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La baronne de Barthèle attend son vieil ami et amant le comte de Montgiroux, pair de France. Son fils Maurice, marié à la nièce du comte, se meurt de fièvre cérébrale. Sur la suggestion du médecin de Maurice, la baronne a accepté de faire venir à son château Mme Ducoudray qui pourrait apaiser la fièvre du mourant. À son arrivée, la dame apprend le but de sa visite, sauver Maurice - Maurice, prénom qui ne lui est pas inconnu. Le comte découvre lui que Mme Ducoudray n'autre que Fernande,la courtisane qu'il a pris pour maîtresse.
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Seitenzahl: 533
Veröffentlichungsjahr: 2019
Édition de référence :
Paris, Michel Lévy Frères, 1865.
On était au mois de mai 1835. Il faisait une de ces joyeuses journées de printemps pendant lesquelles Paris commence à se dépeupler, tant tout ce qui n’est point condamné à la capitale à perpétuité a hâte d’aller jouir de cette belle et fraîche verdure qui, chez nous, vient si tard et dure si peu.
Une femme de quarante-cinq à quarante-huit ans, sur la figure de laquelle on voyait encore des restes d’une beauté remarquable, dont la toilette indiquait le goût le plus parfait, et dont les moindres gestes dénonçaient les habitudes aristocratiques, se tenait debout sur le perron d’une charmante maison de campagne située à l’extrémité du village de Fontenay-aux-Roses, tandis qu’une voiture armoriée, attelée de deux alezans clairs, s’arrêtait devant la première marche de ce perron.
– Ah ! vous voilà enfin, mon cher comte ! s’écria-t-elle en s’adressant à un homme d’une soixantaine d’années, qui s’élançait du marchepied sur les degrés avec une légèreté affectée et qui franchissait aussi rapidement qu’il lui était possible l’espace qui le séparait d’elle ; – vous voilà ! Je vous attendais avec une si grande impatience ! Je vous jure que c’est la dixième fois que je sors depuis une heure pour voir si vous n’arriviez pas.
– J’ai demandé mes chevaux aussitôt que votre billet m’a été remis, chère baronne, dit le comte en baisant avec galanterie la main de son interlocutrice, et j’ai fort grondé Germain de ne pas m’avoir éveillé aussitôt qu’il était arrivé.
– Vous auriez dû bien plutôt gronder Germain de ne pas vous l’avoir donné avant que vous fussiez endormi, car le billet est chez vous depuis hier au soir.
– Véritablement ? dit le comte. Eh bien, voyez comme on est servi ! Cependant ce n’est que ce matin à huit heures que le drôle, en entrant dans ma chambre, me l’a remis. Vous voyez que je n’ai pas perdu de temps, car à peine en est-il neuf. Or, maintenant me voilà, chère baronne ; disposez de moi, je suis tout à vos ordres.
– C’est bien. Renvoyez vos gens et votre voiture : nous vous gardons.
– Comment, vous me gardez ?
– Oui, je vous en préviens.
– La journée entière ?
– Et la soirée, et la matinée de demain. Je vous le disais dans ma lettre, mon cher comte ; nous avons absolument besoin de vous.
Quelle que fût sur lui-même la puissance de M. de Montgiroux – tel était le nom du comte – il n’en fit pas moins une grimace involontaire. En effet, il venait de se rappeler que c’était jour d’Opéra ; mais, dissimulant de son mieux cette contrariété qu’il n’avait pu prévoir et qu’il n’était plus maître d’éviter, il songea aussitôt à appeler à son aide quelque subterfuge à l’aide duquel il pût honnêtement se tirer d’embarras.
– Oh ! mon Dieu, je suis aux regrets de vous refuser, mon excellente amie, dit-il ; mais ce que vous me demandez là est impossible, de toute impossibilité ; nous sommes aujourd’hui vendredi 26 ; justement je suis d’une commission, mes collègues m’attendent : il s’agit de la loi que nous allons discuter.
– On la discutera sans vous, mon cher comte ; un pair de moins, une chance de plus pour le public. Mais il s’agit ici du bonheur particulier, la seule chose importante dans cette époque, où il faut être égoïste pour faire comme tout le monde. Venez, venez voir notre malade.
– Eh ! ma chère Eugénie, s’écria M. de Montgiroux avec un mouvement d’impatience encore plus marqué cette fois que la première, je ne suis pas médecin, moi !
Cette exclamation avait été faite sur un ton de mauvaise humeur trop évident pour qu’il échappât à la perspicacité d’une femme. Madame de Barthèle prit donc un air sérieux, et répondit :
– Monsieur le comte, il est question de mon fils, du mari de votre nièce, entendez-vous ? de notre Maurice.
– Il ne va donc pas mieux ? demanda M. de Montgiroux d’un ton tout à fait radouci.
– Hier encore, on pouvait craindre que sa maladie ne fût mortelle, voilà tout.
– Ah ! mon Dieu ! Mais j’étais loin de penser que sa situation donnât de véritables inquiétudes.
– Parce qu’il y a huit jours qu’on ne vous a vu, ingrat ! dit la baronne d’un ton de reproche, parce qu’on ne sait plus ce que vous devenez, parce qu’il faut vous écrire maintenant quand on veut vous avoir une minute ; et encore, cette minute se passe-t-elle à discuter le temps que vous resterez et l’heure de votre départ.
– Mais enfin, qu’a-t-il, ce cher enfant ? demanda le comte.
– Ce n’était d’abord qu’une simple mélancolie ; bientôt ce fut de la langueur, puis le dégoût de tout ; enfin, malgré nos soins, la fièvre vient de s’emparer de lui, et, après la fièvre, le délire.
– C’est extraordinaire chez un homme, dit le comte d’un air pensif. Et quelle peut être la cause de cette mélancolie ?
– Rassurez-vous, nous la connaissons à cette heure, et nous le guérirons. Le docteur, qui est non seulement un homme de talent, mais encore un homme d’esprit, répond de le sauver. Le sauver ! comprenez-vous, mon ami, tout ce que ce mot contient de joie pour le cœur d’une mère ?
– Ainsi, il n’y a plus de danger ? demanda le comte.
– C’est-à-dire qu’on n’espérait plus hier, et qu’on espère aujourd’hui, répondit la baronne, qui comprenait l’intention de M. de Montgiroux ; mais c’est justement ce mieux qui fait que nous avons besoin de vous. Je vais donc donner des ordres pour que vous restiez.
Le comte se remit à grimacer son air réfléchi.
– Rester ! reprit-il ; mais je vous l’ai dit, c’est chose véritablement impossible.
– Monsieur, reprit madame de Barthèle, vous savez fort bien qu’il n’y a d’impossible en choses de ce genre que les choses qu’on ne veut pas faire. Voyons, parlez ; qu’avez-vous ? à qui songez-vous ? qui vous préoccupe à ce point que la vie de notre fils vous soit devenue d’une importance secondaire ?
– Mon Dieu, non, chère amie ; vous vous exagérez mon refus, qui, au reste, n’en est pas un, répondit gravement le digne personnage ; je cherche à concilier seulement votre désir et mon devoir. Écoutez, voyons, faites-nous dîner plus tôt qu’à l’ordinaire ; je partirai à sept heures, et, si vous avez absolument besoin de moi dans la soirée, je serai de retour à dix heures et demie au plus tard ; et, en vérité, chère baronne, je vous jure qu’il faut des circonstances de l’importance de celles dans lesquelles je me trouve...
– Pas un mot de plus sur ce sujet, interrompit madame de Barthèle ; c’est chose dite, convenue, arrangée, et tout à l’heure vous allez comprendre vous-même combien votre présence est nécessaire ici.
– Mais il ne s’agit pas de nécessité, ma chère Eugénie, reprit le comte d’un ton de galanterie surannée ; il s’agit de votre désir. Je veux tout ce que vous voulez, et toujours ; vous le savez bien.
Madame de Barthèle répondit par un regard tout à fait rasséréné, et M. de Montgiroux, revenant au sujet de sa secrète préoccupation, demanda combien de temps au juste il fallait pour se rendre à Paris.
– Mais avec mes chevaux et Saint-Jean, qui, vous le savez, les respecte trop pour les surmener, je mets cinquante minutes pour aller d’ici à l’hôtel ; or, continua madame de Barthèle, c’est au Luxembourg que vous vous réunissez, n’est-ce-pas ?
– Oui.
– Eh bien, en vous arrêtant au Luxembourg, vous gagnez encore quelques minutes.
