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Assurément, l’audacieux cambriolage qui a tant occupé la presse sous le nom de l’affaire de la Central Bank et qui a eu, quinze jours durant, l’honneur de ses manchettes, n’est pas effacé de toutes les mémoires, malgré les années écoulées. Peu de crimes, en effet, ont excité la curiosité publique autant que celui-ci, car il en est peu qui aient réuni au même degré l’attrait du mystère et l’ampleur du forfait, et dont l’accomplissement ait exigé une aussi incroyable audace, une aussi farouche énergie.
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Veröffentlichungsjahr: 2021
Jules Verne
L’étonnante aventure de
la mission Barsac
1919
© 2021 Librorium Editions
ISBN : 9782383830856
Assurément, l’audacieux cambriolage qui a tant occupé la presse sous le nom de l’affaire de la Central Bank et qui a eu, quinze jours durant, l’honneur de ses manchettes, n’est pas effacé de toutes les mémoires, malgré les années écoulées. Peu de crimes, en effet, ont excité la curiosité publique autant que celui-ci, car il en est peu qui aient réuni au même degré l’attrait du mystère et l’ampleur du forfait, et dont l’accomplissement ait exigé une aussi incroyable audace, une aussi farouche énergie.
On en lira donc peut-être avec intérêt le récit incomplet encore, mais scrupuleusement véridique. Si ce récit n’éclaire pas absolument tous les points restés dans l’ombre jusqu’ici, il apportera du moins quelques précisions nouvelles, et redressera ou coordonnera les informations parfois contradictoires données à l’époque par les journaux.
Le vol, on le sait, a eu pour théâtre l’Agence DK de la Central Bank, située près de la Bourse de Londres, au coin de Threadneedle Street et de Old Broad Street, et dirigée alors par Mr Lewis Robert Buxton, fils du lord de ce nom.
Cette agence comporte essentiellement une vaste pièce, divisée en deux fractions inégales par un long comptoir de chêne, qui se développe parallèlement aux deux rues, lesquelles se coupent à angle droit. On y accède, au croisement de ces deux rues, par une porte vitrée, en pan coupé, précédée d’une sorte de tambour de plain-pied avec le trottoir. En entrant, on aperçoit à gauche, derrière un grillage à fortes mailles, la caisse, qui communique par une porte également grillagée avec le bureau proprement dit, où se tiennent les employés. À droite le comptoir de chêne est interrompu à son extrémité par un battant mobile, permettant au besoin d’aller de la partie destinée au public dans celle qui est réservée aux employés, ou vice versa. Au fond de cette dernière, s’ouvre d’abord, près du comptoir, le cabinet du chef de l’agence, lequel cabinet commande un réduit sans autre issue, puis, en suivant la muraille perpendiculaire à Threadneedle Street, un couloir donnant accès au vestibule commun à tout l’immeuble auquel appartient le local.
D’un côté, ce vestibule passe devant la loge du concierge et conduit à Threadneedle Street. De l’autre, après avoir desservi le grand escalier, il aboutit à une porte vitrée à deux battants, qui dissimule à la vue du dehors l’entrée des caves et l’escalier de service, qui fait face à celle-ci.
Tels sont les lieux où se sont déroulées les principales péripéties du drame.
Au moment où il commence, c’est-à-dire à cinq heures moins vingt exactement, les cinq employés de l’agence s’occupent de leurs travaux habituels. Deux d’entre eux sont plongés dans leurs écritures. Les trois autres répondent à autant de clients accoudés sur le comptoir. Quant au caissier, il fait, sous la protection de son grillage, le compte des espèces, qui, en ce jour de liquidation, atteignent le total imposant de soixante-douze mille soixante-dix-neuf livres, deux shillings et quatre pence, soit un million huit cent seize mille trois cent quatre-vingt-treize francs quatre-vingts centimes.
Ainsi qu’il a été dit, l’horloge de l’agence marque cinq heures moins vingt. Dans vingt minutes, par conséquent, on fermera ; la devanture en fer sera baissée, puis, un peu plus tard, les employés se disperseront, leur journée de travail finie. Le sourd grondement des voitures et le bruit de la foule parviennent du dehors à travers les glaces de la vitrine, obscurcies par le crépuscule de ce dernier jour de novembre.
C’est à ce moment que la porte s’ouvrit et qu’un homme entra. Le nouveau venu, après avoir jeté un coup d’œil rapide dans le bureau, se retourna à demi et fit au-dehors, à l’adresse, sans doute, d’un compagnon resté sur le trottoir, un geste de la main droite, dont le pouce, l’indicateur et le médius redressés mimaient d’une manière claire le nombre 3. Leur attention eût-elle été éveillée, les employés n’auraient pu voir ce geste que leur cachait la porte entrouverte, et l’eussent-ils vu, qu’ils n’auraient évidemment songé à établir aucune corrélation entre le nombre des personnes alors accoudées sur le comptoir et celui des doigts qui étaient ainsi montrés comme un signal.
Son signal donné, si c’en était un, l’homme acheva d’ouvrir la porte, la referma après s’être introduit dans le bureau, et alla prendre rang derrière l’un des clients précédents, indiquant ainsi son intention d’attendre, pour faire connaître ses désirs, que ce client eût terminé et se fût retiré.
Un des deux employés libres se leva, et, se dirigeant vers lui, demanda :
– Vous désirez, monsieur ?...
– Merci, monsieur, j’attendrai, répondit le nouveau venu, en accompagnant sa réponse d’un mouvement de la main, destiné à faire entendre qu’il voulait précisément avoir affaire à l’employé à proximité duquel il s’était arrêté.
Celui qui avait obligeamment interpellé se rassit sans insister et reprit son travail, la conscience apaisée par cette tentative de zèle, et satisfait en somme qu’elle eût ce résultat négatif. L’homme attendit donc, sans que personne fît plus attention à lui.
La singularité de son aspect eût justifié cependant plus sérieux examen. C’était un gaillard de haute taille, qui à en juger par sa carrure, devait être d’une force peu commune. Une magnifique barbe blonde encadrait son visage au teint bronzé. Quant à son rang social, on ne pouvait le présumer d’après sa mise ; un long cache-poussière en soie grège le recouvrant jusqu’aux pieds.
Le client derrière lequel il était placé ayant terminé ce qu’il avait à faire, l’homme au cache-poussière lui succéda et entretint, à son tour, le représentant de la Central Bank des opérations qu’il désirait entreprendre. Pendant ce temps, la personne qu’il avait remplacée ouvrait la porte extérieure et sortait de l’agence.
Cette porte se rouvrit immédiatement et livra passage à un deuxième personnage aussi singulier que le premier dont il semblait être, en quelque sorte, la copie. Même stature, même carrure, même barbe blonde entourant un visage sensiblement cuivré, même long cache-poussière de soie grège dissimulant les vêtements de son propriétaire.
Pour ce dernier personnage, il en fut comme pour son sosie. Comme celui-ci, il attendit patiemment derrière l’une des deux personnes encore accoudées au comptoir, puis son tour venu, il engagea conversation avec l’employé devenu libre, tandis que le client gagnait la rue.
De même que précédemment, la porte se rouvrit aussitôt. Un troisième individu fit son entrée et alla prendra rang à la suite du seul des trois clients primitifs qui restât. De taille médiocre, tout en largeur et trapu, son visage coloré encore assombri par une barbe noire, ses vêtements recouverts d’un long pardessus gris, celui-ci offrait à la fois des différences et des analogies avec ceux qui, avant lui, s’étaient livrés à semblable manège.
Enfin, lorsque la dernière des trois personnes qui se trouvaient précédemment dans l’agence eût terminé ses affaires et céda la place, ce fut à deux hommes que la porte aussitôt rouverte livra passage en même temps. Ces deux hommes, dont l’un semblait doué d’une vigueur herculéenne, étaient vêtus l’un et l’autre de ces longs paletots-sacs communément désignés sous le nom d’ulsters, que la rigueur de la saison ne justifiait pas encore, et, de même que pour les trois premiers, une barbe abondante garnissait leurs visages assez montés de ton.
