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1812. Le lieutenant russe Elim Melosor, second a bord du Vladimir, assiste au naufrage d'un navire au large de la Hollande, pays ennemi. Accompagne de cinq marins, il tente de sauver les sinistres. Mais leur chaloupe est détruite et les naufrages sont rejetés sur les cotes. Ils se refugient dans un moulin, a temps pour sauver les occupants attaques par des bandits. Des commerçants cachent les naufragés et font passer le lieutenant pour un neveu venu d'Allemagne, en attendant qu'ils puissent réembarquer. Entretemps, le beau lieutenant est tombe amoureux de Jane, la fille de ses protecteurs. Le jour prévu pour le départ secret des Russes, Melosor demande la main de Jane. Mais le père de trouve l'union trop dangereuse. L'odieux capitaine Montane, douanier en chef, en profite pour tenter sa chance. Devant le nouveau refus du père, il décide de se venger et de dénoncer les marins caches. Dans leur fuite précipitée, ceux-ci emmènent Jane, qui les a alertes. Or seule les femmes mariées sont tolérées a bord du Vladimir.
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Seitenzahl: 123
Veröffentlichungsjahr: 2019
Lorsqu’on voyage dans un pays et que l’on veut faire connaître ce pays, il faut que tout ce qu’on écrit sur lui, soit écrit au point de vue de sa nationalité. Je me suis donc attaché, pendant mon séjour en Russie, à recueillir des légendes, contemporaines autant que possible, attendu que c’était la Russie au XIXe siècle que j’avais l’intention de peindre.
En voici une empruntée à l’année 1812. Elle est puisée aux souvenirs d’un homme de beaucoup de talent, Bestuchef-Marlinsky, condamné à mort en 1826, puis envoyé aux mines, par grâce spéciale de l’empereur Nicolas.
Les personnes qui liront mon Voyage au Caucase y trouveront, sur cet auteur éminent, les détails les plus curieux et les plus pittoresques.
Alex. Dumas.
Au moment où les troupes de Napoléon s’approchaient de Moscou, la flotte russe, réunie à celle de la Grande-Bretagne, bloquait, sous le commandement de l’amiral anglais, la flotte française enfermée à Flessingue.
Pendant la plus mauvaise saison de l’année, sur une mer ouverte à tous les vents, jetant leurs ancres dans d’incommensurables profondeurs, les flottes combinées avaient à soutenir le double combat des tempêtes et de l’ennemi. Elles avaient derrière elles l’Océan aux vagues grondantes, devant elles les batteries qui crachaient la flamme et le fer.
Au mois d’octobre, les tempêtes sont terribles et successives. Qui les essuya en mer, sous la toile, comme on dit en termes de marine, peut seul se faire une idée de ce qu’est un pareil temps pour une flotte obligée de jeter l’ancre. Le vaisseau reste alors immobile, mais tremblant de tous ses membres, comme un géant enchaîné, et, quelle que soit la fureur des flots, il ne peut fuir devant eux.
L’ouragan qui s’éleva dans la nuit du 16 au 17 octobre 1812 détruisit plusieurs bâtiments tant sur les plages de Hollande que sur celles d’Angleterre. Pendant toute cette nuit, au milieu des ténèbres et de la tempête, on entendait de temps en temps ce formidable coup de canon qui crie à la création : « Nous sommes perdus ! » dernier râle de la vie qui a son écho dans la tombe.
Aux premiers rayons du jour, sombre et presque aussi menaçant que la nuit qui venait de s’écouler si lentement, on vit l’effroyable position de la flotte. La ligne était rompue ; les câbles et les mâts étaient brisés ; quelques bâtiments, arrachés à leurs ancres, allaient à la dérive. Les vagues les soulevaient comme des montagnes prêtes à les engloutir. Aux yeux même des marins, la position était désastreuse.
Le vaisseau russe le Vladimir était brisé en plusieurs endroits et faisait eau. Il était le dernier de la ligne à gauche et touchait presque aux rochers qui se prolongent près d’une demi-lieue dans la mer, dans une direction parallèle à la côte. Les matelots, travaillant, avec l’ardeur d’hommes qui sentent que leur vie dépend de la vigueur de leurs bras, les uns aux pompes, les autres à la manœuvre du bâtiment, prouvaient à des yeux exercés que toute cette fatigue resterait inutile ; et la perte de ceux qui montaient le bâtiment était inévitable, lorsque, par un bonheur inespéré, avec le jour le vent baissa et la mer se calma. Un éclair d’espérance passa dans le cœur des marins : cette espérance se changea bientôt en certitude de salut. On distribua un verre d’eau-de-vie aux matelots, et un peu d’ordre commença de renaître à bord. On put permettre à la moitié des hommes de se reposer : il était quatre heures de l’après-midi.
