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Le coup d'éclat du "Vive le Québec libre" du général de Gaulle en 1967 avait eu un précurseur en 1889 grâce à... Jules Verne! L'obus lancé vers la lune, le voyage au centre de la terre ont fait oublier que leur inventeur fut dans ses livres l'ardent défenseur de toutes les minorités opprimées. Conçu comme un roman d'aventures mystérieuses, dans le cadre de l' insurrection franco-canadienne de 1837, "Famille-Sans-Nom" est un vigoureux pamphlet lyrique en faveur du Québec libre. Fidèle à l'ombre intransigeante du capitaine Nemo, le jeune et farouche Jean-Sans-Nom compense. la défaite par une mort wagnérienne: il s'engloutit avec son bateau incendié par les Anglais, dans les chutes du Niagara. Fin sublime et roman admirable, boudés par les familles de 1889. Jules Verne visionnaire scientifique: oui, visionnaire politique: non! Ce livre choquant, plein d'appels à la révolte contre l'ordre, au nom de la justice, est aujourd'hui d' une brûlante actualité.
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Seitenzahl: 483
Veröffentlichungsjahr: 2018
« On plaint ce pauvre genre humain qui s’égorge à propos de quelques arpents de glace », disaient les philosophes à la fin du 18ème siècle – et ce n’est pas ce qu’ils ont dit de mieux, puisqu’il s’agissait du Canada, dont les Français disputaient alors la possession aux soldats de l’Angleterre.
Deux cents ans avant eux, au sujet de ces territoires américains, revendiqués par les rois d’Espagne et de Portugal, François 1er s’était écrié : « Je voudrais bien voir l’article du testament d’Adam, qui leur lègue ce vaste héritage ! » Le roi avait d’autant plus raison d’y prétendre, qu’une partie de ces territoires devait bientôt prendre le nom de Nouvelle-France.
Les Français, il est vrai, n’ont pu conserver cette magnifique colonie américaine ; mais sa population, en grande majorité, n’en est pas moins restée française, et elle se rattache à l’ancienne Gaule par ces liens du sang, cette identité de race, ces instincts naturels, que la politique internationale ne parvient jamais à briser.
En réalité, les « quelques arpents de glace », si dédaigneusement qualifiés, forment un royaume dont la superficie égale celle de l’Europe.
Un Français avait pris possession de ces vastes territoires dès l’année 1534.
C’est au cœur même de cette contrée que Jacques Cartier, originaire de Saint-Malo, poussa sa marche audacieuse, en remontant le cours du fleuve, auquel fut donné le nom de Saint-Laurent. L’année suivante, le hardi Malouin, portant plus avant son exploration vers l’ouest, arriva devant un groupe de cabanes – Canada en langue indienne – d’où est sortie Québec, puis, atteignit cette bourgade d’Hochelaga, d’où est sortie Montréal. Deux siècles plus tard, ces deux cités allaient successivement prendre le titre de capitales, concurremment avec Kingston et Toronto, en attendant que, dans le but de mettre fin à leurs rivalités politiques, la ville d’Ottawa fut déclarée siège du gouvernement de cette colonie américaine, que l’Angleterre appelle actuellement Dominion of Canada.
Quelques faits, quelques dates, suffiront à faire connaître les progrès de cet important état depuis sa fondation jusqu’à la période de 1830 à 1840, pendant laquelle se sont déroulés les événements relatifs à cette histoire.
Sous Henri IV, en 1595, Champlain, un des bons marins de l’époque, revient en Europe après un premier voyage, pendant lequel il a choisi l’emplacement où sera fondée Québec. Il prend part alors à l’expédition de M. de Mons, porteur de lettres patentes pour le commerce exclusif des pelleteries, qui lui accordent le droit de concéder des terres dans le Canada. Champlain, dont le caractère aventureux ne s’accommode guère des choses du négoce, tire de son côté, remonte de nouveau le cours du Saint-Laurent, bâtit Québec en 1606. Depuis deux ans déjà, les Anglais avaient jeté les bases de leur premier établissement d’Amérique sur les rivages de la Virginie. De là, les germes d’une jalousie de nationalité ; et même, dès cette époque, se manifestent les prodromes de cette lutte que l’Angleterre et la France se livreront sur le théâtre du nouveau monde.
Au début, les indigènes sont nécessairement mêlés aux diverses phases de cet antagonisme. Les Algonquins et les Hurons se déclarent pour Champlain contre les Iroquois, qui viennent en aide aux soldats du Royaume-Uni. En 1609, ceux-ci sont battus sur les bords du lac, auquel on a conservé le nom du marin français.
Deux autres voyages – 1613 et 1615 – conduisent Champlain jusque dans les régions presque inconnues de l’ouest, sur les bords du lac Huron. Puis, il quitte l’Amérique et revient une troisième fois au Canada. Enfin, après avoir donné de tête et de bras contre des intrigues de toutes sortes, il reçoit, en 1620, le titre de gouverneur de la Nouvelle-France.
Sous ce nom se crée alors une compagnie, dont la constitution est approuvée par Louis XIII en 1628. Cette compagnie s’engage à faire passer en Canada, dans l’espace de quinze ans, quatre mille Français catholiques. Des quelques vaisseaux expédiés à travers l’Océan, les premiers tombent aux mains des Anglais, qui s’avancent à travers la vallée du Saint-Laurent et somment Champlain de se rendre. Refus de l’intrépide marin, auquel le manque de ressources et de secours impose bientôt une capitulation – honorable d’ailleurs – qui, en 1629, donne Québec aux Anglais. En 1632, Champlain repart de Dieppe avec trois vaisseaux, reprend possession du Canada, restitué à la France par le traité du 13 juillet de la même année, jette les fondements de villes nouvelles, établit le premier collège canadien sous la direction des Jésuites, et meurt le jour de Noël – en 1635 – dans le pays conquis à force de volonté et d’audace.
Pendant quelque temps, des relations commerciales se nouent entre les colons français et les colons de la Nouvelle-Angleterre. Mais les premiers ont à lutter contre les Iroquois, qui sont devenus redoutables par leur nombre, car la population européenne n’est encore que de deux mille cinq cents âmes. Aussi la compagnie, dont les affaires périclitent, s’adresse-t-elle tout d’abord à Colbert, qui envoie le marquis de Tracy à la tête d’une escadre. Les Iroquois repoussés reviennent bientôt à la charge, se sentant soutenus par les Anglais, et un horrible massacre de colons s’accomplit dans le voisinage de Montréal.
Cependant, si, en 1665, la population s’est accrue du double, ainsi que le domaine superficiel de la colonie, il n’y a encore que treize mille Français en Canada, tandis que les Anglais comptent déjà deux cent mille habitants de race saxonne dans la Nouvelle-Angleterre. La guerre recommence. Elle prend pour théâtre cette Acadie, qui forme actuellement la Nouvelle-Écosse, puis, s’étend jusqu’à Québec, d’où les Anglais sont repoussés en 1690. Enfin le traité de Ryswick – 1697 – assure à la France la possession de tous les territoires que la hardiesse de ses découvreurs, le courage de ses enfants, avaient fait siens dans le Nord-Amérique. En même temps, les tribus insoumises, Iroquois, Hurons et autres, se mettent sous la protection française par la convention de Montréal.
En 1703, le marquis de Vaudreuil, fils d’un premier gouverneur de ce nom, est nommé au gouvernement général du Canada, que la neutralité des Iroquois rend plus aisé à défendre contre les agressions des colons de la Grande-Bretagne. La lutte reprend dans les établissements de Terre-Neuve, qui sont anglais, et dans l’Acadie, qui, en 1711, échappe aux mains du marquis de Vaudreuil. Cet abandon va permettre aux forces anglo-américaines de se concentrer pour la conquête du domaine canadien, où les Iroquois, travaillés en dessous, redeviennent douteux. C’est alors que le traité d’Utrecht – 1713 – consomme la perte de l’Acadie, après avoir assuré pour trente ans la paix avec l’Angleterre.
Durant cette période de calme, la colonie fait de réels progrès. Les Français construisent quelques nouveaux forts, afin d’en assurer la possession à leurs descendants. En 1721, la population est de vingt-cinq mille âmes, et de cinquante mille en 1744. On peut croire que les temps difficiles sont passés. Il n’en est rien. Avec la guerre de la succession d’Autriche, l’Angleterre et la France se retrouvent aux prises en Europe, et, par suite, en Amérique. Il y a des alternatives de succès et de revers. Enfin le traité d’Aix-la-Chapelle – 1747 – remet les choses dans l’état où elles étaient au traité d’Utrecht.
Mais, si l’Acadie est désormais possession britannique, elle est demeurée bien française par les tendances générales de sa population. Aussi, le Royaume-Uni provoque-t-il l’immigration anglo-saxonne, afin d’assurer sa prépondérance de race dans les provinces conquises. La France veut en faire autant pour le Canada ; elle y réussit mal, et, sur ces entrefaites, l’occupation des territoires de l’Ohio rejette les rivaux en présence.
