L’Étoile du Sud - Jules Verne. - E-Book

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Jules Verne.

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Beschreibung

– Monsieur, j’ai l’honneur de vous demander la main de miss Watkins, votre fille.
– La main d’Alice ?... – Oui, monsieur. Ma demande semble vous surprendre. Vous m’excuserez, pourtant, si j’ai quelque peine à comprendre en quoi elle pourrait vous paraître extraordinaire. J’ai vingt-six ans. Je m’appelle Cyprien Méré. Je suis ingénieur des Mines, sorti avec le numéro deux de l’École polytechnique. Ma famille est honorable et honorée, si elle n’est pas riche. Monsieur le consul de France au Cap pourra en témoigner, pour peu que vous le désiriez, et mon ami Pharamond Barthès, l’intrépide chasseur que vous connaissez bien, comme tout le monde au Griqualand, pourrait également l’attester. Je suis ici en mission scientifique au nom de l’Académie des sciences et du gouvernement français. J’ai obtenu, l’an dernier, le prix Houdart, à l’Institut, pour mes travaux sur la constitution chimique des roches volcaniques de l’Auvergne.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Jules Verne

L’Étoile du Sud

– Le pays des diamants –

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383835202

 

 

 

1

 

Renversants, ces Français !

 

« Parlez, monsieur, je vous écoute.

– Monsieur, j’ai l’honneur de vous demander la main de miss Watkins, votre fille.

– La main d’Alice ?...

– Oui, monsieur. Ma demande semble vous surprendre. Vous m’excuserez, pourtant, si j’ai quelque peine à comprendre en quoi elle pourrait vous paraître extraordinaire. J’ai vingt-six ans. Je m’appelle Cyprien Méré. Je suis ingénieur des Mines, sorti avec le numéro deux de l’École polytechnique. Ma famille est honorable et honorée, si elle n’est pas riche. Monsieur le consul de France au Cap pourra en témoigner, pour peu que vous le désiriez, et mon ami Pharamond Barthès, l’intrépide chasseur que vous connaissez bien, comme tout le monde au Griqualand, pourrait également l’attester. Je suis ici en mission scientifique au nom de l’Académie des sciences et du gouvernement français. J’ai obtenu, l’an dernier, le prix Houdart, à l’Institut, pour mes travaux sur la constitution chimique des roches volcaniques de l’Auvergne. Mon mémoire sur le bassin diamantifère du Vaal, qui est presque terminé, ne peut qu’être bien accueilli du monde savant. En, rentrant de ma mission, je vais être nommé professeur adjoint à l’École des mines de Paris, et j’ai déjà fait retenir mon appartement, rue de l’Université, numéro 104, au troisième étage. Mes appointements s’élèveront le premier janvier prochain à quatre mille huit cents francs. Ce n’est pas le Pérou, je le sais, mais, avec le produit de mes travaux personnels, expertises, prix académiques et collaboration aux revues scientifiques, ce revenu sera presque doublé. J’ajoute que, mes goûts étant modestes, il ne m’en faut pas plus pour être heureux. Monsieur, j’ai l’honneur de vous demander la main de miss Watkins, votre fille. »

Rien qu’au ton ferme et décidé de ce petit discours, il était aisé de voir que Cyprien Méré avait l’habitude, en toutes choses, d’aller directement au but et de parler franc.

Sa physionomie ne démentait pas l’impression que produisait son langage. C’était celle d’un jeune homme, habituellement occupé des plus hautes conceptions scientifiques, qui ne donne aux vanités mondaines que le temps strictement nécessaire.

Ses cheveux châtains, taillés en brosse, sa barbe blonde, tondue presque au ras de l’épiderme, la simplicité de son costume de voyage en coutil gris, le chapeau de paille de dix sous qu’il avait poliment déposé sur une chaise en entrant – quoique son interlocuteur fût resté imperturbablement couvert, avec le sans-gêne habituel des types de la race anglo-saxonne – tout en Cyprien Méré dénotait un esprit sérieux, comme son regard limpide dénotait un cœur pur et une conscience droite.

Il faut dire, en outre, que ce jeune Français parlait anglais dans la perfection, comme s’il eût longtemps vécu dans les comtés les plus britanniques du Royaume-Uni.

Mr Watkins l’écoutait en fumant une longue pipe, assis dans un fauteuil de bois, la jambe gauche allongée sur un tabouret de paille, le coude au coin d’une table grossière, en face d’une cruche de gin et d’un verre à moitié rempli de cette liqueur alcoolique.

Ce personnage était vêtu d’un pantalon blanc, d’une veste de grosse toile bleue, d’une chemise de flanelle jaunâtre, sans gilet ni cravate. Sous l’immense chapeau de feutre, qui semblait vissé à demeure sur sa tête grise, s’arrondissait un visage rouge et bouffi qu’on aurait pu croire injecté de gelée de groseille. Ce visage, peu attractif, semé par places d’une barbe sèche, couleur de chiendent, était percé de deux petits yeux gris, qui ne respiraient pas précisément la patience et la bonté.

Il faut dire tout de suite, à la décharge de Mr Watkins, qu’il souffrait terriblement de la goutte, ce qui l’obligeait à tenir son pied gauche emmailloté de linges, et la goutte – pas plus dans l’Afrique méridionale que dans les autres pays – n’est faite pour adoucir le caractère des gens dont elle mord les articulations.

La scène se passait au rez-de-chaussée de la ferme de Mr Watkins, vers le 29e degré de latitude au sud de l’équateur, et le 22e degré de longitude à l’est du méridien de Paris, sur la frontière occidentale de l’État libre d’Orange, au nord de la colonie britannique du Cap, au centre de l’Afrique australe ou anglo-hollandaise. Ce pays, dont la rive droite du fleuve Orange forme la limite vers les confins méridionaux du grand désert de Kalahari, qui porte sur les vieilles cartes le nom de pays des Griquas, est appelé à plus juste titre, depuis une dizaine d’années, le « Diamonds-Field », le Champ aux Diamants.

