L'île au trésor - Robert Louis Stevenson - E-Book

L'île au trésor E-Book

Robert Louis Stevenson

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Beschreibung

Paru dans le magazine écossais pour enfants  Young Folks en 1882 sous la forme de feuilleton signé « Captain George North», puis sous la forme de livre en 1883, après que l'auteur eut apporté de nombreuses modifications à son texte, "L'île au trésor" est un roman d'aventures écrit par l'écrivain écossais Robert Louis Stevenson, le chef-d'oeuvre incontesté d'un maître du roman d'aventures.

La vie du jeune Jim Hawkins bascule le jour où un marin ivrogne et balafré s'installe dans l'auberge tenue par ses parents. Qui est réellement celui que l'on surnomme le "capitaine" ? Pourquoi se cache t-il ? Une nuit, des pirates attaquent l'auberge. Jim n'a que le temps de s'enfuir, emportant avec lui le secret du vieux forban : la carte d'une île abritant un fabuleux trésor...Va-t-il trouver le trésor, et sortir vivant de l'Hispaniola, le bateau que le mène à l'île au trésor?

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table des matières

L'ÎLE AU TRÉSOR

À L’ACHETEUR HÉSITANT

À S. LLOYD OSBOURNE

Partie 1 - LE VIEUX FLIBUSTIER

Chapitre 1 - Le vieux loup de mer de l’Amiral Benbow

Chapitre 2 - Où Chien-Noir fait une brève apparition

Chapitre 3 - La tache noire

Chapitre 4 - Le coffre de mer

Chapitre 5 - La fin de l’aveugle

Chapitre 6 - Les papiers du capitaine

Partie 2 - LE MAÎTRE COQ

Chapitre 1 - Je me rends à Bristol

Chapitre 2 - À l’enseigne de la Longue-Vue

Chapitre 3 - La poudre et les armes

Chapitre 4 - Le voyage

Chapitre 5 - Ce que j’entendis dans la barrique de pommes

Chapitre 6 - Conseil de guerre

Partie 3 - MON AVENTURE À TERRE

Chapitre 1 - Où commence mon aventure à terre

Chapitre 2 - Le premier coup

Chapitre 3 - L’homme de l’île

Partie 4 - LA PALANQUE

Chapitre 1 - Le docteur continue le récit : l’abandon du navire

Chapitre 2 - Suite du récit par le docteur : le dernier voyage du petit canot

Chapitre 3 - Suite du récit par le docteur : fin du premier jour de combat

Chapitre 4 - Jim Hawkins reprend son récit : la garnison de la palanque

Chapitre 5 - L’ambassade de Silver

Chapitre 6 - L’attaque

Partie 5 - MON AVENTURE EN MER

Chapitre 1 - Où commence mon aventure en mer

Chapitre 2 - La marée descend

Chapitre 3 - La croisière du coracle

Chapitre 4 - J’amène le Jolly Roger

Chapitre 5 - Israël Hands

Chapitre 6 - « Pièces de huit ! »

Partie 6 - LE CAPITAINE SILVER

Chapitre 1 - Dans le camp ennemi

Chapitre 2 - Encore la tache noire

Chapitre 3 - Sur parole

Chapitre 4 - La chasse au trésor : l’indicateur de Flint

Chapitre 5 - La chasse au trésor : la voix d’entre les arbres

Chapitre 6 - La chute d’un chef

Chapitre 7 - Et dernier…

Partie 7 - APPENDICE

Mon premier livre

L'ÎLE AU TRÉSOR

Robert Louis Stevenson

À L’ACHETEUR HÉSITANT

Si des marins

Les contes et refrains,

Tempêtes, aventures,

Par chaleurs ou par froidures,

Goélettes, îles, et marins abandonnés,

Corsaires et trésors cachés ;

Si tout ancien roman, redit

Dans le style d’autrefois,

Peut plaire encore

Aux jeunes gens instruits de nos jours,

Comme il me plaisait jadis,

Eh bien, soit ! Écoutez. Sinon,

Si la jeunesse studieuse

Oublie ses goûts d’autrefois :

Kingston, Ballantyne le brave,

Cooper des flots et des bois,

Ainsi soit-il ! Et s’il le faut

Mes pirates et moi bientôt

Nous partagerons leur tombeau.

R. L. STEVENSON.

À S. LLOYD OSBOURNE

GENTLEMAN AMÉRICAIN

L’HISTOIRE SUIVANTE, ÉCRITE

CONFORMÉMENT À SON GOÛT CLASSIQUE,

EST AUJOURD’HUI,

EN SOUVENIR DE MAINTES HEURES DÉLICIEUSES,

ET AVEC LES MEILLEURS VŒUX,

DÉDIÉE

PAR SON AMI AFFECTIONNÉ

L’AUTEUR.

