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Dumas Alexandre

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Beschreibung

Georges a été marqué par son enfance de jeune mulâtre.Les injustices, les privations,les humiliations ...Cependant tout cela ne fera qu'affirmer sa personnalité et guider sa vie lorsqu'il reviendra plus tard dans son village natal.Georges est bien décidé a mettre un terme à ses discriminations.Cependant l'amour qu'il éprouve sera t ' il de nature à le réconcilier avec la société ou au contraire à vouloir la renverser? Dans ce roman on retrouve un peu du Comte de Monte-Cristo. En effet celui ci a subi des injustices et désire se faire justice lui-même.Ce roman représentatif de l'oeuvre de Dumas est splendide.

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Seitenzahl: 568

Veröffentlichungsjahr: 2019

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Georges

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIXXIXXXXTablePage de copyright

Alexandre Dumas

Georges

I

L’île de France

Ne vous est-il pas arrivé quelquefois, pendant une de ces longues, tristes et froides soirées d’hiver, où, seul avec votre pensée, vous entendiez le vent siffler dans vos corridors, et la pluie fouetter contre vos fenêtres ; ne vous est-il pas arrivé, le front appuyé contre votre cheminée, et regardant, sans les voir, les tisons pétillants dans l’âtre ; ne vous est-il pas arrivé, dis-je, de prendre en dégoût notre climat sombre, notre Paris humide et boueux, et de rêver quelque oasis enchantée, tapissée de verdure et pleine de fraîcheur, où vous puissiez, en quelque saison de l’année que ce fût, au bord d’une source d’eau vive, au pied d’un palmier, à l’ombre des jamboses, vous endormir peu à peu dans une sensation de bien-être et de langueur ?

Eh bien, ce paradis que vous rêviez existe ; cet Éden que vous convoitiez vous attend ; ce ruisseau qui doit bercer votre somnolente sieste tombe en cascade et rejaillit en poussière ; le palmier qui doit abriter votre sommeil abandonne à la brise de la mer ses longues feuilles, pareilles au panache d’un géant. Les jamboses, couverts de leurs fruits irisés, vous offrent leur ombre odorante. Suivez-moi ; venez.

Venez à Brest, cette sœur guerrière de la commerçante Marseille, sentinelle armée qui veille sur l’Océan ; et là, parmi les cent vaisseaux qui s’abritent dans son port, choisissez un de ces bricks à la carène étroite, à la voilure légère ; aux mâts allongés comme en donne à ces hardis pirates le rival de Walter Scott, le poétique romancier de la mer. Justement nous sommes en septembre, dans le mois propice aux longs voyages. Montez à bord du navire auquel nous avons confié notre commune destinée, laissons l’été derrière nous, et voguons à la rencontre du printemps. Adieu, Brest ! Salut, Nantes ! Salut, Bayonne ! Adieu, France !

Voyez-vous, à notre droite, ce géant qui s’élève à dix mille pieds de hauteur, dont la tête de granit se perd dans les nuages, au-dessus desquels elle semble suspendue, et dont, à travers l’eau transparente, on distingue les racines de pierre qui vont s’enfonçant dans l’abîme ? C’est le pic de Ténériffe, l’ancienne Nivaria, c’est le rendez-vous des aigles de l’Océan que vous voyez tourner autour de leurs aires et qui vous paraissent à peine gros comme des colombes. Passons, ce n’est point là le but de notre course ; ceci n’est que le parterre de l’Espagne, et je vous ai promis le jardin du monde.

Voyez-vous, à notre gauche, ce rocher nu et sans verdure que brûle incessamment le soleil des tropiques ? C’est le roc où fut enchaîné six ans le Prométhée moderne ; c’est le piédestal où l’Angleterre a élevé elle-même la statue de sa propre honte ; c’est le pendant du bûcher de Jeanne d’Arc et de l’échafaud de Marie Stuart ; c’est le Golgotha politique, qui fut dix-huit ans le pieux rendez-vous de tous les navires ; mais ce n’est point encore là que je vous mène. Passons, nous n’avons plus rien à y faire : la régicide Sainte-Hélène est veuve des reliques de son martyr.

Nous voilà au cap des Tempêtes. Voyez-vous cette montagne qui s’élance au milieu des brumes ? C’est ce même géant Adamastor qui apparut à l’auteur de la Lusiade. Nous passons devant l’extrémité de la terre ; cette pointe qui s’avance vers nous, c’est la proue du monde. Aussi, regardez comme l’Océan s’y brise furieux mais impuissant, car ce vaisseau-là ne craint pas ses tempêtes, car il fait voile pour le port de l’éternité, car il a Dieu même pour pilote. Passons ; car, au-delà de ces montagnes verdoyantes, nous trouverons des terres arides et des déserts brûlés par le soleil. Passons : je vous ai promis de fraîches eaux, de doux ombrages, des fruits sans cesse mûrissants et des fleurs éternelles.

Salut à l’océan Indien, où nous pousse le vent d’ouest ; salut au théâtre des Mille et une Nuits ; nous approchons du but de notre voyage. Voici Bourbon la mélancolique, rongée par un volcan éternel. Donnons un coup d’œil à ses flammes et un sourire à ses parfums ; puis filons quelques nœuds encore, et passons entre l’île Plate et le Coin-de-Mire ; doublons la pointe aux Canonniers ; arrêtons-nous au pavillon. Jetons l’ancre, la rade est bonne ; notre brick, fatigué de sa longue traversée, demande du repos. D’ailleurs, nous sommes arrivés car cette terre, c’est la terre fortunée que la nature semble avoir cachée aux confins du monde, comme une mère jalouse cache aux regards profanes la beauté virginale de sa fille ; car cette terre, c’est la terre promise, c’est la perle de l’océan Indien, c’est l’île de France.

Maintenant, chaste fille des mers, sœur jumelle de Bourbon, rivale fortunée de Ceylan, laisse-moi soulever un coin de ton voile pour te montrer à l’étranger ami, au voyageur fraternel qui m’accompagne ; laisse-moi dénouer ta ceinture ; oh ! la belle captive ! car nous sommes deux pèlerins de France et peut-être un jour la France pourra-t-elle te racheter, riche fille de l’Inde, au prix de quelque pauvre royaume d’Europe.

Et vous qui nous avez suivis des yeux et de la pensée, laissez-moi maintenant vous dire la merveilleuse contrée, avec ses champs toujours fertiles, avec sa double moisson, avec son année faite de printemps et d’étés qui se suivent et se remplacent sans cesse l’un l’autre, enchaînant les fleurs aux fruits, et les fruits aux fleurs. Laissez-moi dire l’île poétique qui baigne ses pieds dans la mer, et qui cache sa tête dans les nuages ; autre Vénus née, comme sa sœur, de l’écume des flots, et qui monte de son humide berceau à son céleste empire, toute couronnée de jours étincelants et de nuits étoilées, éternelles parures qu’elle tenait de la main du Seigneur lui-même, et que l’Anglais n’a pas encore pu lui dérober.

Venez donc, et, si les voyages aériens ne vous effrayent pas plus que les courses maritimes, prenez, nouveau Cléophas, un pan de mon manteau, et je vais vous transporter avec moi sur le cône renversé du Pieterboot, la plus haute montagne de l’île après le piton de la rivière Noire. Puis, arrivés là, nous regarderons de tous côtés, et successivement à droite, à gauche, devant et derrière, au-dessous de nous et au-dessus de nous.

Au-dessus de nous vous le voyez c’est un ciel toujours pur, tout constellé d’étoiles : c’est une nappe d’azur où Dieu soulève sous chacun de ses pas une poussière d’or, dont chaque atome est un monde.