Le parloir, dans lequel avait lieu cette entrevue diplomatique, était aussi remarquable par le luxe déplacé de quelques pièces de l’ameublement que par la pauvreté de certains autres détails de l’intérieur. Le sol, par exemple, était fait de simple terre battue, mais couvert, par endroits, de tapis épais et de fourrures précieuses. Aux murs, que n’avait jamais revêtus un papier de tenture quelconque, étaient accrochées une magnifique pendule en cuivre ciselé, des armes de prix de diverses fabrications, des enluminures anglaises, encadrées dans des bordures splendides. Un sofa de velours s’étalait à côté d’une table de bois blanc, tout au plus bonne pour les besoins d’une cuisine. Des fauteuils, venus d’Europe en droite ligne, tendaient vainement leurs bras à Mr Watkins, qui leur préférait un vieux siège, jadis équarri de ses propres mains. Au total, pourtant, l’entassement des objets de valeur et surtout le pêle-mêle des peaux de panthères, de léopards, de girafes et de chats-tigres, qui étaient jetées sur tous les meubles, donnaient à cette salle un air d’opulence barbare.

Il était évident, d’ailleurs, par la conformation du plafond, que la maison n’avait pas d’étages et ne se composait que d’un rez-de-chaussée. Comme toutes celles du pays, elle était bâtie en planches, partie en terre glaise, et couverte de feuilles de zinc cannelées, posées sur sa légère charpente.

On voyait, en outre, que cette habitation venait à peine d’être terminée. En effet, il suffisait de se pencher à l’une des fenêtres pour apercevoir, à droite et à gauche, cinq ou six constructions abandonnées, toutes de même ordre mais d’âge différent, et dans un état de décrépitude de plus en plus avancé. C’étaient autant de maisons que Mr Watkins avait successivement bâties, habitées, délaissées, selon l’étiage de sa fortune, et qui en marquaient pour ainsi dire les échelons.

La plus éloignée était simplement faite de mottes de gazon et ne méritait guère que le nom de hutte. La suivante était bâtie de terre glaise – la troisième de terre et de planches – la quatrième de glaise et de zinc. On voit quelle gamme ascendante les aléas de l’industrie de Mr Watkins lui avaient permis de monter.

Tous ces bâtiments, plus ou moins délabrés, s’élevaient sur un monticule placé près du confluent du Vaal et de la Modder, les deux principaux tributaires du fleuve Orange dans cette région de l’Afrique australe. Aux alentours, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait, vers le sud-ouest et le nord, que la plaine triste et nue. Le Veld – comme on dit dans le pays – est formé d’un sol rougeâtre, sec, aride, poussiéreux, à peine semé de loin en loin d’une herbe rare et de quelques bouquets de buissons d’épines. L’absence totale d’arbres est le trait distinctif de ce triste canton. Dès lors, en tenant compte de ce qu’il n’y a pas non plus de houille, comme les communications avec la mer sont lentes et difficiles, on ne s’étonnera pas que le combustible manque et qu’on en soit réduit, pour les usages domestiques, à brûler la fiente des troupeaux.

Sur ce fond monotone, d’un aspect presque lamentable, s’étale la coulée des deux rivières, si plates, si peu encaissées, qu’on a peine à comprendre comment elles ne s’étendent pas à travers toute la plaine.

Vers l’orient seulement, l’horizon est coupé par les lointaines dentelures de deux montagnes, le Platberg et le Paardeberg, au pied desquelles une vue perçante peut reconnaître des fumées, des poussières, de petits points blancs, qui sont des cases ou des tentes, et, tout autour, un fourmillement d’êtres animés.

C’est là, dans ce Veld, que se trouvent les placers de diamants en exploitation, le Du Toit’s Pan, le New-Rush et, le plus riche de tous peut-être, le Vandergaart-Kopje. Ces diverses mines à ciel ouvert et presque à fleur de terre, qui sont comprises sous le nom général de « dry-diggings », ou mines à sec, ont livré, depuis 1870, une valeur d’environ quatre cents millions en diamants et pierres fines. Elles se trouvent réunies dans une circonférence dont le rayon mesure au plus deux ou trois kilomètres. On les voyait très distinctement à la lorgnette des fenêtres de la ferme Watkins, qui n’en était éloignée que de quatre milles anglais1.

Ferme, au surplus, est un terme assez impropre, si on l’applique à cet établissement, car il était impossible d’apercevoir aux alentours aucune sorte de culture. Comme tous les prétendus fermiers de cette région du Sud-Afrique, Mr Watkins était plutôt un maître berger, un propriétaire de troupeaux de bœufs, de chèvres et de moutons, que le véritable gérant d’une exploitation agricole.

Cependant, Mr Watkins n’avait pas encore répondu à la demande si poliment mais si nettement faite par Cyprien Méré. Après avoir consacré au moins trois minutes à réfléchir, il se décida enfin à retirer sa pipe du coin de ses lèvres, et il émit l’opinion suivante, qui n’avait évidemment qu’un rapport fort éloigné avec la question :

« Je crois que le temps va changer, mon cher monsieur ! Jamais ma goutte ne m’a fait autant souffrir que depuis ce matin ! »

Le jeune ingénieur fronça le sourcil, détourna un instant la tête, et fut obligé de faire un effort sur lui-même pour ne rien laisser paraître de son désappointement.

« Peut-être feriez-vous bien de renoncer au gin, monsieur Watkins ! répondit-il assez sèchement en montrant la cruche de grès que les attaques réitérées du buveur désemplissaient vite de son contenu.