Ils s’introduisirent d’une manière bizarre : le plus grand entra d’abord, puis à peine entré, s’arrêta dans une position telle qu’il masquait son compagnon, lequel, pendant ce temps, feignant de s’être accroché à la serrure, faisait subir à celle-ci un mystérieux travail. La halte, au surplus, ne dura qu’un instant, et la porte fut bientôt refermée. Mais, à ce moment, si elle avait toujours sa poignée à l’intérieur, ce qui permettait de sortir, la poignée de l’extérieur avait disparu. Du dehors, par conséquent, nul ne pouvait plus entrer dans le bureau. Quant à frapper à la vitre pour se faire ouvrir, personne n’aurait eu garde de le tenter, un avis collé sur la porte, à l’insu des intéressés, annonçant au public que l’agence était irrévocablement fermée pour ce jour-là.
Les employés n’avaient aucun soupçon qu’on les eût ainsi isolés du reste du monde. L’eussent-ils su, d’ailleurs, ils n’auraient fait qu’en rire. Comment se seraient-ils inquiétés, en pleine ville, au moment le plus actif de la journée, alors qu’arrivait jusqu’à eux l’écho de la vie intense de la rue, dont seule une mince pellicule de verre les séparait ?
Les deux derniers employés s’avancèrent à la rencontre des nouveaux venus d’un air aimable, car ils avaient constaté que l’horloge marquait près de cinq heures. Par conséquent, brève serait la visite de ces gêneurs, qu’il allait être légitime d’expulser dans moins de cinq minutes. L’un des tardifs clients agréa les services qui lui étaient offerts, tandis que l’autre, le plus grand, les déclinait et demandait à parler au directeur.
– Je vais voir s’il est là, lui fut-il répondu.
L’employé ne disparut par la porte ménagée au fond de la partie du bureau interdite au public que pour revenir aussitôt.
– Si vous voulez prendre la peine d’entrer ?... proposa-t-il, en ouvrant le petit battant articulé à l’extrémité du comptoir.
L’homme à l’ulster obéit à l’invitation et pénétra dans le cabinet du directeur, tandis que l’employé, en ayant refermé la porte derrière lui, retournait à son travail.
Que se passa-t-il entre le chef de l’agence et son visiteur ? Le personnel déclara par la suite n’en rien savoir, ne pas même se l’être demandé, et cela doit être tenu pour exact. L’instruction en fut ultérieurement réduite aux hypothèses sur ce point, et à l’heure actuelle on est encore dans l’ignorance de la scène qui se déroula alors derrière la porte close.
Une chose certaine, à tout le moins, c’est qu’il ne s’était pas écoulé deux minutes depuis sa fermeture, quand cette porte se rouvrit, et quand l’homme à l’ulster reparut sur le seuil.
D’une manière impersonnelle et sans s’adresser plus particulièrement à aucun des employés :
– S’il vous plaît... dit-il d’un ton parfaitement calme, M. le directeur voudrait parler au caissier.
– Bien, monsieur, répondit celui des employés qui n’était pas occupé.
Se détournant, il appela :
– Store !
– Mr Barclay ?...
– Le chef vous demande.
– On y va, répondit le caissier.
Avec la ponctualité inhérente aux gens de sa profession, il jeta une serviette et trois sacs, contenant, en billets et numéraire, l’encaisse du jour, dans le coffre-fort béant, dont la lourde porte battit avec un bruit sourd, puis ayant baissé son guichet, il sortit de sa cabine grillagée, qu’il ferma soigneusement derrière lui, et se dirigea vers le bureau du chef, devant lequel attendait l’étranger, qui s’effaça et entra sur ses talons.
En pénétrant dans le bureau, Store eut la surprise de constater que celui qu’on prétendait l’appeler ne s’y trouvait pas et que la pièce était vide. Mais le temps lui manqua pour éclaircir ce mystère. Attaqué par-derrière, la gorge prise dans une poigne d’acier, il essaya vainement de se débattre, de crier... Les mains meurtrières resserrèrent leur étreinte, jusqu’au moment où, perdant le souffle, il s’écroula, évanoui, sur le tapis.
Aucun bruit n’avait révélé cette lutte farouche. Dans la grande salle, les employés continuaient tranquillement leur travail, quatre formant autant de groupes avec les clients dont ils étaient séparés par le comptoir, le cinquième absorbé dans des calculs intéressant son service.
L’homme à l’ulster prit le loisir de s’essuyer le front où perlait un peu de sueur, puis il se pencha sur sa victime. En un tour de main, le caissier fut bâillonné et ligoté.
Cette besogne terminée, il entrouvrit doucement la porte et jeta un coup d’œil dans la grande salle. L’examen l’ayant satisfait, il toussa légèrement, comme s’il eût voulu attirer l’attention des quatre singuliers clients qui s’y attardaient alors, puis, ce but atteint, il ouvrit d’une seule poussée, toute grande, la porte qui le dissimulait.
Ce fut le signal – convenu d’avance, sans nul doute – d’une scène littéralement fantastique. Tandis que l’homme à l’ulster traversait d’un bond toute la salle et, tombant comme la foudre sur le calculateur solitaire, l’étranglait impitoyablement, les quatre collègues de celui-ci subissaient un sort pareil.
Le client le plus près de l’extrémité du comptoir franchit la porte battante ménagée en cet endroit et terrassa, en le prenant à revers, l’employé qui lui faisait face. Des trois autres clients, deux allongèrent les bras en travers du comptoir, et leurs mains se nouèrent au cou de leurs interlocuteurs respectifs, qu’ils « sonnèrent » férocement sur l’appui de chêne. Quant au dernier, le plus petit de taille, ne pouvant appréhender son vis-à-vis dont une trop grande distance le séparait, il bondit par-dessus le comptoir et saisit son adversaire à la gorge avec une violence que son élan décuplait.
Pas un cri n’avait été poussé. Le drame n’avait pas duré trente secondes.
Quand leurs victimes eurent perdu connaissance, les étrangleurs achevèrent de les mettre hors de combat. Le plan avait été minutieusement étudié. Rien ne clocha. Il n’y eut aucune hésitation. De toutes les poches sortirent à la fois les accessoires nécessaires. Ensemble, dussent les patients périr par l’asphyxie, les bouches furent bourrées d’ouate et bâillonnées. Ensemble, les mains furent ramenées en arrière et ligotées, les pieds étroitement liés, les corps raidis dans la multiple étreinte d’une fine cordelette d’acier.
Le travail de tous fut terminé au même instant. D’un seul mouvement, les cinq assaillants se redressèrent.
– Le rideau ! ordonna celui qui avait demandé à voir le directeur de l’agence et qui semblait commander aux autres.
Trois des bandits coururent actionner les manivelles de la devanture en fer. Les lames de tôle commencèrent à descendre, atténuant progressivement les bruits venant de l’extérieur.
L’opération était à demi effectuée, quand la sonnerie du téléphone retentit tout à coup.
– Stop ! fit le chef de la bande.
Le rideau s’étant arrêté dans sa course descendante, il s’approcha de l’appareil et décrocha le récepteur. La conversation suivante s’engagea, dont la moitié seulement parvenait aux quatre étrangleurs maintenant inactifs.
– Allô !
– J’écoute.
– C’est vous, Buxton ?
– Oui.
– C’est drôle. Je ne reconnais pas votre voix.
– Il y a de la friture.
– Pas chez nous.
– Il y en a ici. Moi non plus je ne reconnais pas votre voix.
– Mr Lasone.
– Ah ! très bien !... très bien !... je reconnais maintenant.
– Dites donc, Buxton, la voiture est-elle passée ?
– Pas encore, assura le bandit après une courte hésitation.
– Quand elle viendra, dites-lui de retourner à l’agence S. On me téléphone à l’instant qu’on vient d’y recevoir un versement important après la fermeture et le départ des fonds.
– La somme est forte ?
– Assez. Dans les vingt mille livres.
– Fichtre !...
– Vous ferez la commission ?... Je peux compter sur vous ?