Partie 1 - LE VIEUX FLIBUSTIER

Chapitre 1 - Le vieux loup de mer de l’Amiral Benbow

C’est sur les instances de M. le chevalier Trelawney, du docteur Livesey et de tous ces messieurs en général, que je me suis décidé à mettre par écrit tout ce que je sais concernant l’île au trésor, depuis A jusqu’à Z, sans rien excepter que la position de l’île, et cela uniquement parce qu’il s’y trouve toujours une partie du trésor. Je prends donc la plume en cet an de grâce 17…, et commence mon récit à l’époque où mon père tenait l’auberge de l’ Amiral Benbow, en ce jour où le vieux marin, au visage basané et balafré d’un coup de sabre, vint prendre gîte sous notre toit.

Je me le rappelle, comme si c’était d’hier. Il arriva d’un pas lourd à la porte de l’auberge, suivi de sa cantine charriée sur une brouette. C’était un grand gaillard solide, aux cheveux très bruns tordus en une queue poisseuse qui retombait sur le collet d’un habit bleu malpropre ; il avait les mains couturées de cicatrices, les ongles noirs et déchiquetés, et la balafre du coup de sabre, d’un blanc sale et livide, s’étalait en travers de sa joue. Tout en sifflotant, il parcourut la crique du regard, puis de sa vieille voix stridente et chevrotante qu’avaient rythmée et cassée les manœuvres du cabestan, il entonna cette antique rengaine de matelot qu’il devait nous chanter si souvent par la suite :

Nous étions quinze sur le coffre du mort…

Yo-ho-ho ! et une bouteille de rhum !

Après quoi, de son bâton, une sorte d’anspect, il heurta contre la porte et, à mon père qui s’empressait, commanda brutalement un verre de rhum. Aussitôt servi, il le but posément et le dégusta en connaisseur, sans cesser d’examiner tour à tour les falaises et notre enseigne.

– Voilà une crique commode, dit-il à la fin, et un cabaret agréablement situé. Beaucoup de clientèle, camarade ?

Mon père lui répondit négativement : très peu de clientèle ; si peu que c’en était désolant.

– Eh bien ! alors, reprit-il, je n’ai plus qu’à jeter l’ancre… Hé ! l’ami, cria-t-il à l’homme qui poussait la brouette, accostez ici et aidez à monter mon coffre… Je resterai ici quelque temps, continua-t-il. Je ne suis pas difficile : du rhum et des œufs au lard, il ne m’en faut pas plus, et cette pointe là-haut pour regarder passer les bateaux. Comment vous pourriez m’appeler ? Vous pourriez m’appeler capitaine… Ah ! je vois ce qui vous inquiète… Tenez ! (Et il jeta sur le comptoir trois ou quatre pièces d’or.) Vous me direz quand j’aurai tout dépensé, fit-il, l’air hautain comme un capitaine de vaisseau.

Et à la vérité, en dépit de ses piètres effets et de son rude langage, il n’avait pas du tout l’air d’un homme qui a navigué à l’avant : on l’eût pris plutôt pour un second ou pour un capitaine qui ne souffre pas la désobéissance. L’homme à la brouette nous raconta que la malle-poste l’avait déposé la veille au Royal George, et qu’il s’était informé des auberges qu’on trouvait le long de la côte. On lui avait dit du bien de la nôtre, je suppose, et pour son isolement il l’avait choisie comme gîte. Et ce fut là tout ce que nous apprîmes de notre hôte.

Il était ordinairement très taciturne. Tout le jour il rôdait alentour de la baie, ou sur les falaises, muni d’une lunette d’approche en cuivre ; toute la soirée il restait dans un coin de la salle, auprès du feu, à boire des grogs au rhum très forts. La plupart du temps, il ne répondait pas quand on s’adressait à lui, mais vous regardait brusquement d’un air féroce, en soufflant par le nez telle une corne d’alarme ; ainsi, tout comme ceux qui fréquentaient notre maison, nous apprîmes vite à le laisser tranquille. Chaque jour, quand il rentrait de sa promenade, il s’informait s’il était passé des gens de mer quelconques sur la route. Au début, nous crûmes qu’il nous posait cette question parce que la société de ses pareils lui manquait ; mais à la longue, nous nous aperçûmes qu’il préférait les éviter. Quand un marin s’arrêtait à l’ Amiral Benbow – comme faisaient parfois ceux qui gagnaient Bristol par la route de la côte – il l’examinait à travers le rideau de la porte avant de pénétrer dans la salle et, tant que le marin était là, il ne manquait jamais de rester muet comme une carpe. Mais pour moi il n’y avait pas de mystère dans cette conduite, car je participais en quelque sorte à ses craintes. Un jour, me prenant à part, il m’avait promis une pièce de dix sous à chaque premier de mois, si je voulais « veiller au grain » et le prévenir dès l’instant où paraîtrait « un homme de mer à une jambe ». Le plus souvent, lorsque venait le premier du mois et que je réclamais mon salaire au capitaine, il se contentait de souffler par le nez et de me foudroyer du regard ; mais la semaine n’était pas écoulée qu’il se ravisait et me remettait ponctuellement mes dix sous, en me réitérant l’ordre de veiller à « l’homme de mer à une jambe ».