– Renoncer au gin ! By Jove ! vous me la donnez belle ! s’écria le fermier. Est-ce que le gin a jamais fait mal à un honnête homme ?... Oui, je sais ce que vous voulez dire !... Vous allez me citer la recette de ce médecin à un lord-maire qui avait la goutte ! – Comment s’appelait-il donc, ce médecin ? Abernethy, je crois ! « Voulez-vous vous bien porter ? disait-il à son malade. Vivez à raison d’un shilling par jour et gagnez-le par un travail personnel ! » Tout cela est bel et bon ! Mais, de par notre vieille Angleterre, si, pour se bien porter, il fallait vivre à raison d’un shilling par jour, à quoi servirait d’avoir fait fortune ?... Ce sont là des sottises indignes d’un homme d’esprit comme vous, monsieur Méré !... Donc, ne m’en parlez plus, je vous en prie !... Pour moi, voyez-vous, j’aimerais autant m’en aller tout de suite en terre !... Bien manger, bien boire, fumer une bonne pipe, toutes les fois que j’en ai envie, je n’ai pas d’autre joie au monde, et vous voulez que j’y renonce ?

– Oh ! je n’y tiens pas du tout ! répondit franchement Cyprien. Je vous rappelle seulement un précepte de santé que je crois juste ! Mais, laissons ce sujet, si vous le voulez bien, monsieur Watkins, et revenons à l’objet spécial de ma visite. »

Mr Watkins, si prolixe tout à l’heure, était retombé dans son mutisme et rejetait silencieusement de petites bouffées de tabac.

À ce moment, la porte s’ouvrit. Une jeune fille entra, portant un plateau chargé d’un verre.

Cette jolie personne, charmante sous sa grande cornette à la mode des fermières du Veld, était simplement vêtue d’une robe de toile à petites fleurs. Âgée de dix-neuf à vingt ans, très blanche de teint, avec de beaux cheveux blonds et fins, de grands yeux bleus, une physionomie douce et gaie, elle était l’image de la santé, de la grâce, de la bonne humeur.

« Bonjour, monsieur Méré ! dit-elle en français, mais avec un léger accent britannique.

– Bonjour, mademoiselle Alice ! répondit Cyprien Méré, qui s’était levé à l’entrée de la jeune fille et s’inclinait devant elle.

– Je vous ai vu arriver, monsieur Méré, reprit miss Watkins, en laissant voir ses jolies dents au milieu d’un aimable sourire, et, comme je sais que vous n’aimez pas le vilain gin de mon père, je vous apporte de l’orangeade, en souhaitant que vous la trouviez bien fraîche !

– C’est mille fois aimable à vous, mademoiselle !

– Ah ! à propos, vous n’imagineriez jamais ce que Dada, mon autruche, a avalé ce matin ! reprit-elle sans plus de façon. Ma bille d’ivoire à repriser les bas !... Oui ! ma bille d’ivoire !... Elle est de belle taille, pourtant, vous la connaissez, monsieur Méré, et elle me venait en droite ligne du billard de New-Rush !... Eh bien ! cette gloutonne de Dada l’a avalée comme elle eût fait d’une pilule ! En vérité, cette maligne bête me fera mourir de chagrin tôt ou tard ! »

En racontant son histoire, miss Watkins avait dans le coin de ses yeux bleus un petit rayon gai, qui ne semblait pas indiquer une envie extraordinaire de réaliser ce lugubre pronostic, même tardivement. Mais, tout à coup, avec l’intuition si vive des femmes, elle fut frappée du silence que gardaient son père et le jeune ingénieur, et de leur mine embarrassée en sa présence.

« On dirait, messieurs, que je vous dérange ! dit-elle. Vous savez, si vous avez des secrets que je ne doive pas entendre, je vais m’en aller !... Du reste, je n’ai pas de temps à perdre ! Il faut que j’étudie ma sonate avant de m’occuper du dîner !... Allons ! décidément, vous n’êtes pas bavards aujourd’hui, messieurs !... Je vous laisse donc à vos noirs complots ! »

Elle sortait déjà, mais revint sur ses pas, et gracieusement, bien que le sujet fût des plus graves :

« Monsieur Méré, dit-elle, lorsque vous voudrez m’interroger sur l’oxygène, je suis toute à votre disposition. J’ai déjà lu trois fois le chapitre de chimie que vous m’avez donné à apprendre, et ce « corps gazeux, incolore, inodore et sans saveur » n’a plus de secrets pour moi ! »

Là-dessus, miss Watkins fit une belle révérence et disparut comme un léger météore.

Un instant plus tard, les accords d’un excellent piano, résonnant dans une des chambres les plus éloignées du parloir, annoncèrent que la jeune fille se donnait tout entière à ses exercices musicaux.

« Eh bien, monsieur Watkins, reprit Cyprien, à qui cette aimable apparition aurait rappelé sa demande, s’il avait été capable de l’oublier, voudrez-vous me donner une réponse à la demande que j’ai eu l’honneur de vous faire ? »

Mr Watkins ôta sa pipe du coin de ses lèvres, cracha majestueusement à terre, releva brusquement la tête, et, dardant sur le jeune homme un regard inquisiteur :

« Est-ce que, par hasard, monsieur Méré, vous lui auriez déjà parlé de tout ça ? demanda-t-il.

– Parlé de quoi !... À qui ?

– De ce que vous disiez ?... à ma fille ?

– Pour qui me prenez-vous, monsieur Watkins ! répliqua le jeune ingénieur avec une chaleur qui ne pouvait laisser aucun doute sur sa sincérité. Je suis Français, monsieur !... Ne l’oubliez pas !... C’est vous dire que je ne me serais jamais permis de parler mariage à mademoiselle votre fille sans votre consentement ! »

L’œil de Mr Watkins s’était radouci, et, du coup, sa langue sembla se délier.

« C’est au mieux !... Brave garçon !... Je n’attendais pas moins de votre discrétion à l’égard d’Alice ! répondit-il d’un ton presque cordial. Eh bien, puisqu’on peut avoir confiance en vous, vous allez me donner votre parole de ne pas lui en parler davantage à l’avenir !

– Et pourquoi cela, monsieur ?