– Comptez sur moi.
– Bonsoir, Buxton.
– Bonsoir.
L’étranger raccrocha le récepteur et, un instant, demeura immobile, pensif.
Soudain, il prit son parti et, rassemblant ses complices autour de lui :
– Il s’agit de s’activer, camarades, leur dit-il à voix basse, en commençant à se déshabiller fébrilement. Ouste !... qu’on me donne la pelure de cet homme-là !
Du doigt, il désignait Store, toujours privé de sentiments.
En un clin d’œil, celui-ci fut dépouillé de ses vêtements, que son agresseur endossa, bien que ces vêtements fussent un peu petits pour sa taille. Ayant trouvé dans une des poches les clés de la caisse, il ouvrit ensuite la cabine, puis le coffre-fort, dont furent extraits les sacs de numéraire, la serviette aux billets et les liasses de titres.
Il achevait à peine, quand on entendit une voiture qui s’arrêtait au bord du trottoir. Presque aussitôt, on frappa aux vitres de la porte à demi recouverte par la devanture métallique.
– Attention ! dit rapidement le chef de cette bande d’étrangleurs, en commentant ses paroles de gestes expressifs. Bas les manteaux, montrez vos vestons, à vos places, et du coup d’œil !... Qu’on ne rate pas le premier qui entrera !... Et sans bruit... Après, porte close, et qu’on n’ouvre qu’à moi !...
Chargé de la serviette et de plusieurs paquets de titres, il s’était, tout en parlant, rapproché de la porte, tandis que trois de ses complices s’asseyaient, sur un signe de lui, à la place des employés, poussés d’un coup de pied sous le comptoir, et que le quatrième se postait près de l’entrée. Il ouvrit cette porte d’une main ferme. Le vacarme de la rue parut grandir subitement.
Une voiture de livraison s’était en effet arrêtée devant l’agence. Dans la nuit, on voyait briller ses lanternes. Le cocher, resté sur son siège, causait avec un homme debout au bord du trottoir. C’était cet homme, un encaisseur de la Central Bank, qui avait frappé à la porte quelques instants plus tôt.
Sans se presser, évitant les passants dont le torrent coulait sans interruption, l’audacieux bandit traversa le trottoir et s’approcha de la voiture.
– Salut ! dit-il.
– Salut ! répondirent les deux hommes.
Le cocher, ayant regardé celui qui l’interpellait, parut étonné.
– Tiens !... ce n’est pas Store ! s’écria-t-il.
– C’est son jour de congé. Je le remplace, expliqua le pseudo-caissier.
Puis, s’adressant à l’encaisseur debout auprès de lui.
– Eh !... Un coup de main, l’ami ?
– Pour quoi faire ?
– Pour un de nos sacs. On a reçu beaucoup d’argent aujourd’hui. Ça pèse.
– C’est que... dit l’encaisseur en hésitant, il m’est défendu de quitter la voiture.
– Bah ! pour une minute !... D’ailleurs, je te remplace. Un des employés t’aidera pendant que je déposerai la serviette et les titres.
L’encaisseur s’éloigna sans insister davantage et franchit la porte, qui se referma derrière lui.
– À nous camarade, disait pendant ce temps au cocher le remplaçant de Store. Ouvre ta voiture.
– Allons-y ! acquiesça le cocher.
La caisse de la voiture n’ayant aucune issue en arrière ni sur les côtés, la seule ouverture consistait en une petite porte à deux battants de tôle, ménagée derrière la banquette du conducteur. De cette manière, les risques de vol étaient réduits au minimum.
Pour pénétrer dans la voiture, il fallait donc nécessairement faire basculer la banquette, dont une moitié avait été rendue mobile dans ce but. Mais, comme il s’agissait seulement de placer quelques paquets dans un des casiers garnissant les côtés du véhicule, le cocher jugea superflu de se livrer à ce travail et se contenta de repousser les portes.
– Passe la serviette, dit-il.
Ayant reçu ce qu’il demandait, le cocher, à demi couché en travers de la banquette, disparut jusqu’à mi-corps dans l’intérieur de la voiture, ses jambes faisant contrepoids à l’extérieur. Dans cette position, il ne put voir son soi-disant collègue monter sur le marchepied, puis de là sur le siège, et se placer de manière à le séparer de ses guides. Par-dessus le cocher étendu, le faux caissier, comme s’il eût été curieux de voir ce que contenait la caisse de la voiture, y introduisit à son tour le haut du corps, et son bras, tout à coup, se détendit violemment dans l’ombre.
Si quelqu’un des nombreux passants qui circulaient avait eu l’idée de regarder de près à ce moment, il aurait vu les jambes du cocher se raidir d’une manière aussi subite du siège, tandis que le buste fléchissait de l’autre côté de la banquette.
Rapidement, l’homme saisit alors par la ceinture ce corps inerte, et l’envoya au milieu des sacs et des paquets déposés dans la voiture.
Cette série d’actes, exécutés avec une précision et une audace merveilleuses, n’avait demandé que quelques instants. Les passants continuaient à circuler paisiblement, sans aucun soupçon des événements anormaux qui se succédaient si près d’eux, en pleine foule.
L’homme se pencha plus encore dans la voiture, de manière à ne pas être aveuglé par les lumières de la rue, et regarda dans la caisse. Sur le plancher, au milieu d’une flaque de sang qui grandissait à vue d’œil, le cocher gisait, un couteau fiché à la base du crâne, dans cet épanouissement de la moelle qui a reçu les divers noms de bulbe, de cervelet, de nœud vital. Il ne bougeait plus. La mort avait été foudroyante.
Le meurtrier, craignant que le sang ne finît par traverser le parquet et par couler sur le sol, enjamba la banquette, s’introduisit tout entier dans la voiture et dépouilla le mort de sa vareuse. Il s’en servit pour tamponner la terrible blessure, puis, ayant retiré le couteau de la plaie et l’ayant soigneusement essuyé, ainsi que ses mains rouges, il referma les portes de tôle, sûr que le sang, s’il continuait à couler, serait absorbé par la laine comme par une éponge.
Cette précaution prise, il descendit de la voiture, traversa le trottoir et frappa d’une manière particulière à la porte de l’agence, qui fut aussitôt ouverte, puis refermée.
– L’homme ?... interrogea-t-il, en entrant.
On lui montra le comptoir.
– Avec les autres. Ficelé.
– Bon !... Ses vêtements !... Vite !
Pendant qu’on se hâtait d’obéir, il retirait le costume du caissier Store et le remplaçait par celui de l’encaisseur.
– Deux hommes resteront ici, commanda-t-il, tout en procédant à cette transformation. Les autres avec moi pour déménager la « bagnole ».
Sans attendre la réponse, il rouvrit la porte, sortit, suivi de ses deux acolytes, remonta sur le siège et s’introduisit dans la caisse de la voiture, dont le pillage commença.
L’un après l’autre, il donnait les paquets à ses complices, qui les transportaient dans l’agence. La porte de celle-ci, demeurée grande ouverte, découpait un carré brillant sur le trottoir. Les passants, venant de l’obscurité relative de la rue pour y retourner aussitôt, traversaient sans y prendre garde cette zone plus lumineuse. Rien ne les eût empêchés d’entrer. Mais cette idée ne venait à personne, et la foule s’écoulait indifférente à une manutention qui ne la regardait pas et que rien ne l’autorisait à suspecter.
En cinq minutes la voiture fut vide. Porte close, on procéda au tri. Les valeurs, actions ou obligations, furent mises d’un côté ; les espèces de l’autre. Les premières, impitoyablement rejetées, allèrent joncher le parquet. Des billets de banque, on fit cinq parts, et chacun en prit une, dont il se matelassa la poitrine.
– Et les sacs ?... demanda l’un des bandits.
– Bourrez vos poches, répondit le chef. Ce qui restera, dans la voiture. Je m’en charge.
On lui obéissait déjà.