Au-dessous de nous, c’est l’île tout entière étendue à nos pieds, comme une carte géographique de cent quarante-cinq lieues de tour, avec ses soixante rivières qui semblent d’ici des fils d’argent destinés à fixer la mer autour du rivage, et ses trente montagnes tout empanachées de bois de nattes, de takamakas et de palmiers. Parmi toutes ces rivières, voyez les cascades du Réduit et de la Fontaine, qui, du sein des bois où elles prennent leur source, lancent au galop leurs cataractes pour aller, avec une rumeur retentissante comme le bruit d’un orage, à l’encontre de la mer qui les attend, et qui, calme ou mugissante, répond à leurs défis éternels, tantôt par le mépris, tantôt par la colère ; lutte de conquérants à qui fera dans le monde plus de ravages et plus de bruit : puis, près de cette ambition trompée, voyez la grande rivière Noire, qui roule tranquillement son eau fécondante, et qui impose son nom respecté à tout ce qui l’environne, montrant ainsi le triomphe de la sagesse sur la force, et du calme sur l’emportement. Parmi toutes ces montagnes, voyez encore le morne Brabant, sentinelle géante placée sur la pointe septentrionale de l’île pour la défendre contre les surprises de l’ennemi et briser les fureurs de l’Océan. Voyez le piton des Trois-Mamelles à la base duquel coulent la rivière du Tamarin et la rivière du Rempart, comme si l’Isis indienne avait voulu justifier en tout son nom. Voyez enfin le Pouce, après le Pieterboot, où nous sommes, le pic le plus majestueux de l’île, et qui semble lever un doigt au ciel pour montrer au maître et à ses esclaves qu’il y a au-dessus de nous un tribunal qui fera justice à tous deux.

Devant nous, c’est le port Louis, autrefois le port Napoléon, la capitale de l’île, avec ses nombreuses maisons en bois, ses deux ruisseaux qui, à chaque orage, deviennent des torrents, son île des Tonneliers qui en défend les approches, et sa population bariolée qui semble un échantillon de tous les peuples de la terre, depuis le créole indolent qui se fait porter en palanquin s’il a besoin de traverser la rue, et pour qui parler est une si grande fatigue qu’il a habitué ses esclaves à obéir à son geste, jusqu’au nègre que le fouet conduit le matin au travail et que le fouet ramène du travail le soir. Entre ces deux extrémités de l’échelle sociale, voyez les lascars verts et rouges, que vous distinguez à leurs turbans, qui ne sortent pas de ces deux couleurs, et à leurs traits bronzés, mélange du type malais et du type malabar. Voyez le nègre Yoloff, de la grande et belle race de la Sénégambie, au teint noir comme du jais, aux yeux ardents comme des escarboucles, aux dents blanches comme des perles ; le Chinois court, à la poitrine plate et aux épaules larges ; avec son crâne nu, ses moustaches pendantes, son patois que personne n’entend et avec lequel cependant tout le monde traite : car le Chinois vend toutes les marchandises, fait tous les métiers, exerce toutes les professions ; car le Chinois, c’est le juif de la colonie ; les Malais, cuivrés, petits, vindicatifs, rusés, oubliant toujours un bienfait, jamais une injure ; vendant, comme les bohémiens, de ces choses que l’on demande tout bas ; les Mozambiques, doux, bons et stupides, et estimés seulement à cause de leur force ; les Malgaches, fins, rusés, au teint olivâtre, au nez épaté et aux grosses lèvres, et qu’on distingue des nègres du Sénégal au reflet rougeâtre de leur peau ; les Namaquais, élancés, adroits et fiers, dressés dès leur enfance à la chasse du tigre et de l’éléphant, et qui s’étonnent d’être transportés sur une terre où il n’y a plus de monstres à combattre ; enfin, au milieu de tout cela, l’officier anglais en garnison dans l’île ou en station dans le port ; l’officier anglais, avec son gilet rond écarlate, son schako en forme de casquette, son pantalon blanc ; l’officier anglais qui regarde du haut de sa grandeur créoles et mulâtres, maîtres et esclaves, colons et indigènes, ne parle que de Londres, ne vante que l’Angleterre, et n’estime que lui-même. Derrière nous, Grand-Port, autrefois Port-Impérial, premier établissement des Hollandais, mais abandonné depuis par eux, parce qu’il est au vent de l’île et que la même brise qui y a conduit les vaisseaux les empêche d’en sortir. Aussi, après être tombé en ruine, n’est-ce aujourd’hui qu’un bourg dont les maisons se relèvent à peine, une anse où la goélette vient chercher un abri contre le grappin du corsaire, des montagnes couvertes de forêts auxquelles l’esclave demande un refuge contre la tyrannie du maître ; puis, en ramenant les yeux vers nous, et presque sous nos pieds, nous distinguerons, sur le revers des montagnes du port, Moka, tout parfumé d’aloès, de grenades et de cassis ; Moka, toujours si frais, qu’il semble replier le soir les trésors de sa parure pour les étaler le matin ; Moka, qui se fait beau chaque jour comme les autres cantons se font beaux pour les jours de fête ; Moka, qui est le jardin de cette île, que nous avons appelée le jardin du monde.

Reprenons notre première position ; faisons face à Madagascar, et jetons les yeux sur notre gauche : à nos pieds, au-delà du Réduit, ce sont les plaines Williams, après Moka le plus délicieux quartier de l’île, et que termine, vers les plaines Saint-Pierre, la montagne du Corps-de-Garde, taillée en croupe de cheval ; puis par-delà les Trois-Mamelles et les grands bois, le quartier de la Savane, avec ses rivières au doux nom, qu’on appelle les rivières des Citronniers, du Bain-des-Négresses et de l’Arcade, avec son port si bien défendu par l’escarpement même de ses côtes, qu’il est impossible d’y aborder autrement qu’en ami ; avec ses pâturages rivaux de ceux des plaines de Saint-Pierre, avec son sol vierge encore comme une solitude de l’Amérique ; enfin, au fond des bois, le grand bassin où se trouvent de si gigantesques murènes, que ce ne sont plus des anguilles, mais des serpents, et qu’on les a vues entraîner et dévorer vivants des cerfs poursuivis par des chasseurs et des nègres marrons1 qui avaient eu l’imprudence de s’y baigner.

Enfin, tournons-nous vers notre droite : voici le quartier du Rempart, dominé par le morne de la Découverte, au sommet duquel se dressent des mâts de vaisseaux qui, d’ici, nous semblent fins et déliés comme des branches de saule ; voici le cap Malheureux, voici la baie des Tombeaux, voici l’église des Pamplemousses. C’est dans ce quartier que s’élevaient les deux cabanes voisines de madame de La Tour et de Marguerite ; c’est au cap Malheureux que se brisa le Saint-Géran ; c’est à la baie des Tombeaux qu’on retrouva le corps d’une jeune fille tenant un portrait serré dans sa main ; c’est à l’église des Pamplemousses, et deux mois après, que, côte à côte avec cette jeune fille, un jeune homme du même âge à peu près fut enterré. Or, vous avez deviné déjà le nom des deux amants que recouvre le même tombeau : c’est Paul et Virginie, ces deux alcyons des tropiques, dont la mer semble, en gémissant sur les récifs qui environnent la côte, pleurer sans cesse la mort, comme une tigresse pleure éternellement ses enfants déchirés par elle-même dans un transport de rage ou dans un moment de jalousie.

Et maintenant, soit que vous parcouriez l’île de la passe de Descorne, au sud-ouest, ou de Mahebourg au petit Malabar, soit que vous suiviez les côtes ou que vous vous enfonciez dans l’intérieur, soit que vous descendiez les rivières ou que vous gravissiez les montagnes, soit que le disque éclatant du soleil embrase la plaine de rayons de flamme, soit que le croissant de la lune argente les mornes de sa mélancolique lumière, vous pouvez, si vos pieds se lassent, si votre tête s’appesantit, si vos yeux se ferment, si, enivré par les émanations embaumées du rosier de la Chine, du jasmin de l’Espagne ou du frangipanier, vous sentez vos sens se dissoudre mollement comme dans une ivresse d’opium, vous pouvez, ô mon compagnon, céder sans crainte et sans résistance à l’intime et profonde volupté du sommeil indien. Couchez-vous donc sur l’herbe épaisse, dormez tranquille et réveillez-vous sans peur, car ce léger bruit qui fait en s’approchant frissonner le feuillage, ces deux yeux noirs et scintillants qui se fixent sur vous, ce ne sont ni le frôlement empoisonné du boqueira de la Jamaïque, ni les yeux du tigre de Bengale. Dormez tranquille et réveillez-vous sans peur ; jamais l’écho de l’île n’a répété le sifflement aigu d’un reptile, ni le hurlement nocturne d’une bête de carnage. Non, c’est une jeune négresse qui écarte deux branches de bambou pour y passer sa jolie tête et regarder avec curiosité l’Européen nouvellement arrivé. Faites un signe, sans même bouger de votre place, et elle cueillera pour vous la banane savoureuse, la mangue parfumée ou la gousse du tamarin ; dites un mot, et elle vous répondra de sa voix gutturale et mélancolique : « Mo sellave mo faire ça que vous vié2. » Trop heureuse si un regard bienveillant ou une parole de satisfaction vient la payer de ses services, alors elle offrira de vous servir de guide vers l’habitation de son maître. Suivez-la, n’importe où elle vous mène ; et, quand vous apercevrez une jolie maison avec une avenue d’arbres, avec une ceinture de fleurs, vous serez arrivé ; ce sera la demeure du planteur, tyran ou patriarche, selon qu’il est bon ou méchant ; mais, qu’il soit l’un ou l’autre, cela ne vous regarde pas et vous importe peu. Entrez hardiment, allez vous asseoir à la table de la famille ; dites : « Je suis votre hôte » ; et alors la plus riche assiette de Chine, chargée de la plus belle main de bananes, le gobelet argenté au fond de cristal, et dans lequel moussera la meilleure bière de l’île, seront posés devant vous ; et, tant que vous voudrez, vous chasserez avec son fusil dans ses savanes, vous pécherez dans sa rivière avec ses filets ; et, chaque fois que vous viendrez vous-même ou que vous lui adresserez un ami, on tuera le veau gras ; car ici l’arrivée d’un hôte est une fête, comme le retour de l’enfant prodigue était un bonheur.