– Parce que ce mariage est impossible, et que le mieux est de le rayer tout de suite de vos papiers ! reprit Mr Watkins. Monsieur Méré, vous êtes un honnête jeune homme, un parfait gentleman, un excellent chimiste, un professeur distingué et même de grand avenir – je n’en doute pas – mais vous n’aurez pas ma fille, par la raison que j’ai fait pour elle des plans tout différents !

– Cependant, monsieur Watkins...

– N’insistez pas !... Ce serait inutile !... répliqua le fermier. Vous seriez duc et pair d’Angleterre, que vous ne pourriez pas me convenir ! Mais vous n’êtes pas même sujet anglais, et vous venez de déclarer avec une parfaite franchise que vous n’avez aucune fortune ! Voyons, de bonne foi, croyez-vous sérieusement que j’aie élevé Alice comme je l’ai fait, en lui donnant les meilleurs maîtres de Victoria et de Bloemfontein, pour l’envoyer, quand elle aurait vingt ans, vivre à Paris, rue de l’Université, au troisième étage, avec un monsieur dont je ne comprends même pas la langue ?... Réfléchissez, monsieur Méré, et mettez-vous à ma place !... Supposez que vous soyez le fermier John Watkins, propriétaire de la mine de Vandergaart-Kopje, et moi, que je sois monsieur Cyprien Méré, jeune savant français en mission au Cap !... Supposez-vous ici, au milieu de ce parloir, assis dans ce fauteuil et sirotant votre verre de gin en fumant une pipe de tabac de Hambourg : est-ce que vous admettriez une minute... une seule !... cette idée de me donner votre fille en mariage ?

– Assurément, monsieur Watkins, répondit Cyprien, et sans hésiter, si je croyais trouver en vous les qualités qui peuvent assurer son bonheur !

– Eh bien ! vous auriez tort, mon cher monsieur, grand tort ! reprit Mr Watkins. Vous agiriez là comme un homme qui n’est pas digne de posséder la mine de Vandergaart-Kopje, ou plutôt vous ne la posséderiez même pas, cette mine ! Car enfin, croyez-vous qu’elle me soit tombée tout ouverte dans la main ? Croyez-vous qu’il ne m’ait fallu ni intelligence ni activité pour la dénicher et surtout pour m’en assurer la propriété ?... Eh bien ! monsieur Méré, cette intelligence dont j’ai fait preuve, dans cette circonstance mémorable et décisive, je l’applique à tous les actes de ma vie et spécialement en tout ce qui peut se rapporter à ma fille !... C’est pourquoi je vous répète : rayez cela de vos papiers !... Alice n’est pas pour vous ! »

Sur cette conclusion triomphante, Mr Watkins prit son verre et le vida d’un trait.

Le jeune ingénieur, confondu, ne trouvait rien à répondre. Ce que voyant, l’autre le poussa davantage.

« Vous êtes étonnants, vous autres Français ! poursuivit-il. Vous ne doutez de rien, sur ma parole ! Comment, vous arrivez, comme si vous tombiez de la lune, au fin fond du Griqualand, chez un brave homme qui n’avait jamais entendu parler de vous, il y a trois mois, et qui ne vous a pas vu dix fois dans ces quatre-vingt-dix jours ! Vous venez le trouver et vous lui dites : John Stapleton Watkins, vous avez une fille charmante, parfaitement élevée, universellement reconnue comme la perle du pays, et, ce qui ne gâte rien, votre unique héritière pour la propriété du plus riche Kopje de diamants des Deux-Mondes ! Moi, je suis monsieur Cyprien Méré, de Paris, ingénieur, et j’ai quatre mille huit cents francs d’appointements !... Vous allez donc, s’il vous plaît, me donner cette jeune personne en mariage, afin que je l’emmène dans mon pays et que vous n’entendiez plus parler d’elle, si ce n’est de loin en loin, par la poste ou le télégraphe !... Et vous trouvez cela tout naturel ?... Moi, je trouve cela renversant ! »

Cyprien s’était levé, très pâle. Il avait pris son chapeau et se préparait à sortir.

« Oui !... renversant, répéta le fermier. Ah ! je ne dore pas la pilule, moi !... Je suis un Anglais de vieille roche, monsieur !... Tel que vous me voyez, j’ai été plus pauvre que vous, oui, beaucoup plus pauvre !... J’ai fait tous les métiers !... J’ai été mousse à bord d’un navire marchand, chasseur de buffles dans le Dakota, mineur dans l’Arizona, berger dans le Transvaal !... J’ai connu le chaud, le froid, la faim, la fatigue !... J’ai gagné, pendant vingt ans, à la sueur de mon front, la croûte de biscuit qui me servait de dîner !... Quand j’ai épousé feu mistress Watkins, la mère d’Alice, une fille de Boer d’origine française2 – comme vous, pour le dire en passant – nous n’avions pas, à nous deux, de quoi nourrir une chèvre ! Mais j’ai travaillé !... Je n’ai pas perdu courage !... Maintenant, je suis riche et j’entends profiter du fruit de mes labeurs !... J’entends garder ma fille, surtout – pour soigner ma goutte et me faire de la musique, le soir, quand je m’ennuie !... Si elle se marie jamais, elle se mariera ici même, avec un garçon du pays, aussi riche qu’elle, fermier ou mineur comme nous, et qui ne me parlera pas de s’en aller vivre en meurt-de-faim à un troisième étage dans un pays où je n’ai jamais eu envie de mettre le pied de ma vie : elle se mariera avec James Hilton, par exemple, ou un autre gaillard de sa trempe !... Les prétendants ne manquent pas, je vous l’assure !... Enfin, un bon Anglais, qui n’ait pas peur d’un verre de gin et qui me tienne compagnie, quand je fume une pipe ! »

Cyprien avait déjà la main sur le bouton de la porte pour quitter cette salle dans laquelle il étouffait.