– Minute !... s’écria-t-il. Convenons de tout auparavant. Quand je serai parti, vous rentrerez ici et vous finirez de baisser la devanture. Ensuite, expliqua-t-il, en montrant le couloir ouvrant dans le fond de la pièce, vous sortirez par là. Le dernier fermera à double tour et jettera la clé à l’égout. Au bout, c’est le vestibule et vous connaissez les aîtres.
Du doigt, il montra le cabinet du directeur.
– N’oubliez pas le bonhomme. Vous savez ce qui est convenu ?...
– Oui, oui, lui répondit-on. Sois tranquille.
Au moment de partir, il s’arrêta encore.
– Diable !... fit-il. Je ne pensais plus au principal... Il doit bien y avoir ici une liste des autres Agences.
On lui montra, collé à l’intérieur de la vitrine, une affiche jaune qui donnait ce renseignement. Il la parcourut des yeux.
– Quant aux manteaux, dit-il, lorsqu’il eut découvert l’adresse de l’agence S, jetez-les dans un coin. Qu’on les trouve. L’essentiel est qu’on ne les voie pas sur notre dos. Rendez-vous où vous savez... En route !
Le surplus des sacs d’or et d’argent fut transporté dans la voiture.
– C’est tout ?... interrogea l’un des porteurs.
Son chef réfléchit, puis, frappé d’une idée soudaine :
– Fichtre non ! Et mes frusques !
L’autre partit en courant, pour revenir aussitôt, apportant les vêtements que ceux du caissier Store avait tout d’abord remplacés, et qu’il jeta à la volée dans la caisse de la voiture.
– Cette fois, c’est bien tout ?... demanda-t-il de nouveau.
– Oui. Et ne traînez pas ! lui fut-il répondu.
Il disparut dans l’agence. La devanture de fer acheva de descendre.
Pendant ce temps, le cocher improvisé saisissait les guides et réveillait les chevaux d’un coup de fouet. La voiture s’ébranla, remonta Old Broad Street, tourna dans Throgmorton Street, suivit Lothburg Street, puis Gresham Street, tourna dans Aldergate Street et s’arrêta enfin devant l’agence S, au n° 29 de cette dernière rue.
Le faux cocher y entra hardiment et se dirigea vers la caisse.
– Il paraît que vous avez un pli à me donner ? dit-il.
Le caissier releva les yeux sur celui qui l’interpellait.
– Non, ma foi ! reconnut l’encaisseur avec un gros rire.
– Je ne comprends pas que le siège, maugréait cependant le caissier d’un air mécontent, envoie comme ça des gens qu’on ne connaît pas...
– C’est parce que je ne fais pas le quartier d’habitude. C’est à l’agence B qu’on m’a dit de passer ici, d’après un coup de téléphone du siège. Paraît que vous avez eu un fort versement après la fermeture.
Il avait trouvé sur-le-champ cette réponse plausible, la liste des agences de la Central Bank étant encore toute fraîche dans sa mémoire.
– Oui... reconnut le caissier, malgré tout soupçonneux... C’est égal, ça m’ennuie de ne pas vous connaître.
– Qu’est-ce que ça peut vous faire, répliqua l’autre étonné.
– Il y a tant de voleurs !... Mais, au fait, il y a moyen de tout arranger. Vous avez votre commission sur vous, je suppose ?
Si quelque chose était de nature à troubler le bandit, c’était bien une pareille question. Comment aurait-il eu sa « commission » ? Il ne comprenait même pas ce que le mot signifiait. Il ne se troubla pas cependant. Quand on risque de telles aventures, il faut avoir des qualités spéciales, et, par-dessus toutes les autres, un absolu sang-froid. Cette qualité, le faux encaisseur de la Central Bank la possédait au suprême degré. Si donc il fut ému en entendant la question qu’on lui posait à l’improviste, il n’en laissa rien paraître, et répondit du ton le plus naturel :
– Parbleu ! ça va sans dire.
Il s’était tenu ce raisonnement bien simple que cette « commission », puisqu’on admettait comme probable qu’il l’eût sur lui, consistait forcément en quelque objet matériel, dont les employés de la Central Bank avaient coutume d’être toujours porteurs. En fouillant la vareuse de l’encaisseur auquel il s’était substitué, il trouverait donc, sans doute, cette fameuse « commission ».
– Je vais voir, ajouta-t-il d’une voix calme, en s’asseyant sur un banc et en se mettant en devoir de vider ses poches.
Il en sortit de nombreuses paperasses, lettres, notes de service, ou autres, toutes fortement frangées et froissées, comme il arrive de celles qu’on a longtemps traînées avec soi. Simulant la maladresse des ouvriers, quand leurs gros doigts, plus habiles aux rudes travaux, sont dans le cas de manipuler des papiers, il dépliait les pièces l’une après l’autre.
Dès la troisième, il découvrit un document imprimé, avec des blancs remplis à la main, aux termes duquel le nommé Baudruc était commissionné à titre d’encaisseur de la Central Bank. C’était évidemment ce qu’il cherchait, et pourtant la difficulté restait la même. Le nom écrit sur le document constituait peut-être, en effet, le plus grand de tous les dangers, ce Baudruc étant bien connu du caissier de l’agence S, qui s’était étonné de ne pas avoir affaire à lui.
Sans rien perdre de son sang-froid, l’audacieux bandit imagina sur-le-champ l’expédient nécessaire. Profitant d’un moment d’inattention du caissier, il déchira en deux morceaux la pièce officielle, dont la moitié inférieure resta dans sa main droite.
– Pas de veine !... s’écria-t-il du ton d’un homme vexé, aussitôt que cette opération eut été menée à bonne fin. Je l’ai bien, ma commission, mais la moitié, pas plus.
– La moitié ?... répéta le caissier.
– Oui, elle était vieille et tout usée, à force de traîner dans ma poche. Elle se sera coupée en deux et j’en ai laissé bêtement une moitié chez moi.
– Hum !... fit le caissier.
L’encaisseur parut froissé.
– Et puis en voilà assez, déclara-t-il en se dirigeant vers la porte. On m’a dit de venir chercher votre galette ; je viens. Vous ne voulez pas me la donner ? Gardez-la. Vous vous débrouillerez avec le siège. Moi, je m’en moque.
L’indifférence qu’il témoignait fit plus pour son succès que les meilleurs arguments et plus encore la phrase menaçante qu’il avait décochée, telle une flèche de Parthe, en s’éloignant. Pas d’histoires ! c’est le but éternel de tous les employés de la terre.
– Minute !... s’écria le caissier en le rappelant. Montrez-la moi, votre « commission ».
– La voilà ! répondit l’encaisseur, qui présenta la moitié de ce document où n’était inscrit aucun nom.
– Il y a la signature du chef, constata le caissier avec satisfaction.
Puis, se décidant enfin :
– Voici l’argent, annonça-t-il, en présentant un paquet scellé. Si vous voulez me signer mon reçu ?
L’encaisseur, ayant mis un nom quelconque sur la feuille qui lui était présentée, s’éloigna d’un air mécontent.
– Salut !... dit-il, d’une voix bourrue, en homme irrité de la suspicion dont il venait d’être l’objet.
Aussitôt dehors, il pressa le pas vers la voiture, monta sur le siège et disparut dans la nuit.
Ainsi fut accompli ce vol qui eut un si grand retentissement.
Comme on le sait, il fut découvert le soir même, plus tôt, à coup sûr, que ne l’avaient supposé ses auteurs. L’agence verrouillée à double tour, son personnel réduit à l’impuissance, le cocher de la voiture supprimé, ils pouvaient légitimement croire qu’on ne s’apercevrait de rien avant le lendemain matin. À ce moment, le garçon de bureau, en venant procéder au balayage quotidien, donnerait nécessairement l’éveil, mais il y avait de grandes chances pour que l’aventure demeurât secrète jusque-là.
Les choses se passèrent tout autrement dans la réalité.