Aussi les Anglais, ces éternels jalouseurs de la France, avaient-ils depuis longtemps les yeux fixés sur sa fille chérie, tournant sans cesse autour d’elle, essayant tantôt de la séduire par de l’or, tantôt de l’intimider par les menaces : mais à toutes ces propositions la belle créole répondait par un suprême dédain, si bien qu’il fut bientôt visible que ses amants, ne pouvant l’obtenir par séduction, voulaient l’enlever par violence, et qu’il fallut la garder à vue comme une monja espagnole. Pendant quelque temps elle en fut quitte pour des tentatives sans importance, et par conséquent sans résultat ; mais enfin l’Angleterre, n’y pouvant plus tenir, se jeta sur elle à corps perdu, et, comme l’île de France apprit un matin que sa sœur Bourbon venait déjà d’être enlevée, elle invita ses défenseurs à faire sur elle meilleure garde encore que par le passé, et l’on commença tout de bon à aiguiser les couteaux et à faire rougir les boulets, car de moment en moment on attendait l’ennemi.

Le 23 août 1810, une effroyable canonnade qui retentit par toute l’île annonça que l’ennemi était arrivé.

On appelait « nègres marrons » les esclaves noirs des colonies qui s’étaient enfuis des plantations et réfugiés dans les montagnes ou les forêts.

« Je suis esclave, je ferai ce que vous voudrez. »

II

Lions et léopards

C’était à cinq heures du soir, et vers la fin d’une de ces magnifiques journées d’été inconnues dans notre Europe. La moitié des habitants de l’île de France, disposés en amphithéâtre sur les montagnes qui dominent Grand-Port, regardaient haletants la lutte qui se livrait à leurs pieds, comme autrefois les Romains, du haut du cirque, se penchaient sur une chasse de gladiateurs ou sur un combat de martyrs.

Seulement, cette fois, l’arène était un vaste port tout environné d’écueils, où les combattants s’étaient fait échouer pour ne pas reculer quand même, et pouvoir, dégagés du soin embarrassant de la manœuvre, se déchirer à leur aise ; seulement, pour mettre fin à cette naumachie terrible, il n’y avait pas de vestales au pouce levé ; c’était, on le comprenait bien, une lutte d’extermination, un combat mortel ; aussi les dix mille spectateurs qui y assistaient gardaient-ils un anxieux silence ; aussi la mer, si souvent grondeuse dans ces parages, se taisait-elle elle-même pour qu’on ne perdît pas un mugissement de ces trois cents bouches à feu.

Voici ce qui était arrivé :

Le 20 au matin, le capitaine de frégate Duperré, venant de Madagascar monté sur la Bellone, et suivi de la Minerve, du Victor, du Ceylan et du Windham, avait reconnu les montagnes du Vent, de l’île de France. Comme trois combats précédents, dans lesquels il avait été constamment vainqueur, avaient amené de graves avaries dans sa flotte, il avait résolu d’entrer dans le grand port et de s’y radouber ; c’était d’autant plus facile que, comme on le sait, l’île, à cette époque, était encore toute à nous, et que le pavillon tricolore, flottant sur le fort de l’île de la Passe et sur son trois-mâts mouillé à ses pieds, donnait au brave marin l’assurance d’être reçu par des amis. En conséquence, le capitaine Duperré ordonna de doubler l’île de la Passe, située à deux lieues à peu près en avant de Mahebourg, et, pour exécuter cette manœuvre, ordonna que la corvette Victor passerait la première ; que la Minerve, le Ceylan et la Bellone la suivraient, et que le Windham fermerait la marche. La flottille s’avança donc, chaque bâtiment venant à la suite de l’autre, le peu de largeur du goulet ne permettant pas à deux vaisseaux de passer de front.

Lorsque le Victor ne fut plus qu’à une portée de canon du trois-mâts embossé sous le fort, ce dernier indiqua par ses signaux que les Anglais croisaient en vue de l’île. Le capitaine Duperré répondit qu’il le savait parfaitement, et que la flotte qu’on avait aperçue se composait de laMagicienne, de la Néreide, du Syrius et de l’Iphigénie, commandés par le commodore Lambert ; mais que, comme, de son côté, le capitaine Hamelin stationnait sous le vent de l’île avec l’Entreprenant, la Manche, l’Astrée, on était en force pour accepter le combat si l’ennemi se présentait.

Quelques secondes après, le capitaine Bouvet, qui marchait le second, crut remarquer des dispositions hostiles dans le bâtiment qui venait de faire des signaux. D’ailleurs, il avait beau l’examiner dans tous ses détails avec le coup d’œil perçant qui trompe si rarement le marin, il ne le reconnaissait pas pour appartenir à la marine française. Il fit part de ses observations au capitaine Duperré, qui lui répondit de prendre ses précautions, et que lui allait prendre les siennes. Quant au Victor, il fut impossible de le renseigner ; il était trop en avant, et tout signe qu’on lui eût fait eût été vu du fort et du vaisseau suspect.

Le Victor continuait donc de s’avancer sans défiance, poussé par une jolie brise du sud-est, ayant tout son équipage sur le pont, tandis que les deux bâtiments qui le suivent regardent avec anxiété les mouvements du trois-mâts et du fort ; tous deux cependant conservent encore des apparences amies ; les deux navires qui se trouvent au travers l’un de l’autre échangent même quelques paroles. Le Victor continue son chemin ; il a déjà dépassé le fort, quand tout à coup une ligne de fumée apparaît aux flancs du bâtiment embossé et au couronnement du fort. Quarante-quatre pièces de canon tonnent à la fois, enfilant de biais la corvette française, trouant sa voilure, fouillant son équipage, brisant son petit hunier, tandis qu’en même temps les couleurs françaises disparaissent du fort et du trois-mâts et font place au drapeau anglais. Nous avons été dupes de la supercherie ; nous sommes tombés dans le piège.

Mais, au lieu de rebrousser chemin, ce qui lui serait possible encore en abandonnant la corvette qui lui sert de mouche, et qui, revenue de sa surprise, répond au feu du trois-mâts par celui de ses deux pièces de chasse, le capitaine Duperré fait un signal au Windham, qui reprend la mer, et ordonne à la Minerve et au Ceylan de forcer la passe. Lui-même les soutiendra, tandis que le Windham ira prévenir le reste de la flotte française de la position où se trouvent les quatre bâtiments.

Alors les navires continuent de s’avancer, non plus avec la sécurité du Victor, mais mèche allumée, chaque homme à son poste, et dans ce profond silence qui précède toujours les grandes crises. Bientôt laMinerve se trouve bord à bord avec le trois-mâts ennemi ; mais, cette fois, c’est elle qui le prévient : vingt-deux bouches à feu s’enflamment à la fois ; la bordée porte en plein bois ; une partie du bastingage du bâtiment anglais vole en morceaux ; quelques cris étouffés se font entendre ; puis, à son tour, il tonne de toute sa batterie et renvoie à la Minerve les messagers de mort qu’il vient d’en recevoir, tandis que l’artillerie du fort plonge de son côté sur elle, mais sans lui faire d’autre mal que de lui tuer quelques hommes et de lui couper quelques cordages.