« Sans rancune au moins ! lui cria Mr Watkins. Je ne vous en veux pas du tout, monsieur Méré, et je serai toujours bien aise de vous voir, comme locataire et comme ami !... Et tenez, nous attendons justement quelques personnes à dîner ce soir !... Si vous voulez être des nôtres ?...

– Non, merci, monsieur ! répondit froidement Cyprien. J’ai ma correspondance à terminer pour l’heure de la poste. »

Et il s’en alla.

« Renversants, ces Français... renversants ! » répétait Mr Watkins en rallumant sa pipe à un bout de corde goudronnée en combustion, qui était toujours à portée de sa main.

Et il se versa un grand verre de gin.

 

2

Aux Champs des Diamants

Ce qui humiliait le plus profondément le jeune ingénieur dans la réponse que venait de lui faire Mr Watkins, c’est qu’il ne pouvait s’empêcher d’y démêler, sous la rudesse excessive de la forme, un grand fonds de raison. Il s’étonnait même, en y réfléchissant, de n’avoir pas aperçu de lui-même les objections que le fermier pourrait lui opposer et de s’être risqué à une telle rebuffade.

Mais le fait est qu’il n’avait jamais songé, jusqu’à ce moment, à la distance que la différence de fortune, de race, d’éducation, de milieu, mettait entre la jeune fille et lui. Habitué, depuis cinq ou six ans déjà, à considérer les minéraux à un point de vue purement scientifique, les diamants n’étaient, à ses yeux, que de simples échantillons de carbone, bons à figurer au musée de l’École des mines. En outre, comme il menait en France une existence beaucoup plus relevée socialement que celle des Watkins, il avait complètement perdu de vue la valeur marchande du riche placer possédé par le fermier. Il ne lui était donc pas un instant venu à la pensée qu’il pût y avoir disproportion entre la fille du propriétaire de Vandergaart-Kopje et un ingénieur français. Si même cette question s’était dressée devant son esprit, il est probable que, dans ses idées de Parisien et d’ancien élève de l’École polytechnique, il se serait cru plutôt sur la limite de ce qu’on est convenu d’appeler une « mésalliance. »

La verte semonce de Mr Watkins était un douloureux réveil de ces illusions. Cyprien avait trop de bon sens pour ne pas en apprécier les raisons solides, et trop d’honnêteté pour s’irriter d’une sentence qu’il reconnaissait juste au fond.

Mais le coup n’en était pas moins pénible, et maintenant qu’il lui fallait renoncer à Alice, il s’apercevait tout à coup combien elle lui était devenue chère en moins de trois mois.

Il n’y avait que trois mois, en effet, que Cyprien Méré la connaissait, c’est-à-dire depuis son arrivée en Griqualand.

Que tout cela semblait loin déjà ! Il se voyait atteignant, par une terrible journée de chaleur et de poussière, au terme de son long voyage d’un hémisphère à l’autre.

Débarqué avec son ami Pharamond Barthès – un ancien camarade de collège qui venait pour la troisième fois chasser pour son plaisir dans l’Afrique australe – Cyprien s’était séparé de lui au Cap. Pharamond Barthès était parti pour le pays des Bassoutos, où il comptait recruter le petit corps de guerriers nègres, dont il devait se faire escorter pendant ses expéditions cynégétiques. Cyprien, lui, avait pris place dans le lourd wagon à quatorze chevaux, qui sert de diligence sur les routes du Veld, et il s’était mis en route pour le Champ des Diamants.

Cinq ou six grandes caisses – un véritable laboratoire de chimie et de minéralogie dont il aurait bien voulu ne pas se séparer – formaient le matériel du jeune savant. Mais le coche n’admet que cinquante kilogrammes de bagages par voyageur, et force avait été de confier ces précieuses caisses à une charrette à bœufs, qui devait les amener en Griqualand avec une lenteur toute mérovingienne.

Cette diligence, grand char à bancs à douze places, couvert d’une bâche de toile, était montée sur quatre énormes roues, incessamment mouillées par l’eau des rivières qu’elle traverse à gué. Les chevaux, attelés deux par deux et parfois renforcés de mulets, sont conduits avec une grande habileté par une couple de cochers, assis côte à côte sur le siège ; l’un tient les rênes, tandis que son auxiliaire manie un très long fouet de bambou, pareil à une gigantesque canne à pêche, dont il se sert, non seulement pour exciter, mais aussi pour diriger l’attelage.

La route passe par Beaufort, une jolie petite ville bâtie au pied des monts Nieuweveld, franchit cette chaîne, arrive à Victoria et conduit enfin à Hopetown – la Ville-de-l’Espoir – au bord du fleuve Orange, puis, de là, à Kimberley et aux principaux gisements diamantifères, qui n’en sont éloignés que de quelques milles.

C’est un voyage pénible et monotone de huit à neuf jours, à travers le Veld dénudé. Le paysage est presque toujours du caractère le plus attristant – des plaines rouges, des pierres éparses comme un semis de moraines, des rochers gris affleurant le sol, une herbe jaune et rare, des buissons faméliques. Ni cultures ni beautés naturelles. De loin en loin, une ferme misérable, dont le détenteur, en obtenant du gouvernement colonial sa concession de terres, a reçu mandat de donner l’hospitalité aux voyageurs. Mais cette hospitalité est toujours des plus élémentaires. On ne trouve dans ces singulières auberges ni lits pour les hommes, ni litière pour les chevaux. À peine quelques boîtes de conserves alimentaires, qui ont fait plusieurs fois le tour du monde et qu’on paye au poids de l’or !

Il s’ensuit donc que, pour les besoins de leur nourriture, les attelages sont lâchés dans la plaine, où ils sont réduits à chercher des touffes d’herbe derrière les cailloux. Puis, quand il s’agit de repartir, c’est toute une affaire pour les rassembler, et une perte de temps considérable.