À cinq heures et demie, Mr Lasone, ce contrôleur des agences qui avait téléphoné une première fois, vers cinq heures, pour aviser du passage de la voiture de récolement, inquiet de ne pas voir arriver celle-ci, téléphona de nouveau à l’agence DK. Il ne reçut pas de réponse, les voleurs, qui terminaient alors le partage du butin, ayant décroché simplement le récepteur, afin d’arrêter la sonnerie, dont la persistance aurait pu éveiller l’attention du voisinage. Sur le moment, le contrôleur n’insista pas et se contenta d’incriminer les employés du téléphone.
Cependant, le temps s’écoulant et la voiture n’arrivant toujours pas, il fit une seconde tentative. Celle-ci restant aussi vaine que la première, et le bureau du téléphone lui affirmant que l’agence DK ne répondait pas, le contrôleur envoya un garçon du siège voir pourquoi elle était ainsi muette. Avant six heures et demie, ce garçon était de retour. On sut par lui que l’agence était fermée et paraissait déserte.
Le contrôleur, fort étonné que Mr Buxton eût terminé ses opérations de si bonne heure, un de ces jours de fin de mois où le personnel est obligé parfois de veiller jusqu’à neuf heures, ne put qu’attendre la voiture de récolement avec une impatience grandissante.
Il l’attendait encore à sept heures et quart, quand une grave nouvelle lui parvint. La voiture avait été trouvée derrière Hyde Park dans une rue peu fréquentée de Kensington, Holland Street, par un employé du siège central qui, sa journée faite, regagnait son domicile. Cet employé, intrigué par le stationnement tardif d’une voiture de la Central Bank dans cette rue relativement obscure et déserte, était monté sur le siège, avait poussé les portes de tôle qui n’étaient pas fermées, et, à la lueur d’une allumette, il avait découvert le corps déjà froid du cocher. Il était alors revenu en courant au siège central, afin de donner l’alarme.
Aussitôt, le téléphone joua dans toutes les directions. Avant huit heures, une escouade de police entourait la voiture abandonnée, tandis que la foule s’amassait devant l’agence DK, dont une autre escouade faisait ouvrir les portes par un serrurier requis à cet effet.
Le lecteur sait déjà ce qu’on devait y trouver.
L’enquête commença sur-le-champ. Par bonheur, aucun des employés de l’agence n’était mort, bien qu’à vrai dire ils n’en valussent guère mieux. Aux trois quarts étouffés par les bâillons, la bouche emplie d’ouate et de chiffon qu’on y avait enfoncés avec violence, ils gisaient évanouis, quand du secours leur arriva, et nul doute qu’ils ne fussent passés de vie à trépas s’ils étaient restés dans cette situation jusqu’au matin.
Lorsque, après une heure de soins, ils eurent repris conscience, ils ne purent donner que des renseignements fort vagues. Cinq hommes barbus, les uns recouverts de longs cache-poussière, les autres de ces pardessus de voyage vulgairement dénommés ulsters, les avaient assaillis et terrassés. Ils n’en savaient pas plus.
Il n’y avait pas à mettre leur sincérité en doute. Dès le début de l’enquête, on avait trouvé, en effet, les cinq manteaux bien en évidence, comme si les malfaiteurs avaient tenu à laisser une trace de leur passage. Au surplus, ces vêtements, examinés avec attention par les plus fins limiers de Scotland Yard, ne révélèrent rien touchant ceux qui les avaient abandonnés. Faits d’étoffes banales ou de magasin, ce qui expliquait qu’on les eût laissés sur les lieux du crime.
Tout cela n’apprenait pas grand-chose, et pourtant le magistrat enquêteur dut renoncer à en savoir davantage. Vainement il retourna les témoins dans tous les sens. Ils ne varièrent pas, et il fut impossible d’en rien tirer de plus.
Le dernier témoin entendu fut le concierge de l’immeuble. La devanture étant baissée, les malfaiteurs étaient forcément sortis par le vestibule commun à toute la maison. Le concierge avait donc dû les voir.
Celui-ci ne put que confesser son ignorance. Les appartements dont il avait la surveillance étaient trop nombreux pour qu’elle fût réellement efficace. Ce jour-là, il n’avait rien remarqué d’anormal. Si les voleurs étaient passés devant lui, ainsi qu’on devait le supposer en effet, il les avait pris pour les employés de l’agence.
Poussé dans ses derniers retranchements, invité à fouiller dans sa mémoire, il cita les noms de quatre locataires qui avaient traversé le vestibule à peu près à l’heure du crime, ou peu de temps après. Vérification faite séance tenante, ces quatre locataires, d’une honorabilité parfaite, étaient rentrés tout simplement pour dîner.
Le concierge parla aussi d’un garçon charbonnier qui s’était présenté, porteur d’un sac volumineux, vers sept heures et demie, un peu avant l’intervention de la police, et qu’il avait remarqué uniquement pour cette raison qu’il n’est pas d’usage de livrer du charbon à une pareille heure. Ce garçon charbonnier avait demandé un locataire du cinquième, et avec une telle insistance que le concierge avait autorisé la livraison et avait indiqué l’escalier de service.
Le garçon charbonnier était donc monté, mais pour redescendre un quart d’heure plus tard, toujours chargé de son sac. Interpellé par le concierge, il avait dit alors s’être trompé d’adresse. Tout en parlant d’une voix haletante, en homme qui vient de gravir cinq étages avec un lourd fardeau sur les épaules, il avait gagné la rue, puis ayant déposé son sac dans une voiture à bras en station au bord du trottoir, il était parti sans se presser.
– Savez-vous, demanda le magistrat enquêteur, à quelle maison appartient ce garçon ?
Le concierge répondit qu’il l’ignorait.
Le magistrat, réservant ce point pour une vérification ultérieure, interrogea le locataire du cinquième. Il lui fut confirmé qu’un homme, se disant chargé d’effectuer une livraison de charbon, avait, en effet, sonné à la porte de service vers sept heures et demie. La bonne, qui lui avait ouvert, l’ayant assuré qu’il se trompait, il était reparti sans insister. Une différence existait, toutefois, entre les diverses dépositions relatives à cet incident, la bonne du cinquième soutenant, contrairement au dire du concierge, que l’homme n’était porteur d’aucun sac.
– Il l’aura laissé en bas pour monter, expliqua le magistrat.
Toutefois, il apparut que cette explication n’était pas suffisante, quand on découvrit, dans le couloir commun des caves, la valeur d’un sac d’anthracite, que le concierge affirmait ne pas s’y trouver quelques heures plus tôt. De toute évidence, le mystérieux garçon charbonnier avait vidé en cet endroit le sac qu’il apportait. Mais alors, qu’avait-il emporté, puisque – le concierge se montrait tout aussi affirmatif sur ce point – le sac paraissait n’être, au départ, ni moins plein, ni moins lourd qu’à l’arrivée ?
– Ne nous occupons pas de cela pour l’instant, conclut le magistrat, renonçant à résoudre l’insoluble problème. Ce point sera tiré au clair demain.
Pour le moment, il avait à suivre une piste qu’il estimait plus sérieuse, et il entendait ne pas s’en écarter.
En effet, tout le personnel de l’agence n’avait pas été retrouvé. Le personnage le plus important, le directeur, manquait à l’appel. Mr Lewis Robert Buxton avait disparu.
Les employés ne purent fournir aucune indication à cet égard. Tout ce qu’ils savaient, c’est que, un peu avant cinq heures, un client, introduit auprès du directeur, avait, quelques minutes plus tard, appelé le caissier Store, que celui-ci s’était rendu à cet appel et n’avait pas reparu. C’est quelques instants après que l’agression s’était produite. Quant à Mr Buxton, nul ne l’avait revu.
La conclusion s’imposait. S’il était hors de doute que l’agence eût été prise d’assaut par cinq bandits plus ou moins déguisés ou maquillés, il ne l’était pas moins que ces bandits eussent un complice dans la place et que ce complice ne fût autre que son chef.
C’est pourquoi, sans attendre les résultats d’une enquête plus approfondie, mandat d’amener fut immédiatement lancé contre Lewis Robert Buxton, chef de l’agence DK de la Central Bank, inculpé de vol et de complicité de meurtre, et c’est pourquoi son signalement, que l’on connaissait bien, si on ignorait celui de ses complices, fut télégraphié dans toutes les directions.