C’est alors, devant le fort Duquesne, récemment élevé par les compatriotes du marquis de Vaudreuil, que Washington apparaît à la tête d’une forte colonne anglo-américaine. Franklin ne venait-il pas de déclarer que le Canada ne pouvait appartenir aux Français ? Deux escadres partent d’Europe – l’une de France, l’autre d’Angleterre. Après d’épouvantables massacres, qui ensanglantent l’Acadie et les territoires de l’Ohio, la guerre est officiellement déclarée par la Grande-Bretagne à la date du 18 mai 1756.
En ce même mois, sur une pressante demande de renforts faite par M. de Vaudreuil, le marquis de Montcalm vient prendre le commandement de l’armée régulière du Canada – quatre mille hommes en tout. Le ministre n’avait pu disposer d’un effectif plus considérable, car la guerre d’Amérique n’était pas populaire en France, si elle l’était à un rare degré dans le Royaume-Uni.
Dès le début de la campagne, premiers succès au profit de Montcalm. Prise du fort William-Henry, bâti au sud de ce lac George, qui forme le prolongement du lac Champlain. Défaite des troupes anglo-américaines à la journée de Carillon. Mais, malgré ces brillants faits d’armes, évacuation du fort Duquesne par les Français, et perte du fort Niagara, rendu par une garnison trop faible, que la trahison des Indiens empêche de secourir en temps utile. Enfin, prise de Québec, en septembre 1759, par le général Wolfe à la tête de huit mille hommes de débarquement. Les Français, malgré la bataille qu’ils gagnent à Montmorency, ne peuvent éviter une défaite définitive. Montcalm est tué, Wolfe est tué. Les Anglais sont en partie maîtres des provinces canadiennes.
L’année suivante, une tentative est faite pour reprendre Québec, cette clef du Saint-Laurent. Elle échoue, et, peu de temps après, Montréal est contraint à capituler.
Enfin, le 10 février 1763, un traité intervient. Louis XV renonce à ses prétentions sur l’Acadie au profit de l’Angleterre. Il lui cède en toute propriété le Canada et ses dépendances. La Nouvelle-France n’existe plus que dans le cœur de ses enfants. Mais les Anglais n’ont jamais su s’adjoindre les peuples qu’ils ont soumis ; ils ne savent que les détruire. Or, on ne détruit pas une nationalité, lorsque la majorité des habitants a gardé l’amour de son ancienne patrie et ses aspirations d’autrefois. En vain la Grande-Bretagne organise-t-elle trois gouvernements, Québec, Montréal et Trois-Rivières. En vain veut-elle imposer la loi anglaise aux Canadiens, les astreindre à prêter un serment de fidélité. À la suite d’énergiques réclamations, en 1774, un bill est adopté, qui remet la colonie sous l’empire de la législation française.
D’ailleurs, s’il n’a plus rien à redouter de la France, le Royaume-Uni va se trouver en face des Américains. Ceux-ci, en effet, traversant le lac Champlain, prennent Carillon, les forts Saint-Jean et Frédérik, marchent avec le général Montgomery sur Montréal dont ils s’emparent, puis sur Québec qu’ils ne parviennent pas à prendre d’assaut.
L’année suivante – 4 juillet 1776 – est proclamée la déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique.
Vient alors une période lamentable pour les Franco-Canadiens. Les Anglais sont dominés par une crainte : c’est que cette colonie leur échappe en entrant dans la grande fédération et se réfugie sous le pavillon étoilé que les Américains déploient à l’horizon. Mais il n’en fut rien – ce qu’il est permis de regretter dans l’intérêt des vrais patriotes.
En 1791, une nouvelle constitution divise le pays en deux provinces : le haut Canada, à l’ouest, le bas Canada à l’est, avec Québec pour capitale. Chaque province possède un Conseil législatif, nommé par la Couronne, et une chambre d’assemblée, élue pour quatre ans par les francs tenanciers des villes. La population est alors de cent trente-cinq mille habitants, parmi lesquels on n’en compte que quinze mille d’origine anglaise.
Ce que doivent être les aspirations des colons, violentés par la Grande-Bretagne, se résume dans la devise du journal le Canadien, fondé à Québec en 1806 : Nos institutions, notre langue et nos lois. Ils se battent pour conquérir ce triple desideratum, et la paix, signée à Gand, en 1814, termine cette guerre, où les succès et les revers se compensèrent de part et d’autre.
La lutte recommence encore entre les deux races, qui occupent le Canada de façon si inégale. C’est d’abord sur le terrain purement politique qu’elle s’engage. Les députés réformistes, à la suite de leur collègue, l’héroïque Papineau, ne cessent d’attaquer l’autorité de la métropole dans toutes les questions, – questions électorales, questions des terres qui sont concédées dans une proportion énorme aux colons de sang anglais, etc. Les gouverneurs ont beau proroger ou dissoudre la Chambre, rien n’y fait. Les opposants ne se laissent point décourager un instant. Les royaux – les loyalistes – comme ils s’appellent, ont l’idée d’abroger la constitution de 1791, de réunir le Canada en une seule province, afin de donner plus d’influence à l’élément anglais, de proscrire l’usage de la langue française qui est restée la langue parlementaire et judiciaire. Mais Papineau et ses amis réclament avec une telle énergie que la Couronne renonce à mettre en œuvre ce détestable projet.
Cependant la discussion s’accentue. Les élections amènent des collisions sérieuses. En mai 1831, à Montréal, une émeute éclate, qui coûte la vie à trois patriotes franco-canadiens. Des meetings rassemblent la population des villes et des campagnes. Une active propagande se poursuit à travers toute la province. Enfin un manifeste énumère dans « quatre-vingt-douze résolutions » les griefs de la race canadienne contre la race anglo-saxonne, et demande la mise en accusation du gouverneur général, lord Aylmer. Le manifeste est adopté par la Chambre, malgré l’opposition de quelques réformistes qui le trouvent insuffisant. En 1834, il y a lieu de procéder à de nouvelles élections. Papineau et ses partisans sont réélus. Fidèles aux réclamations de la précédente législature, ils insistent pour la mise en accusation du gouverneur général. Mais la Chambre est prorogée en mars 1835, et le ministère remplace lord Aylmer par le commissaire royal lord Gosford, auquel sont adjoints deux commissaires, chargés d’étudier les causes de l’agitation actuelle. Lord Gosford proteste des dispositions conciliantes de la Couronne envers ses sujets d’outre-mer, sans obtenir que les députés veuillent reconnaître les pouvoirs de la commission d’enquête.
Entre temps, grâce à l’émigration, le parti anglais s’est peu à peu renforcé – même dans le bas Canada. À Montréal, à Québec, des associations constitutionnelles sont formées, afin de comprimer les réformistes. Si le gouverneur est obligé de dissoudre ces associations, créées contrairement à la loi, elles n’en restent pas moins prêtes à l’action. On sent que l’attaque sera très vive des deux côtés. L’élément anglo-américain est plus audacieux que jamais. Il n’est question que d’angliciser le bas Canada par tous les moyens. Les patriotes sont décidés à la résistance légale ou extra-légale. De cette situation si tendue, il ne peut sortir que de terribles heurts. Le sang des deux races va couler sur le sol conquis autrefois par l’audace des découvreurs français.
Telle était la situation du Canada en l’année 1837, au début de cette histoire. Il importait de mettre en lumière l’antagonisme d’origine des éléments français et anglais, la vitalité de l’un, la ténacité de l’autre.
Et d’ailleurs, cette Nouvelle-France, n’était-ce pas un morceau de la patrie, comme cette Alsace-Lorraine que l’invasion brutale allait arracher trente ans plus tard ? Et les efforts tentés par les Franco-Canadiens pour lui rendre au moins son autonomie, n’est-ce pas là un exemple que les Français de l’Alsace et de la Lorraine ne doivent jamais oublier ?
C’était précisément pour arrêter leurs dispositions en prévision d’une insurrection probable, que le gouverneur, lord Gosford, le commandant général, sir John Colborne, le colonel Gore et le ministre de la police, Gilbert Argall, avaient pris rendez-vous dans la soirée du 23 août.
Les Indiens désignent par le mot « kébec » tout rétrécissement de fleuve produit par un brusque rapprochement des rives. De là, le nom de la capitale, qui est bâtie sur un promontoire, sorte de Gibraltar, élevé en amont de l’endroit où le Saint-Laurent s’évase comme un bras de mer. Ville haute sur la colline abrupte, qui domine le cours du fleuve, ville basse étendue sur la rive, où sont construits les entrepôts et les docks, rues étroites avec trottoirs de planches, maisons de bois pour la plupart, quelques édifices sans grand style, palais du gouverneur, hôtels de la poste et de la marine, cathédrales anglaise et française, une esplanade très fréquentée des promeneurs, une citadelle occupée par une garnison assez importante, telle était alors la vieille cité de Champlain, plus pittoresque, en somme, que les villes modernes du Nord-Amérique.