– En ce cas, faisons mieux, dit M. de Montgiroux ; ne dérangeons ni Saint-Jean, ni ses chevaux. Je vous donne toute la journée d’aujourd’hui et toute la matinée de demain jusqu’à midi, et vous me donnez trois heures de la soirée.
– Il le faut bien, puisque vous le voulez ; mais véritablement, comte, si j’étais jeune et que j’eusse des dispositions à la jalousie...
– Eh bien ?
– Eh bien, je vous avoue que vous me feriez passer une fort triste journée, avec cette préoccupation éternelle.
– Moi, préoccupé ?
– Au point, mon cher comte, que vous ne me questionnez pas, que vous ne semblez pas ressentir la moindre inquiétude quand Clotilde et moi sommes véritablement désolées, et quand le danger qui existait hier est bien loin, je vous le jure, d’être encore tout à fait dissipé.
– Pardon, chère amie, répondit M. de Montgiroux presque sans entendre. Mais c’est cette nouvelle loi ; je n’ai jamais plus vivement compris qu’en la discutant toute la responsabilité qui pèse sur un pair du royaume.
– Du royaume ! répéta madame de Barthèle avec ironie ; du royaume ! Vous avez quelquefois, savez-vous, des expressions bien bouffonnes, mon cher comte ! Vous appelez la France un royaume ! Ce que c’est que l’habitude. Allons, suivez-moi, pauvre victime ; il fallait imiter MM. de Chateaubriand et de Fitz-James ; les lois du royaume ne vous donneraient plus tout cet embarras.
– Madame, reprit gravement M. de Montgiroux, un véritable citoyen se doit avant tout à la France.
– Comment avez-vous dit cela, mon cher comte ? Un citoyen ! Ah ! mais vraiment vous faites des progrès dans la langue moderne, et je ne désespère pas, pourvu que nous ayons encore deux ou trois révolutions dans le genre de la dernière, de vous voir mourir jacobin.
Cette conversation, comme nous l’avons dit, avait lieu sur le perron du château de madame de Barthèle. C’était une élégante villa située à l’extrémité du village de Fontenay-aux-Roses, du côté du bois, et dans une position des plus pittoresques. Cependant, la vue magnifique dont on jouissait de ce perron n’avait pas été saluée d’un seul regard par M. de Montgiroux, quoiqu’il eût l’habitude de s’y arrêter dans l’admiration de la campagne riche et variée qui s’étend depuis le bois de Verrières jusqu’à la tour de Montlhéry : cependant, le soleil de mai étincelait dans la vallée et faisait briller comme des miroirs les toits d’ardoises des jolies maisons blanches que les environs de Sceaux éparpillent çà et là sur un tapis de verdure.
Le comte était donc préoccupé, puisque cet aspect bucolique n’avait aucune influence sur lui, ancien berger de l’Empire, qui avait connu Florian, qui adorait Delille, et qui avait chanté, appuyé au fauteuil de la reine Hortense : Partant pour la Syrie, et Vous me quittez pour voler à la gloire. En effet, l’Opéra annonçait pour ce soir-là même un nouveau ballet dans lequel dansait Taglioni, et quoique, selon lui, la danse voluptueuse et aérienne de notre sylphide fit regretter cette noblesse qui avait fait de mademoiselle Bigottini la reine des danseuses passées et à venir, il ne voulait pas manquer à une pareille solennité. Il avait donné, pour excuser son départ, la raison banale d’une grave conférence des pairs de sa fraction, et sa contrariété mal dissimulée, malgré ses habitudes parlementaires, prouvait qu’un intérêt personnel vivement excité justifiait in petto son mensonge. Maintenant, cet intérêt si vivement excité, l’était-il purement et simplement par cette première représentation ? ou à l’amour de l’art chorégraphique se joignait-il quelque autre sentiment plus matériel ? C’est ce que l’avenir nous apprendra.
Cependant madame de Barthèle, après l’espèce de traité conclu entre elle et le comte de Montgiroux, avait fait signe à celui-ci de la suivre, et, à travers les détours d’un corridor bien connu au reste de tous deux, elle le conduisait vers la chambre du malade. Mais, au moment où ils allaient y entrer, une jeune femme sortit d’un cabinet voisin, leur barra le passage, et, plaçant un doigt sur ses lèvres en donnant à son regard une expression de crainte et d’importance :
– Silence ! dit-elle, il dort, et le docteur a recommandé qu’on ne troublât point son sommeil.
– Il dort ? s’écria madame de Barthèle avec une expression de joie toute maternelle, et cependant retenue dans son explosion.
– Nous l’espérons, du moins : il a fermé les yeux et semble moins agité : mais éloignez-vous, je vous prie, car le moindre bruit peut le tirer de son assoupissement.
– Pauvre Maurice ! dit madame de Barthèle en étouffant un gros soupir. Allons, obéissons ; venez, cher comte, venez au salon. Quand le docteur a parlé, nous n’avons plus de volonté. D’ailleurs, nous causerons en attendant que nous puissions le voir ; j’ai tant de choses à vous dire !
Le comte fit avec la tête un signe d’adhésion, et madame de Barthèle et lui reprirent le chemin du salon.
– Mon oncle, dit la jeune femme d’un ton plein de tristesse et de tendre reproche, vous ne m’embrassez pas ?
– Ne viens-tu donc pas avec nous ? dit le comte en lui donnant un baiser au front.
– Non, je le garde de ce cabinet, et, au premier soupir qu’il poussera, je serai au moins près de lui.
– Elle ne le quitte pas d’un instant, ajouta madame de Barthèle ; c’est admirable !
– Mais ne peux-tu au moins nous envoyer le médecin, Clotilde ? J’ai quelques connaissances physiologiques, et je voudrais causer un peu avec lui.
– Volontiers. Tout à l’heure, mon oncle, il sera près de vous.
Le comte embrassa de nouveau sa nièce, et, après l’avoir encouragée dans son dévouement conjugal par quelques paroles de tendresse, il suivit madame de Barthèle.
Mais, avant d’aller plus loin, faisons connaissance avec les deux personnages de cette histoire que nous venons de mettre en scène, et que nous retrouverons tout à l’heure au salon vers lequel ils s’acheminent en ce moment.
M. le comte de Montgiroux était, vers 1835, un homme de soixante ans, à peu près, c’est-à-dire que, né en 1775, il avait été un incroyable du Directoire et un beau de l’Empire. Dans ces deux époques, et même depuis, on l’avait fort vanté pour l’élégance de ses façons et le charme de ses manières ; des beaux jours de sa jeunesse, il avait conservé des dents magnifiques, une taille qui, vue par derrière, ne manquait pas d’une certaine finesse, et surtout une jambe bien proportionnée, qu’à défaut de la culotte courte, continuaient de dessiner coquettement des pantalons étroits et de couleur claire. Le soin extrême qu’il prenait de sa personne, sa toilette simple, mais parfaitement adaptée à sa haute stature et à sa corpulence, ses bottes fines et constamment vernies, ses gants toujours justes et frais, lui donnaient une sorte de jeunesse d’arrière-saison, un éclat de premier coup d’œil dont madame de Barthèle était fière par une raison que l’on ne tardera point à comprendre. Enfin, sa naissance, sa position sociale, et surtout sa grande fortune, relevaient encore les qualités personnelles que nous venons d’énumérer.
