures sur l’épaule de Kévin. La surexposition endiablée de l’intimité fait que, à peu près tout le monde connaît pratiquement en temps réel le moindre changement qui se produit dans la vie personnelle de chacun. Existe-t-il quelques îlots de résistance à ce raz-de-marée technologique ? Existe-t-il encore des moyens de dissimuler des éléments de sa vie privée personnelle ? Avec un peu d’attention, on peut détecter une protection résiduelle du droit au respect des correspondances (A) et une protection essentielle des données à caractère personnel (B).

A. – La dissimulation des correspondances

En ces temps un peu agités où beaucoup travaillent à réhabiliter l’œuvre de Georges Sand en se livrant à l’exploitation très intensive des petites fadettes, permettant de savoir qui a appelé qui et quand, il est bon de se souvenir que la Cour EDH est à l’origine de la réglementation, en 19917, des écoutes téléphoniques grâce à ses antiques arrêts Kruslin et Huvig c. France du 24 avril 19908. Avec un temps de retard sur l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation Nikon France du 2 octobre 20019, la Cour EDH, par son arrêt Copland c. Royaume-Uni du 2 avril 200710