Le lieutenant, qui était autorisé à partager le repos de ces hommes, monta alors sur le pont, et, s’adressant au capitaine, qui s’y promenait de long en large :
— Commandant, dit-il en levant sa casquette, j’ai remis tout en bon ordre : le vent souffle nord-nord-ouest ; nous sommes à l’ancre sur soixante-huit brasses de fond avec soixante et onze brasses de câble.
— Et la cale, la cale, Nicolas Alexiovitch ? demanda le commandant.
— Tout va bien de ce côté ; nous sommes maîtres de l’eau. Avez-vous quelques ordres à me donner ?
— Aucun, puisque vous avez pourvu à tout, Nicolas ; seulement, recevez l’expression de ma reconnaissance, et faites tous mes compliments à l’équipage pour son travail de cette nuit. Sans ce travail plus qu’humain, nous serions, à l’heure qu’il est, accrochés comme une guenille à quelque rocher où nous pêcherions des étoiles de mer.
Le lieutenant était un vieux marin hâlé par le soleil de tous les climats, portant la casquette sur l’oreille, et ayant laissé, par distraction sans doute, prendre à son épaule droite une prééminence marquée sur la gauche. Un manteau encore tout trempé de pluie tombait de ses épaules, sans qu’il songeât à s’en débarrasser ; il tenait à la main son porte-voix.
Il sourit aux paroles du commandant.
— Bon, dit-il, cela ne vaut pas la peine d’en parler. C’est lorsque nous étions sur le Vladimir dans l’Adriatique que nous en avons vu, et d’autres que celles-là ! Par bonheur encore, continua Alexiovitch, qu’il n’y a pas de typhon dans la Manche, quoique ce soit une chose curieuse que de les voir se former et disparaître.
— Oui, ma foi, cela doit être fort curieux, Nicolas-Alexiovitch, répondit Élim Melosor, beau jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, portant l’aiguillette d’or à son épaule. – Et, en effet, il était aide de camp de l’amiral russe ; mais, pendant la guerre, il avait pris du service sur un vaisseau. – Je suis sûr que nos typhons de la Baltique sont plus dangereux pour les verres de punch que pour les vaisseaux.
— Certainement, mon cher, dit le vieux marin : l’eau a été faite pour les poissons et les écrevisses, le lait pour les enfants et les poitrinaires, le vin pour les jeunes gens et les jolies femmes, le madère pour les hommes et les soldats. Mais le rhum et l’eau-de-vie, c’est la boisson naturelle des héros.
— En ce cas, répondit le jeune aide de camp avec un sourire, l’immortalité n’est pas faite pour moi. Il m’est impossible de regarder en face une bouteille de rhum : j’ai en horreur cette abominable boisson.
— Eh bien, moi, mon cher Élim, c’est tout le contraire ; mon cœur bat, à sa vue, un branle-bas de tous les diables. Oh ! quand tu seras depuis trente ans sur le parquet du vieux Neptune ; quand tu auras vu autant de grains que j’ai vu de centaines de tempêtes, tu reconnaîtras qu’un bon verre de grog vaut mieux que tous les manteaux du monde, fussent-ils de renard bleu ou de zibeline ; au second verre, tu sentiras un génie entrer dans ta tête ; au troisième, un oiseau chanter dans ton cœur : alors tu te pencheras par-dessus la muraille et tu regarderas passer les vagues aussi tranquillement que si c’étaient des troupeaux de moutons. Les mâts crieront et craqueront au-dessus de ta tête, et tu te soucieras de leurs craquements et de leurs cris comme de cela.
Et le vieux marin fit claquer ses doigts.
— Et, malgré tout cela, la nuit passée, Nicolas-Alexiovitch, s’il n’eût pas fait si sombre, peut-être eussions-nous pu, à certains moments, voir passer la pâleur sur tes joues.
— Que le diable ait mon âme s’il y a un mot de vrai dans ce que tu dis là, Élim Melosor ! La tempête, c’est ma vie, à moi. Que Dieu nous donne souvent de pareilles nuits ; le service ne sera pas négligé comme dans les temps de calme. Lorsque le vent souffle, alors les pieds et les mains sont occupés, et je suis fier, car il me semble que je prends le commandement de toute la nature.
— Merci pour votre tempête, lieutenant ! dit le jeune officier ; j’ai été mouillé jusqu’aux os, je me suis couché sans souper, ayant une faim de chien de mer, et, pour compléter ma chance, j’ai roulé deux fois à bas de mon lit !