Quant aux facultés de l’intelligence, nous tâcherons de les détailler avec la même impartialité que nous venons de faire des avantages physiques. – Quoique M. de Montgiroux fût de ceux dont, à la chambre des pairs, on ne dit rien, par la raison toute simple qu’ils n’y disent rien, cependant, qu’on ne s’y trompe pas, ce silence n’avait pas pour motif une impuissance parlementaire, mais purement et simplement un calcul d’égoïsme. On a dit : « Les paroles passent, les écrits restent. » On s’est trompé, ou plutôt le proverbe avait pris naissance en France avant l’établissement du gouvernement constitutionnel. Rien, au contraire, ne reste mieux aujourd’hui que les paroles, si légères qu’elles soient ; car les paroles se sténographient à cent mille exemplaires, se classent, se mettent en réserve, et reparaissent au bout d’un an, de deux ans, de dix ans, comme ces héros des anciennes tragédies que l’on croyait morts, et qui sortent tout à coup de leurs tombeaux pour faire pâlir ceux qui les avaient oubliés. Or, c’était pour cette raison et non pour une autre, que le comte de Montgiroux ne parlait jamais, à la tribune s’entend ; car partout ailleurs on lui reconnaissait, au contraire, cette élocution facile de nos hommes d’État, qui consiste à laisser tomber de leurs lèvres un flux de paroles tièdes qui seraient de l’éloquence si de temps en temps elles bouillonnaient contre un raisonnement ou se précipitaient du haut d’une idée. D’ailleurs, homme souple par courtoisie autant que par prudence, le comte de Montgiroux avait trouvé commode et peut-être avantageux de ne jamais se poser en obstacle, d’être de toutes les majorités, de vivre en paix avec tout le monde. Conseiller d’État sous l’Empire, député sous Louis XVIII, pair de France sous Charles X, son égoïsme de tranquillité et son orgueil de position lui faisaient attacher du prix au sourire des hommes du pouvoir, quoique, cependant, jamais une obéissance servile ne l’eût fait ranger parmi ses collègues dans la tourbe de ces ministériels de bas étage qui vont quêter une invitation à l’un des maigres dîners de la rue de Grenelle ou du boulevard des Capucines. Non, M. le comte de Montgiroux ne reconnaissait de supériorité, en général, que la puissance royale, que cette puissance existât parce que ou quoique, qu’elle fût de droit divin ou d’exaltation populaire ; mais, quant aux ministres, comme notre pair de France était, au bout du compte, un des rares seigneurs, – je suis obligé d’employer ce mot, notre langue n’ayant point d’équivalent à gentlemen, – comme c’était, disons-nous, un des rares seigneurs qui restassent en France, il traitait avec eux d’égal à égal, et quelquefois même de supérieur à inférieur ; dînant chez eux parce qu’ils dînaient chez lui, et, chaque fois que quelques-uns d’entre eux y dînaient, donnant à ceux-là des leçons de goût et de fastueuse simplicité : au reste, gardant une apparence de liberté, parce que, n’ayant besoin de rien, il ne sollicitait jamais rien ; rejetant sur la nécessité de conserver son indépendance les refus de rendre service à toutes les demandes banales dont est accablé un homme d’État ; enfin, appartenant à cette nombreuse classe de personnages politiques qui croient avoir rempli leur devoir quand ils ont ménagé l’opinion dominante, et qui pensent faire assez de bien au pays quand ils ne lui font pas de mal.
Il y avait plus : le comte de Montgiroux, habitué à exercer sur ce qui l’entourait une espèce de supériorité qui datait de l’époque où les avantages de sa jeunesse et de sa fortune lui avaient fait produire dans le monde cette sensation de dandysme qui a fait du comte d’Orsay le roi des fashionables d’outre-mer, avait porté dans les affaires publiques cette solennité permanente de la représentation. Il avait la conscience, et surtout, ce qui est bien plus important, l’attitude de sa haute position sociale. Il était pair de France, si l’on peut dire cela, des pieds à la tête. En cour de justice, il occupait admirablement un fauteuil, et, quoique rien ne le distinguât à la première vue de ses confrères de nouvelle création, les regards du prévenu se portaient sur lui comme sur un homme considérable, et dont l’opinion devait avoir du poids. Rien qu’à le voir, en effet, on sentait la dignité de la magistrature suprême. Il votait avec une élégance devenue proverbiale : en dernière analyse, il était un de ces hommes de qualité, si rares aujourd’hui, qui, tout en se façonnant à leur époque, ont conservé les traditions d’autrefois ; aussi son nom sortait-il toujours de l’urne pour toutes les grandes corvées où il s’agissait surtout de se montrer, soit pour une députation, soit pour un convoi funèbre, soit pour une fête publique. En fait de costume et d’étiquette, il faisait les majorités, et avait failli par son influence faire passer la loi de l’uniforme, loi qui avait paru si aristocratiquement inconvenante aux membres de la chambre basse, comme M. de Montgiroux appelait quelquefois, en se trompant, MM. les députés. Scrupuleux dans les moindres détails de la vie, il savait pousser le respect des convenances jusqu’à dormir les yeux ouverts à la Chambre et dans un salon quand l’occasion s’en présentait ; et dans quelque salon que les circonstances le surprissent, soit qu’il fit à M. Dupin l’honneur d’aller chez lui, soit que le roi lui fit l’honneur de le recevoir, il possédait au plus haut degré cet art bien difficile de traiter chacun selon la position sociale que le sort lui avait faite ou le rang qu’il avait conquis, de doser depuis le respect jusqu’au laisser-aller, en passant par le majestueux, modulant les notes de la gamme du savoir-vivre dans de savantes combinaisons chromatiques, variant à l’infini les inflexions et les épithètes, passant avec un art insaisissable de l’hommage présenté à l’hommage reçu, de la supplication à la protection ; toujours poli, jamais affecté ; frisant tour à tour la flatterie et l’impertinence, sans que jamais on pût le surprendre à être flatteur ni impertinent. Il avait à la fois en lui, mais à petites doses, du Richelieu et du Fitz-James ; enfin c’était, comme l’avait dit un jour un prince qui eût passé pour l’homme le plus spirituel de France s’il eût osé avoir de l’esprit avec tout le monde, c’était une excellente conserve de gentilhomme.
Or, dans les époques de l’année où il n’y a plus de fruits ou presque plus, on est bien heureux de trouver des conserves.
Mais c’était surtout chez madame de Barthèle que le comte de Montgiroux valait la peine d’être étudié par l’œil d’un observateur. Depuis vingt-cinq ans, à peu près, des relations de la plus profonde intimité existaient entre eux ; nul n’ignorait ces relations, qu’une longue tolérance du baron de Barthèle avait en quelque sorte légitimées aux yeux du monde. M. de Barthèle vivant, on les citait comme les modèles des amants. M. de Barthèle mort, on les citait comme des modèles de vertus conjugales. Le mariage n’avait cependant rien légitimé, et l’on s’était même étonné qu’à la mort de ce dernier, il n’y eût pas eu un rapprochement social entre les deux anciens amis. Madame de Barthèle elle-même en avait dit un jour un mot au comte, poussée, hâtons-nous de le dire, bien plus par une suggestion étrangère que par son propre mouvement. Mais, à cette ouverture, M. de Montgiroux avait naïvement répondu comme Chamfort : « J’y ai bien pensé comme vous, chère amie ; mais, si nous nous marions, ou diable irai-je passer mes soirées ? »
Et cette réponse était parfaitement compréhensible chez un homme qui, depuis vingt-cinq ans, passait ses soirées ailleurs que chez lui.
Eh bien, dans ces soirées qu’une si longue intimité eût dû faire pour M. de Montgiroux un motif d’abandon, le noble comte restait toujours pair de France, c’est-à-dire l’homme de la représentation extérieure, tant l’habitude avait fait à cette organisation prédestinée une seconde nature qui avait recouvert la première, comme certaines sources ont le privilège de recouvrir d’une couche de pierre le bois, les fleurs, et jusqu’aux oiseaux qui séjournent quelque temps dans leurs eaux.
Quant à madame de Barthèle, c’était le caractère le plus opposé à celui du comte de Montgiroux qui se pût voir ; et peut-être la longue intimité qui les avait unis ne s’était-elle conservée si intacte que par cette loi incompréhensible des contrastes, à laquelle on ne croirait point si l’on ne heurtait à chaque pas dans le monde ses résultats de tous les jours. Un mariage de convenance l’avait unie, déjà âgée de vingt-deux ans, c’est-à-dire majeure et libre de sa volonté, à M. de Barthèle ; mais, une heure avant la signature du contrat, elle avait demandé un entretien à son futur époux, et, après lui avoir désigné près d’elle un fauteuil préparé à cet effet :
– Monsieur, lui avait-elle dit, nos procureurs respectifs vont nous marier pour terminer un ennuyeux procès. Vous n’avez pas pour moi le moindre amour ; je n’ai pas pour vous le moindre entraînement. C’est une transaction que nous allons signer, excellente pour vous, car vous y gagnez l’administration de soixante mille livres de rente. Mes parents ont désiré cette union, et j’ai montré le plus grand respect pour les ordres de mes parents, comme on a l’habitude de le faire dans notre famille. Mais je dois vous prévenir d’une chose, c’est que, depuis longtemps, j’aime le comte de Montgiroux, et que, le comte de Montgiroux m’aime. Une vieille haine de famille, que toutes mes instances n’ont pu vaincre, a seule porté obstacle à mon mariage avec lui. Je vous déclare donc, monsieur, car ne pouvant vous offrir mon amour, ne voulant pas réclamer le vôtre, je tiens au moins à mériter votre estime ; je vous déclare donc, monsieur, que rien au monde ne pourra rompre une intimité qui dure déjà depuis un an, intimité commencée par le sentiment le plus irrésistible, intimité que ce sentiment doit continuer en dépit de votre tyrannie, si vous prétendez l’exercer, ou par votre bienveillance, si vous ne voulez pas que le désagrément d’une rupture ait lieu aujourd’hui, ou que le scandale d’une séparation ait lieu demain. Vous avez encore une heure pour réfléchir ; voyez, monsieur, choisissez.