Puis vient le Ceylan, joli brick de 22 canons, pris, comme le Victor, la Minerve et le Windham, quelques jours auparavant sur les Anglais, et qui, comme le Victor et la Minerve, allait combattre pour la France, sa nouvelle maîtresse. Il s’avança léger et gracieux comme un oiseau de mer qui rase les flots. Puis, arrivé en face du fort et du trois-mâts, le fort, le trois-mâts et le Ceylan s’enflammèrent ensemble, confondant leur bruit, tant ils avaient tiré en même temps, et mêlant leur fumée, tant ils étaient proches l’un de l’autre.

Restait le capitaine Duperré, qui montait la Bellonne. C’était déjà à cette époque un des plus braves et des plus habiles officiers de notre marine. Il s’avança à son tour, serrant l’île de la Passe plus près que n’avait fait aucun des autres bâtiments ; puis, à bout portant, flanc contre flanc, les deux bords s’enflammèrent, échangeant la mort à portée de pistolet. La passe était forcée ; les quatre bâtiments étaient dans le port ; ils se rallient alors à la hauteur des Aigrettes, et vont jeter l’ancre entre l’île aux Singes et la pointe de la Colonie.

Aussitôt le capitaine Duperré se met en communication avec la ville, et il apprend que l’île Bourbon est prise, mais que, malgré ses tentatives sur l’île de France, l’ennemi n’a pu s’emparer que de l’île de la Passe. Un courrier est à l’instant même expédié au brave général Decaen, gouverneur de l’île, pour le prévenir que les quatre bâtiments français, le Victor,la Minerve, le Ceylan et la Bellone, sont à Grand-Port. Le 21, à midi, le général Decaen reçoit cet avis, le transmet au capitaine Hamelin, qui donne aux navires qu’il a sous sa direction l’ordre d’appareiller, expédie à travers terres des renforts d’hommes au capitaine Duperré, et le prévient qu’il va faire ce qu’il pourra pour arriver à son secours, attendu que tout lui fait croire qu’il est menacé par des forces supérieures.

En effet, en cherchant à mouiller dans la rivière Noire, le 21, à quatre heures du matin, le Windham avait été pris par la frégate anglaise Syrius. Le capitaine Pym, qui la commandait, avait appris alors que quatre bâtiments français, sous les ordres du capitaine Duperré, étaient entrés à Grand-Port, où le vent les retenait ; il en avait aussitôt donné avis aux capitaines de laMagicienne et de l’Iphigénie, et les trois frégates étaient parties aussitôt : le Syrius remontait vers Grand-Port en passant sous le vent, et les deux autres frégates relevant par le vent pour atteindre le même point.

Ce sont ces mouvements qu’a vus le capitaine Hamelin, et qui, par leur rapport avec la nouvelle qu’il apprend, lui font croire que le capitaine Duperré va être attaqué. Il presse donc lui-même son appareillage ; mais, quelque diligence qu’il fasse, il n’est prêt que le 22 au matin. Les trois frégates anglaises ont trois heures d’avance sur lui, et le vent, qui se fixe au sud-est et qui fraîchit de moment en moment, va augmenter encore les difficultés qu’il doit éprouver pour arriver à Grand-Port.

Le 21 au soir, le général Decaen monte à cheval, et, à cinq heures du matin, il arrive à Mahebourg, suivi des principaux colons et de ceux de leurs nègres sur lesquels ils croient pouvoir compter. Maîtres et esclaves sont armés de fusils, et, dans le cas où les Anglais tenteraient de débarquer, ils ont chacun cinquante coups à tirer. Une entrevue a lieu aussitôt entre lui et le capitaine Duperré.

À midi, la frégate anglaise Syrius, qui est passée sous le vent de l’île, et qui, par conséquent, a éprouvé moins de difficultés sur sa route que les deux frégates, paraît à l’entrée de la passe, rallie le trois-mâts embossé près du fort et que l’on a reconnu pour être la frégate la Néréide, capitaine Villougby, et toutes deux, comme si elles comptaient à elles seules attaquer la division française, s’avancent sur nous, faisant la même marche que nous avions faite ; mais, en serrant de trop près le bas-fond, le Syrius touche, et la journée s’écoule pour son équipage à se remettre à flot.

Pendant la nuit, le renfort de matelots envoyé par le capitaine Hamelin arrive, et est distribué sur les quatre bâtiments français, qui comptent ainsi quatorze cents hommes à peu près, et cent quarante-deux bouches à feu. Mais comme, aussitôt leur répartition, le capitaine Duperré a fait échouer la division, et que chaque vaisseau présente son travers, la moitié seulement des canons prendront part à la fête sanglante qui se prépare.

À deux heures de l’après-midi, les frégates laMagicienne et l’Iphigénie parurent à leur tour à l’entrée de la passe ; elles rallièrent le Syrius et la Néréide, et toutes quatre s’avancèrent contre nous. Deux se firent échouer, les deux autres s’amarrèrent sur leurs ancres, présentant un total de dix-sept cents hommes et de deux cents canons.

Ce fut un moment solennel et terrible que celui pendant lequel les dix mille spectateurs qui garnissaient les montagnes virent les quatre frégates ennemies s’avancer sans voiles et par la seule et lente impulsion du vent dans leurs agrès, et venir, avec la confiance que leur donnait la supériorité du nombre, se ranger à demi-portée du canon de la division française, présentant à leur tour leur travers, s’échouant comme nous nous étions fait échouer, et renonçant d’avance à la fuite, comme d’avance nous y avions renoncé.

C’était donc un combat tout d’extermination qui allait commencer ; lions et léopards étaient en présence, et ils allaient se déchirer avec des dents de bronze et des rugissements de feu.

Ce furent nos marins qui, moins patients que ne l’avaient été les gardes-françaises à Fontenoy, donnèrent le signal du carnage. Une longue traînée de fumée courut aux flancs des quatre vaisseaux, à la corne desquels flottait un pavillon tricolore ; puis en même temps le rugissement de soixante-dix bouches à feu retentit, et l’ouragan de fer s’abattit sur la flotte anglaise.

Celle-ci répondit presque aussitôt, et alors commença, sans autre manœuvre que celle de déblayer les ponts des éclats de bois et des corps expirants, sans autre intervalle que celui de charger les canons, une de ces luttes d’extermination comme, depuis Aboukir et Trafalgar, les fastes de la marine n’en avaient pas encore vu. D’abord, on put croire que l’avantage était aux ennemis ; car les premières volées anglaises avaient coupé les embossures de la Minerve et du Ceylan ; de sorte que, par cet accident, le feu de ces deux navires se trouva masqué en grande partie. Mais, sous les ordres de son capitaine, la Bellone fit face à tout, répondant aux quatre bâtiments à la fois, ayant des bras, de la poudre et des boulets pour tous ; vomissant incessamment le feu, comme un volcan en éruption, et cela pendant deux heures c’est-à-dire pendant le temps que le Ceylan et la Minerve mirent à réparer leurs avaries : après quoi, comme impatients de leur inaction, ils se reprirent à rugir et à mordre à leur tour, forçant l’ennemi, qui s’était détourné un instant d’eux pour écraser la Bellone, de revenir à eux, et rétablissant l’unité du combat sur toute la ligne.

Alors il sembla au capitaine Duperré que la Néréide, déjà meurtrie par trois bordées que la division lui avait lâchées en forçant la passe, ralentissait son feu. L’ordre fut donné aussitôt de diriger toutes les volées sur elle et de ne lui donner aucun relâche. Pendant une heure, on l’écrasa de boulets et de mitraille, croyant à chaque instant qu’elle allait amener son pavillon ; puis comme elle ne l’amenait pas, la grêle de bronze continua, fauchant ses mâts, balayant son pont, trouant sa carène, jusqu’à ce que son dernier canon s’éteignît, pareil à un dernier soupir, et qu’elle demeurât rasée comme un ponton dans l’immobilité et dans le silence de la mort.

En ce moment, et comme le capitaine Duperré donnait un ordre à son lieutenant Roussin, un éclat de mitraille l’atteint à la tête et le renverse dans la batterie ; comprenant qu’il est blessé dangereusement, à mort peut-être, il fait appeler le capitaine Bouvet, lui remet le commandement de la Bellone, lui ordonne de faire sauter les quatre bâtiments plutôt que de les rendre, et, cette dernière recommandation faite, lui tend la main et s’évanouit. Personne ne s’aperçoit de cet événement ; Duperré n’a pas quitté la Bellone, puisque Bouvet le remplace.