Du jardin du gouverneur, la vue s’étendait au loin sur le superbe fleuve dont les eaux se séparent, en aval, à la fourche de l’île d’Orléans. La soirée était magnifique. L’atmosphère attiédie ne se troublait point sous l’âpre souffle du nord-ouest, si pernicieux en toutes saisons, quand il se propage à travers la vallée du Saint-Laurent. Dans l’ombre d’un square, une de ses faces éclairée par la lumière de la lune, se dressait la pyramide quadrangulaire, élevée à la mémoire de Wolfe et de Montcalm, réunis le même jour par la mort.
Depuis une heure déjà, le gouverneur général et les trois autres hauts personnages s’entretenaient de la gravité d’une situation qui les obligeait à se tenir incessamment sur le qui-vive. Les symptômes d’un soulèvement prochain n’apparaissaient que trop clairement. Il convenait d’être prêt à toute éventualité.
« De combien d’hommes pouvez-vous disposer ? venait de demander lord Gosford à sir John Colborne.
– D’un nombre malheureusement trop restreint, répondit le général, et encore devrai-je dégarnir le comté d’une partie des troupes qui l’occupent.
– Précisez, commandant.
– Je ne pourrai mettre en avant que quatre bataillons et sept compagnies d’infanterie, car il est impossible de rien prendre sur les garnisons des citadelles de Québec et de Montréal.
– Qu’avez-vous en artillerie ?...
– Trois ou quatre pièces de campagne.
– Et en cavalerie.
– Un piquet seulement.
– S’il faut disperser cet effectif dans les comtés limitrophes, fit observer le colonel Gore, il sera insuffisant ! Peut-être est-il regrettable, monsieur le gouverneur, que Votre Seigneurie ait dissous les associations constitutionnelles, formées par les loyalistes ! Nous aurions là plusieurs centaines de carabiniers volontaires, dont le secours ne serait point à dédaigner.
– Je ne pouvais laisser ces associations s’organiser, répondit lord Gosford. Leur contact avec la population aurait engendré des collisions quotidiennes. Évitons tout ce qui pourrait provoquer une explosion. Nous sommes dans une soute à poudre, et il n’y faut marcher qu’avec des chaussons de lisière ! »
Le gouverneur général n’exagérait pas. C’était un homme de grand sens et d’esprit conciliant. Dès son arrivée dans la colonie, il avait montré beaucoup de prévenances envers les colons français, ayant – ainsi que l’a fait observer l’historien Garneau – « une pointe de gaieté irlandaise qui s’accommodait bien de la gaieté canadienne. » Si la rébellion n’avait pas éclaté encore, on le devait à la circonspection, à la douceur, à l’esprit de justice que lord Gosford apportait dans ses rapports avec ses administrés. Par nature comme par raison, il répugnait aux mesures violentes.
« La force, répétait-il, comprime, mais ne réprime pas. En Angleterre, on oublie trop que le Canada est voisin des États-Unis, et que les États-Unis ont fini par conquérir leur indépendance ! Je vois bien qu’à Londres, le ministère veut une politique militante. Aussi, sur le conseil des commissaires, la Chambre des lords et la Chambre des communes ont-elles adopté à une grande majorité une proposition qui tend à mettre en accusation les députés de l’opposition, à employer les deniers publics sans contrôle, à modifier la constitution de manière à doubler dans les districts le nombre des électeurs d’origine anglaise ! Mais cela n’est point faire montre de sagesse. Il y aura du sang versé de part et d’autre ! »
C’était à craindre, réellement. Les dernières mesures, adoptées par le Parlement anglais, avaient produit une agitation qui ne demandait qu’à se manifester à tout propos. Conciliabules secrets, meetings publics, surexcitaient l’opinion. Des faits, on passerait bientôt aux actes. Les provocations s’échangeaient à Montréal comme à Québec entre les réformistes et les partisans de la domination anglo-saxonne – surtout les anciens membres des associations constitutionnelles. La police n’ignorait pas qu’un appel aux armes avait été répandu à travers les districts, les comtés, les paroisses. On avait été jusqu’à pendre en effigie le gouverneur général. Il y avait donc à prendre des dispositions.
« M. de Vaudreuil a-t-il été vu à Montréal ? demanda lord Gosford.
– Il ne paraît point avoir quitté son habitation de Montcalm, répondit Gilbert Argall. Mais ses amis Farran, Clerc, Vincent Hodge, le visitent assidûment et sont en rapport quotidien avec les députés libéraux, et plus particulièrement avec l’avocat Gramont, de Québec.
– Si un mouvement éclate, dit sir John Colborne, nul doute qu’il ait été préparé par eux.
– Aussi, en les faisant arrêter, ajouta le colonel Gore, peut-être Votre Seigneurie écraserait-elle le complot dans l’œuf ?...
– À moins qu’on ne le fît éclore plus tôt ! » répondit le gouverneur général.
Puis, se retournant, vers le ministre de la police :
« Si je ne me trompe, demanda-t-il, M. de Vaudreuil et ses amis ont déjà figuré dans les insurrections de 1832 et de 1835 ?
– En effet, répondit sir Gilbert Argall, ou, du moins, on a eu lieu de le supposer ; mais les preuves directes ont manqué, et il a été impossible de les poursuivre, ainsi qu’on l’avait fait lors du complot de 1825.
– Ce sont ces preuves qu’il importe de se procurer à tout prix, dit sir John Colborne, et, afin d’en finir, une fois pour toutes, avec les menées des réformistes, laissons-les s’engager plus avant. Rien d’abominable comme une guerre civile, je le sais ! Mais, s’il faut en arriver là, qu’on la fasse sans merci, et que la lutte se termine au profit de l’Angleterre ! »
Parler en ces termes était bien dans le rôle du commandant en chef des forces britanniques en Canada. Toutefois, si John Colborne était homme à réprimer une insurrection avec la dernière rigueur, s’immiscer dans ces surveillances occultes, qui sont du domaine spécial de la police, eût révolté son esprit militaire. Il suit de là que, depuis plusieurs mois, c’était uniquement aux agents de Gilbert Argall qu’était dévolu le soin d’observer sans répit les agissements du parti franco-canadien. Les villes, les paroisses de la vallée du Saint-Laurent, et plus particulièrement celles des comtés de Verchères, de Chambly, de Laprairie, de l’Acadie, de Terrebonne, des Deux-Montagnes, étaient incessamment parcourues par les nombreux détectives du ministre. À Montréal, à défaut de ces associations constitutionnelles, dont le colonel Gore regrettait la dissolution, le Doric Club – ses membres comptaient parmi les plus acharnés loyalistes – se donnait mission de réduire les insurgés par tous les moyens possibles. Aussi lord Gosford pouvait-il craindre qu’à tout instant, de jour ou de nuit, le choc vînt à se produire.
On comprend que, malgré ses tendances personnelles, l’entourage du gouverneur général le poussait à soutenir les bureaucrates – ainsi appelait-on les partisans de l’autorité de la Couronne – contre les partisans de la cause nationale. D’ailleurs, sir John Colborne n’était point pour les demi-mesures, comme il le prouva plus tard, lorsqu’il succéda à lord Gosford dans le gouvernement de la colonie. Quand au colonel Gore, vieux militaire, décoré de Waterloo, il fallait, à l’entendre, agir militairement et sans retard.
Le 7 mai de la présente année, une assemblée avait réuni à Saint-Ours, petite bourgade du comté de Richelieu, les chefs réformistes. Là furent prises des résolutions, qui devinrent le programme politique de l’opposition franco-canadienne.
Entre autres, il convient de citer celle-ci :
« Le Canada, comme l’Irlande, doit se rallier autour d’un homme, doué d’une haine de l’oppression et d’un amour de sa patrie, que rien, ni promesses, ni menaces, ne pourront jamais ébranler. »
Cet homme, c’était le député Papineau, dont le sentiment populaire faisait à juste titre un O’Connell.
En même temps, l’assemblée décidait « de s’abstenir autant que possible de consommer les articles importés et de ne faire usage que des produits fabriqués dans le pays, afin de priver le gouvernement des revenus provenant des droits imposés sur les marchandises étrangères. »
À ces déclarations, lord Gosford dut répondre, le 15 juin, par une proclamation défendant toute réunion séditieuse, et ordonnant aux magistrats et officiers de la milice de les dissoudre.
La police manœuvrait donc avec une insistance qui ne se lassait plus, employant ses agents les plus déliés, ne reculant même pas à provoquer des trahisons – ainsi que cela s’était fait déjà – par l’appât de sommes considérables.
Mais, bien que Papineau fût l’homme en vue, il en était un autre qui travaillait dans l’ombre et si mystérieusement que les principaux réformistes ne l’avaient jamais aperçu qu’en de rares circonstances. Autour de ce personnage s’était créée une véritable légende, qui lui donnait une influence extraordinaire sur l’esprit des masses : Jean-Sans-Nom – on ne le connaissait que sous cette appellation énigmatique. Comment s’étonner dès lors qu’il fût question de lui dans l’entretien du gouverneur général et de ses hôtes ?