M. de Barthèle était un homme de l’ancienne roche, élevé dans les traditions faciles du XVIIIe siècle ; il n’ignorait rien à l’égard du comte de Montgiroux. Au lieu d’en vouloir à mademoiselle de Valgenceuse, – tel était le nom de fille de la baronne – il lui avait, au contraire, su un gré infini de sa franchise, et, la remerciant en excellents termes de la liberté dans laquelle elle le mettait, il lui avait avoué que, de son côté, il avait un engagement qu’il lui coûterait fort de rompre. Toutes choses, comme dans Candide, avaient donc été pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et deux chambres parfaitement séparées avaient révélé aux parents, assez inquiets des suites de cette alliance, que l’accord le plus parfait régnait entre les nouveaux époux.
Or, comme les soins attentifs de M. le comte de Montgiroux pour la baronne de Barthèle ne pouvaient porter ombrage qu’au mari, et qu’on ne s’apercevait pas que le mari y trouvât à redire, le monde imita l’insouciance du mari et fut de l’avis des amants, car le monde sait toujours ce qui se passe, qu’on ait ou qu’on n’ait pas intérêt à lui cacher son secret.
Au bout d’un an de mariage, madame de Barthèle accoucha d’un garçon. – M. de Barthèle reçut les compliments qu’on lui adressait, en homme enchanté d’avoir un héritier de son nom. Il redoubla d’attentions pour sa femme et fit élever l’enfant sous ses yeux, ne voulant point qu’il quittât la maison natale, et qu’il allât perdre dans un collège ce vernis d’aristocratie que conservent toujours chez un jeune homme l’éducation à domicile et la présence des parents. Maurice avait donc été élevé avec un soin tout particulier, et comme on élevait les gentilshommes d’autrefois, par un gouverneur et sous les yeux de M. et de madame de Barthèle.
Enfin, après quinze années d’une union si parfaite qu’elle n’avait jamais subi la moindre altération et qu’on la citait dans le monde comme un modèle, madame de Barthèle, par la mort de son mari, était entrée dans le paradis du veuvage, sans avoir eu à subir, comme on le disait à cette époque, le purgatoire de l’hyménée. Elle avait fort convenablement pleuré son mari, qu’elle regrettait comme on regrette un ami sincère. Ce fut alors qu’une de ses parentes, madame de Neuilly, qui avait éternellement jalousé le bonheur de sa cousine, lui avait suggéré l’idée de se remarier en secondes noces, avec le comte de Montgiroux ; idée que le pair de France avait si philosophiquement repoussée. La situation était ainsi restée ce que le passé l’avait faite, sauf les atteintes inévitables de l’âge. L’avenir, ce temps de l’espérance, avait de jour en jour amené des rides, mais pas de déception. Les cheveux de M. de Montgiroux avaient grisonné, mais il avait un coiffeur qui les lui teignait avec art. La taille de madame de Barthèle avait épaissi, mais elle avait une couturière qui l’habillait à merveille. Bref, chaque année avait amené douze mois de plus sans doute ; mais, s’ils avaient vieilli pour les autres, les deux amants n’avaient pas vieilli pour eux mêmes, et c’était le principal.
Bientôt ces liens du cœur s’étaient encore resserrés d’un lien de famille. Maurice avait atteint sa vingt-quatrième année, et Clotilde sa dix-septième. Les deux jeunes gens, élevés ensemble, paraissaient avoir une grande affection l’un pour l’autre : un projet de mariage était arrêté entre eux depuis longtemps. Ni l’un ni l’autre, lorsqu’on leur fit part de ce projet, n’y apporta d’opposition. La chose était convenable sous tous les rapports, elle réunissait les deux fortunes. Les amis communs reçurent donc, un beau matin, une lettre de faire-part qui leur annonçait le mariage de M. Charles-Maurice de Barthèle avec mademoiselle Clotilde de Montgiroux.
Les jeunes gens partirent pour l’Italie, dont ils visitèrent les principales villes ; puis, à leur retour, il fut convenu qu’on passerait l’hiver dans l’hôtel de la rue de Varennes, qui venait à Maurice du fait de M. de Barthèle, et l’été au château de Fontenay-aux-Roses, que Clotilde tenait de la succession du vicomte de Montgiroux, son père, frère cadet du comte de Montgiroux.
C’était au château de Fontenay-aux-Roses que Clotilde avait été élevée ; mais celui qui eût vu en 1835 cette élégante propriété, et qui l’eût comparée à ce qu’elle était trois ans auparavant, ne l’eût certes pas reconnue, et, si le vicomte de Montgiroux fût revenu à la vie, il eût eu grand-peine à retrouver dans la moderne villa le moindre vestige de son ancienne demeure. Le parterre, symétriquement dessiné et entouré de petites charmilles de buis nain, avait fait place à une vaste pelouse, au bout de laquelle on voyait glisser, sur une eau bien pure, deux beaux cygnes argentés. Les hautes murailles dont les espaliers fournissaient autrefois à l’office d’admirables fruits, n’interceptaient plus la vue de la campagne, et avaient cessé d’emprisonner les habitants ; mais, à leur place, des sauts de loups et des haies vives défendaient un ravissant jardin, où, du reste, les maraudeurs n’auraient eu que des fleurs à cueillir. Sans doute on n’était plus chez soi, comme le disaient encore quelquefois, en visitant les jeunes mariés, les vieux amateurs de la clôture patriarcale et des habitations françaises dans l’acception du XVIIIe siècle ; mais, en revanche, on était aussi chez les autres, puisque l’œil, ne rencontrant plus de barrière, s’étendait du jardin sur les prés, et des prés sur les champs. Des massifs de verdure pour masquer les lieux découverts, des corbeilles de fleurs pour animer les endroits arides, plus de berceaux factices, mais des points de vue admirablement ménagés, une entente parfaite du site, dessiné par un paysagiste, voilà ce que l’art du jardinage moderne avait, en dépit des partisans de Le Nôtre, créé sous la direction de Maurice de Barthèle, qui avait impitoyablement sacrifié l’abricot, la pêche et le brugnon à la vue de la tour de Montlhéry, qui se détachait à cette heure sur le fond bleu de la plaine, et à l’aspect des maisons blanches éparses dans la verte vallée.
De son côté, la maison avait subi des modifications non moins importantes : elle avait cessé d’offrir l’aspect patrimonial de ce que l’on appelait autrefois un château, pour prendre l’apparence d’une charmante villa ornée d’un perron sur lequel on montait à travers une double rangée de fleurs toujours fraîches et sans cesse renouvelées dans leurs vases de porcelaine du Japon. Ce perron conduisait à une antichambre dans le goût de la Renaissance, avec des vitraux armoriés, tapissée d’un cuir de Cordoue de couleur sombre relevé d’arabesques d’or, et éclairée le soir par une lampe gothique d’un charmant modèle, et qui descendait, à l’aide de trois chaînes dorées du milieu de son plafond, tandis que de chaque côté de cette lampe pendaient deux récipients pareils destinés à recevoir des fleurs. Cette antichambre était percée de trois portes intérieures, conduisant : la première, dans une salle à manger d’où l’on passait dans un salon, puis dans un cabinet de travail ; la seconde, dans une salle de billard qui communiquait à une serre ; la troisième, dans un corridor qui régnait dans toute la longueur de la maison, et que l’architecte avait maintenu dans une largeur assez considérable pour en faire une espèce de galerie où l’on avait accroché les portraits de famille. Cette galerie était percée de portes qui donnaient dans toutes les pièces du rez-de-chaussée.
Dans la salle à manger, lambrissée en bois de chêne et tendue de damas vert, on ne s’était occupé que du confortable : on y était bien assis, la table était longue et large, des dressoirs d’une forme simple étaient couverts de pièces d’argenterie et de porcelaines de Chine. L’art avait entièrement cédé la place au bien-être. Seulement, quatre tableaux de chasse de Godefroy Jadin formaient les quatre dessus de porte.