Si ce personnage hantait mes songes, il est inutile de le dire. Par les nuits de tempête où le vent secouait la maison par les quatre coins tandis que le ressac mugissait dans la crique et contre les falaises, il m’apparaissait sous mille formes diverses et avec mille physionomies diaboliques. Tantôt la jambe lui manquait depuis le genou, tantôt dès la hanche ; d’autres fois c’était un monstre qui n’avait jamais possédé qu’une seule jambe, située au milieu de son corps. Le pire de mes cauchemars était de le voir s’élancer par bonds et me poursuivre à travers champs. Et, somme toute, ces abominables imaginations me faisaient payer bien cher mes dix sous mensuels.

Mais, en dépit de la terreur que m’inspirait l’homme de mer à une jambe, j’avais beaucoup moins peur du capitaine en personne que tous les autres qui le connaissaient. À certains soirs, il buvait du grog beaucoup plus qu’il n’en pouvait supporter ; et ces jours-là il s’attardait parfois à chanter ses sinistres et farouches vieilles complaintes de matelot, sans souci de personne. Mais, d’autres fois, il commandait une tournée générale, et obligeait l’assistance intimidée à ouïr des récits ou à reprendre en chœur ses refrains. Souvent j’ai entendu la maison retentir du « Yo-ho-ho ! et une bouteille de rhum ! », alors que tous ses voisins l’accompagnaient à qui mieux mieux pour éviter ses observations. Car c’était, durant ces accès, l’homme le plus tyrannique du monde : il claquait de la main sur la table pour exiger le silence, il se mettait en fureur à cause d’une question, ou voire même si l’on n’en posait point, car il jugeait par là que l’on ne suivait pas son récit. Et il n’admettait point que personne quittât l’auberge avant que lui-même, ivre mort, se fût traîné jusqu’à son lit.

Ce qui effrayait surtout le monde, c’étaient ses histoires. Histoires épouvantables, où il n’était question que d’hommes pendus ou jetés à l’eau, de tempêtes en mer, et des îles de la Tortue, et d’affreux exploits aux pays de l’Amérique espagnole. De son propre aveu, il devait avoir vécu parmi les pires sacripants auxquels Dieu permît jamais de naviguer. Et le langage qu’il employait dans ses récits scandalisait nos braves paysans presque à l’égal des forfaits qu’il narrait. Mon père ne cessait de dire qu’il causerait la ruine de l’auberge, car les gens refuseraient bientôt de venir s’y faire tyranniser et humilier, pour aller ensuite trembler dans leurs lits ; mais je croirais plus volontiers que son séjour nous était profitable. Sur le moment, les gens avaient peur, mais à la réflexion ils ne s’en plaignaient pas, car c’était une fameuse distraction dans la morne routine villageoise. Il y eut même une coterie de jeunes gens qui affectèrent de l’admirer, l’appelant « un vrai loup de mer », « un authentique vieux flambart », et autres noms semblables, ajoutant que c’étaient les hommes de cette trempe qui font l’Angleterre redoutable sur mer.

Dans un sens, à la vérité, il nous acheminait vers la ruine, car il ne s’en allait toujours pas : des semaines s’écoulèrent, puis des mois, et l’acompte était depuis longtemps épuisé, sans que mon père trouvât jamais le courage de lui réclamer le complément. Lorsqu’il y faisait la moindre allusion, le capitaine soufflait par le nez, avec un bruit tel qu’on eût dit un rugissement, et foudroyait du regard mon pauvre père, qui s’empressait de quitter la salle. Je l’ai vu se tordre les mains après l’une de ces rebuffades, et je ne doute pas que le souci et l’effroi où il vivait hâtèrent de beaucoup sa fin malheureuse et anticipée.