À dix heures, l’obscurité est si grande, qu’on ne peut plus pointer, et qu’il faut tirer au hasard. À onze heures, le feu cesse ; mais comme les spectateurs comprennent que ce n’est qu’une trêve, ils restent à leur poste. En effet, à une heure, la lune paraît, et, avec elle et à sa pâle lumière, le combat recommence.

Pendant ce moment de relâche, la Néréide a reçu quelques renforts ; cinq ou six de ses pièces ont été remises en batterie ; la frégate qu’on a crue morte n’était qu’à l’agonie, elle reprend ses sens, et elle donne signe de vie en nous attaquant de nouveau.

Alors Bouvet fait passer le lieutenant Roussin à bord du Victor, dont le capitaine est blessé ; Roussin a l’ordre de remettre le bâtiment à flot et de s’en aller, à bout portant, écraser la Néréide de toute son artillerie ; son feu ne cessera cette fois que lorsque la frégate sera bien morte.

Roussin suit à la lettre l’ordre donné : le Victor déploie son foc et ses grands huniers, s’ébranle et vient, sans tirer un seul coup de canon, jeter l’ancre à vingt pas de la poupe de la Néréide ; puis, de là, il commence son feu, auquel elle ne peut répondre que par ses pièces de chasse, l’enfilant de bout en bout à chaque bordée. Au point du jour, la frégate se tait de nouveau. Cette fois elle est bien morte et cependant le pavillon anglais flotte toujours à sa corne. Elle est morte, mais elle n’a pas amené.

En ce moment, les cris de « Vive l’empereur ! » retentissent sur la Néréide ; – les dix-sept prisonniers français qu’elle a faits dans l’île de la Passe, et qu’elle a enfermés à fond de cale, brisent la porte de leur prison et s’élancent par les écoutilles, un drapeau tricolore à la main. L’étendard de la Grande-Bretagne est battu, la bannière tricolore flotte à sa place. Le lieutenant Roussin donne l’ordre d’aborder ; mais, au moment où il va engager les grappins, l’ennemi dirige son feu sur la Néréide, qui lui échappe. C’est une lutte inutile à soutenir ; la Néréide n’est plus qu’un ponton, sur lequel on mettra la main aussitôt que les autres bâtiments seront réduits ; le Victor laisse flotter la frégate comme le cadavre d’une baleine morte ; il embarque les dix-sept prisonniers, va reprendre son rang de bataille, et annonce aux Anglais, en faisant feu de toute sa batterie, qu’il est revenu à son poste.

L’ordre avait été donné à tous les bâtiments français de diriger leur feu sur la Magicienne, le capitaine Bouvet voulait écraser les frégates ennemies l’une après l’autre ; vers trois heures de l’après-midi, la Magicienne était devenue le but de tous les coups ; à cinq heures, elle ne répondait plus à notre feu que par secousses et ne respirait que comme respire un ennemi blessé à mort ; à six heures on s’aperçoit de terre que son équipage fait tous ses préparatifs pour l’évacuer : des cris d’abord, et des signaux ensuite, en avertissent la division française ; le feu redouble ; les deux autres frégates ennemies lui envoient leurs chaloupes, elle-même met ses canots à la mer ; ce qui reste d’hommes sans blessure ou blessés légèrement y descend ; mais, dans l’intervalle qu’elles ont à franchir pour gagner le Syrius, deux chaloupes sont coulées bas par les boulets, et la mer se couvre d’hommes qui gagnent en nageant les deux frégates voisines.

Un instant après, une légère fumée sort par les sabords de la Magicienne ; puis, de moment en moment, elle devient plus épaisse ; alors, par les écoutilles, on voit poindre des hommes blessés qui se traînent, qui lèvent leurs bras mutilés, qui appellent au secours, car déjà la flamme succède à la fumée, et darde par toutes les ouvertures du bâtiment ses langues ardentes ; puis elle s’élance au dehors, rampe le long des bastingages, monte aux mâts, enveloppe les vergues, et, au milieu de cette flamme, on entend des cris de rage et d’agonie ; puis enfin tout à coup le vaisseau s’ouvre comme le cratère d’un volcan qui se déchire. Une détonation effroyable se fait entendre : la Magicienne vole en morceaux. On suit quelque temps ses débris enflammés, qui montent dans les airs, redescendent et viennent s’éteindre en frissonnant dans les flots. De cette belle frégate qui, la veille encore, se croyait la reine de l’Océan, il ne reste plus rien, pas même des débris, pas même des blessés, pas même des morts. Un grand intervalle, demeuré vide entre la Néréide et l’Iphigénie, indique seul la place où elle était.

Puis, comme fatigués de la lutte, comme épouvantés du spectacle, Anglais et Français firent silence, et le reste de la nuit fut consacré au repos.

Mais, au point du jour, le combat recommence. C’est le Syrius, à son tour, que la division française a choisi pour victime. C’est le Syrius que le quadruple feu du Victor, de la Minerve, de la Bellone et du Ceylan va écraser. C’est sur lui que se réunissent boulets et mitraille. Au bout de deux heures, il n’a plus un seul mât ; sa muraille est rasée, l’eau entre dans sa carène par vingt blessures : s’il n’était échoué, il coulerait à fond. Alors son équipage l’abandonne à son tour ; le capitaine le quitte le dernier. Mais comme à bord de la Magicienne, le feu est demeuré là, une mèche le conduit à la Sainte-Barbe, et, à onze heures du matin, une détonation effroyable se fait entendre, et le Syrius disparaît anéanti !

Alors l’Iphigénie, qui a combattu sur ses ancres, comprend qu’il n’y a plus de lutte possible. Elle reste seule contre quatre bâtiments ; car, ainsi que nous l’avons dit, la Néréide, n’est plus qu’une masse inanimée ; elle déploie ses voiles, et profitant de ce qu’elle a échappé presque saine et sauve à toute cette destruction qui s’arrête à elle, elle essaye de prendre chasse, afin d’aller se remettre sous la protection du fort.

Aussitôt le capitaine Bouvet ordonne à la Minerve et à la Bellone de se réparer et de se remettre à flot. Duperré, sur le lit ensanglanté où il est couché, a appris tout ce qui s’est passé : il ne veut pas qu’une seule frégate échappe au carnage ; il ne veut pas qu’un seul Anglais aille annoncer sa défaite à l’Angleterre. Nous avons Trafalgar et Aboukir à venger. En chasse ! en chasse sur l’Iphigénie !

Et les deux nobles frégates, toutes meurtries, se relèvent, se redressent, se couvrent de voiles et s’ébranlent, en donnant l’ordre au Victor d’amariner la Néréide. Quant au Ceylan, il est si mutilé lui-même, qu’il ne peut quitter sa place avant que le calfat ait pansé ses mille blessures.

Alors de grands cris de triomphe s’élèvent de la terre : toute cette population qui a gardé le silence retrouve la respiration et la voix pour encourager la Minerve et la Bellone dans leur poursuite. Mais l’Iphigénie, moins avariée que ses deux ennemies, gagne visiblement sur elles ; l’Iphigénie dépasse l’île des Aigrettes ; l’Iphigénie va atteindre le fort de la Passe ; l’Iphigénie va gagner la pleine mer et sera sauvée. Déjà les boulets dont la poursuivent la Minerve et la Bellone n’arrivent plus jusqu’à elle et viennent mourir dans son sillage, quand tout à coup trois bâtiments paraissent à l’entrée de la Passe, le pavillon tricolore à leur corne ; c’est le capitaine Hamelin, parti de Port-Louis avec l’Entreprenant, la Manche et l’Astrée. L’Iphigénie et le fort de la Passe sont pris entre deux feux ; ils se rendront à discrétion, pas un Anglais n’échappera.

Pendant ce temps, le Victor s’est, pour la seconde fois, rapproché de la Néréide ; et, craignant quelque surprise, il ne l’aborde qu’avec précaution. Mais le silence qu’elle garde est bien celui de la mort. Son pont est couvert de cadavres ; le lieutenant, qui y met le pied le premier, a du sang jusqu’à la cheville.