Le salon était meublé à l’anglaise, avec des divans, de grands fauteuils à la Voltaire, des causeuses et des tournedos. Il était tendu de damas violet à fleurs bleues, et du milieu du plafond pendait un lustre gigantesque exécuté par Giroux sur un dessin de Feuchères ; les meubles et les rideaux étaient pareils à la tenture du salon.
La salle de billard avait la forme d’une tente gothique ; les quatre panneaux principaux étaient remplis par des trophées d’armes de quatre siècles. Des portières élégantes séparaient seules ces différentes pièces les unes des autres.
En procédant à la résurrection de la maison de Fontenay, Maurice de Barthèle avait réservé pour chambre à coucher à sa jeune femme celle qu’avait habitée sa bisaïeule, et qui, grâce au génie conservateur de la famille, était demeurée telle qu’elle avait été décorée sous le règne de madame de Pompadour. C’était une grande pièce carrée avec une alcôve large comme une chapelle ordinaire, enfermant un lit immense placé en retour. Aux anciennes tapisseries, qui étaient de satin rose et argent, on avait substitué seulement des tentures nouvelles qui se rapprochaient autant que possible du goût de l’époque ; toutes les moulures existaient, on n’avait eu qu’à les redorer ; tous les meubles étaient complets, on n’avait eu qu’à les recouvrir ; les dessus de porte de Boucher s’étaient conservés intacts, et l’on n’avait eu qu’à les revernir à neuf ; de charmantes consoles sculptées et d’un rococo enragé, s’élevaient à tous les angles ; de délicieuses étagères de bois de rose remplissaient les intervalles des fenêtres ; chaises et fauteuils roulaient sur d’épais tapis, qui semblaient sous le pied la pelouse du jardin. Bref, cette chambre, toute dans le goût du XVIIIe siècle, semblait l’appartement de quelque princesse qui, endormie par une méchante fée en 1735, se serait réveillée cent ans après.
D’un côté de cette chambre était un second salon donnant sur l’appartement destiné à madame de Barthèle, et de l’autre la chambre de Maurice, séparée de celle de sa femme par un grand cabinet de toilette seulement.
Cette chambre de Maurice était dans un sentiment aussi sévère que celle de Clotilde était dans un goût maniéré. C’était une chambre de garçon dans toute l’acception du mot : un grand lit de fer sans rideaux, une peau de tigre jetée au pied du lit sur un tapis d’une seule couleur, une armoire pleine de fusils de chasse numérotés, une table chargée d’yatagans arabes, de pistolets grecs, de crids malais, de sabres de Damas ; les murailles couvertes de tableaux de Delacroix et de Decamps, d’aquarelles de Boulanger et de Bonnington ; une cheminée ornée de statuettes de Barre et de Feuchères, au milieu de laquelle s’élevait, sur une pendule, un magnifique groupe de Barye ; derrière le lit, à la portée de la main, un bénitier de mademoiselle Fauveau ; – tels étaient les ornements de cette retraite toute masculine, au fond de laquelle une portière s’ouvrait sur un cabinet de toilette tendu en simple coutil. C’était une espèce de campement établi d’abord par Maurice, sous le prétexte plausible de ne pas réveiller sa femme les matinées de chasse, mais, au fait, dans le but d’assurer sa liberté.
Ajoutons qu’un escalier de service, dont de moelleux tapis avaient fait un escalier de maître, sourd à souhait, communiquait avec le cabinet de toilette.
Mais, depuis qu’il était malade, Maurice n’avait plus de volonté en face de sa mère et de sa femme, et on l’avait établi dans la grande chambre Louis XV, ou, chaque soir, dans l’alcôve même, on dressait un petit lit pour Clotilde. On y avait de plus transporté le piano ; de sorte que, pour le moment, il n’y avait pas d’autre salon que cette chambre, dans laquelle madame de Barthèle et Clotilde avaient concentré toutes leurs affections d’abord, et, avec toutes leurs affections, toutes leurs habitudes.
Ce fils chéri de sa mère, ce mari pour lequel sa jeune femme paraissait si constamment attentive, Maurice de Barthèle enfin, auquel il faut bien que nous en arrivions pour le faire, autant qu’il sera en nous, connaître de nos lecteurs, venait d’entrer dans sa vingt-septième année. C’était un de ces hommes que, de toute façon, le sort a traités en enfants gâtés, en leur donnant à la fois un grand nom et une grande fortune, plus la distinction, que ne donnent souvent ni la fortune ni le nom. En effet, il était difficile de voir un homme plus simplement grand seigneur que ne l’était Maurice de Barthèle. La chose la plus ordinaire, portée par lui, prenait à l’instant même un cachet d’aristocratie parfaite. Ses chevaux étaient les mieux soignés, ses voitures les plus élégantes, ses gens les mieux habillés de tout Paris. Habile à tous les exercices du corps, il montait à cheval comme Daure et Makensie, était de première force à l’épée et coupait, à vingt-cinq pas, une balle sur la lame d’un couteau. Maître de sa fortune depuis sept ans, libre de ses actions depuis sa majorité, il avait joui à son loisir de cette vie dévorante de Paris, sans que jamais une volonté étrangère fût venue porter obstacle à la sienne, et cependant, hâtons-nous de le dire, sans que jamais la plus scrupuleuse rigidité eût eu un reproche à faire à sa conduite : en effet, vivant dans un monde d’élite, lié d’amitié avec des jeunes gens qui avaient un nom à faire respecter et une position sociale à soutenir, le respect des convenances et le sentiment de sa dignité personnelle l’avaient préservé des désordres où, depuis la révolution de 1830, quelques jeunes hommes de distinction s’étaient follement jetés, comme pour se dédommager de la contrainte où ils avaient vécu dans les dernières années du règne de Charles X.
Aussi Maurice de Barthèle, homme à la mode dans ce monde au-dessus de la mode, dans l’acception vulgaire que l’on donne à ce mot, était-il remarqué partout où il paraissait, non point par cette régularité typique que l’on admire dans les arts, mais par ce charme individuel, mais par cette expression particulière bien supérieure au point de vue du sentiment, et qui fait qu’on se sent attiré comme malgré soi vers celui qui les possède. Son visage avait cette pâleur fraîche et mate qui fait la distinction des hommes bruns ; ses beaux cheveux noirs et sa barbe aux reflets bleuâtres encadraient admirablement son visage ; sa main et son pied, ces deux signes de race, étaient cités pour leur délicate petitesse ; enfin il y avait quelque chose de si vague et de si mélancolique dans l’expression habituelle de son regard, et dans le sourire distrait qui l’accompagnait, et ce regard, au contraire, lançait une telle flamme lorsque l’animation succédait chez lui au repos, que l’idée de comparer Maurice à qui que ce fût n’était encore venue à personne. Lui cependant, bon, simple, bienveillant, semblait être le seul qui ignorât sa supériorité.
Sans être ni un savant ni un artiste, Maurice n’était étranger ni à aucune science, ni à aucun art. Il savait assez de physique et de chimie pour discuter une question médicale avec les Thénard et les Orfila. Sans être artiste, dans l’acception du mot, qui indique toujours une certaine supériorité pratique, il pouvait, à l’aide du crayon, rendre sa pensée ou conserver un souvenir. Entièrement étranger en apparence à la politique, il lui était cependant mille fois arrivé, lorsque M. de Montgiroux, entouré de ses honorables collègues de l’une ou l’autre chambre, exposait dans le salon de madame de Barthèle, une question du moment, d’éclairer tout à coup, d’un autre groupe où il était, cette question d’un mot si brillant, qu’elle demeurait en lumière jusqu’à ce que la routine tracassière de deux ou trois honorables l’eussent, en la tirant par en bas, replongée dans l’obscurité. Quelques ministres demi-apostats, qui, jeunes gens, avaient partagé les opinions politiques de Maurice de Barthèle, opinions qui n’avaient rien de haineux ni d’exclusif, avaient voulu faire de lui, tantôt un officier, tantôt un diplomate, tantôt un conseiller d’État ; mais il avait toujours refusé, disant que son attachement à la famille déchue était une espèce de culte doux et religieux qui n’admettait pas de mélange ; ce qui n’empêchait pas que, lorsque Maurice de Barthèle se trouvait, comme il lui arrivait souvent, dans quelque salon de la haute aristocratie avec celui de nos princes qui, à cette époque, était le seul à qui son âge permit déjà d’y aller, il ne rendit hautement toute justice à son esprit et à son courage, et tout respect à son nom et à son rang. Or, c’étaient là des marques de goût que le prince que nous venons de désigner, appréciait fort. Aussi, à Chantilly ou à Versailles, aux courses ou au camp, Maurice de Barthèle était-il toujours de sa part l’objet d’une attention personnelle et particulière, que, de son côté, celui-ci savait admirablement apprécier.