De tout le temps qu’il logea chez nous, à part quelques paires de bas qu’il acheta d’un colporteur, le capitaine ne renouvela en rien sa toilette. L’un des coins de son tricorne s’étant cassé, il le laissa pendre depuis lors, bien que ce lui fût d’une grande gêne par temps venteux. Je revois l’aspect de son habit, qu’il rafistolait lui-même dans sa chambre de l’étage et qui, dès avant la fin, n’était plus que pièces. Jamais il n’écrivit ni ne reçut une lettre, et il ne parlait jamais à personne qu’aux gens du voisinage, et cela même presque uniquement lorsqu’il était ivre de rhum. Son grand coffre de marin, nul d’entre nous ne l’avait jamais vu ouvert.

On ne lui résista qu’une seule fois, et ce fut dans les derniers temps, alors que mon pauvre père était déjà gravement atteint de la phtisie qui devait l’emporter. Le docteur Livesey, venu vers la fin de l’après-midi pour visiter son patient, accepta que ma mère lui servît un morceau à manger, puis, en attendant que son cheval fût ramené du hameau – car nous n’avions pas d’écurie au vieux Benbow – il s’en alla fumer une pipe dans la salle. Je l’y suivis, et je me rappelle encore le contraste frappant que faisait le docteur, bien mis et allègre, à la perruque poudrée à blanc, aux yeux noirs et vifs, au maintien distingué, avec les paysans rustauds, et surtout avec notre sale et blême épouvantail de pirate, avachi dans l’ivresse et les coudes sur la table. Soudain, il se mit – je parle du capitaine – à entonner son sempiternel refrain :

Nous étions quinze sur le coffre du mort…

Yo-ho-ho ! et une bouteille de rhum !

La boisson et le diable ont expédié les autres,

Yo-ho-ho ! et une bouteille de rhum !

Au début, j’avais cru que « le coffre du mort » était sa grande cantine de là-haut dans la chambre de devant, et cette imagination s’était amalgamée dans mes cauchemars avec celle de l’homme de mer à une jambe. Mais à cette époque nous avions depuis longtemps cessé de faire aucune attention au refrain ; il n’était nouveau, ce soir-là, que pour le seul docteur Livesey, et je m’aperçus qu’il produisait sur lui un effet rien moins qu’agréable, car le docteur leva un instant les yeux avec une véritable irritation avant de continuer à entretenir le vieux Taylor, le jardinier, d’un nouveau traitement pour ses rhumatismes. Cependant, le capitaine s’excitait peu à peu à sa propre musique, et il finit par claquer de la main sur sa table, d’une manière que nous connaissions tous et qui exigeait le silence. Aussitôt, chacun se tut, sauf le docteur Livesey qui poursuivit comme devant, d’une voix claire et courtoise, en tirant une forte bouffée de sa pipe tous les deux ou trois mots. Le capitaine le dévisagea un instant avec courroux, fit claquer de nouveau sa main, puis le toisa d’un air farouche, et enfin lança avec un vil et grossier juron :

– Silence, là-bas dans l’entrepont !

– Est-ce à moi que ce discours s’adresse, monsieur ? fit le docteur.

Et quand le butor lui eut déclaré, avec un nouveau juron, qu’il en était ainsi :

– Je n’ai qu’une chose à vous dire, monsieur, répliqua le docteur, c’est que si vous continuez à boire du rhum de la sorte, le monde sera vite débarrassé d’un très ignoble gredin !

La fureur du vieux drôle fut terrible. Il se dressa d’un bond, tira un coutelas de marin qu’il ouvrit, et le balançant sur la main ouverte, s’apprêta à clouer au mur le docteur.

Celui-ci ne broncha point. Il continua de lui parler comme précédemment, par-dessus l’épaule, et du même ton, un peu plus élevé peut-être, pour que toute la salle entendît, mais parfaitement calme et posé :

– Si vous ne remettez à l’instant ce couteau dans votre poche, je vous jure sur mon honneur que vous serez pendu aux prochaines assises.

Ils se mesurèrent du regard ; mais le capitaine céda bientôt, remisa son arme, et se rassit, en grondant comme un chien battu.

– Et maintenant, monsieur, continua le docteur, sachant désormais qu’il y a un tel personnage dans ma circonscription, vous pouvez compter que j’aurai l’œil sur vous nuit et jour. Je ne suis pas seulement médecin, je suis aussi magistrat ; et s’il m’arrive la moindre plainte contre vous, fût-ce pour un esclandre comme celui de ce soir, je prendrai les mesures efficaces pour vous faire arrêter et expulser du pays. Vous voilà prévenu.

Peu après on amenait à la porte le cheval du docteur Livesey, et celui-ci s’en alla ; mais le capitaine se tint tranquille pour cette soirée-là et nombre de suivantes.