Le coupable n’ayant pas encore quitté l’Angleterre, il allait être appréhendé, soit dans une ville de l’intérieur, soit à un port d’embarquement, succès rapide dont la police pourrait s’enorgueillir à juste titre.
Sur cette agréable perspective, magistrat et détectives gagnèrent leurs lits respectifs.
Or, cette même nuit, à deux heures du matin, cinq hommes, les uns complètement glabres, une forte moustache barrant le visage cuivré des autres, descendaient à Southampton de l’express de Londres, isolément, comme ils y étaient montés. Après avoir pris livraison de plusieurs colis, et notamment d’une grande malle très lourde, ils se firent conduire en voiture au bassin à flot, où attendait à quai un steamer de deux mille tonneaux environ, dont la cheminée vomissait une épaisse fumée.
À la marée de quatre heures, c’est-à-dire à un moment où tout dormait à Southampton et où le crime d’Old Broad Street y était encore inconnu, ce steamer se déhala du bassin, sortit des jetées et prit la mer.
Nul ne tenta de s’opposer à son départ. Et pourquoi, en vérité, aurait-on suspecté cet honnête bâtiment, chargé ouvertement de marchandises, disparates mais honorables, à destination de Cotonou, port du Dahomey ?
Le steamer s’éloigna donc paisiblement, avec ses marchandises, ses cinq passagers, leurs colis et leur grande malle, que l’un d’eux, le plus grand, avait fait déposer dans sa cabine, tandis que la police, interrompant son enquête, cherchait dans le sommeil un repos bien gagné.
Cette enquête, elle fut reprise le lendemain et les jours suivants, mais, ainsi que chacun le sait, elle ne devait pas aboutir. Les jours s’ajoutèrent aux jours, les cinq malfaiteurs demeurèrent inconnus, Lewis Robert Buxton demeura introuvable. Aucune lueur ne vint éclairer l’impénétrable mystère. On ne parvint même pas à découvrir à quelle maison appartenait le garçon charbonnier qui avait attiré un moment l’attention de la police. De guerre lasse, l’affaire fut classée.
La solution de l’énigme, la suite de ce récit la donnera, pour la première fois, entière et complète. Il appartiendra au lecteur de dire si on pourrait en imaginer de plus inattendue et de plus étrange.
Conakry, chef-lieu de la Guinée française et résidence du lieutenant-gouverneur, est aujourd’hui une ville très agréable, dont les rues, intelligemment tracées d’après les plans du gouverneur Ballay, se coupent à l’angle droit et sont, en général, désignées par un simple numéro d’ordre, à la mode américaine. Bâtie sur l’île de Tombo, elle est séparée du continent par un étroit chenal, que franchit un pont, sur lequel passent cavaliers, piétons, véhicules, et aussi le chemin de fer qui aboutit près du Niger, à Kouroussa. C’est la station la plus salubre du littoral. Aussi les représentants de la race blanche y sont-ils nombreux, particulièrement les Français et les Anglais, ces derniers plus spécialement groupés dans le faubourg de Newtown.
Mais, à l’époque des événements qui forment le sujet de ce récit, Conakry n’avait pas encore atteint ce degré de prospérité et n’était guère qu’une grosse bourgade.
En cette journée du 27 novembre, cette bourgade était en fête. Obéissant à l’invitation que le gouverneur, M. Henry Valdonne, lui avait faite par voie d’affiches, la population se portait vers la mer, disposée à recevoir chaleureusement, ainsi qu’on l’en priait, les voyageurs notables qui allaient incessamment débarquer du Touat, un paquebot de la Compagnie Frayssinet.
Les personnages qui mettaient ainsi en rumeur la ville de Conakry étaient d’importance, en effet. Au nombre de sept, ils formaient le haut personnel de la commission extraparlementaire chargée par l’administration centrale d’effectuer un voyage d’étude dans la région du Soudan connue sous le nom de « boucle du Niger ». À vrai dire, ce n’était pas tout à fait de plein gré que le président du Conseil, M. Granchamp, et M. Chazelle, ministre des Colonies, avaient réuni cette mission et décrété ce voyage d’étude. Ils y avaient été contraints, en quelque sorte, par la pression de la Chambre et par la nécessité de clore une joute oratoire qui confinait à l’obstruction.
Quelques mois auparavant, à propos d’un débat relatif à la région africaine que la mission extraparlementaire avait mandat d’explorer, la Chambre s’était partagée en deux fractions numériquement égales, que menaient au combat deux irréductibles leaders.
L’un de ses leaders s’appelait Barsac ; l’autre avait nom Baudrières.
Le premier, bien en chair, voire un tantinet bedonnant, portait en éventail une opulente barbe noire. C’était un Méridional de la Provence, au verbe sonore, doué, sinon d’éloquence, du moins d’une certaine faconde, un joyeux et sympathique garçon au demeurant. Le second représentait un département du Nord, et, si l’on autorise cette expression audacieuse, il le représentait en longueur. Sec de corps et de visage, une mince moustache tombante accentuant ses lèvres minces, anguleux et dogmatique, il faisait partie de la race des tristes. Autant son collègue s’épanouissait généreusement, autant il vivait replié sur lui-même, se livrant le moins possible, l’âme verrouillée comme le coffre-fort d’un avare.
Tous deux députés de vieille date, ils s’étaient spécialisés dans les questions coloniales, et on s’accordait à les regarder comme des autorités en la matière. Cependant – cette réflexion s’impose – il était réellement merveilleux que leurs patientes études les eussent conduits à des conclusions si opposées. Le certain, c’est qu’ils étaient rarement d’accord. Lorsque Barsac traitait une question quelconque, il y avait dix à parier contre un que Baudrières allait demander la parole pour dire juste le contraire, si bien que, leurs discours s’annulant, la Chambre en était généralement réduite à voter dans le sens indiqué par le Ministère.
Mais, cette fois, Barsac et Baudrières n’avaient pas voulu céder d’un pouce, et la discussion s’était éternisée. Elle avait commencé au sujet d’un projet de loi déposé par le premier, projet tendant à créer cinq sièges de députés dans la Sénégambie, la Haute-Guinée et la partie du Soudan français située à l’ouest du Niger, et à accorder l’électorat, voire l’éligibilité, aux gens de couleur, sans distinction de race. Aussitôt, ainsi qu’il en avait coutume, Baudrières s’était vigoureusement élevé contre la thèse de Barsac, et les deux irréconciliables adversaires s’étaient jeté à la tête toute une mitraille d’arguments.
L’un, citant à l’appui de son opinion celle d’un grand nombre de militaires et de civils qui avaient parcouru ces régions ou y avaient trafiqué, représenta les nègres comme parvenus à un degré de civilisation fort avancée. Il ajouta que c’était peu d’avoir supprimé l’esclavage si on ne donnait pas aux populations conquises les mêmes droits qu’à leurs conquérants, et il prononça à ce propos, dans une série de péroraisons que la Chambre applaudit bruyamment, les grands mots de liberté, d’égalité et de fraternité.
L’autre affirma, par contre, que les nègres croupissaient encore dans la plus honteuse barbarie et qu’il ne pouvait être question de les consulter, pas plus qu’on ne consulte un enfant malade sur le remède qu’il convient de lui appliquer. Il ajouta qu’en tout cas le moment n’était pas propice à une expérience aussi dangereuse et qu’il convenait plutôt de renforcer les troupes d’occupation, des signes inquiétants autorisant à redouter des troubles prochains dans ces contrées. Il invoqua un aussi grand nombre d’opinions militaires et civiles que son contradicteur, conclut en préconisant une nouvelle intervention armée et déclara avec une énergie patriotique que le patrimoine conquis par le sang français était sacré et devait demeurer intangible. Lui aussi fut applaudi frénétiquement.