Nous l’avons dit, en épousant Clotilde, Maurice n’avait éprouvé pour elle qu’un sentiment purement fraternel, et le mariage était non seulement, à ses yeux, une mise à la loterie, une chance de félicité, mais encore un moyen naturel de faire cesser la vie d’aventures qui l’entraînait dans son tourbillon en lui laissant le vide du cœur. Cependant Maurice avait trouvé un avantage à ses relations avec les femmes qu’il avait connues jusqu’alors, c’était de sentir la différence qui sépare la grande expérience de l’extrême naïveté. L’affection que sa femme lui portait s’était donc présentée à lui avec un parfum de chasteté et de fraîcheur jusqu’alors inconnu. Accoutumé à la voir presque chaque jour, ses yeux jusque-là s’étaient portés sur elle sans rien détailler, mais, quand ils furent unis solennellement, quand le prêtre eut parlé à Clotilde de ses devoirs et à Maurice de ses droits, l’idée de la possession passa de sa tête à son cœur ; un désir craintif et timide le conduisit à l’analyse, et l’analyse lui fit découvrir, dans celle qui était destinée à devenir la compagne de sa vie, des grâces naturelles, des qualités acquises, une aménité si réelle et si douce, que le jeune homme éprouva un enchantement inattendu, et que, pour un moment, il eut des illusions à ce point qu’il se crut amoureux de sa femme. Or, en amour, nous défions le théologien le plus subtil d’établir la différence qu’il y a entre être amoureux et croire qu’on l’est.
Au reste, la vie nouvelle que menait Maurice prolongeant son erreur, bientôt les caprices d’un homme qui se range succédèrent à l’étourdissement des premières impressions. À son retour d’Italie, Maurice avait retrouvé le château rebâti et le jardin replanté sur les dessins qu’il avait faits. C’est alors qu’il avait mis l’ancien garde-meuble de la famille au pillage et les meilleurs tapissiers de Paris en œuvre pour loger son bonheur : il avait commencé par l’hôtel de la rue de Varennes, où il avait tout bouleversé, tant il était heureux de détruire le passé pour édifier l’avenir. Le temps ne lui suffisait pas pour tout voir, tout approuver, tout choisir et tout acheter. Encouragé par sa mère, sa grande fortune, en lui permettant de satisfaire à tous ses caprices, entretenait la sérénité et les illusions de son âme. L’hôtel achevé, le tour de la maison de Fontenay était venu. Maurice en avait fait la charmante villa que nous avons vue, de sorte que, sur trois années de mariage, deux années et demie s’étaient passées en voyages, en constructions et en félicité, sans que le plus léger nuage eût obscurci le ciel pur et presque brillant de leur horizon conjugal.
Clotilde était parfaitement heureuse. Pendant les six derniers mois surtout qui s’étaient écoulés, les soins, sinon l’amour de Maurice, avaient paru redoubler pour elle. Ses sorties étaient plus fréquentes, il est vrai ; mais, à chaque retour, il lui rapportait quelques chinoiserie de Gansberg, quelque charmante aquarelle achetée chez Susse, quelque merveilleux bijou rêvé par Marlé. D’ailleurs, les prétextes ne manquaient pas. Il fallait aller faire des armes chez lord S... ; on était invité à chasser à Couvray avec le comte de L... ; on dînait en garçons au café de Paris avec le duc de G... ou le comte de B... ; puis, brochant sur le tout, venait le Jockey Club, cet éternel et merveilleux complice des amants qui se détachent ou des maris qui s’ennuient. Clotilde acceptait toutes ces excuses, qu’elle ne demandait même pas. Sa vie s’écoulait douce, paisible, uniforme, sans langueur et sans émotion, sans soupçon et sans ennui. Quand il fallait aller dans le monde, son mari n’était-il pas toujours là pour l’y conduire ? et dans le monde ne paraissait-il pas toujours le même Maurice qu’elle avait connu galant et empressé ? Toutes les femmes qui l’entouraient lui portaient envie en la voyant si belle et en la croyant si aimée. Madame de Neuilly, sa cousine la plus cruelle et la plus implacable révélatrice de tous ces petits secrets qui torturent le cœur d’une femme, ne la venait-elle pas voir tous les quinze jours sans avoir jamais trouvé l’occasion de lui dénoncer un mauvais procédé de son mari ? Clotilde, comme nous l’avons dit, était donc parfaitement heureuse.
De son côté, madame de Barthèle ne voyait plus une fois le comte de Montgiroux, qu’elle ne s’applaudit avec lui de ce parti plein de sagesse qu’ils avaient pris de marier les deux jeunes gens.
On en était donc arrivé à ce point de félicité intérieure que l’on sentait qu’elle ne pouvait plus croître, lorsqu’on s’aperçut, du jour au lendemain, d’un immense changement dans le caractère de Maurice. Il devint rêveur, puis mélancolique ; puis il tomba dans un marasme profond, qu’il n’essaya pas même de combattre, et que ne purent dissiper ni les soins de sa mère ni les caresses de sa femme. Bientôt cet état d’atonie donna d’assez vives inquiétudes pour qu’on envoyât chercher le médecin. Le docteur vit du premier coup dans ce mal toute la gravité qui existe dans les maladies dont le malade ne veut pas guérir. Il ne cacha point à madame de Barthèle qu’une grave affection morale était le principe de cette maladie. Madame de Barthèle interrogea le baron de Barthèle, homme du monde, comme elle eût interrogé Maurice écolier, croyant, comme toutes les mères, que son enfant ne devait point avoir de secret pour elle ; mais Maurice, au grand étonnement de la baronne, avait gardé son secret, tout en niant, il est vrai, que ce secret existât. Enfin, il en était arrivé à ce point que son état donnât les graves inquiétudes que nous avons entendu madame de Barthèle exprimer au comte de Montgiroux dès le commencement de cette histoire, inquiétudes que le grave pair de France, nous sommes forcé de l’avouer, n’avait peut-être point partagées avec toute la sympathie que lui commandaient cependant les liens secrets qui l’unissaient à la famille.
En effet, depuis son arrivée à Fontenay-aux-Roses et la prière que lui avait faite madame de Barthèle de lui consacrer toute sa journée et la matinée du lendemain, le comte paraissait fort préoccupé. Il est vrai que cette préoccupation pouvait aussi bien lui venir de la maladie de Maurice que d’une cause étrangère, mais cela à des yeux étrangers seulement, et il est évident que cette préoccupation, qui n’avait pas tout à fait échappé à madame de Barthèle lui eût été bien autrement visible, sans la préoccupation personnelle dans laquelle elle-même était plongée.
Arrivée au salon, elle fit donc asseoir le comte, et, revenant aux inquiétudes maternelles qui pour le moment s’étaient emparées de son esprit, sans cependant pouvoir en chasser entièrement la légèreté qui lui était naturelle :
– Je vous disais donc, mon ami, continua-t-elle, que Clotilde est un ange. Nous avons véritablement bien fait de marier ces enfants. Si vous saviez quels soins touchants elle prodigue à son mari ! et lui, notre Maurice, comme il est attendri de ces soins ! comme sa voix est émue quand il la remercie ! avec quel accent profond il lui dit en prenant ses deux mains dans les siennes : « Bonne Clotilde, je vous afflige, pardonnez-moi !... » Oh ! maintenant, ces mots qu’il répétait sans cesse sont expliqués ; ce pardon qu’il demandait, nous savons pour quelle faute.
– Mais, moi, reprit M. de Montgiroux, j’ignore tout, et, comme vous m’avez fait rester pour me l’apprendre, j’espère, chère amie, que vous voudrez bien maîtriser vos émotions et mettre un peu d’ordre dans vos pensées, afin de les suivre jusqu’au bout.
– Oui, vous avez raison, reprit madame de Barthèle ; je vais droit au fait. Écoutez-moi donc.
La recommandation était aussi inutile que la promesse était dérisoire.