« Et ce Jean-Sans-Nom, demanda sir John Colborne, a-t-on retrouvé ses traces ?
– Pas encore, répondit le ministre de la police. J’ai lieu de croire, pourtant, qu’il a reparu dans les comtés du bas Canada, et même qu’il est venu récemment à Québec !
– Quoi ! vos agents n’ont pu lui mettre la main dessus ? s’écria le colonel Gore.
– Ce n’est pas facile, général.
– Cet homme a-t-il donc l’influence qu’on lui prête ? reprit lord Gosford.
– Assurément, répondit le ministre, et je puis affirmer à Votre Seigneurie que cette influence est très grande.
– Quel est cet homme ?
– Voilà ce qu’on n’a jamais pu découvrir, dit sir John Colborne. N’est-ce pas, mon cher Argall ?
– C’est vrai, général ! On ne sait quel est ce personnage, ni d’où il vient, ni où il va. C’est ainsi qu’il a figuré, presque invisiblement, dans les dernières insurrections. Aussi n’est-il pas douteux que les Papineau, les Viger, les Lacoste, les Vaudreuil, les Farran, les Gramont, tous les chefs enfin, comptent sur son intervention au moment voulu. Ce Jean-Sans-Nom est passé à l’état d’être quasi-surnaturel dans les districts du Saint-Laurent, en amont de Montréal, comme en aval de Québec. Si l’on en croit la légende, il a tout ce qu’il faut pour entraîner les villes et les campagnes, une audace extraordinaire, un courage à toute épreuve. Et puis, je vous l’ai dit, c’est le mystère, c’est l’inconnu !
– Vous pensez qu’il est venu dernièrement à Québec ? demanda lord Gosford.
– Les rapports de police, du moins, permettent de le supposer, répondit Gilbert Argall. Aussi ai-je mis en campagne un homme des plus actifs et des plus fins, ce Rip, qui a déployé tant d’intelligence dans l’affaire de Simon Morgaz.
– Simon Morgaz, dit sir John Colborne, celui qui, en 1825, a si opportunément livré, à prix d’or, ses complices de la conspiration de Chambly ?...
– Lui-même !
– Et sait-on où il est ?
– On ne sait qu’une chose, répondit Gilbert Argall, c’est que, repoussé de tous ceux de sa race, de tous ces Franco-Canadiens qu’il avait trahis, il a disparu. Peut-être a-t-il quitté le nouveau continent ?... Peut-être est-il mort ?...
– Eh bien, le moyen qui a réussi près de Simon Morgaz, demanda sir John Colborne, ne pourrait-il réussir de nouveau près de l’un des chefs réformistes ?
– N’ayez pas cette idée, général ! répondit lord Gosford. De tels patriotes, il faut le reconnaître, sont au-dessus de toute atteinte. Qu’ils se posent en ennemis de l’influence anglaise et rêvent pour le Canada l’indépendance que les États-Unis ont conquise sur l’Angleterre, ce n’est malheureusement que trop vrai ! Mais espérer qu’on pourra les acheter, les décider à trahir par des promesses d’argent ou d’honneurs, jamais ! J’en ai la conviction, vous ne trouverez point un traître parmi eux !
– On en disait autant de Simon Morgaz, répondit ironiquement sir John Colborne ; or, il n’en a pas moins livré ses compagnons ! Et, précisément, ce Jean-Sans-Nom, dont vous parliez, qui sait s’il n’est pas à vendre ?...
– Je ne le crois pas, général, répliqua vivement le ministre de la police.
– En tout cas, ajouta le colonel Gore, que ce soit pour l’acheter ou pour le pendre, la première condition est de s’en emparer ; et, puisqu’il a été signalé à Québec... »
En ce moment, un homme apparut au tournant de l’une des allées du jardin, et s’arrêta à une dizaine de pas.
Le ministre reconnut le policier, ou plutôt l’entrepreneur de police – qualification qu’il méritait à tous égards.
Cet homme, en effet, n’appartenait pas à la brigade régulière de Comeau, le chef des agents anglo-canadiens.
Gilbert Argall lui fit signe de s’approcher.
« C’est Rip, de la maison Rip and Co, dit-il, en s’adressant à lord Gosford. Votre Seigneurie veut-elle lui permettre de nous faire son rapport ? »
Lord Gosford acquiesça d’un signe de tête. Rip s’approcha respectueusement et attendit qu’il convînt à Gilbert Argall de l’interroger – ce que celui-ci fit en ces termes :
« Avez-vous acquis la certitude que Jean-Sans-Nom ait été vu à Québec ?
– Je crois pouvoir l’affirmer à votre Honneur !
– Et comment se fait-il qu’il ne soit pas arrêté ? demanda lord Gosford.
– Votre Seigneurie voudra bien excuser mes associés et moi, répondit Rip, mais nous avons été prévenus trop tard. Avant-hier, Jean-Sans-Nom avait été indiqué comme ayant visité une des maisons de la rue du Petit-Champlain, celle qui est contiguë à la boutique du tailleur Émotard, à gauche, en montant les premières marches de ladite rue. J’ai donc fait cerner cette maison, qui est habitée par un sieur Sébastien Gramont, avocat et député, très lancé dans le parti réformiste. Mais Jean-Sans-Nom ne s’y était pas même présenté, bien que le député Gramont ait certainement eu des relations avec lui. Nos perquisitions ont été inutiles.
– Croyez-vous que cet homme soit encore à Québec ? demanda sir John Colborne.
– Je ne saurais répondre affirmativement à Votre Excellence, répondit Rip.
– Vous ne le connaissez pas ?
– Je ne l’ai jamais vu, et, en réalité, il est bien peu de gens qui le connaissent !
– Sait-on, du moins, quelle direction il a prise en sortant de Québec ?
– Je l’ignore, répondit Rip.
– Et quelle est votre idée à ce sujet ? demanda le ministre de la police.
– Mon idée est que cet homme a dû se diriger vers le comté de Montréal, où les agitateurs paraissent se concentrer de préférence. Si une sédition se prépare, c’est dans cette partie du bas Canada qu’elle éclatera vraisemblablement. J’en conclus que Jean-Sans-Nom doit être caché dans quelque village voisin des rives du Saint-Laurent...
– Justement, répondit Gilbert Argall, et c’est de ce côté qu’il convient de poursuivre les recherches.
– Eh bien, donnez des ordres en conséquence, dit le gouverneur général.
– Votre Seigneurie va être satisfaite. Rip, dès demain, vous quitterez Québec avec les meilleurs employés de votre agence. De mon côté, je ferai particulièrement surveiller M. de Vaudreuil et ses amis, avec lesquels ce Jean-Sans-Nom a certainement des entrevues plus ou moins fréquentes. Tâchez de retrouver ses traces, n’importe par quel moyen. C’est le mandat dont le gouverneur général vous charge spécialement.
– Et il sera fidèlement rempli, répondit le chef de la maison Rip and Co. Je partirai dès demain.
– Nous approuvons d’avance, ajouta Gilbert Argall, tout ce que vous croirez devoir faire pour opérer la capture de ce dangereux partisan. Il nous le faut mort ou vif, avant qu’il puisse soulever la population franco-canadienne par sa présence. Vous êtes intelligent et zélé, Rip, vous l’avez prouvé, il y a une douzaine d’années, dans l’affaire Morgaz. Nous comptons de nouveau sur votre zèle et votre intelligence. Allez. »
Rip se préparait à partir, et il avait déjà fait quelques pas en arrière, lorsqu’il se ravisa.
« Puis-je soumettre une question à Votre Honneur ? dit-il en s’adressant au ministre.
– Une question ?...
– Oui, Votre Honneur, et il est nécessaire qu’elle soit résolue pour la régularité des écritures la bonne tenue des livres de la maison Rip and Co.
– Parlez, dit Gilbert Argall.
– La tête de Jean-Sans-Nom est-elle mise à prix ?
– Pas encore !
– Il faut qu’elle le soit, dit sir John Colborne.
– Elle l’est, répondit lord Gosford.
– Et à quel prix ?... demanda Rip.
– Quatre mille piastres.
– Elle en vaut six mille, répondit Rip. J’aurai des frais de déplacement, des débours pour renseignements spéciaux.
– Soit, dit lord Gosford.
– Ce sera de l’argent que Votre Seigneurie n’aura point à regretter...
– S’il est gagné... ajouta le ministre.
– Il le sera, Votre Honneur ! »
Et, sur cette affirmation, un peu hasardée peut-être, le chef de la maison Rip and Co se retira.
« Un homme qui paraît sûr de lui, ce Rip ! fit observer le colonel Gore.