Le ministre des Colonies fut très embarrassé pour départager ces orateurs passionnés. Il y avait du vrai dans les deux thèses. S’il était exact que les populations noires habitant la boucle du Niger et la Sénégambie parussent commencer à s’accommoder de la domination française, que l’instruction fît quelques progrès parmi ces peuplades jadis si profondément ignorantes, et que la sécurité y fût en voie de rapide amélioration, il ne l’était pas moins qu’actuellement la situation tendait à se modifier dans un sens défavorable. On avait reçu la nouvelle de troubles et de razzias ; des villages entiers, on ignorait pour quelles raisons, avaient été abandonnés par leurs habitants, et enfin il convenait d’enregistrer, sans rien exagérer cependant, des bruits assez mystérieux et confus qui couraient la brousse, aux abords du Niger, et dont le sens général était qu’une puissance indépendante fût en train de se former en un point encore inconnu du sol africain.
Chacun des deux précédents orateurs pouvant à la rigueur trouver des arguments favorables à sa cause dans le discours ministériel, ils triomphèrent tous deux également, et la discussion se poursuivit, jusqu’au moment où un député, excédé, s’écria au milieu du bruit :
– Puisqu’on ne peut pas s’entendre, qu’on aille y voir !
M. Chazelle répondit que ces contrées avaient été si souvent explorées que la nécessité de les découvrir une fois de plus ne s’imposait pas, mais qu’il était prêt, néanmoins, à se conformer aux vues de la Chambre, si celle-ci estimait qu’un voyage d’étude eût quelque utilité, et qu’il serait heureux de l’associer, dans ce cas, à une telle entreprise, en plaçant l’expédition sous la direction de celui de ses membres qu’elle voudrait bien désigner.
La proposition eut beaucoup de succès. On vota séance tenante, et le Ministère fut invité à constituer une mission qui parcourrait la région comprise dans la boucle du Niger et qui rédigerait un rapport sur le vu duquel la Chambre statuerait ultérieurement.
On se mit moins facilement d’accord quand il s’agit de nommer le député qui serait le chef de cette mission et, par deux fois, Barsac et Baudrières recueillirent un nombre de suffrages mathématiquement égal.
Il fallait cependant en finir.
– Parbleu ! qu’on les nomme tous les deux ! s’écria un de ces plaisants qui ne manquent jamais dans une assemblée française.
Cette idée ayant été accueillie avec enthousiasme par la Chambre, qui, sans doute, y voyait un moyen de ne plus entendre parler des colonies pendant quelques mois, Barsac et Baudrières furent élus, l’âge devant décider lequel des deux aurait le pas sur l’autre. Vérification faite, ce privilège échut à Barsac, qui se trouva être l’aîné de trois jours. Baudrières dut donc se résigner à n’être que son coadjuteur, ce dont il fut extrêmement mortifié.
À ce rudiment de mission, le gouvernement avait adjoint par la suite quelques personnalités, moins décoratives assurément, mais peut-être mieux qualifiées, si bien qu’à son arrivée à Conakry elle comportait sept membres au total, y compris Barsac et Baudrières déjà nommés.
Parmi les autres, on remarquait le docteur Châtonnay, un grand médecin et un médecin grand, car il était fort savant et il élevait à plus de cinq pieds huit pouces son joyeux visage, que couronnait une chevelure frisée aussi blanche que la neige, bien qu’il n’eût pas tout à fait cinquante ans, et que barrait une moustache en broussaille de même couleur. C’était un excellent homme que ce docteur Châtonnay, sensible et gai, et riant à tout propos avec un bruit de vapeur qui fuse.
On remarquait encore à la rigueur M. Isidore Tassin, correspondant de la Société de géographie, un petit homme sec et tranchant, passionnément et exclusivement géographe.
Quant aux derniers membres de la mission, MM. Poncin, Quirieu et Heyrieux, tous trois fonctionnaires de divers ministères, on ne les remarquait pas. Sans particularité notable, c’étaient des gens comme tout le monde.
Autour de ce noyau officiel gravitait, très officieusement, un huitième voyageur. Celui-ci, un blond à l’air énergique et décidé, avait nom Amédée Florence, et son métier consistait à renseigner de son mieux le grand journal quotidien L’Expansion française, dont il était le reporter actif et débrouillard.
Tels furent les personnages qui débarquèrent, ce jour-là, 27 novembre, du paquebot le Touat, de la Compagnie Frayssinet.
L’événement devait nécessairement provoquer des discours. Pour peu que l’on fasse partie du personnel administratif ou gouvernemental, on ne se contente plus, lorsqu’on se rencontre, de se serrer la main et de se dire bonjour, et on considère comme indispensable d’échanger des paroles historiques, tandis qu’un auditoire, toujours amusé, malgré l’accoutumance, par le comique spécial de cette formalité, se range en cercle autour des orateurs.
C’est en vertu de ce protocole que, sur le lieu même du débarquement, M. Valdonne, escorté de ses principaux fonctionnaires, qu’il eut soin de présenter, souhaita solennellement la bienvenue aux visiteurs de marque qui lui arrivaient, sinon du ciel, du moins des lointains de l’océan. D’ailleurs, rendons-lui cette justice, il fut bref, et sa courte harangue obtint un succès mérité.
Barsac, qui lui répondit, en sa qualité de chef de la mission, prit ensuite la parole en ces termes :
– Monsieur le gouverneur, messieurs, prononça-t-il avec l’accent de la reconnaissance – et du Midi ! – après avoir toussé pour s’éclaircir la voix, mes collègues et moi nous sommes profondément touchés des paroles que nous venons d’entendre. La cordialité de votre accueil est pour nous de favorable augure, au moment où commence réellement une entreprise dont nous ne nous exagérons pas, au surplus, les difficultés. Nous savons que, sous la généreuse administration de la métropole, ces contrées, jadis explorées au milieu de tant de périls par les hardis pionniers de la patrie, connaissent enfin la paix française, si vous voulez bien autoriser cette expression pompeuse empruntée à nos ancêtres les Romains. C’est pourquoi, ici, au seuil de cette belle ville de Conakry, entourés des rangs pressés de nos compatriotes, nous avons la sensation de n’avoir pas quitté la France, et c’est pourquoi, en nous enfonçant dans l’intérieur, nous ne la quitterons pas davantage, car les laborieuses populations de ces contrées sont désormais formées des citoyens d’une France agrandie et prolongée. Puisse-t-elle augmenter encore, s’il est possible, leur attachement à la patrie, leur dévouement à la République.
M. le gouverneur Valdonne donna, comme il est d’usage, le signal des applaudissements « spontanés », tandis que Barsac faisait, en arrière, un pas que Baudrières faisait aussitôt en avant.
À la suite d’interminables conciliabules dans le cabinet du ministre, on avait décidé que Baudrières serait non pas le sous-chef, mais le chef adjoint de l’expédition. Or – mystérieuse puissance des mots ! – il en résultait, paraît-il, que si Barsac prenait la parole dans une cérémonie officielle, Baudrières la prendrait immédiatement après lui. Ainsi avait été résolu l’épineux problème des amours-propres.
– Monsieur le gouverneur, messieurs, commença Baudrières, coupant court, de cette manière, aux applaudissements dont on avait salué la péroraison de son prédécesseur, je m’associe pleinement aux éloquentes paroles de mon éminent collègue et ami. Ainsi qu’il l’a dit excellemment, chacun de nous se rend un compte exact des difficultés et des dangers que peut offrir notre exploration. Ces difficultés, nous les vaincrons de notre mieux. Quant aux dangers, ils ne sauraient nous émouvoir, puisque, entre eux et nous, des baïonnettes françaises seront interposées. Qu’il me soit donc permis d’envoyer, dès notre premier pas sur la terre d’Afrique, un salut cordial à l’escorte qui éloignera de nous jusqu’à la possibilité d’un péril. Et, ne vous y trompez pas, messieurs, en saluant cette escorte restreinte, c’est à l’armée – car n’est-elle pas tout entière, en vérité, dans l’humble troupier qui passe ? – c’est à l’armée, dis-je, que j’adresse mon salut. C’est donc l’armée, si chère à tous les cœurs français, qui s’associera à nos travaux, et c’est par elle que s’accroîtront dans cette entreprise obscure, comme l’ont fait si souvent les aventures glorieuses dont elle est coutumière, le prestige de la patrie et la grandeur de la République !