Un blessé se soulève et raconte que six fois l’ordre a été donné d’amener le pavillon, mais que six fois les décharges françaises ont emporté les hommes chargés d’exécuter ce commandement. Alors le capitaine s’est retiré dans sa cabine, et on ne l’a plus revu.

Le lieutenant Roussin s’avance vers la cabine et trouve la capitaine Villougby à une table, sur laquelle sont encore un pot de grog et trois verres. Il a un bras et une cuisse emportés. Devant lui son premier lieutenant Thomson est tué d’un biscaïen qui lui a traversé la poitrine ; et, à ses pieds, est couché son neveu Williams Murrey, blessé au flanc d’un éclat de mitraille1.

Alors, le capitaine Villougby, de la main qui lui reste, fait un mouvement pour rendre son épée ; mais le lieutenant Roussin, à son tour, étend le bras, et, saluant l’Anglais moribond :

– Capitaine, dit-il, quand on se sert d’une épée comme vous le faites, on ne rend son épée qu’à Dieu !

Et il ordonne aussitôt que tous les secours soient prodigués au capitaine Villougby. Mais tous les secours furent inutiles : le noble défenseur de la Néréide mourut le lendemain.

Le lieutenant Roussin fut plus heureux à l’égard du neveu qu’il ne l’avait été à l’égard de l’oncle. Sir Williams Murrey, atteint profondément et dangereusement, n’était cependant pas frappé à mort. Aussi le verrons-nous reparaître dans le cours de cette histoire.

Si le capitaine Wilhougby (et non pas Villougby) commanda bienLa Néréïde, son neveu Sir Williams Murrey, qui sera l’un des personnages principaux de Georges, est inventé par Dumas.

III

Trois enfants

Comme on le pense bien, les Anglais, pour avoir perdu quatre vaisseaux, n’avaient pas renoncé à leurs projets sur l’île de France ; tout au contraire, ils avaient maintenant à la fois une conquête nouvelle à faire et une vieille défaite à venger. Aussi, trois mois à peine après les événements que nous venons de mettre sous les yeux du lecteur, une seconde lutte non moins acharnée, mais qui devait avoir des résultats bien différents, avait lieu à Port-Louis même, c’est-à-dire sur un point parfaitement opposé à celui où avait eu lieu la première.

Cette fois, ce n’était pas de quatre navires ou de dix-huit cents hommes qu’il s’agissait. Douze frégates, huit corvettes et cinquante bâtiments de transport avaient jeté vingt ou vingt-cinq mille hommes sur la côte, et l’armée d’invasion s’avançait vers Port-Louis, qu’on appelait alors Port-Napoléon. Aussi, le chef-lieu de l’île, au moment d’être attaqué par de pareilles forces, présentait-il un spectacle difficile à décrire. De tous côtés, la foule accourue de différents quartiers de l’île, et pressée dans les rues, manifestait la plus vive agitation ; comme nul ne connaissait le danger réel, chacun créait quelque danger imaginaire, et les plus exagérés et les plus inouïs étaient ceux qui rencontraient la plus grande croyance. De temps en temps, quelque aide de camp du général commandant apparaissait tout à coup portant un ordre et jetant à la multitude une proclamation destinée à éveiller la haine que les nationaux portaient aux Anglais, et à exalter leur patriotisme. À sa lecture, les chapeaux s’élevaient au bout des baïonnettes ; les cris de « Vive l’empereur ! » retentissaient ; des serments de vaincre ou de mourir étaient échangés ; un frisson d’enthousiasme courait parmi cette foule, qui passait d’un repos bruyant à un travail furieux, et se précipitait de tous côtés demandant à marcher à l’ennemi.

Mais le véritable rendez-vous était à la place d’Armes, c’est-à-dire au centre de la ville. C’est là que se rendait, tantôt un caisson emporté au galop de deux petits chevaux de Timor ou de Pégu, tantôt un canon traîné au pas de course par des artilleurs nationaux, jeunes gens de quinze à dix-huit ans à peine, à qui la poudre, qui leur noircissait la figure, tenait lieu de barbe. C’était là que se rendaient des gardes civiques en tenue de combat, des volontaires en habit de fantaisie qui avaient ajouté une baïonnette à leur fusil de chasse, des nègres vêtus de débris d’uniforme et armés de carabines, de sabres et de lances, tout cela se mêlant, se heurtant, se croisant, se culbutant et fournissant chacun sa part de bourdonnement à cette puissante rumeur qui s’élevait au-dessus de la ville, comme s’élève le bruit d’un innombrable essaim d’abeilles au-dessus d’une ruche gigantesque.

Cependant, une fois arrivés sur la place d’Armes, ces hommes, courant soit isolés, soit par troupes, prenaient un aspect plus régulier et une allure plus calme. C’est que sur la place d’Armes se tenait, en attendant que l’ordre de marcher à l’ennemi lui fût donné, la moitié de la garnison de l’île, composée de troupes de ligne, et formant un total de quinze ou dix-huit cents hommes ; et que leur attitude, à la fois fière et insouciante, était un blâme tacite du bruit et de l’embarras que faisaient ceux qui, moins familiarisés avec les scènes de ce genre, avaient cependant le courage, la bonne volonté d’y prendre part ; aussi, tandis que les nègres se pressaient pêle-mêle à l’extrémité de la place, un régiment de volontaires nationaux, se disciplinant de lui-même à la vue de la discipline militaire, s’arrêtait en face de la troupe, se formait dans le même ordre qu’elle, tâchant d’imiter, mais sans pouvoir y parvenir, la régularité de ses lignes.

Celui qui paraissait le chef de cette dernière troupe, et qui, il faut le dire, se donnait une peine infinie pour atteindre au résultat que nous avons indiqué, était un homme de quarante à quarante-cinq ans portant les épaulettes de chef de bataillon, et doué par la nature d’une de ces physionomies insignifiantes auxquelles aucune émotion ne peut parvenir à donner ce qu’en terme d’art on appelle du caractère. Au reste il était frisé, rasé, épinglé comme pour une parade ; seulement, de temps en temps, il détachait une agrafe de son habit, boutonné primitivement depuis le haut jusqu’en bas, et qui, en s’ouvrant peu à peu, laissait voir un gilet de piqué, une chemise à jabot et une cravate blanche à coins brodés. Auprès de lui, un joli enfant de douze ans, qu’attendait à quelques pas de là un domestique nègre, vêtu d’une veste et d’un pantalon de basin, étalait, avec cette aisance que donne l’habitude d’être bien mis, son grand col de chemise festonné, son habit de camelot vert à boutons d’argent et son castor gris orné d’une plume. À son côté pendait, avec sa sabretache, le fourreau d’un petit sabre, dont il tenait la lame de la main droite, essayant d’imiter, autant qu’il était en lui, l’air martial de l’officier qu’il avait soin d’appeler de temps en temps et bien haut : « Mon père », appellation dont le chef de bataillon ne semblait pas moins flatté que du poste éminent auquel la confiance de ses concitoyens l’avait élevé dans la milice nationale.

À peu de distance de ce groupe, qui se pavanait dans son bonheur, on pouvait en distinguer un autre, moins brillant sans doute, mais à coup sûr plus remarquable.

Celui-là se composait d’un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans et de deux enfants, l’un âgé de quatorze ans, et l’autre de douze.

L’homme était grand, maigre, d’une charpente tout osseuse, un peu courbé, non point par l’âge, puisque nous avons dit qu’il avait quarante-huit ans au plus, mais par l’humilité d’une position secondaire. En effet, à son teint cuivré, à ses cheveux légèrement crépus, on devait, au premier coup d’œil, reconnaître un de ces mulâtres auxquels dans les colonies, la fortune, souvent énorme, à laquelle ils sont arrivés par leur industrie, ne fait point pardonner leur couleur. Il était vêtu avec une riche simplicité, tenait à la main une carabine damasquinée d’or, armée d’une baïonnette longue et effilée, et avait au côté un sabre de cuirassier, qui, grâce à sa haute taille, restait suspendu le long de sa cuisse comme une épée. De plus, outre celles qui étaient contenues dans sa giberne, ses poches regorgeaient de cartouches.