– Et qui doit inspirer toute confiance, répondit Gilbert Argall. D’ailleurs, cette prime de six mille piastres est bien faite pour exciter sa finesse et son zèle. Déjà, l’affaire de la conspiration de Chambly lui a valu des sommes importantes, et, s’il aime son métier, il n’aime pas moins l’argent qu’il lui rapporte. Il faut prendre cet original comme il est, et je ne connais personne plus capable que lui pour s’emparer de Jean-Sans-Nom, si Jean-Sans-Nom est homme à se laisser prendre ! »
Le général, le ministre et le colonel prirent alors congé de lord Gosford. Puis, sir John Colborne donna ordre au colonel Gore de partir immédiatement pour Montréal, où l’attendait son collègue, le colonel Witherall, chargé de prévenir ou d’enrayer dans les paroisses du comté tout mouvement insurrectionnel.
Simon Morgaz ! Nom abhorré jusque dans les plus humbles hameaux des provinces canadiennes ! Nom voué depuis de longues années à l’exécration publique ! Un Simon Morgaz, c’est le traître qui a livré ses frères et vendu son pays.
Et on le comprendra, surtout dans cette France, qui n’ignore plus « maintenant » combien sont implacables les haines que mérite le crime de lèse-patrie.
En 1825 – douze ans avant l’insurrection de 1837 – quelques Franco-Canadiens avaient jeté les bases d’une conspiration, dont le but était de soustraire le Canada à la domination anglaise, qui lui pesait si lourdement. Hommes audacieux, actifs, énergiques, de grande situation, issus pour la plupart des premiers émigrants qui avaient fondé la Nouvelle-France, ils ne pouvaient se faire à cette pensée que l’abandon de leur colonie au profit de l’Angleterre fût définitif. En admettant même que le pays ne dût pas revenir aux petits-fils des Cartier et des Champlain, qui l’avaient découvert au XVIe siècle, n’avait-il pas le droit d’être indépendant ? Sans doute, et c’était pour lui conquérir son indépendance que ces patriotes allaient jouer leur tête.
Parmi eux se trouvait M. de Vaudreuil, descendant des anciens gouverneurs du Canada sous Louis XIV – une de ces familles dont les noms français sont devenus pour la plupart les noms géographiques de la cartographie canadienne.
À cette époque, M. de Vaudreuil avait trente-cinq ans, étant né en 1790, dans le comté de Vaudreuil, situé entre le Saint-Laurent au sud, et la rivière Outaouais au nord, sur les confins de la province de l’Ontario.
Les amis de M. de Vaudreuil étaient, comme lui, d’origine française, bien que des alliances successives avec les familles anglo-américaines eussent altéré leurs noms patronymiques. Tels le professeur Robert Farran, de Montréal, François Clerc, un riche propriétaire de Châteauguay, et quelques autres, auxquels leur naissance ou leur fortune assuraient une réelle influence sur la population des bourgades et des campagnes.
Le véritable chef du complot était Walter Hodge, de nationalité américaine. Bien qu’il eût soixante ans alors, l’âge n’avait point attiédi la chaleur de son sang. Pendant la guerre de l’Indépendance, il avait fait partie de ces hardis volontaires, de ces « skinners », dont Washington dut tolérer les violences par trop sauvages, car leurs compagnies franches harcelèrent vivement l’armée royale. On le sait, dès la fin du dix-huitième siècle, les États-Unis avaient excité le Canada à venir prendre place dans la fédération américaine. C’est ce qui explique comment un Américain tel que Walter Hodge était entré dans cette conjuration, et en fut même devenu le chef. N’était-il pas de ceux qui avaient adopté pour devise ces trois mots, qui résument toute la doctrine de Munrœ : « L’Amérique aux Américains ! »
Aussi, Walter Hodge et ses compagnons n’avaient-ils cessé de protester contre les exactions de l’administration anglaise, qui devenaient de plus en plus intolérables. En 1822, leurs noms figuraient dans la protestation contre l’union du haut et du bas Canada avec ceux des deux frères Sanguinet, qui, dix-huit ans plus tard, entre tant d’autres victimes, devaient payer de leur vie cet attachement au parti national. Ils combattirent également par la plume et par la parole, lorsqu’il fut question de réclamer contre l’inique partage des terres, uniquement concédées aux bureaucrates, afin de renforcer l’élément anglais. Personnellement encore, ils luttèrent contre les gouverneurs Sherbrooke, Richmond, Monk et Maitland, prirent part à l’administration de la colonie, et s’associèrent à tous les actes des députés de l’opposition.
Toutefois, en 1825, la conspiration, ayant un objectif déterminé, s’était organisée en dehors des libéraux de la Chambre canadienne. Si Papineau et ses collègues, Cuvillier, Bédard, Viger, Quesnel et autres, ne la connurent même pas, Walter Hodge pouvait compter sur eux pour en assurer les conséquences, si elle réussissait. Et, tout d’abord, il s’agissait de s’emparer de la personne de lord Dalhousie, qui, en 1820, avait été nommé aux fonctions de gouverneur général des colonies anglaises de l’Amérique du Nord.
À son arrivée, lord Dalhousie semblait s’être décidé pour une politique de concession. Sans doute, grâce à lui, l’évêque romain de Québec fut reconnu officiellement, et Montréal, Rose, Régiopolis, devinrent les sièges de trois nouveaux évêchés. Mais, en fait, le cabinet britannique refusait au Canada le droit de se gouverner par lui-même. Les membres du conseil législatif, nommés à vie par la Couronne, étaient tous Anglais de naissance et annihilaient complètement la Chambre d’assemblée élue par le peuple. Sur une population de six cent mille habitants, qui comptait alors cinq cent vingt-cinq mille Franco-Canadiens, les emplois appartenaient pour les trois quarts à des fonctionnaires d’origine saxonne. Enfin, il était de nouveau question de proscrire l’usage légal de la langue française dans toute la colonie.
Pour enrayer ces dispositions, il ne fallait rien moins qu’un acte de violence. S’emparer de lord Dalhousie et des principaux membres du conseil législatif, puis, ce coup d’État accompli, provoquer un mouvement populaire dans les comtés du Saint-Laurent, installer un gouvernement provisoire en attendant que l’élection eût constitué le gouvernement national, enfin jeter les milices canadiennes contre l’armée régulière, tel avait été l’objectif de Walter Hodge, de Robert Farran, de François Clerc, de Vaudreuil.
La conspiration aurait réussi peut-être, si la trahison de l’un de leurs complices ne l’eût fait avorter.
À Walter Hodge et à ses partisans franco-canadiens s’était joint un certain Simon Morgaz, dont il convient de faire connaître la situation et l’origine.
En 1825, Simon Morgaz était âgé de quarante-six ans. Avocat dans un pays où l’on compte encore plus d’avocats que de clients, comme aussi plus de médecins que de malades, il vivait assez péniblement à Chambly, petite bourgade, sur la rive gauche du Richelieu, à une dizaine de lieues de Montréal, de l’autre côté du Saint-Laurent.
Simon Morgaz était un homme résolu, dont l’énergie avait été remarquée, lorsque les réformistes protestèrent contre les agissements du cabinet britannique. Ses manières franches, sa physionomie prévenante, le rendaient sympathique à tous. Nul n’eût jamais pu soupçonner que la personnalité d’un traître se dégagerait un jour de ces dehors séduisants.
Simon Morgaz était marié. Sa femme, de huit années moins âgée que lui, avait alors trente-huit ans. Bridget Morgaz, d’origine américaine, était la fille du major Allen, dont on avait pu apprécier le courage pendant la guerre de l’Indépendance, alors qu’il comptait parmi les aides de camp de Washington. Véritable type de la loyauté dans ce qu’elle a de plus absolu, il eût sacrifié sa vie à la parole donnée avec la tranquillité d’un Régulus.
Ce fut à Albany, État de New-York, que Simon Morgaz et Bridget se rencontrèrent et se connurent. Le jeune avocat était franco-canadien de naissance, circonstance dont le major Allen devait tenir compte, – il n’eût jamais donné sa fille au descendant d’une famille anglaise. Bien que Simon Morgaz ne possédât aucune fortune personnelle, avec ce qui revenait à Bridget de l’héritage de sa mère, c’était, sinon la richesse, du moins une certaine aisance assurée au jeune ménage. Le mariage fut conclu à Albany en 1806.
L’existence des nouveaux mariés aurait pu être heureuse ; elle ne le fut pas. Non point que Simon Morgaz manquât d’égards envers sa femme, car il éprouva toujours pour elle une affection sincère ; mais une passion le dévorait – la passion du jeu. Le patrimoine de Bridget s’y dissipa en peu d’années, et, bien que Simon Morgaz eût la réputation d’un avocat de talent, son travail ne suffit plus à réparer les brèches faites à sa fortune. Et, si ce ne fut pas la misère, ce fut la gêne, dont sa femme supporta dignement les conséquences. Bridget ne fit aucun reproche à son mari. Ses conseils ayant été inefficaces, elle accepta cette épreuve avec résignation, avec courage aussi, et, cependant, l’avenir était gros d’inquiétudes.