En effet, madame de Barthèle, comme on a pu s’en apercevoir jusqu’à présent, avait été douée par le ciel d’un excellent cœur mais de l’esprit le moins méthodique qui se puisse trouver. Sa conversation, d’ailleurs pleine de finesse et d’originalité, ne procédait que par sauts et par bonds, et n’arrivait à son but, quand toutefois elle y arrivait, qu’à travers mille écarts. C’était un parti que ses auditeurs devaient prendre de la poursuivre sur les différents terrains où elle se plaçait : sa marche était celle du cavalier dans le jeu d’échecs ; ceux qui la connaissaient la retrouvaient toujours, ou plutôt la forçaient à se retrouver ; mais ceux qui la voyaient pour la première fois engageaient avec elle une conversation à bâtons rompus, à laquelle la fatigue les forçait bientôt de renoncer. Au reste, excellente femme, on la citait pour des qualités réelles, assez rares dans un monde où l’on se contente des apparences de ces qualités. Ce défaut de suite dans les idées, que nous venons de lui reprocher, donnait à sa conversation quelque chose d’imprévu, qui n’était pas désagréable pour ceux qui, comme M. de Montgiroux, n’étaient pas pressés d’arriver à l’autre bout de cette conversation. C’était une nature brusque et franche, dont la franchise et la brusquerie avaient conservé le charme de la candeur. Ce qu’elle pensait s’échappait de sa bouche comme un vin trop chargé de gaz s’échappe de la bouteille lorsqu’on la débouche ; et cependant, hâtons-nous de le dire, l’éducation du grand monde, l’habitude de la haute société, étaient à ces vertus natives, qui, poussées à l’excès, peuvent devenir sinon un défaut, du moins un inconvénient, tout ce qu’elles pouvaient avoir de sauvage et d’irrégulier. La fausseté des conventions enseignées par le solfège du savoir-vivre la rappelait promptement au diapason général, aux mesures, aux blanches et aux noires de l’harmonie sociale ; et ce n’était jamais que pour les choses sans importance, ou lorsqu’elle était atteinte par une parole hypocrite ou malveillante, que madame de Barthèle se laissait aller, si on peut dire cela, à l’excellence de son caractère. Inconséquente comme une grande dame, elle avait cependant dans la voix, dans le regard, dans le maintien, l’aplomb d’une femme accoutumée à régner dans son salon et à dominer dans celui des autres ; et, si la légèreté de ses décisions contrastait parfois avec l’importance du sujet traité, si l’excentricité de ses paradoxes faisait souvent envisager la question sous un point de vue tout différent de celui où elle l’envisageait elle-même, on sentait, au fond de ce qui émanait d’elle, une bonté si parfaite, une intention si bienveillante, qu’on était toujours disposé à se soumettre à ses volontés, tant on avait de conviction sur la pureté du cœur qui les concevait et du zèle qui en surveillait l’exécution. Arrivée à l’âge où toute femme de bon sens renonce à plaire autrement que par la bienveillance de l’esprit, elle avouait ses cinquante ans révolus, mais en ajoutant, avec une grande ingénuité de cœur, qu’elle se trouvait encore aussi jeune qu’à vingt-cinq ans. Personne ne songeait à la démentir. Elle était active, fraîche, alerte ; elle faisait les honneurs du thé avec une grâce parfaite, et peut-être, en effet, ne manquait-il à cette fleur d’automne que le soleil du printemps.
Ramenée au sujet qui l’intéressait par l’impatience du comte, madame de Barthèle reprit donc :
– Pour Clotilde et moi, vous le savez, mon cher comte, la vie de Maurice, c’est la vie. Nous n’avons de bonheur que le sien, nos yeux ne voient que par ses yeux, et tous nos souvenirs, comme toutes nos prévoyances, sont pour lui. Eh bien donc, vous saurez, vous que cette interminable session cloue au Luxembourg, vous saurez que, depuis notre arrivée ici, nous avions inutilement tout mis en usage pour connaître le chagrin qui causait tant de ravages dans le cœur de notre pauvre Maurice ; car enfin vous vous souvenez qu’il était devenu triste, rêveur, sombre.
– Je m’en souviens parfaitement. Poursuivez, chère amie.
– Or, qui pouvait causer cette mélancolie chez un homme riche, jeune, beau, supérieur à tous les autres hommes ? Et, sur ce point, ne croyez pas que l’amour maternel m’aveugle, comte : Maurice est fort supérieur à tous les jeunes gens de son âge.
– C’est mon avis comme le vôtre, dit le comte. Mais ce secret ?...
– Eh bien, ce secret, comprenez-vous ? c’était pour nous l’énigme du sphinx. En attendant, et tandis que nous nous creusions la tête pour en deviner la cause, le mal faisait des progrès, ses forces s’éteignaient à vue d’œil, et, quoiqu’il ne poussât pas une plainte, quoiqu’il réprimât ses impatiences, il était évident qu’il était menacé de quelque dangereuse maladie.
– Vous vous rappelez que je le remarquai moi-même ? Mais continuez.
– En effet, c’est par votre conseil que nous sommes venus à la campagne. Nous avions craint d’abord qu’il ne se refusât à quitter Paris ; mais nous nous trompions : le pauvre garçon ne fit aucune difficulté, il se laissa conduire comme un enfant ; seulement, en arrivant ici, malgré tous les souvenirs que devait lui rappeler cette maison, il s’enferma dans sa chambre, et, le lendemain, il fut forcé de garder le lit.
– Ah ! mais j’ignorais que la chose fût aussi grave, dit le comte.
– Ce n’est pas le tout ; le mal dès lors commença à faire d’effrayants progrès. Nous envoyâmes chercher son ami Gaston, ce jeune médecin que vous connaissez.
– Et que dit-il ?
– Il l’examina à plusieurs reprises avec une grande attention ; puis, me prenant à part : « Madame, me dit-il, connaissez-vous quelque sujet de grand chagrin à votre fils ? » Vous comprenez que je m’écriai : « Un grand chagrin à Maurice ? l’homme dans les conditions les plus heureuses de la terre ? » Je lui demandai donc s’il était bien dans son bon sens, pour me faire une pareille question ; mais il insista : « Je connais Maurice depuis dix ans, dit-il ; Maurice n’a aucun vice d’organisation qui puisse amener la maladie qu’il a, c’est-à-dire une mena... mene... menin... »
– Une méningite ?
– Oui, une méningite aiguë ; c’est le nom de la maladie qu’a Maurice. « Il faut donc, continua Gaston, qu’il y ait chez lui une cause de trouble moral, et c’est cette cause que nous devons chercher. – En ce cas, m’écriai-je, interrogez-le vous-même. – Je l’ai fait ; mais il s’obstine à me dire qu’il n’a rien, et que sa maladie est une maladie naturelle... »
– Alors je le verrai moi-même, dit M. de Montgiroux, et je tâcherai d’obtenir...
– Ce que moi, sa mère, j’ai demandé vainement, n’est-ce pas ? D’ailleurs, c’est inutile, puisque maintenant nous savons ce qu’il a.
– Vous le savez ? Mais alors dites-le-moi ; commencez donc par là.
– Mon cher comte, permettez-moi de vous faire observer que vous n’avez pas la moindre méthode dans les idées.
– Je me résigne, baronne ; allez, dit M. de Montgiroux en se renversant de toute sa longueur sur son divan, en étendant sa jambe droite sur sa jambe gauche, et en fixant ses yeux sur le plafond.
– La maladie continua de faire d’effrayants progrès, si bien qu’hier nous étions tous consternés ; Maurice ne nous entendait plus, ne nous voyait plus, ne nous parlait plus ; le docteur y perdait son latin ; Clotilde et moi, nous nous regardions épouvantées. Voilà tout à coup qu’un valet imprudent... Oh ! mon Dieu ! c’est son imprudence qui nous a sauvés tous ! Comte, il y a vraiment des hasards singuliers, et celui qui dirige tout d’en haut doit bien souvent prendre en pitié notre prétendue sagesse.
– Eh bien, ce valet ? se hâta de demander le comte avec une brusquerie mal déguisée et en tournant vivement la tête du côté de madame de Barthèle.
– Il entra dans la chambre du malade, et, comme on avait fermé les rideaux pour éteindre le jour, sans voir les signes que nous lui faisions pour qu’il se tût, il annonça... J’aurais voulu pouvoir chasser ce valet.
– Il annonça ?... reprit le comte décidé à tenir jusqu’au bout la conversation en bride.
– Il annonça deux amis de mon fils, Léon de Vaux et Fabien de Rieulle. Vous les connaissez, je crois ?