— Tiens, tu es un vrai bambin, mon cher Élim, dit le vieux marin. Ah çà ! mais tu voudrais donc que ton bâtiment voguât dans l’eau de rose ; que le vent n’eût été créé que pour chatouiller tes voiles, et que les lieutenants dansassent seulement avec les dames ?
— Plaisantez tant que vous voudrez, Alexiovitch : je vous déclare que je ne refuserais pas, dans ce moment surtout, de me réchauffer près d’une jolie lady à Plymouth, ou de dormir voluptueusement, après un bon dîner, à l’Opéra de Paris. Cela me paraîtrait plus agréable que d’entendre siffler le vent et d’être près de boire, à chaque instant, mon dernier coup à la même tasse que les requins et les baleines.
— Pour moi, je tiens qu’il y a toujours plus de danger sur terre que sur mer ; sur terre, tu risques éternellement de perdre ta bourse ou ton cœur. Par exemple, lorsque tu me conduisis dans la maison de Stephen, tu te le rappelles, n’est-ce pas ? je ne savais comment me gouverner au milieu des canapés et des fauteuils qui encombraient le salon ; j’eusse mieux aimé gouverner par une nuit sans étoiles au milieu de la passe de Devil’s-Gripp. Ah ! cette maudite miss Fanny : elle me regardait si fièrement, que j’étais tout prêt à lever l’ancre et à filer quinze lieues à l’heure pour m’éloigner d’elle. Mais tu ne m’écoutes pas, monsieur le distrait !
En effet, depuis que son vieux camarade avait touché l’article femmes, Élim, à demi couché sur un canon, avait tourné et arrêté ses yeux sur la côte de Hollande. Cette rive lointaine lui paraissait un paradis.
Là, il y avait de braves gens, des hommes d’esprit, de belles jeunes filles ; là étaient des cœurs prêts à aimer et dignes d’être aimés.
Dangereuse pensée pour un homme de vingt-cinq ans, surtout lorsqu’il est enfermé dans ce monastère flottant qu’on appelle un vaisseau ! Aussi, Élim, malade de cette sublime maladie qu’on appelle la jeunesse, était-il devenu doublement pensif, à la vue de la terre et aux paroles de son compagnon. Il regardait la Hollande avec une tendresse, qu’on eût dit qu’il y avait là quelque trésor enfoui. L’impossibilité de quitter son bâtiment lui donnait, au reste, un désir plus vif d’aller à terre, et il soupira si profondément, qu’en historien véridique, nous croyons devoir ici consigner ce soupir et y arrêter l’attention du lecteur.
Le jour commençait à baisser ; le vent augmentait au fur et à mesure que baissait le jour, et il se changeait peu à peu en tourmente ; mais, comme tout était prévu, on attendit la nuit avec une certaine tranquillité.
En ce moment, on vit paraître à l’horizon un navire qui arrivait sur la flotte toutes voiles dehors ; poussé par la tempête renaissante, il semblait vouloir marcher plus vite qu’elle ; on reconnut bientôt que c’était un navire de guerre anglais. Son drapeau rouge flamboyait comme un éclair au milieu des nuages. Tous les yeux se tournèrent de son côté.
— Ah ! voyons un peu comme notre gentleman va jeter l’ancre par ce joli temps, dit Élim.
— Ah çà ! mais il est fou, dit un jeune lieutenant ; il force de voiles en entrant dans la ligne ! Regarde donc : ses mâts plient comme des roseaux. Ne te semble-t-il pas les entendre craquer d’ici ? Ou son capitaine en a d’autres dans sa poche, ou il a des démons au lieu de matelots.
On vit monter le drapeau de signal au vaisseau amiral ; mais, comme s’il n’y faisait aucune attention, ou comme s’il était entraîné par une force irrésistible, le navire ne parut pas s’en préoccuper.
— Eh bien, il ne répond pas ? s’écrièrent plusieurs voix avec étonnement.
— Mais il va tout droit sur le rocher, dit Élim.
Trois drapeaux s’élevèrent à la fois sur le vaisseau amiral.
— Numéro 143 ! cria un matelot.
Le lieutenant ouvrit le livre des signaux.
— « Le vaisseau qui arrive du large, dit-il, doit se former en ligne et jeter l’ancre à gauche. »
— A-t-il répondu ? demanda le lieutenant.
— Il n’a seulement pas l’air de se douter qu’on lui parle, dit le matelot.
L’incertitude, la crainte et l’étonnement se peignirent sur tous les visages.
Le même signal se répéta, accompagné d’un coup de canon en manière de réprimande.
Le bâtiment n’y fit aucune attention et continua de marcher droit sur l’écueil.