Chapitre 2 - Où Chien-Noir fait une brève apparition

Ce fut peu de temps après cette algarade que commença la série des mystérieux événements qui devaient nous délivrer enfin du capitaine, mais non, comme on le verra, des suites de sa présence. Cet hiver-là fut très froid et marqué par des gelées fortes et prolongées ainsi que par de rudes tempêtes ; et, dès son début, nous comprîmes que mon pauvre père avait peu de chances de voir le printemps. Il baissait chaque jour, et comme nous avions, ma mère et moi, tout le travail de l’auberge sur les bras, nous étions trop occupés pour accorder grande attention à notre fâcheux pensionnaire.

C’était par un jour de janvier, de bon matin. Il faisait un froid glacial. Le givre blanchissait toute la crique, le flot clapotait doucement sur les galets, le soleil encore bas illuminait à peine la crête des collines et luisait au loin sur la mer. Le capitaine, levé plus tôt que de coutume, était parti sur la grève, son coutelas ballant sous les larges basques de son vieil habit bleu, sa lunette de cuivre sous le bras, son tricorne rejeté sur la nuque. Je vois encore son haleine flotter derrière lui comme une fumée, tandis qu’il s’éloignait à grands pas. Le dernier son que je perçus de lui, comme il disparaissait derrière le gros rocher, fut un violent reniflement de colère, à faire croire qu’il pensait toujours au docteur Livesey.

Or, ma mère était montée auprès de mon père, et, en attendant le retour du capitaine, je dressais la table pour son déjeuner, lorsque la porte de la salle s’ouvrit, et un homme entra, que je n’avais jamais vu. Son teint avait une pâleur de cire ; il lui manquait deux doigts de la main gauche et, bien qu’il fût armé d’un coutelas, il semblait peu combatif. Je ne cessais de guetter les hommes de mer, à une jambe ou à deux, mais je me souviens que celui-là m’embarrassa. Il n’avait rien d’un matelot, et néanmoins il s’exhalait de son aspect comme un relent maritime.

Je lui demandai ce qu’il y avait pour son service, et il me commanda un rhum. Je m’apprêtais à sortir de la salle pour l’aller chercher, lorsque mon client s’assit sur une table et me fit signe d’approcher. Je m’arrêtai sur place, ma serviette à la main.

– Viens ici, fiston, reprit-il. Plus près.

Je m’avançai d’un pas.

– Est-ce que cette table est pour mon camarade Bill ? interrogea-t-il, en ébauchant un clin d’œil.

Je lui répondis que je ne connaissais pas son camarade Bill, et que la table était pour une personne qui logeait chez nous, et que nous appelions le capitaine.

– Au fait, dit-il, je ne vois pas pourquoi ton capitaine ne serait pas mon camarade Bill. Il a une balafre sur la joue, mon camarade Bill, et des manières tout à fait gracieuses, en particulier lorsqu’il a bu. Mettons, pour voir, que ton capitaine a une balafre sur la joue, et mettons, si tu le veux bien, que c’est sur la joue droite. Hein ! qu’est-ce que je te disais ! Et maintenant, je répète : mon camarade Bill est-il dans la maison ?

Je lui répondis qu’il était parti en promenade.

– Par où, fiston ? Par où est-il allé ?

Je désignai le rocher, et affirmai que le capitaine ne tarderait sans doute pas à rentrer ; puis, quand j’eus répondu à quelques autres questions :

– Oh ! dit-il, ça lui fera autant de plaisir que de boire un coup, à mon camarade Bill.

Il prononça ces mots d’un air dénué de toute bienveillance. Mais après tout ce n’était pas mon affaire, et d’ailleurs je ne savais quel parti prendre. L’étranger demeurait posté tout contre la porte de l’auberge, et surveillait le tournant comme un chat qui guette une souris.

À un moment, je me hasardai sur la route, mais il me rappela aussitôt, et comme je n’obéissais pas assez vite à son gré, sa face cireuse prit une expression menaçante, et avec un blasphème qui me fit sursauter, il m’ordonna de revenir. Dès que je lui eus obéi, il revint à ses allures premières, mi-caressantes, mi-railleuses, me tapota l’épaule, me déclara que j’étais un brave garçon, et que je lui inspirais la plus vive sympathie.

– J’ai moi-même un fils, ajouta-t-il, qui te ressemble comme deux gouttes d’eau, et il fait toute la joie de mon cœur. Mais le grand point pour les enfants est l’obéissance, fiston… l’obéissance. Or, si tu avais navigué avec Bill, tu n’aurais pas attendu que je te rappelle deux fois… certes non. Ce n’était pas l’habitude de Bill, ni de ceux qui naviguaient avec lui. Mais voilà, en vérité, mon camarade Bill, avec sa lunette d’approche sous le bras, Dieu le bénisse, ma foi ! Tu vas te reculer avec moi dans la salle, fiston, et te mettre derrière la porte : nous allons faire à Bill une petite surprise… Que Dieu le bénisse ! je le répète !