L’aîné des deux enfants qui accompagnaient cet homme était comme nous l’avons dit, un grand garçon de quatorze ans, à qui l’habitude de la chasse, plus encore que son origine africaine, avait bruni le teint ; grâce à la vie active qu’il avait menée, il était robuste comme un jeune homme de dix-huit ans ; aussi avait-il obtenu de son père de prendre part à l’action qui allait avoir lieu. Il était donc armé de son côté d’un fusil à deux coups, le même dont il avait l’habitude de se servir dans ses excursions à travers l’île et avec lequel, tout jeune qu’il était, il s’était déjà fait une réputation d’adresse que lui enviaient les chasseurs les plus renommés. Mais, pour le moment, son âge réel l’emportait sur l’apparence de son âge. Il avait posé son fusil à terre et se roulait avec un énorme chien malgache, qui semblait de son côté, être venu là pour le cas où les Anglais auraient amené avec eux quelques-uns de leurs bouledogues.

Le frère du jeune chasseur, le second fils de cet homme à la haute taille et à l’air humble, celui enfin qui complétait le groupe que nous avons entrepris de décrire, était un enfant de douze ans à peu près, mais dont la nature grêle et chétive ne tenait en rien de la haute stature de son père, ni de la puissante organisation de son frère, qui semblait avoir pris à lui seul la vigueur destinée à tous les deux ; aussi, tout au contraire de Jacques, c’était ainsi qu’on appelait son aîné, le petit Georges paraissait-il deux ans de moins qu’il n’avait réellement, tant, comme nous l’avons dit, sa taille exiguë, sa figure pâle, maigre et mélancolique, ombragée par de longs cheveux noirs, avaient peu de cette force physique si commune aux colonies : mais, en revanche on lisait dans son regard inquiet et pénétrant une intelligence si ardente, et, dans le précoce froncement de sourcil qui lui était déjà habituel, une réflexion si virile et une volonté si tenace, que l’on s’étonnait de rencontrer à la fois dans le même individu tant de chétivité et tant de puissance.

N’ayant pas d’armes, il se tenait contre son père, et serrait de toute la force de sa petite main le canon de la belle carabine damasquinée, portant alternativement ses yeux vifs et investigateurs de son père au chef de bataillon, et se demandant sans doute intérieurement pourquoi son père, qui était deux fois riche, deux fois fort et deux fois adroit comme cet homme, n’avait pas aussi comme lui quelque signe honorifique, quelque distinction particulière.

Un nègre, vêtu d’une veste et d’un caleçon de toile bleue, attendait, comme pour l’enfant au col festonné, que le moment fût venu aux hommes de marcher ; car alors, tandis que son père et son frère iraient se battre, l’enfant devait rester avec lui.

Depuis le matin, on entendait le bruit du canon : car depuis le matin, le général Vandermaesen, avec l’autre moitié de la garnison, avait marché au-devant de l’ennemi, afin de l’arrêter dans les défilés de la montagne Longue et au passage de la rivière du Pont-Rouge et de la rivière des Lataniers. En effet, depuis le matin, il avait tenu avec acharnement ; mais, ne voulant pas compromettre d’un seul coup toutes ses forces, et craignant d’ailleurs que l’attaque à laquelle il faisait face ne fût qu’une fausse attaque pendant laquelle les Anglais s’avanceraient par quelque autre point sur Port-Louis, il n’avait pris avec lui que huit cents hommes, laissant, comme nous l’avons dit, pour la défense de la ville, le reste de la garnison et les volontaires nationaux. Il en résultait qu’après des prodiges de courage, sa petite troupe, qui avait affaire à un corps de quatre mille Anglais et de deux mille cipayes, avait été obligée de se replier successivement de position en position, tenant ferme à chaque accident de terrain qui lui rendait un instant l’avantage, mais bientôt forcée de reculer encore ; de sorte que, de la place d’Armes, où se trouvaient les réserves, on pouvait, quoiqu’on n’aperçût point les combattants, calculer les progrès que faisaient les Anglais, au bruit croissant de l’artillerie, qui, de minute en minute, se rapprochait ; bientôt même on entendit, entre le retentissement des puissantes volées, le pétillement de la mousqueterie. Mais, il faut le dire, ce bruit, au lieu d’intimider ceux des défenseurs de Port-Louis, qui, condamnés à l’inaction par l’ordre du général stationnaient sur la place d’Armes, ne faisait que stimuler leur courage ; si bien que, tandis que les soldats de ligne, esclaves de la discipline, se contentaient de se mordre les lèvres ou de sacrer entre leurs moustaches, les volontaires nationaux agitaient leurs armes, murmurant hautement, et criant que, si l’ordre de partir tardait longtemps encore, ils rompraient les rangs et s’en iraient combattre en tirailleurs.

En ce moment, on entendit retentir la générale. En même temps un aide de camp accourut au grand galop de son cheval, et, sans même entrer dans la place, levant son chapeau pour faire un signe d’appel, il cria du haut de la rue :

– Aux retranchements, voilà l’ennemi !

Puis il repartit aussi rapidement qu’il était venu.

Aussitôt le tambour de la troupe de ligne battit, et les soldats, prenant leurs rangs avec la prestesse et la précision de l’habitude, partirent au pas de charge.

Quelque rivalité qu’il y eût entre les volontaires et les troupes de ligne, les premiers ne purent partir d’un élan aussi rapide. Quelques instants se passèrent avant que les rangs fussent formés ; puis, comme, les rangs formés, les uns partirent du pied droit tandis que les autres partaient du pied gauche, il y eut un moment de confusion qui nécessita une halte.

Pendant ce temps, voyant une place vide au milieu de la troisième file des volontaires, l’homme à la grande taille et à la carabine damasquinée embrassa le plus jeune de ses enfants, et, le jetant dans les bras du nègre à la veste bleue, il courut, avec son fils aîné, prendre modestement la place que la fausse manœuvre exécutée par les volontaires avait laissée vacante.

Mais, à l’approche de ces deux parias, leurs voisins de gauche et de droite s’écartèrent, imprimant le même mouvement à leurs propres voisins, de sorte que l’homme à la haute taille et son fils se trouvèrent le centre de cercles qui allaient s’éloignant d’eux, comme s’éloignent de l’endroit où est tombée une pierre les cercles de l’eau dans laquelle on l’a jetée.

Le gros homme aux épaulettes de chef de bataillon, qui venait à grand-peine de rétablir la régularité de sa première file s’aperçut alors du désordre qui bouleversait la troisième ; il se haussa donc sur la pointe des pieds, et, s’adressant à ceux qui exécutaient la singulière manœuvre que nous avons décrite :

– À vos rangs, Messieurs, cria-t-il, à vos rangs !

Mais à cette double recommandation, faite d’un ton qui n’admettait cependant pas de réplique, un seul cri répondit :

– Pas de mulâtres avec nous ! Pas de mulâtres !

Cri unanime, universel, retentissant, que tout le bataillon répéta comme un écho.

L’officier comprit alors la cause de ce désordre, et vit, au milieu d’un large cercle, le mulâtre qui était demeuré au port d’armes, tandis que son fils aîné, rouge de colère, avait déjà fait deux pas en arrière pour se séparer de ceux qui le repoussaient.

À cette vue, le chef de bataillon passa au travers des deux premières files, qui s’ouvrirent devant lui, et marcha droit à l’insolent qui s’était permis, homme de couleur qu’il était, de se mêler à des blancs. Arrivé devant lui, il le toisa des pieds à la tête avec un regard flamboyant d’indignation, et, comme le mulâtre restait toujours devant lui, droit et immobile comme un poteau :

– Eh bien, monsieur Pierre Munier, lui dit-il, n’avez-vous point entendu, et faudra-t-il vous répéter une seconde fois que ce n’est point ici votre place, et qu’on ne veut pas de vous ici ?

En abaissant sa main forte et robuste sur le gros homme qui lui parlait ainsi, Pierre Munier l’eût écrasé du coup ; mais, au lieu de cela, il ne répondit rien, leva la tête d’un air effaré, et, rencontrant les regards de son interlocuteur, il détourna les siens avec embarras, ce qui augmenta la colère du gros homme en augmentant sa fierté.

– Voyons ! que faites-vous là ? dit-il en le repoussant du plat de la main.

– Monsieur de Malmédie, répondit Pierre Munier, j’avais espéré que, dans un jour comme celui-ci, la différence des couleurs s’effacerait devant le danger général.

– Vous avez espéré, dit le gros homme en haussant les épaules et en ricanant avec bruit, vous avez espéré ! et qui vous a donné cet espoir, s’il vous plaît ?