En effet, ce n’était plus pour elle seule que Bridget devait le redouter. Pendant les premières années de son mariage, elle avait eu deux enfants, auxquels on donna le même nom de baptême, légèrement modifié, ce qui rappelait à la fois leur origine française et américaine. L’aîné, Joann, était né en 1807, le cadet, Jean, en 1808. Bridget se consacra tout entière à l’éducation de ses fils. Joann était d’un caractère doux, Jean d’un tempérament vif, tous deux énergiques sous leur douceur et leur vivacité. Ils tenaient visiblement de leur mère, ayant l’esprit sérieux, le goût du travail, cette façon nette et droite d’envisager les choses qui manquait à Simon Morgaz. De là, envers leur père, une attitude respectueuse toujours, mais rien de cet abandon naturel, de cette confiance sans réserve, qui est l’essence même de l’attraction du sang. Pour leur mère, en revanche, un dévouement sans bornes, une affection, qui ne débordait de leur cœur que pour aller emplir le sien. Bridget et ses fils étaient unis par ce double lien de l’amour filial et de l’amour maternel que rien ne pourrait jamais rompre.
Après la période de la première enfance, Joann et Jean entrèrent au collège de Chambly, dans lequel ils se suivirent à une classe de distance. On les citait justement parmi les meilleurs élèves des divisions supérieures. Puis, lorsqu’ils eurent douze et treize ans, ils furent mis au collège de Montréal, où ils ne cessèrent d’occuper les meilleurs rangs. Deux années encore, et ils allaient avoir achevé leurs études, lorsque se produisirent les événements de 1825.
Si, le plus souvent, Simon Morgaz et sa femme demeuraient à Montréal, où le cabinet de l’avocat périclitait de jour en jour, ils avaient conservé une modeste maison à Chambly. C’est là que se réunirent Walter Hodge et ses amis, lorsque Simon Morgaz fut entré dans cette conspiration, dont le premier acte, après l’arrestation du gouverneur général, devait être de procéder à l’installation d’un gouvernement provisoire à Québec.
Dans cette bourgade de Chambly, sous l’abri de cette modeste demeure, les conspirateurs pouvaient se croire plus en sûreté qu’ils ne l’eussent été à Montréal, où la surveillance de la police s’exerçait avec une extrême rigueur. Néanmoins, ils agissaient toujours très prudemment, de manière à dépister toutes tentatives d’espionnage. Aussi, armes et munitions avaient-elles été déposées chez Simon Morgaz, sans que leur transport eût jamais éveillé le moindre soupçon. C’étaient donc de la maison de Chambly, où se reliaient les fils du complot, que devait partir le signal du soulèvement.
Cependant le gouverneur et son entourage avaient eu vent du coup d’État préparé contre la Commune, et ils faisaient plus spécialement surveiller ceux des députés que désignait leur opposition permanente.
Mais, il est à propos de le redire, Papineau et ses collègues ignoraient les projets de Walter Hodge et de ses partisans. Ceux-ci avaient fixé au 26 août la prise d’armes, qui allait à la fois surprendre leurs amis et leurs ennemis.
Or, la veille, dans la soirée, la maison de Simon Morgaz fut envahie par les agents de la police, dirigés par Rip, au moment où les conspirateurs s’y trouvaient rassemblés. Ils n’eurent pas le temps de détruire leur correspondance secrète, de brûler les listes de leurs affidés. Les agents saisirent aussi les armes cachées dans les caves de la maison. Le complot était découvert. Furent arrêtés et conduits à la prison de Montréal sous bonne escorte, Walter Hodge, Robert Farran, François Clerc, Simon Morgaz, Vaudreuil, et une dizaine d’autres patriotes.
Voici ce qui s’était passé.
Il y avait alors à Québec un certain Rip, anglo-canadien d’origine, qui dirigeait une maison de renseignements et d’enquêtes à l’usage des particuliers, et dont le gouvernement avait maintes fois utilisé, non sans profit, les qualités spéciales. Son officine privée fonctionnait sous la raison sociale : Rip and Co. Une affaire de police n’était pour lui qu’une affaire d’argent, et il la passait sur ses livres comme un négociant, traitant même à forfait – tant pour une perquisition, tant pour une arrestation, tant pour un espionnage. C’était un homme très fin, très délié, très audacieux aussi, avec quelque entregent, ayant la main ou, pour mieux dire, le nez dans bien des affaires particulières. Absolument dépourvu de scrupules, d’ailleurs, et n’ayant pas l’ombre de sens moral.
En 1825, Rip, qui venait de fonder son agence, était âgé de trente-trois ans. Déjà sa physionomie très mobile, son habileté aux déguisements, lui avaient permis d’intervenir en mainte circonstance sous des noms différents. Depuis quelques années, il connaissait Simon Morgaz, avec lequel il avait été en relation à propos de causes judiciaires. Certaines particularités, qui eussent paru insignifiantes à tout autre, lui donnèrent à penser que l’avocat de Montréal devait être affilié à la conspiration de Chambly.
Il le serra de près, il l’épia jusque dans les secrets de sa vie privée, il fréquenta sa maison, bien que Bridget Morgaz ne dissimulât point l’antipathie qu’il lui inspirait.
Une lettre, saisie au post-office, démontra bientôt la complicité de l’avocat avec une quasi-certitude. Le ministre de la police, informé par Rip du résultat de ses démarches, lui recommanda d’agir adroitement sur Simon Morgaz que l’on savait aux prises avec de grosses difficultés pécuniaires. Et, un jour, Rip mit brusquement le malheureux entre ces deux alternatives : ou d’être poursuivi pour crime de haute trahison, ou de recevoir l’énorme somme de cent mille piastres, s’il consentait à livrer le nom de ses complices et les détails du complot de Chambly.
L’avocat fut atterré !... Trahir ses compagnons !... Les vendre à prix d’or !... Les livrer à l’échafaud !... Et, cependant, il succomba, il accepta le prix de sa trahison, il dévoila les secrets de la conspiration, après avoir reçu la promesse que son marché infâme ne serait jamais divulgué. Il fut de plus convenu que les agents l’arrêteraient en même temps que Walter Hodge et ses amis, qu’il serait jugé par les mêmes juges, que la condamnation qui les frapperait – et ce ne pouvait être qu’une condamnation capitale – le frapperait aussi. Puis, une évasion lui permettrait de s’enfuir avant l’exécution du jugement.
Cette abominable machination resterait donc entre le ministre de la police, le chef de la maison Rip and Co et Simon Morgaz.
Les choses se passèrent ainsi qu’il avait été convenu. Au jour indiqué par le traître, les conspirateurs furent surpris inopinément dans la maison de Chambly. Walter Hodge, Robert Farran, François Clerc, Vaudreuil, quelques-uns de leurs complices ainsi que Simon Morgaz, comparurent à la date du 25 septembre 1825 sur le banc de la cour de justice.
Aux accusations que porta contre eux l’avocat de la Couronne – le juge-avocat, ainsi qu’on l’appelait alors – les accusés ne répondirent que par de justes et directes attaques contre le cabinet britannique. Aux arguments légaux, ils ne voulurent opposer que des arguments tirés du plus pur patriotisme. Ne savaient-ils pas qu’ils étaient condamnés d’avance, que rien ne pouvait les sauver ?
Les débats duraient déjà depuis quelques heures, et l’affaire suivait régulièrement son cours, lorsqu’un incident d’audience vint mettre en lumière la conduite de Simon Morgaz.
Un des témoins à charge, le sieur Turner, de Chambly, déclara que, plusieurs fois, l’avocat avait été vu conférant avec le chef de la maison Rip and Co. Ce fut là comme un éclair de révélation. Walter Hodge et Vaudreuil qui, depuis un certain temps, avaient eu des soupçons motivés par les allures singulières de Simon Morgaz, les virent confirmés par la déclaration du témoin Turner. Pour que la conspiration, si secrètement organisée, eût été si facilement découverte, il fallait qu’un traître en eût dénoncé les auteurs. Rip fut pressé de questions, auxquelles il ne put répondre sans embarras. À son tour, Simon Morgaz essaya de se défendre ; mais il se lança dans de telles invraisemblances, il donna des explications si singulières, que l’opinion des conjurés et aussi celle des juges fut bientôt faite à ce sujet. Un misérable avait trahi ses complices, et le traître, c’était Simon Morgaz.
Alors un irrésistible mouvement de répulsion se produisit sur le banc des accusés, et se propagea parmi le public, qui se pressait dans le prétoire.
« Président de la cour, dit Walter Hodge, nous demandons que Simon Morgaz soit chassé de ce banc, honoré par notre présence, déshonoré par la sienne !... Nous ne voulons pas être souillés plus longtemps du contact de cet homme ! »
Vaudreuil, Clerc, Farran, tous se joignirent à Walter Hodge, qui, ne se possédant plus, s’était précipité sur Simon Morgaz, auquel il fallut que les gardes vinssent en aide. L’assistance prit violemment parti contre le traître et exigea que l’on fît droit aux réclamations des accusés. Le président de la cour dut donner l’ordre d’emmener Simon Morgaz et de le reconduire à la prison. Les huées qui l’accompagnèrent, les menaces dont il fut l’objet, démontrèrent qu’on le tenait pour un infâme, dont la trahison allait coûter la vie aux plus ardents apôtres de l’indépendance canadienne.