Et quels cahots que ceux de ce coche primitif, le long de ces chemins plus primitifs encore ! Les sièges sont simplement des dessus de coffres en bois, utilisés pour les menus bagages, et sur lesquels l’infortuné qu’ils portent pendant une interminable semaine fait office de marteau-pilon. Impossible de lire, de dormir ni même de causer ! En revanche, la plupart des voyageurs fument nuit et jour, comme des cheminées d’usine, boivent à perdre haleine et crachent à l’avenant.

Cyprien Méré se trouvait donc là avec un choix suffisamment représentatif de cette population flottante, qui accourt de tous les points du globe aux placers d’or ou de diamants, aussitôt qu’ils sont signalés. Il y avait un grand Napolitain déhanché, avec de longs cheveux noirs, une face parcheminée, des yeux peu rassurants, qui déclarait s’appeler Annibal Pantalacci, un juif portugais nommé Nathan, expert en diamants, qui se tenait fort tranquille dans son coin et regardait l’humanité en philosophe, un mineur du Lancashire, Thomas Steel, grand gaillard à la barbe rousse et aux reins vigoureux, qui désertait la houille pour tenter la fortune en Griqualand, un Allemand, Herr Friedel, qui parlait comme un oracle et savait déjà tout ce qui touche à l’exploitation diamantifère, sans avoir jamais vu un seul diamant dans sa gangue. Un Yankee aux lèvres minces, ne causant qu’avec sa bouteille de cuir, et qui venait sans doute ouvrir sur les concessions une de ces cantines où passe le plus clair des profits du mineur. Un fermier des bords de l’Hart, un Boer de l’État libre d’Orange, un courtier d’ivoire, qui s’en allait au pays des Namaquas, deux colons du Transvaal et un Chinois nommé Lî – comme il convient à un Chinois – complétaient la compagnie la plus hétérogène, la plus débraillée, la plus interlope, la plus bruyante, avec laquelle il eût jamais été donné à un homme comme il faut de se trouver.

Après s’être un instant amusé de leurs physionomies et de leurs manières, Cyprien en fut bientôt las. Il n’y avait guère que Thomas Steel, avec sa nature puissante et son rire large, et le Chinois Lî, avec ses allures douces et félines, auxquels il continuât de s’intéresser. Quant au Napolitain, ses bouffonneries sinistres, sa face de potence, lui inspiraient un insurmontable sentiment de répulsion.

Une des facéties les plus appréciées de ce personnage consista, pendant deux ou trois jours, à attacher à la natte de cheveux que le Chinois portait sur le dos, suivant la coutume de sa nation, une foule d’objets incongrus, des bottes d’herbe, des trognons de choux, une queue de vache, une omoplate de cheval ramassée dans la plaine.

Lî, sans s’émouvoir, détachait l’appendice qui avait été ajouté à sa longue natte, mais ne témoignait ni par un mot ni par un geste, ni même par un regard, que la plaisanterie lui parût dépasser les bornes permises. Sa face jaune, ses petits yeux bridés, conservaient un calme inaltérable, comme s’il eût été étranger à ce qui se passait autour de lui. En vérité, on aurait pu croire qu’il ne comprenait pas un mot de ce qui se disait dans cette arche de Noé en route pour le Griqualand.

Aussi Annibal Pantalacci ne se faisait-il pas faute d’ajouter, dans son mauvais anglais, des commentaires variés à ses inventions de plaisant de bas étage.

« Pensez-vous que sa jaunisse soit contagieuse ? » demandait-il à haute voix à son voisin.

Ou bien :

« Si seulement j’avais une paire de ciseaux pour lui couper sa natte, vous verriez la tête qu’il ferait ! »

Et les voyageurs de rire. Ce qui redoublait leur gaieté, c’est que les Boers mettaient toujours un peu de temps à comprendre ce que disait le Napolitain ; puis, ils se livraient tout à coup à une bruyante hilarité, avec un retard de deux à trois minutes sur le reste de la compagnie.

À la fin, Cyprien s’irrita de cette persistance à prendre le pauvre Lî pour plastron, et dit à Pantalacci que sa conduite n’était pas généreuse. L’autre allait peut-être répondre une insolence, mais un mot de Thomas Steel suffit à lui faire rengainer prudemment son sarcasme.

« Non ! ce n’est pas de franc jeu d’en agir ainsi avec ce pauvre diable, qui ne comprend même pas ce que vous dites ! » ajouta le brave garçon, se reprochant déjà d’avoir ri avec les autres.

L’affaire en resta donc là. Mais, quelques instants plus tard, Cyprien fut surpris de voir le regard fin et légèrement ironique – un regard évidemment empreint de reconnaissance – que le Chinois attachait sur lui. La pensée lui vint que Lî savait peut-être plus d’anglais qu’il ne voulait le laisser paraître.

Mais vainement, à la halte suivante, Cyprien essaya d’engager la conversation avec lui. Le Chinois resta impassible et muet. Dès lors, cet être bizarre continua d’intriguer le jeune ingénieur comme une énigme dont le mot était à trouver. Aussi Cyprien se laissa-t-il fréquemment aller à étudier avec attention cette face jaune et glabre, cette bouche en coup de sabre, qui s’ouvrait sur des dents très blanches, ce petit nez court et béant, ce large front, ces yeux obliques et presque toujours baissés comme pour étouffer un rayonnement malicieux.

Quel âge pouvait bien avoir Lî ? Quinze ans ou soixante ? C’était impossible à dire. Si ses dents, son regard, ses cheveux d’un noir de suie, pouvaient faire pencher pour la jeunesse, les rides de son front, de ses joues, de sa bouche même, semblaient indiquer un âge déjà avancé. Il était de petite taille, mince, agile en apparence, mais avec des côtés vieillots et pour ainsi dire « bonne femme. »

Était-il riche ou pauvre ? Autre question douteuse. Son pantalon de toile grise, sa blouse de foulard jaune, son bonnet de corde tressée, ses souliers à semelles de feutre, recouvrant des bas d’une blancheur immaculée, pouvaient aussi bien appartenir à un mandarin de première classe qu’à un homme du peuple. Son bagage se composait d’une seule caisse en bois rouge, avec cette adresse à l’encre noire :

H. Lî,

from Canton to the Cape,

ce qui signifie : H. Lî, de Canton, allant au Cap.