– Le désir que j’ai de me faire tuer, s’il le faut, pour sauver notre île.

– Notre île ! murmura le chef de bataillon, notre île ! Parce que ces gens-là ont des plantations comme nous, ils se figurent que l’île est à eux.

– L’île n’est pas plus à nous qu’à vous, messieurs les blancs, je le sais bien, répondit Munier d’une voix timide ; mais si nous nous arrêtons à de pareilles choses au moment de combattre, elle ne sera bientôt ni à vous ni à nous.

– Assez ! dit le chef de bataillon en frappant du pied pour imposer à la fois silence au raisonneur du geste et de la voix, assez ! Êtes-vous porté sur les contrôles de la garde nationale ?

– Non, Monsieur, et vous le savez bien, répondit Munier, puisque, lorsque je me suis présenté, vous m’avez refusé.

– Eh bien, alors, que demandez-vous ?

– Je demandais à vous suivre comme volontaire.

– Impossible, dit le gros homme.

– Et pourquoi cela, impossible ? Ah ! si vous le vouliez bien, monsieur de Malmédie...

– Impossible ! répéta le chef de bataillon en se redressant. Ces messieurs qui sont sous mes ordres ne veulent pas de mulâtres parmi eux.

– Non, pas de mulâtres ! Pas de mulâtres ! s’écrièrent d’une seule voix tous les gardes nationaux.

– Mais je ne pourrai donc pas me battre, Monsieur ? dit Pierre Munier en laissant tomber ses bras avec découragement et en retenant à peine de grosses larmes qui tremblaient aux cils de ses yeux.

– Formez un corps de gens de couleur et mettez-vous à leur tête, ou joignez-vous à ce détachement de noirs qui va nous suivre.

– Mais ?... murmura Pierre Munier.

– Je vous ordonne de quitter le bataillon ; je vous l’ordonne, répéta en se rengorgeant M. de Malmédie.

– Venez donc, mon père, venez donc et laissez là ces gens qui vous insultent, dit une petite voix tremblante de colère, venez...

Et Pierre Munier se sentit tirer en arrière avec tant de force, qu’il recula d’un pas.

– Oui, Jacques, oui, je te suis, dit-il.

– Ce n’est pas Jacques, mon père, c’est moi, c’est Georges.

Munier se retourna étonné.

C’était en effet l’enfant qui était descendu des bras du nègre, et qui était venu donner à son père cette leçon de dignité.

Pierre Munier laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et poussa un profond soupir.

Pendant ce temps, les rangs de la garde nationale se rétablirent, et M. de Malmédie reprit son poste à la tête de la première file, et la légion partit au pas accéléré.

Pierre Munier resta seul entre ses deux enfants dont l’un était rouge comme le feu, et l’autre pâle comme la mort.

Il jeta un coup d’œil sur la rougeur de Jacques et sur la pâleur de Georges, et, comme si cette rougeur et cette pâleur étaient pour lui un double reproche :

– Que voulez-vous, dit-il, mes pauvres enfants ! c’est ainsi.

Jacques était insouciant et philosophe. Le premier mouvement lui avait été pénible, sans doute ; mais la réflexion était vite venue à son secours et l’avait consolé.

– Bah ! répondit-il à son père en faisant claquer ses doigts, qu’est-ce que cela nous fait, après tout, que ce gros homme nous méprise ? Nous sommes plus riches que lui, n’est-ce pas, mon père ? Et, quant à moi, ajouta-t-il en jetant un regard de côté sur l’enfant au col festonné, que je trouve son gamin de Henri à ma belle, et je lui donnerai une volée dont il se souviendra.

– Mon bon Jacques ! dit Pierre Munier, remerciant son fils aîné d’être en quelque sorte venu soulager sa honte par son insouciance.

Puis il se retourna vers le second de ses fils pour voir si celui-là prendrait la chose aussi philosophiquement que venait de le faire son frère.

Mais Georges resta impassible ; tout ce que son père put surprendre sur sa physionomie de glace fut un imperceptible sourire qui contracta ses lèvres ; cependant, si imperceptible qu’il fût, ce sourire avait une telle nuance de dédain et de pitié, que, de même qu’on répond parfois à des paroles qui n’ont pas été dites, Pierre Munier répondit à ce sourire :

– Mais que voulais-tu donc que je fisse, mon Dieu ?

Et il attendit la réponse de l’enfant, tourmenté de cette inquiétude vague qu’on ne s’avoue point à soi-même, et qui, cependant, vous agite, lorsqu’on attend, d’un inférieur qu’on redoute malgré soi, l’appréciation d’un fait accompli.

Georges ne répondit rien ; mais, tournant la tête vers le fond de la place :

– Mon père, répondit-il, voilà les nègres qui sont là-bas et qui attendent un chef.

– Eh bien, tu as raison, Georges, s’écria joyeusement Jacques, déjà consolé de son humiliation par la conscience de sa force, et faisant, sans s’en douter, le même raisonnement que César. Mieux vaut commander à ceux-ci que d’obéir à ceux-là.

Et Pierre Munier, cédant au conseil donné par le plus jeune de ses fils et à l’impulsion imprimée par l’autre, s’avança vers les nègres, qui, en discussion sur le chef qu’ils se choisiraient, n’eurent pas plus tôt aperçu celui que tout homme de couleur respectait dans l’île à l’égal d’un père, qu’ils se groupèrent autour de lui comme autour de leur chef naturel, et le prièrent de les conduire au combat.

Alors il s’opéra un changement étrange dans cet homme. Le sentiment de son infériorité, qu’il ne pouvait vaincre en face des blancs, disparut, et fit place à l’appréciation de son propre mérite : sa grande taille courbée se redressa de toute sa hauteur, ses yeux, qu’il avait tenus humblement baissés ou vaguement errants devant M. de Malmédie, lancèrent des flammes. Sa voix, tremblante un instant auparavant, prit un accent de fermeté terrible, et ce fut avec un geste plein de noble énergie que, rejetant sa carabine en bandoulière sur son épaule, il tira son sabre, et que, étendant son bras nerveux vers l’ennemi, il cria à son tour :

– En avant !

Puis, jetant un dernier regard au plus jeune de ses enfants, rentré sous la protection du nègre à la veste bleue, et qui, plein d’orgueilleuse joie, frappait ses deux mains l’une contre l’autre, il disparut avec sa noire escorte à l’angle de la même rue par laquelle venaient de disparaître la troupe de ligne et les gardes nationaux, en criant une dernière fois au nègre à la veste bleue :

– Télémaque, veille sur mon fils !

La ligne de défense se divisait en trois parties. À gauche le bastion Fanfaron, assis sur le bord de la mer et armé de dix-huit canons ; au milieu, le retranchement proprement dit, bordé de vingt-quatre pièces d’artillerie, et, à droite, la batterie Dumas, protégée seulement par six bouches à feu.

L’ennemi vainqueur, après s’être avancé d’abord en trois colonnes sur les trois points différents, abandonna les deux premiers, dont il reconnut la force, pour se rabattre sur le troisième, qui, non seulement, comme nous l’avons dit, était le plus faible, mais qui encore n’était défendu que par les artilleurs nationaux ; cependant, contre toute attente, à la vue de cette masse compacte qui marchait sur elle avec la terrible régularité de la discipline anglaise, cette belliqueuse jeunesse, au lieu de s’intimider, courut à son poste, manœuvrant avec la prestesse et l’habileté de vieux soldats et faisant un feu si bien nourri et si bien dirigé, que la troupe ennemie crut s’être trompée sur la force de la batterie et sur les hommes qui la servaient ; néanmoins, elle avançait toujours, car plus cette batterie était meurtrière, plus il était urgent d’éteindre son feu. Mais alors la maudite se fâcha tout à fait, et, pareille à un bateleur qui fait oublier un tour incroyable par un tour plus incroyable encore, elle redoubla ses volées, faisant suivre les boulets de la mitraille, et la mitraille des boulets avec une telle rapidité, que le désordre commença à se mettre dans les rangs ennemis. En même temps, et comme les Anglais étaient arrivés à portée de mousquet, la fusillade commença à pétiller à son tour, si bien que, voyant ses rangs éclaircis par les balles et des files entières emportées par les boulets, l’ennemi, étonné de cette résistance aussi énergique qu’inattendue, plia et fit un pas en arrière.