En vain l’amiral redoublait ses signaux : il ne paraissait pas les voir, ne s’arrêtait pas, ne diminuait pas même sa marche.
Tout le monde regardait avec terreur le navire insensé : il était évident qu’il allait droit à sa perte.
— Il ne comprend pas nos signaux ! s’écria le lieutenant. Il ne vient pas de l’Angleterre, il vient de l’Océan. En tout cas, il devrait voir le rocher, qui est indiqué sur toutes les cartes.
— Il n’a qu’une seconde pour virer de bord, dit Élim, ou il est perdu.
Le moment était suprême.
Le jeune homme sauta sur le bastingage, se tenant par une main seulement, et, de l’autre, faisant signe avec sa casquette en criant :
— La barre à bâbord ! la barre à bâbord donc ! comme si, malgré la distance, le bâtiment pouvait l’entendre.
Le bâtiment était déjà assez proche pour que l’on vît ses hommes, qui s’agitaient sur le pont. On essayait d’amener la misaine ; mais, au moment où l’équipage était occupé à cette manœuvre, on entendit un craquement terrible. C’était le mât qui se brisait.
— Il n’a pas de gouvernail, s’écria le lieutenant, il est perdu !
Et, tout vieux marin qu’il était, il détourna les yeux.
Il avait raison : le bâtiment, condamné à mort, semblait avoir hâte d’arriver à sa perte. Poussé par le vent, entraîné par les courants, quoiqu’on eût successivement amené toutes les voiles, il ne marchait plus, il volait.
On voyait le désespoir de l’équipage ; il n’y avait plus de commandement, plus d’ordre, plus de discipline. Les matelots couraient çà et là, tendant les mains vers les autres bâtiments, et demandant instinctivement un secours qu’il était impossible de leur porter.
Leur dernière heure sonna.
Avec la rapidité de l’éclair, avec la force et le bruit de la foudre, le bâtiment alla heurter le roc.
À l’instant même, on le vit, au milieu de l’écume, se briser en morceaux. Les voiles se dispersèrent ; une d’elles s’envola comme un aigle dans les nuages. Une vague énorme souleva tous ces débris et les jeta une fois encore sur le rocher.
— Tout est fini ! s’écria Élim en se rejetant sur le pont.
Et, en effet, à la place où, un instant auparavant, s’élevait encore le vaisseau, les vagues seules bondissaient, se heurtant les unes contre les autres et s’écroulant en écume.
— Un signal, cria le matelot, numéro 107.
— « Porter secours aux naufragés ! »
— Un noble ordre ! dit le lieutenant Nicolas-Alexiovitch, mais malheureusement plus facile à donner qu’à exécuter.
En ce moment, trois hommes – tout ce qui restait de l’équipage – apparurent au milieu des vagues écumantes.
Ils étaient tous trois cramponnés à la même planche.
Élim saisit le bras du vieux marin.
— Les voyez-vous ? s’écria-t-il, les voyez-vous ?
— Pardieu ! si je les vois, dit celui-ci ; mais que veux-tu que j’y fasse ?
— Vous croyez donc qu’il est impossible de les secourir ? demanda Élim.
— Je le crois, répondit Nicolas-Alexiovitch.
— Et moi, je crois qu’il serait honteux à un Russe de regarder comme impossible les ordres donnés par un Anglais. – Capitaine, continua-t-il en s’avançant vers l’officier commandant le Vladimir,permettez-moi de mettre une chaloupe à la mer.
— Je ne puis vous empêcher de remplir un devoir, Élim, dit tristement le capitaine ; mais vous vous perdrez, et vous ne sauverez pas ces malheureux.
— Capitaine, je n’ai ni mère ni femme pour s’attrister de ma mort, et mon père est un soldat qui sera heureux d’apprendre que son fils est mort en faisant son devoir.
— Vous n’aurez jamais le temps de descendre le grand canot, et les barques ne tiendront pas la mer.
— J’irai, fût-ce dans une cuvette. Je trouve qu’il est plus facile de mourir soi-même que de voir mourir les autres.
— Holà hé ! la Mouette à la mer ! cria-t-il, et cinq hommes de bonne volonté !
Il s’en présenta trente. Élim en choisit cinq, sauta dans la chaloupe à laquelle sa course rapide et sa fine allure avaient fait donner le nom d’un oiseau. L’un des cinq matelots se plaça au gouvernail, les autres saisirent les rames, Élim se plaça à l’avant.
— Bon voyage ! crièrent les camarades.
Les amarres qui retenaient la chaloupe furent larguées, et la frêle embarcation, disparaissant au milieu de l’écume, sembla s’être engloutie dans les vagues.