De nouveau, les applaudissements éclatèrent, exactement aussi nourris et aussi « spontanés » que les premiers, puis on se mit en route pour la Résidence, où les principaux membres de la mission allaient être hébergés pendant les trois jours qui seraient consacrés à régler les derniers détails du programme de l’exploration.
Le programme était vaste. La région intéressée par le projet de loi de Barsac dépasse un million cinq cent mille kilomètres carrés. C’est à peu près trois fois la superficie de la France. S’il ne pouvait être question de visiter tous les points de cette immense étendue, du moins avait-on tracé un itinéraire assez capricieux pour que l’impression recueillie finalement par les explorateurs eût quelque chance d’être conforme à la vérité. Cet itinéraire se développait sur plus de deux mille cinq cents kilomètres pour certains membres de la mission, et sur près de trois mille cinq cents pour les autres.
L’expédition devait, en effet, se dédoubler en cours de route, de manière à étendre le plus possible le champ de l’enquête. Au départ de Conakry, on irait d’abord jusqu’à Kankan, en passant par Ouossou, Timbo, centre important du Fouta-Djalon méridional, et Kouroussa, station établie sur le Niger, à peu de distance de la source.
De Kankan, on traversait, par Foroba, Forabokourou et Tiola, le Ouassoulou et le Kénédougou, jusqu’à Sikasso, chef-lieu de ce dernier pays.
C’est à Sikasso, à mille cent kilomètres de la mer, que l’expédition se diviserait en deux parties. L’une, sous la direction de Baudrières, redescendrait vers le sud, se dirigerait vers le pays de Kong et gagnerait sa capitale par Sitardougou, Niambouambo et diverses agglomérations plus ou moins importantes. De Kong, elle rayonnerait dans le Baoulé, pour gagner finalement, à Grand-Bassam, la côte de l’Ivoire. Avec Barsac, l’autre partie continuerait, au contraire, dans l’Est, passerait par Ouagadougou, et atteindrait le Niger à Saye, puis, marchant parallèlement au fleuve, elle traversait le Mossi, et enfin, par le Gourma et le Borgou, elle aboutirait à Cotonou, son point terminus, sur la côte du Dahomey.
En tenant compte des détours et des retards inévitables, on devait s’attendre à ce que le voyage durât au moins huit mois pour la première, et dix à douze mois pour la seconde. Partis ensemble, le 1er décembre, de Conakry, ce ne serait pas avant le 1er août que Baudrières arriverait à Grand-Bassam, et avant le 1er octobre que Barsac atteindrait Cotonou.
Il s’agissait donc d’un long voyage. Et pourtant M. Isidore Tassin ne pouvait guère se flatter qu’il lui permît d’établir quelque importante vérité géographique ignorée jusqu’à lui. À vrai dire même, la présence d’un correspondant de la Société de Géographie s’expliquait mal, l’espoir de découvrir la boucle du Niger étant aussi peu réalisable que celui de découvrir l’Amérique. Mais M. Tassin n’était pas gourmand. Le globe ayant été sillonné en tous sens, il estimait qu’on devait savoir se contenter de peu.
Sagement pensait-il en limitant ainsi ses ambitions. Depuis longtemps, la boucle du Niger avait cessé d’être la contrée inaccessible et mystérieuse qu’elle fut pendant tant d’années. Depuis le docteur allemand Barth, qui, le premier, la traversa, en 1853 et 1854, une foule de braves l’ont graduellement conquise. C’est, en 1887, le lieutenant de vaisseau Caron et l’exploration magnifique à tous égards du capitaine Binger ; en 1889, le lieutenant de vaisseau Jaime ; en 1890, le docteur Crozat ; en 1891, le capitaine Monteil ; en 1893 et 1894, les morts glorieuses du lieutenant Aube et du colonel Bonnier, et la prise de Tombouctou par le lieutenant Boiteux, bientôt rejoint par le commandant Joffre. En cette même année 1894 et en 1895, c’est le capitaine Toutée et le lieutenant Targe ; en 1896, le lieutenant de vaisseau Hourst, et tant d’autres, pour aboutir à la campagne au cours de laquelle, en 1898, le colonel Audéoud s’empara de Kong et acheva d’abattre la puissance de Samory. Dès lors, le Soudan occidental cesse de mériter l’épithète de sauvage ; l’administration succède à la conquête, les postes se multiplient, assurant d’une manière de plus en plus solide la bienfaisante domination française.
Au moment où la mission extraparlementaire allait pénétrer à son tour dans ces régions, la pacification n’était pas encore complète, mais déjà la sécurité était plus grande, et il y avait tout lieu d’espérer que le voyage s’accomplirait, sinon sans incident, du moins sans accident, et que tout se réduirait à une promenade parmi des populations paisibles, que Barsac estimait mûres pour goûter les joies de la politique électorale.
Le départ était fixé au 1er décembre.
La veille du départ, le 30 novembre, un dîner officiel allait réunir une dernière fois les membres de la mission à la table du gouverneur. C’est à la suite de ce dîner que les toasts seraient échangés, ainsi qu’il est d’usage, avec l’accompagnement obligatoire de l’hymne national, et que l’on formulerait les ultimes vœux pour le succès de l’expédition et pour la gloire de la République.
Ce jour-là, Barsac, las d’avoir déambulé dans Conakry sous un soleil de feu, venait de regagner sa chambre. Il s’y éventait avec béatitude, en attendant que vînt l’heure d’endosser l’habit noir, dont aucune température ne saurait dispenser un personnage officiel dans l’exercice de son emploi, quand le planton de service – un rengagé de la coloniale, qui « la connaissait dans les coins » – vint le prévenir que deux personnes demandaient à être reçus.
– Qui est-ce ? interrogea Barsac.
Le planton fit un geste d’ignorance.
– Un type et sa dame, dit-il simplement.
– Des colons ?...
– C’est pas mon idée, vu leur dégaine, répondit le planton. L’homme est un grand, avec macache gazon sur le caillou...
– Le caillou ?...
– Il est chauve, quoi ! Avec des favoris filasse et des yeux en boule d’escalier.
– Vous avez des images !... fit Barsac. Et la femme ?
– La femme ?...
– Oui. Comment est-elle ?... Jeune ?
– Assez.
– Jolie ?
– Oui, et nippée !...
Barsac se frisa machinalement la moustache et dit :
– Faites entrer.
Tout en donnant cet ordre, il envoya, sans même y penser, un coup d’œil à la glace qui reflétait sa corpulente image. S’il n’avait eu l’esprit ailleurs, il aurait pu alors constater que la pendule marquait six heures. En raison de la différence des longitudes, c’est précisément à cet instant que commençait l’attaque de l’agence DK de la Central Bank qui forma la matière du premier chapitre de ce récit.
Les visiteurs, un homme d’une quarantaine d’années suivi d’une jeune fille de vingt à vingt-cinq ans, furent introduits dans la pièce où Barsac goûtait les charmes du farniente, avant d’aller affronter les fatigues d’un dîner officiel.
L’homme était très grand, en effet. Une paire de jambes interminables supportait un buste relativement exigu, qui s’achevait en un cou long et osseux, lequel servait de piédestal à une tête modelée en hauteur. Si les yeux n’étaient pas en boule d’escalier, ainsi que l’avait avancé le planton abusant des images outrancières, on ne pouvait contester qu’ils ne fussent saillants, ni que le nez ne fût gros, ni que les lèvres ne fussent épaisses et glabres, un impitoyable rasoir en ayant supprimé les moustaches. Par contre, de courts favoris, du modèle de ceux qu’il est classique d’attribuer aux Autrichiens, et une couronne de cheveux bouclés entourant la base du crâne merveilleusement nu et poli, permettaient d’affirmer que le planton manquait de précision dans le choix de ses qualificatifs. Filasse, avait-il dit. Le mot n’était pas exact. En bonne justice, le personnage était roux.