Ce disant, l’inconnu m’attira dans la salle et me plaça derrière lui dans un coin où la porte ouverte nous cachait tous les deux. J’étais fort ennuyé et inquiet, comme bien on pense, et mes craintes s’augmentaient encore de voir l’étranger, lui aussi, visiblement effrayé. Il dégagea la poignée de son coutelas, et en fit jouer la lame dans sa gaine ; et tout le temps que dura notre attente, il ne cessa de ravaler sa salive, comme s’il avait eu, comme on dit, un crapaud dans la gorge.

À la fin, le capitaine entra, fit claquer la porte derrière lui sans regarder ni à droite ni à gauche, et traversant la pièce, alla droit vers la table où l’attendait son déjeuner.

– Bill ! lança l’étranger, d’une voix qu’il s’efforçait, me parut-il, de rendre forte et assurée.

Le capitaine pivota sur ses talons, et nous fit face : tout hâle avait disparu de son visage, qui était blême jusqu’au bout du nez ; on eût dit, à son air, qu’il venait de voir apparaître un fantôme, ou le diable, ou pis encore, s’il se peut ; et j’avoue que je le pris en pitié, à le voir tout à coup si vieilli et si défait.

– Allons, Bill, tu me reconnais ; tu reconnais un vieux camarade de bord, pas vrai, Bill ?

Le capitaine eut un soupir spasmodique :

– Chien-Noir ! fit-il.

– Et qui serait-ce d’autre ? reprit l’étranger avec plus d’assurance. Chien-Noir plus que jamais, venu voir son vieux camarade de bord, Bill, à l’auberge de l’ Amiral Benbow… Ah ! Bill, Bill, nous en avons vu des choses, tous les deux, depuis que j’ai perdu ces deux doigts, ajouta-t-il, en élevant sa main mutilée.

– Eh bien, voyons, fit le capitaine, vous m’avez retrouvé : me voici. Parlez donc. Qu’y a-t-il ?

– C’est bien toi, Bill, répliqua Chien-Noir. Il n’y a pas d’erreur, Billy. Je vais me faire servir un verre de rhum par ce cher enfant-ci, qui m’inspire tant de sympathie, et nous allons nous asseoir, s’il te plaît, et causer franc comme deux vieux copains.

Quand je revins avec le rhum, ils étaient déjà installés de chaque côté de la table servie pour le déjeuner du capitaine : Chien-Noir auprès de la porte, et assis de biais comme pour surveiller d’un œil son vieux copain, et de l’autre, à mon idée, sa ligne de retraite.

Il m’enjoignit de sortir en laissant la porte grande ouverte.

– On ne me la fait pas avec les trous de serrure, fiston, ajouta-t-il.

Je les laissai donc ensemble et me réfugiai dans l’estaminet.

J’eus beau prêter l’oreille, comme de juste, il se passa un bon moment où je ne saisis rien de leur bavardage, car ils parlaient à voix basse ; mais peu à peu ils élevèrent le ton, et je discernai quelques mots, principalement des jurons, lancés par le capitaine.

– Non, non, non, et mille fois non ! et en voilà assez ! cria-t-il une fois.

Et une autre :

– Si cela finit par la potence, tous seront pendus, je vous dis !

Et tout à coup il y eut une effroyable explosion de blasphèmes : chaises et table culbutèrent à la fois ; un cliquetis d’acier retentit, puis un hurlement de douleur, et une seconde plus tard je vis Chien-Noir fuir éperdu, serré de près par le capitaine, tous deux coutelas au poing, et le premier saignant abondamment de l’épaule gauche. Arrivé à la porte, le capitaine assena au fuyard un dernier coup formidable qui lui aurait sûrement fendu le crâne, si ce coup n’eût été arrêté par notre massive enseigne de l’ Amiral Benbow. On voit encore aujourd’hui la brèche sur la partie inférieure du tableau.

Ce coup mit fin au combat. Aussitôt sur la route, Chien-Noir, en dépit de sa blessure, prit ses jambes à son cou, et avec une agilité merveilleuse, disparut en une demi-minute derrière la crête de la colline. Pour le capitaine, il restait à béer devant l’enseigne, comme sidéré. Après quoi, il se passa la main sur les yeux à plusieurs reprises, et finalement rentra dans la maison.

– Jim, me dit-il, du rhum !