Ce Chinois était, d’ailleurs, d’une propreté extrême, ne fumait pas, ne buvait que de l’eau et profitait de toutes les haltes pour se raser la tête avec le plus grand soin.

Cyprien ne put en savoir davantage et renonça bientôt à s’occuper de ce vivant problème.

Cependant, les journées s’écoulaient, les milles succédaient aux milles. Parfois les chevaux allaient bon train. À d’autres moments, il semblait impossible de leur faire presser le pas. Mais, petit à petit, la route s’achevait, et, un beau jour, le wagon-diligence arriva à Hope-Town. Une étape encore et Kimberley fut dépassée. Puis, des cases de bois se montrèrent à l’horizon.

C’était New-Rush.

Là, le camp des mineurs ne différait guère de ce que sont, en tous pays récemment ouverts à la civilisation, ces villes provisoires, qui sortent de terre comme par enchantement.

Des cabines de planches, pour la plupart très petites et pareilles à des huttes de cantonniers sur un chantier européen, quelques tentes, une douzaine de cafés ou cantines, une salle de billard, un Alhambra ou salon de danse, des « stores » ou magasins généraux de denrées de première nécessité – voilà ce qui frappait d’abord la vue.

Il y avait de tout dans ces boutiques – des habits et des meubles, des souliers et des verres à vitre, des livres et des selles, des armes et des étoffes, des balais et des munitions de chasse, des couvertures et des cigares, des légumes frais et des médicaments, des charrues et des savons de toilette, des brosses à ongles et du lait concentré, des poêles à frire et des lithographies – enfin de tout, excepté des acheteurs.

C’est que la population du camp était encore occupée à la mine, éloignée de trois ou quatre cents mètres de New-Rush.

Cyprien Méré, comme tous les nouveaux arrivés, s’empressa de s’y rendre, pendant qu’on préparait le dîner à la case pompeusement décorée du nom d’Hôtel Continental.

Il était environ six heures après midi. Déjà le soleil s’enveloppait à l’horizon d’une légère buée d’or. Le jeune ingénieur observa, une fois de plus, le diamètre énorme que l’astre du jour, comme celui de la nuit, prend sous ces latitudes australes, sans que l’explication du phénomène ait pu encore être suffisamment donnée. Ce diamètre paraissait être au moins du double plus large qu’il n’est en Europe.

Mais un spectacle plus nouveau pour Cyprien Méré l’attendait au Kopje, c’est-à-dire au gisement de diamants.

Au début des travaux, la mine formait un monticule surbaissé, qui bossuait en cet endroit la plaine, partout ailleurs aussi plate qu’une mer calme. Mais, maintenant, c’était un immense creux à parois évasées, une sorte de cirque de forme elliptique et d’environ quarante mètres carrés de superficie, qui la trouait sur cet emplacement. Cette surface ne renfermait pas moins de trois ou quatre cents « claims » ou concessions de trente et un pieds de côté, que les ayants-droit faisaient valoir à leur guise.

Le travail consiste tout simplement, d’ailleurs, à extraire, à l’aide du pic et de la pioche, la terre de ce sol, qui est généralement composé d’un sable rougeâtre mêlé de gravier. Une fois amenée au bord de la mine, cette terre est transportée aux tables de triage pour être lavée, pilée, criblée, puis finalement examinée avec le plus grand soin, afin de reconnaître si elle contient des pierres précieuses.

Tous ces claims, pour avoir été creusés indépendamment les uns des autres, forment naturellement des fosses de profondeurs variées. Les uns descendent à cent mètres et plus, en contrebas du sol, d’autres seulement à quinze, vingt ou trente.

Pour les besoins du travail et de la circulation, chaque concessionnaire est astreint, par les règlements officiels, à laisser sur un des côtés de son trou une largeur de sept pieds absolument intacte. Cet espace, avec la largeur égale réservée par le voisin, ménage une sorte de chaussée ou de levée, affleurant ainsi le niveau primitif du sol. Sur cette banquette, on pose, en travers, une suite de solives, qui débordent de chaque côté d’un mètre environ et lui donnent une largeur suffisante pour que deux tombereaux ne puissent s’y heurter.

Malheureusement pour la solidité de cette voie suspendue et pour la sécurité des mineurs, les concessionnaires ne manquent guère d’évider graduellement le pied du mur, à mesure que les travaux descendent, de sorte que la levée, qui surplombe parfois d’une hauteur double de celle des tours Notre-Dame, finit par affecter la forme d’une pyramide renversée, qui reposerait sur sa pointe. La conséquence de cette mauvaise disposition est facile à prévoir. C’est l’éboulement fréquent de ces murailles, soit à la saison des pluies, soit quand un changement brusque de température vient déterminer des fissures dans l’épaisseur des terres. Mais le retour périodique de ces désastres n’empêche pas les imprudents mineurs de continuer à creuser leur claim jusqu’à l’extrême limite de la paroi.

Cyprien Méré, en approchant de la mine, ne vit d’abord que les charrettes, chargées ou vides, qui circulaient sur ces chemins suspendus. Mais, lorsqu’il fut assez près du bord pour pouvoir plonger son regard jusque dans les profondeurs de cette espèce de carrière, il aperçut la foule des mineurs de toute race, de toute couleur, de tout costume, qui travaillait avec ardeur au fond des claims. Il y avait là des nègres et des blancs, des Européens et des Africains, des Mongols et des Celtes – la plupart dans un état de nudité presque complète, ou vêtus seulement de pantalons de toile, de chemises de flanelle, de pagnes de cotonnade, et coiffés de chapeaux de paille, fréquemment ornés de plumes d’autruche.