Et, en effet, Walter Hodge, François Clerc, Robert Farran, considérés comme les chefs principaux de la conspiration de Chambly, furent condamnés à mort. Le surlendemain, 27 septembre, après avoir une dernière fois fait appel au patriotisme de leurs frères, ils moururent sur l’échafaud.
Quand aux autres accusés, parmi lesquels se trouvait M. de Vaudreuil, soit qu’ils eussent paru moins compromis, soit que le gouvernement n’eût voulu frapper d’une peine capitale que les chefs les plus en vue, on leur fit grâce de la vie. Condamnés à la prison perpétuelle, ils ne recouvrèrent leur liberté qu’en 1829, lorsqu’une amnistie fut prononcée en faveur des condamnés politiques.
Que devint Simon Morgaz, après l’exécution ? Un ordre d’élargissement lui avait permis de quitter la prison de Montréal, et il se hâta de disparaître.
Mais une universelle réprobation allait peser sur son nom et, par suite, frapper de pauvres êtres, qui n’étaient pourtant pas responsables de cette trahison. Bridget Morgaz fut brutalement chassée du domicile qu’elle occupait à Montréal, chassée de la maison de Chambly, où elle s’était retirée pendant l’instruction de l’affaire. Elle dut reprendre ses deux fils qui, à leur tour, venaient d’être chassés du collège, comme leur père l’avait été du banc des accusés en cour de justice.
Où Simon Morgaz se décida-t-il à cacher son indigne existence, lorsque sa femme et ses enfants l’eurent rejoint, quelques jours après ? Ce fut dans une bourgade éloignée, d’abord, puis, bientôt, hors du district de Montréal.
Cependant Bridget n’avait pu croire au crime de son mari, ni Joann et Jean au crime de leur père. Tous quatre s’étaient retirés au village de Verchères, dans le comté de ce nom, sur la rive droite du Saint-Laurent. Ils espéraient que nul soupçon ne les dénoncerait à l’animadversion publique. Ces malheureux vécurent alors des dernières ressources qui leur restaient, car Simon Morgaz, quoiqu’il eût reçu le prix de sa trahison par l’entremise de la maison Rip, se gardait bien d’en rien distraire devant sa femme et ses fils. En leur présence, il protestait toujours de son innocence, il maudissait l’injustice humaine qui s’appesantissait sur sa famille et sur lui. Est-ce que, s’il avait trahi, il n’aurait pas eu à sa disposition des sommes considérables ? Est-ce qu’il en serait réduit à cette gêne excessive, en attendant la misère qui venait à grands pas ?
Bridget Morgaz se laissait aller à cette pensée que son mari n’était point coupable. Elle se réjouissait d’être dans ce dénuement, qui donnait tort à ses accusateurs. Les apparences avaient été contre lui... On ne lui avait pas permis de s’expliquer... Il était victime d’un horrible concours de circonstances... Il se justifierait un jour... Il était innocent !
Quand aux deux fils, peut-être eût-on pu observer quelque différence dans leur attitude vis-à-vis du chef de la famille. L’aîné, Joann, se tenait le plus souvent à l’écart, n’osant même penser à l’opprobre, infligé désormais au nom de Morgaz. Les arguments pour ou contre qui se présentaient à son esprit, il les repoussait pour ne point avoir à les approfondir. Il ne voulait pas juger son père, tant il craignait que son jugement fût contre lui. Il fermait les yeux, il se taisait, il s’éloignait lorsque sa mère et son frère plaidaient en sa faveur... Évidemment, le malheureux enfant redoutait de trouver coupable l’homme dont il était le fils.
Jean, au contraire, avait une attitude toute différente. Il croyait à l’innocence du complice de Walter Hodge, de Farran et de Clerc, bien que tant de présomptions s’élevassent pour l’accabler. Plus impétueux que Joann, moins maître de son jugement, il se laissait emporter à ses instincts d’affection filiale. Il se retenait à ce lien du sang que la nature rend si difficile à rompre. Il voulait défendre son père publiquement. Lorsqu’il entendait les propos tenus sur le compte de Simon Morgaz, il sentait son cœur bondir, et il fallait que sa mère l’empêchât de se livrer à quelque éclat. L’infortunée famille vivait ainsi à Verchères, sous un nom supposé, dans une profonde misère matérielle et morale. Et on ne sait à quels excès la population de cette bourgade se fût livrée contre elle, si son passé eût été divulgué par hasard.
Ainsi donc, en tout le Canada, dans les villes comme dans les infimes villages, le nom de Simon Morgaz était devenu la plus infamante des qualifications. On l’accolait couramment à celui de Judas, et plus spécialement aux noms de Black et de Denis de Vitré, depuis longtemps déjà les équivalents du mot traître dans la langue franco-canadienne.
Oui ! en 1759, ce Denis de Vitré, un Français, avait eu l’infamie de piloter la flotte anglaise devant Québec et d’arracher cette capitale à la France ! Oui ! en 1798, ce Black, un Anglais, avait livré le proscrit qui s’était confié à lui, l’Américain Mac Lane, mêlé aux projets insurrectionnels des Canadiens ! Et ce généreux patriote avait été pendu, après quoi, on lui avait tranché la tête et brûlé les entrailles, arrachées à son cadavre !
Et maintenant, comme on avait dit Black et Vitré, on disait Simon Morgaz, trois noms voués à l’exécration publique.
Cependant, à Verchères, la population s’était bientôt inquiétée de la présence de cette famille, dont elle ne connaissait pas l’origine, de sa vie mystérieuse, de l’incognito dans lequel elle ne cessait de se renfermer. Des soupçons ne tardèrent pas à s’amasser contre elle. Une nuit, le nom de Black fut écrit sur la porte de la maison de Simon Morgaz.
Le lendemain, sa femme, ses deux fils et lui avaient quitté Verchères. Après avoir franchi le Saint-Laurent, ils allèrent s’établir pendant quelques jours dans un des villages de la rive gauche ; puis l’attention étant appelée sur eux, ils l’abandonnèrent pour un autre. Ce n’était plus qu’une famille errante, à laquelle s’attachait la réprobation universelle. On eût dit que la Vengeance, une torche enflammée à la main, la poursuivait, comme, dans les légendes bibliques, elle fait du meurtrier d’Abel. Simon Morgaz et les siens, ne pouvant se fixer nulle part, traversèrent les comtés de l’Assomption, de Terrebonne, des Deux-Montagnes, de Vaudreuil, gagnant ainsi vers l’est, du côté des paroisses moins habitées, mais où leur nom finissait toujours par leur être jeté à la face.
Deux mois après le jugement du 27 septembre, le père, la mère, Jean et Joann avaient dû s’enfuir jusqu’aux territoires de l’Ontario. De Kingston, où ils furent reconnus dans l’auberge qui leur donnait asile, ils durent partir presque aussitôt. Simon Morgaz n’eut que le temps de s’échapper pendant la nuit. En vain Bridget et Jean avaient-ils voulu le défendre ! C’est à peine s’ils purent se soustraire eux-mêmes aux mauvais traitements, et Joann faillit être tué en protégeant leur retraite.
Tous quatre se rejoignirent sur la rive du lac, à quelques milles au delà de Kingston. Ils résolurent dès lors de suivre la rive septentrionale, afin d’atteindre les États-Unis, puisqu’ils ne trouvaient plus refuge même dans ce pays du haut Canada, qui échappait encore à l’influence des idées réformistes. Et pourtant, ne serait-ce pas le même accueil qu’ils devaient attendre de l’autre côté de la frontière, en ce pays où l’on exécrait la trahison de Black envers un citoyen de la fédération américaine ?
Mieux valait donc gagner quelque pays perdu, se fixer même au milieu d’une tribu indienne, où le nom de Simon Morgaz ne serait peut-être pas parvenu encore. Ce fut en vain. Le misérable était repoussé de partout. Partout on le reconnaissait, comme s’il eût porté au front quelque signe infamant, qui le désignait à la vindicte universelle.
On était à la fin de novembre. Quel cheminement pénible, lorsqu’il faut affronter ces mauvais temps, cette brise glaciale, ces froids rigoureux, qui accompagnent l’hiver dans le pays des lacs ! En traversant les villages, les fils achetaient quelques provisions, tandis que le père se tenait en dehors. Ils couchaient, lorsqu’ils le pouvaient, au fond de cahutes abandonnées ; lorsqu’ils ne le pouvaient pas, dans des anfractuosités de roches ou sous les arbres de ces interminables forêts qui couvrent le territoire.