– Sous d’assez tristes rapports, même, répondit le comte oubliant sa résolution de ne pas s’écarter de la ligne droite ; deux jeunes fous, qui hantent mauvaise compagnie. Si j’avais comme vous quelque influence sur Maurice, je vous déclare que je ne lui laisserais pas voir ces deux messieurs.
– Comment, moi, mon cher comte, vous voulez que je dirige un homme de vingt-sept ans dans les connaissances qu’il doit faire ? D’abord, Léon et Fabien ne sont pas pour Maurice des connaissances d’hier, ce sont des amis de six ou huit ans.
– Alors je ne m’étonne pas, continua M. de Montgiroux avec une mauvaise humeur dont rien ne motivait l’explosion, du triste état où se trouve réduit Maurice. Oh ! mon Dieu ! Ce secret, je vous le dirai, moi, si vous le voulez.
– Mais non, vous ne direz rien, vous ne savez rien ; vous êtes injuste pour ces jeunes gens, voilà tout, et cela parce que vous avez le double de leur âge. Vous avez été jeune aussi, vous, mon cher comte, et vous avez fait ce qu’ils font.
– Jamais... Ce M. Fabien de Rieulle est un jeune homme qui fait parade de ses bonnes fortunes, qui non seulement séduit, mais qui, de plus, déshonore. Quant à l’autre, c’est un enfant à qui je ne reprocherai, comme à son ami, que de voir mauvaise compagnie.
– Mauvaise compagnie, mauvaise compagnie ! reprit la baronne encore une fois entraînée à cent lieues du sujet de la conversation.
– Oui, mauvaise compagnie, je le répète et j’en suis sûr, reprit le comte, dont le calme ordinaire et calculé cédait malgré lui à une agitation fébrile qui n’échappa point à madame de Barthèle.
– La preuve n’est pas, je l’espère, que vous les rencontrez là où ils vont ? dit vivement la baronne.
Le comte se mordit les lèvres par un mouvement involontaire, comme fait un ministre qui se laisse emporter à dire quelque vérité dangereuse au milieu de la verve de l’improvisation ; mais, aussitôt, son sang-froid de pair de France reprenant le dessus, il répondit en souriant :
– Moi, madame ! oubliez-vous que j’ai soixante ans ?
– On est jeune à tout âge, monsieur.
– Avec mon caractère ?
– Vous étiez à Grandvaux, monsieur ! et, maintenant que j’y songe, quel intérêt avez-vous, voyons, à accuser ces deux pauvres jeunes gens, que je trouve fort aimables, moi ?
– Quel intérêt ? Vous le demandez, reprit sentimentalement le comte, quand Maurice est mourant, et que peut-être la situation dans laquelle il se trouve vient du mauvais exemple qu’ils lui ont donné !
– Ah ! vous avez raison, cher ami, et voilà un motif qui excuse toutes vos préventions ; mais ces préventions, sur quoi les fondez-vous ? Voyons, car, si elles sont raisonnables, je les partagerai.
– Ces deux jeunes gens, dit le comte forcé de donner une explication, appartiennent à des familles distinguées, quoique celle de M. Fabien date d’hier.
– Noblesse de l’Empire, n’est-ce pas ? dit madame de Barthèle en allongeant dédaigneusement les lèvres, noblesse de canon, qui s’en va en fumée.
– Pas même, pas même, s’écria le comte enchanté que madame de Barthèle lui donnât cette nouvelle occasion de se ruer sur Fabien, qui paraissait l’objet tout particulier de sa haine : noblesse de fourrage, baronnie de râtelier. Son père était magasinier en chef de je ne sais quoi.
– Mais tout cela est en dehors des accusations que vous portez sur ces jeunes gens, mon cher comte, et tous les jours, à la Chambre, vous serrez la main de gens qui sont partis de plus bas, et qui ont vendu bien autre chose que de la paille et du foin.
– Eh bien, puisqu’il faut vous le dire, je sais que M. Fabien tente des choses fort inconvenantes à l’égard d’une jeune et jolie femme.
– Que vous connaissez ? dit vivement madame de Barthèle.
– Nullement ; mais je connais un galant homme qui porte intérêt à cette femme, et que les assiduités de ces messieurs obsèdent fort.
– Et ce galant homme, vous le nommez ?
– Ce serait une indiscrétion que de satisfaire à votre demande, chère baronne, reprit le comte en se maniérant ; car ce galant homme...
– Est marié ? demanda madame de Barthèle.
– À peu près, répondit M. de Montgiroux.
– Bien, dit la baronne en se croisant les bras et en couvrant le comte d’un regard moqueur. Bien, voilà qui peut servir de réponse aux détracteurs de la pairie. En vérité, nos hommes d’État sont de hautes capacités, puisqu’ils peuvent unir dans leurs vastes cerveaux un petit scandale de boudoir à d’importantes questions parlementaires.
M. de Montgiroux prévit l’orage qui allait gronder, et se hâta, en guise de paratonnerre, d’élever un trait de sentiment.
– Chère baronne, dit-il, vous oubliez que c’est de notre cher Maurice qu’il s’agit, et pas d’autre chose.
À cette exclamation, le cœur de la baronne se fondit, et l’amante redevint mère.
– Si j’étais jalouse, dit-elle ne pouvant, cependant, rompre ainsi tout à coup avec les soupçons qu’elle avait conçus, je croirais que vous n’êtes pas si désintéressé que vous le dites dans l’opinion que vous avez émise sur ces deux jeunes gens ; mais je suis généreuse, et, d’ailleurs, je vous l’avoue, dans ce moment-ci, mon cœur est tout à Maurice. Mon fils entendit donc nommer Léon de Vaux et Fabien de Rieulle, quoiqu’il parût ne plus rien entendre ; il vit le mouvement que je fis, quoiqu’il parût ne plus rien voir, et, au moment où nous le croyions assoupi, il se retourna vivement pour ordonner qu’on les fît entrer.
– Leur nom avait, à ce qu’il paraît, produit une révolution ? dit gravement le comte.
– Justement, et cela me raccommode un peu avec elles.
– Les révolutions sont des commotions électriques qui galvanisent jusqu’aux cadavres ! s’écria le pair de France, ni plus ni moins que s’il eût été à la Chambre.
Puis, s’arrêtant tout à coup avec le calme parlementaire d’un orateur que le président vient de rappeler à l’ordre, il se drapa dans sa dignité, en laissant tomber ces seules paroles :
– Continuez, chère amie, je vous écoute.
– Maurice ordonna donc qu’on les fit entrer ; je regardai le docteur, il me fit un signe affirmatif ; puis, lorsque j’eus répété l’injonction de Maurice, il se pencha à mon oreille : « Bien ! dit-il, voilà un bon mouvement ; laissons-le seul avec ses amis ; peut-être, plus au courant de sa vie que vous-même, savent-ils le secret qu’il nous cache. Nous les interrogerons en sortant. » Je pris la main de Clotilde, et nous nous retirâmes dans le petit cabinet à côté ; le docteur nous suivit et ferma la porte. Au moment même, on introduisait ces messieurs près du malade. « Maintenant, mon cher monsieur Gaston, dis-je au docteur, ne trouvez-vous pas que, pour notre plus grande sécurité, nous ne ferions pas mal d’écouter la conversation de ces messieurs ? – Vu la gravité de la circonstance, répondit le docteur, je crois que nous pouvons nous permettre cette petite indiscrétion. » Êtes-vous de l’avis du docteur, mon cher comte ?
– Sans doute ; car je présume que le secret de Maurice n’était point un secret d’État.
– Nous sortîmes donc par le cabinet, et nous revînmes nous cacher derrière la petite porte de l’alcôve, qui, plus rapprochée du lit, nous permettait de mieux entendre.
– Et ma nièce était avec vous ? demanda le comte.
– Oui. Je voulus l’éloigner ; mais elle résista. « C’est mon mari, dit-elle, comme il est votre fils ; laissez-moi donc écouter avec vous ; et, soyez tranquille, quel que soit ce secret, je serai forte. » En même temps, elle me prit la main, et nous écoutâmes.
– Continuez, baronne, continuez, dit le comte ; car vraiment votre récit a toute l’invraisemblance, mais aussi tout l’intérêt d’un roman.
– Eh ! mon Dieu ! s’écria madame de Barthèle profitant de l’occasion pour divaguer selon son habitude, tout ce qui se passe aujourd’hui ne paraît-il pas incroyable ? et si, il y a vingt ans, on nous avait raconté ce que nous voyons tous les jours, ce que nous touchons du doigt à chaque instant, dites-moi, n’auriez-vous pas crié à l’impossibilité ?