Tous ces hommes remplissaient de terre des seaux de cuir, qui montaient ensuite jusqu’au bord de la mine, le long de grands câbles de fil de fer, sous la traction de cordes en lanières de peau de vache, enroulées sur des tambours de bois à claire-voie. Là, ces seaux étaient rapidement versés dans les charrettes, puis ils revenaient aussitôt au fond du claim pour remonter avec une nouvelle charge.

Ces longs câbles de fer, tendus en diagonale sur la profondeur des parallélépipèdes formés par les claims, donnent aux « dry-diggings » ou mines de diamants à sec, une physionomie toute spéciale. On eut dit des fils d’attente de quelque gigantesque toile d’araignée, dont la fabrication aurait été subitement interrompue.

Cyprien s’amusa pendant quelque temps à considérer cette fourmilière humaine. Puis, il revint à New-Rush, où la cloche de la table d’hôte sonna bientôt. Là, il eut pendant toute la soirée la satisfaction d’entendre les uns parler de trouvailles prodigieuses, de mineurs pauvres comme job, subitement enrichis par un seul diamant, tandis que les autres, au contraire, se lamentaient à propos de la « déveine », de la rapacité des courtiers, de l’infidélité des Cafres employés aux mines, qui volaient les plus belles pierres, et autres sujets de conversation technique. On ne parlait que diamants, carats, centaines de livres sterling.

Au total, tout ce monde avait l’air assez misérable, et pour un « digger » heureux, qui demandait bruyamment une bouteille de champagne, afin d’arroser sa bonne chance, on voyait vingt figures longues, dont les propriétaires attristés ne buvaient que de la petite bière.

Par moments, une pierre circulait de main en main autour de la table, pour être soupesée, examinée, estimée et finalement revenir s’engouffrer dans la ceinture de son possesseur. Ce caillou grisâtre et terne, sans plus d’éclat qu’un morceau de silex roulé par quelque torrent, c’était le diamant dans sa gangue.

À la nuit, les cafés s’emplirent, et les mêmes conversations, les mêmes discussions qui avaient égayé le dîner, se poursuivirent de plus belle autour des verres de gin et de brandy,

Cyprien, lui, s’était couché de bonne heure dans le lit qui lui avait été assigné sous une tente voisine de l’hôtel. Là, il s’endormit bientôt, au bruit d’un bal en plein air que des mineurs cafres se donnaient aux environs, et aux fanfares éclatantes d’un cornet à piston, qui présidait dans un salon public aux ébats chorégraphiques de messieurs les Blancs.

 

3

 

Un peu de science, enseignée de bonne amitié

 

Le jeune ingénieur, il faut se hâter de le dire à son honneur, n’était point venu en Griqualand pour passer son temps dans cette atmosphère de rapacité, d’ivrognerie et de fumée de tabac. Il était chargé d’exécuter des levés topographiques et géologiques sur certaines portions du pays, de recueillir des échantillons de roches et de terrains diamantifères, de procéder sur place à des analyses délicates. Son premier soin devait donc être de se procurer une habitation tranquille, où il pût installer son laboratoire et qui servît pour ainsi dire de centre à ses explorations à travers tout le district minier.

Le monticule, sur lequel s’élevait la ferme Watkins, attira bientôt son attention comme un poste qui pouvait être particulièrement favorable à ses travaux. Assez éloigné du camp des mineurs pour ne souffrir que très peu de ce bruyant voisinage, Cyprien se trouverait là à une heure de marche environ des Kopjes les plus éloignés – car le district diamantifère n’a pas plus de dix à douze kilomètres de circonférence. Il arriva donc que de choisir une des maisons abandonnées par John Watkins, d’en négocier la location, de s’y établir – tout cela fut pour le jeune ingénieur l’affaire d’une demi-journée. Du reste, le fermier se montra de bonne composition. Au fond, il s’ennuyait fort dans sa solitude, et vit avec un véritable plaisir s’installer auprès de lui un jeune homme qui lui apporterait sans doute quelque distraction.

Mais, si Mr Watkins avait compté trouver en son locataire un compagnon de table ou un partenaire assidu pour donner assaut à la cruche de gin, il était loin du compte. À peine établi avec tout son attirail de cornues, de fourneaux et de réactifs dans la case abandonnée à son profit – et même avant que les principales pièces de son laboratoire lui fussent arrivées – Cyprien avait déjà commencé ses promenades géologiques dans le district. Aussi, le soir, lorsqu’il rentrait, harassé de fatigue, chargé de fragments de roches dans sa boîte de zinc, dans sa gibecière, dans ses poches et jusque dans son chapeau, il avait plutôt envie de se jeter sur son lit et de dormir que de venir écouter les vieux racontars de Mr Watkins. En outre, il fumait peu, buvait encore moins. Tout cela ne constituait pas précisément le joyeux compère que le fermier avait rêvé.

Néanmoins, Cyprien était si loyal et si bon, si simple de manières et de sentiments, si savant et si modeste, qu’il était impossible de le voir habituellement sans s’attacher à lui. Mr Watkins – peut-être ne s’en rendait-il pas compte – éprouvait donc plus de respect pour le jeune ingénieur qu’il n’en avait jamais accordé à personne. Si seulement ce garçon-là avait su boire sec ! Mais que voulez-vous faire d’un homme qui ne se jette jamais la moindre goutte de gin dans le gosier ? Voilà comment se terminaient régulièrement les jugements que le fermier portait sur son locataire.

Quant à miss Watkins, elle s’était tout de suite mise avec le jeune savant sur le pied d’une bonne et franche camaraderie. Trouvant en lui une distinction de manières, une supériorité intellectuelle qu’elle ne rencontrait guère dans son entourage habituel, elle avait saisi avec empressement l’occasion inattendue qui s’offrait à elle de compléter, par des notions de chimie expérimentale, l’instruction très solide et très variée qu’elle s’était déjà faite par la lecture des ouvrages de science.