Simon Morgaz devenait de plus en plus sombre et farouche. Il ne cessait de se disculper devant les siens, comme si quelque invisible accusateur, acharné sur ses pas, lui eût crié : traître !... traître !... Et maintenant il semblait qu’il n’osait plus regarder en face sa femme et ses enfants. Bridget le réconfortait cependant par d’affectueuses paroles, et, si Joann continuait à garder le silence, Jean ne cessait de protester.
« Père !... père !... répétait-il, ne te laisse pas abattre !... Le temps fera justice des calomniateurs !... On reconnaîtra que l’on s’est trompé... qu’il n’y avait contre toi que des apparences ! Toi, père, avoir trahi tes compagnons, avoir vendu ton pays !...
– Non !... non !... » répondait Simon Morgaz, mais d’une voix si faible qu’on avait peine à l’entendre.
La famille, errant de village en village, arriva ainsi vers l’extrémité occidentale du lac, à quelques milles du fort de Toronto. En contournant le littoral, il suffirait de descendre jusqu’à la rivière de Niagara, de la traverser à l’endroit où elle se jette dans le lac pour être enfin sur la rive américaine.
Était-ce donc là que Simon Morgaz voulait s’arrêter ? Ne valait-il pas mieux, au contraire, s’enfoncer plus profondément vers l’ouest, afin d’atteindre une contrée si lointaine que la renommée d’infamie n’y fût point arrivée encore ? Mais quel lieu cherchait-il ? Sa femme ni ses fils ne pouvaient le savoir, car il allait toujours devant lui, et ils ne faisaient que le suivre.
Le 3 décembre, vers le soir, ces infortunés, exténués de fatigue et de besoin, firent halte dans une caverne, à demi obstruée de broussailles et de ronces – quelque repaire de bête fauve, abandonné en ce moment. Le peu de provisions qui leur restaient avait été déposé sur le sable. Bridget succombait sous le poids des lassitudes physiques et morales. À tout prix, il faudrait que la famille Morgaz, au plus prochain village, obtînt d’une tribu indienne quelques jours de cette hospitalité que les Canadiens lui refusaient sans pitié.
Joann et Jean, torturés par la faim, mangèrent un peu de venaison froide. Mais, ce soir-là, Simon Morgaz et Bridget ne voulurent ou ne purent rien prendre.
« Père, il faut refaire tes forces ! » dit Jean.
Simon Morgaz ne répondit pas.
« Mon père, dit alors Joann, – et ce fut la seule fois qu’il lui adressa la parole depuis le départ de Chambly – mon père, nous ne pouvons aller plus loin !... Notre mère ne résisterait pas à de nouvelles fatigues !... Nous voici presque à la frontière américaine !... Comptez-vous passer au delà ? »
Simon Morgaz regarda son fils aîné, et ses yeux s’abaissèrent presque aussitôt. Joann insista.
« Voyez dans quel état est notre mère ! reprit-il. Elle ne peut plus faire un mouvement !... Cette torpeur va lui enlever le peu d’énergie qui lui reste !... Demain, il lui sera impossible de se lever ! Sans doute, mon frère et moi, nous la porterons !... Mais encore faut-il que nous sachions où vous voulez aller, et que ce ne soit pas loin !... Qu’avez-vous décidé, mon père ? »
Simon Morgaz ne répondit pas, il courba la tête et se retira au fond de la caverne.
La nuit était venue. Aucun bruit ne troublait cette solitude. D’épais nuages couvraient le ciel et menaçaient de se fondre en une brume uniforme. Pas un souffle ne traversait l’atmosphère. Quelques hurlements éloignés rompaient seuls le silence de ce désert. Une neige morne et dense commençait à tomber.
Le froid étant vif, Jean alla ramasser du bois mort qu’il alluma dans un angle, près de l’entrée, afin que la fumée pût trouver une issue au dehors.
Bridget, étendue sur une litière d’herbe que Joann avait apportée, était toujours immobile. Le peu de vie qui demeurait en elle ne se trahissait que par une respiration pénible, entrecoupée de longs et douloureux soupirs. Tandis que Joann lui tenait la main, Jean s’occupait d’alimenter le foyer, afin de maintenir la température à un degré supportable.
Simon Morgaz, blotti au fond, à demi couché, dans une attitude de désespoir, comme s’il eût eu horreur de lui-même, ne faisait pas un mouvement, tandis que les reflets de la flamme éclairaient sa figure convulsée.
La lueur du foyer tomba peu à peu, et Jean sentit ses yeux se fermer malgré lui.
Combien d’heures resta-t-il dans cet assoupissement ? Il ne l’aurait pu dire. Mais, lorsqu’il s’éveilla, il vit que les derniers charbons allaient s’éteindre.
Jean se releva, jeta une brassée de branches sur le foyer qu’il raviva de son souffle, et la caverne s’éclaira.
Bridget et Joann, l’un après l’autre, gardaient toujours la même immobilité. Quand à Simon Morgaz, il n’était plus là. Pourquoi avait-il quitté l’endroit où reposaient sa femme et ses fils ?...
Jean, pris d’un affreux pressentiment, allait s’élancer hors de la caverne, lorsqu’une détonation retentit.
Bridget et Joann se redressèrent brusquement. Tous deux avaient entendu le coup de feu, qui avait été tiré à très courte distance.
Bridget jeta un cri d’épouvante, elle se releva, et, traînée par ses fils, sortit de la caverne.
Bridget, Joann et Jean n’avaient pas fait vingt pas qu’ils apercevaient un corps étendu sur la neige.
C’était le corps de Simon Morgaz. Le misérable venait de se tirer un coup de pistolet dans le cœur.
Il était mort.
Joann et Jean reculèrent, atterrés. Le passé se dressait devant eux ! Était-il donc vrai que leur père fût coupable ? Ou bien, dans une crise de désespoir, avait-il voulu en finir avec cette existence, trop dure à supporter ?...
Bridget s’était jetée sur le corps de son mari. Elle le serrait dans ses bras... Elle ne voulait pas croire à l’infamie de l’homme dont elle portait le nom.
Joann releva sa mère et la ramena dans la caverne, où son frère et lui revinrent déposer le cadavre de leur père à la place qu’il occupait quelques heures avant.
Un portefeuille était tombé de sa poche. Joann le ramassa, et lorsqu’il l’ouvrit, un paquet de bank-notes s’en échappa.
C’était le prix auquel Simon Morgaz avait livré les chefs de la conspiration de Chambly !... La mère et les deux fils ne pouvaient plus douter maintenant !
Joann et Jean s’agenouillèrent près de Bridget.
Et maintenant, devant le cadavre du traître qui s’était fait justice, il n’y avait plus qu’une famille flétrie, dont le nom allait disparaître avec celui qui l’avait déshonoré !
Ce n’était pas sans de graves motifs que le gouverneur général, sir John Colborne, le ministre de la justice et le colonel Gore avaient conféré au palais de Québec, en vue de mesures à prendre pour réprimer les menées des patriotes. En effet, une redoutable insurrection allait prochainement soulever la population d’origine franco-canadienne.
Mais si lord Gosford et son entourage s’en préoccupaient à bon droit, ce n’était pas pour inquiéter, semblait-il, un jeune garçon qui, dans la matinée du 3 septembre, grossoyait en l’étude de maître Nick, place du marché Bon-Secours, à Montréal.
« Grossoyer » n’est peut-être pas le mot qui convenait à cet absorbant travail, auquel le second clerc, Lionel Restigouche, s’adonnait en ce moment – neuf heures du matin. Une colonne, de lignes inégales et de fine écriture, s’allongeait sur une belle feuille de papier bleuâtre, qui ne ressemblait en rien au rude parchemin des actes. Par instants, lorsque la main de Lionel s’arrêtait pour fixer quelque idée indécise, ses yeux se portaient vaguement, à travers la fenêtre entr’ouverte, vers le monument élevé sur la place Jacques Cartier, en l’honneur de l’amiral Nelson. Son regard s’animait alors, son front rayonnait, et sa plume se reprenait à courir, tandis qu’il balançait légèrement la tête, comme s’il eut battu la mesure sous l’influence d’un rythme régulier.
Lionel avait à peine dix-sept ans. Sa figure, presque féminine encore, de type très français, était charmante, avec des cheveux blonds, un peu longs peut-être, et des yeux bleus rappelant l’eau des grands lacs canadiens. S’il n’avait plus ni père ni mère, on peut dire que maître Nick lui servait de l’un et de l’autre, car cet estimable notaire l’aimait comme s’il eut été son fils.
Lionel était seul dans l’étude. À cette heure, personne. Pas un des autres clercs, occupés alors aux courses du dehors, pas même un client, bien que l’office de maître Nick fût un des plus fréquentés de la ville. Aussi, Lionel, se croyant sûr de ne point être dérangé, en prenait-il à son aise, et il venait d’encadrer son nom dans un paraphe mirifique au-dessous de la dernière ligne tracée au bas de la page, quand il s’entendit interpeller :