Et comme il parlait, il tituba légèrement et s’appuya d’une main contre le mur.

– Êtes-vous blessé ? m’écriai-je.

– Du rhum ! répéta-t-il. Il faut que je m’en aille d’ici. Du rhum ! du rhum !

Je courus lui en chercher ; mais, tout bouleversé par ce qui venait d’arriver, je cassai un verre et faussai le robinet, si bien que j’étais toujours occupé de mon côté lorsque j’entendis dans la salle le bruit d’une lourde chute. Je me précipitai et vis le capitaine étalé de tout son long sur le carreau. À la même minute, ma mère, alarmée par les cris et la bagarre, descendait quatre à quatre pour venir à mon aide. À nous deux, nous lui relevâmes la tête. Il respirait bruyamment et avec peine, mais il avait les yeux fermés et le visage d’une teinte hideuse.

– Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria ma mère, quel malheur pour notre maison ! Et ton pauvre père qui est malade !

Cependant nous n’avions aucune idée de ce qu’il convenait de faire pour secourir le capitaine, et nous restions persuadés qu’il avait reçu un coup mortel dans sa lutte avec l’étranger. À tout hasard, je pris le verre de rhum et tentai de lui en introduire un peu dans le gosier ; mais il avait les dents étroitement serrées et les mâchoires contractées comme un étau. Ce fut pour nous une vraie délivrance de voir la porte s’ouvrir et livrer passage au docteur Livesey, venu pour visiter mon père.

– Oh ! docteur ! criâmes-nous, que faire ? Où est-il blessé ?

– Lui, blessé ? Taratata ! fit le docteur. Pas plus blessé que vous ni moi. Cet homme vient d’avoir une attaque d’apoplexie, comme je le lui avais prédit. Allons, madame Hawkins, remontez vite auprès de votre mari, et autant que possible ne lui parlez de rien. De mon côté, je dois faire de mon mieux pour sauver la vie trois fois indigne de ce misérable, et pour cela Jim ici présent va m’apporter une cuvette.

Quand je rentrai avec la cuvette, le docteur avait déjà retroussé la manche du capitaine et mis à nu son gros bras musculeux. Il était couvert de tatouages : « Bon vent » et « Billy Bones s’en fiche » se lisaient fort nettement sur l’avant-bras ; et plus haut vers l’épaule on voyait le dessin d’une potence avec son pendu – dessin exécuté à mon sens avec beaucoup de verve.

– Prophétique ! fit le docteur, en touchant du doigt ce croquis. Et maintenant, maître Billy Bones, si c’est bien là votre nom, nous allons voir un peu la couleur de votre sang… Jim, avez-vous peur du sang ?

– Non, monsieur.

– Bon. Alors, tenez la cuvette.

Et là-dessus il prit sa lancette et ouvrit la veine.

Il fallut tirer beaucoup de sang au capitaine avant qu’il soulevât les paupières et promenât autour de lui un regard vague. D’abord il fronça le sourcil en reconnaissant le médecin ; puis son regard s’arrêta sur moi, et il sembla rassuré. Mais soudain il changea de couleur et s’efforça de se lever, en criant :

– Où est Chien-Noir ?

– Il n’y a de chien noir ici que dans votre imagination, répliqua le docteur. Vous avez bu du rhum ; vous avez eu une attaque, tout comme je vous le prédisais, et je viens, fort à regret, de vous arracher à la tombe où vous piquiez une tête. Et maintenant, maître Bones…

– Ce n’est pas mon nom, interrompit-il.

– Peu importe ! C’est celui d’un flibustier de ma connaissance, et je vous appelle ainsi pour abréger. Ce que j’ai à vous dire, le voici : un verre de rhum ne vous tuera pas, mais si vous en prenez un, vous en prendrez un second, et un troisième, et je gagerais ma perruque que, si vous ne cessez pas net, vous mourrez… entendez-vous bien ?… vous mourrez, et vous irez à votre vraie place, comme il est dit dans la Bible. Allons, voyons, faites un effort. Je vous aiderai à vous mettre au lit, pour cette fois.

À nous deux, et non sans peine, nous arrivâmes à le porter en haut et à le déposer sur son lit. Sa tête retomba sur l’oreiller, comme s’il allait s’évanouir.

– Maintenant, dit le docteur, rappelez-vous bien ce que je vous déclare en conscience : le rhum pour vous est un arrêt de mort.

Et là-dessus il me prit par le bras et m’entraîna vers la chambre de mon père.

– Ce ne sera rien, me dit-il, sitôt la porte refermée. Je lui ai tiré assez de sang pour qu’il se tienne un moment tranquille. Le mieux pour vous et pour lui serait qu’il restât au lit une huitaine ; mais une nouvelle attaque l’emporterait.

Chapitre 3 - La tache noire

Vers midi, chargé de boissons rafraîchissantes et de médicaments, je pénétrai chez le capitaine. Il se trouvait à peu près dans le même état, quoique un peu ranimé, et il me parut à la fois faible et agité.

– Jim, me dit-il, tu es le seul ici qui vaille quelque chose. Tu le sais, j’ai toujours été bon pour toi : pas un mois ne s’est passé où tu n’aies reçu tes dix sous. Et maintenant, camarade, tu vois comme je suis aplati et abandonné de tous. Dis, Jim, tu vas m’apporter un petit verre de rhum, tout de suite, n’est-ce pas, camarade ?

– Le docteur… commençai-je.

Mais il éclata en malédictions contre le docteur, d’une voix lasse quoique passionnée.

– Les docteurs sont tous des sagouins, fit-il ; et celui-là, hein, qu’est-ce qu’il y connaît, aux gens de mer ? J’ai été dans des endroits chauds comme braise, où les copains tombaient l’un après l’autre, de la fièvre jaune, où les sacrés tremblements de terre faisaient onduler le sol comme une mer !… Qu’est-ce qu’il y connaît, ton docteur, à des pays comme ça ?… et je ne vivais que de rhum, je te dis. C’était ma boisson et ma nourriture, nous étions comme mari et femme. Si je n’ai pas tout de suite mon rhum, je ne suis plus qu’une pauvre vieille carcasse échouée, et mon sang retombera sur toi, Jim, et sur ce sagouin de docteur. (Il se remit à sacrer.) Vois, Jim, comme mes doigts s’agitent, continua-t-il d’un ton plaintif. Je ne peux pas les arrêter, je t’assure. Je n’ai pas bu une goutte de toute cette maudite journée. Ce docteur est un idiot, je te dis. Si je ne bois pas un coup de rhum, Jim, je vais avoir des visions : j’en ai déjà. Je vois le vieux Flint dans ce coin-là, derrière toi ; je le vois aussi net qu’en peinture. Et si j’attrape des visions, comme ma vie a été orageuse, ce sera épouvantable. Ton docteur lui-même a dit qu’un verre ne me ferait pas de mal. Jim, je te paierai une guinée d’or pour une topette.

Son agitation croissait toujours, et cela m’inquiétait pour mon père, qui, étant au plus bas ce jour-là, avait besoin de repos. D’ailleurs, si la tentative de corruption m’offensait un peu, j’étais rassuré par les paroles du docteur que me rappelait le capitaine.

– Je ne veux pas de votre argent, lui dis-je, sauf celui que vous devez à mon père. Vous aurez un verre, pas plus.

Quand je le lui apportai, il le saisit avidement et l’absorba d’un trait.

– Ah ! oui, fit-il, ça va un peu mieux, pour sûr. Et maintenant, camarade, ce docteur a-t-il dit combien de temps je resterais cloué ici sur cette vieille paillasse ?

– Au moins une huitaine.

– Tonnerre ! Une huitaine ! Ce n’est pas possible ! D’ici là ils m’auront flanqué la tache noire. En ce moment même, ces ganaches sont en train de prendre le vent sur moi : des fainéants incapables de conserver ce qu’ils ont reçu, et qui veulent flibuster la part d’autrui. Est-ce là une conduite digne d’un marin, je te le demande ? Mais je suis économe dans l’âme, moi. Jamais je n’ai gaspillé, ni perdu mon bon argent, et je leur ferai encore la nique. Je n’ai pas peur d’eux. Je vais larguer un ris, camarade, et les distancer à nouveau.

Tout en parlant ainsi, il s’était levé de sa couche, à grand-peine, en se tenant à mon épaule, qu’il serrait quasi à me faire crier, et mouvant ses jambes comme des masses inertes. La véhémence de ses paroles, quant à leur signification, contrastait amèrement avec la faiblesse de la voix qui les proférait. Une fois assis au bord du lit, il s’immobilisa.

– Ce docteur m’a tué, balbutia-t-il. Mes oreilles tintent. Recouche-moi.

Je n’eus pas le temps de l’assister, il retomba dans sa position première et resta silencieux une minute.

– Jim, dit-il enfin, tu as vu ce marin de tantôt ?

– Chien-Noir ?

– Oui ! Chien-Noir !… C’en est un mauvais, mais ceux qui l’ont envoyé sont pires. Voilà. Si je ne parviens pas à m’en aller, et qu’ils me flanquent la tache noire, rappelle-toi qu’ils en veulent à mon vieux coffre de mer. Tu montes à cheval… tu sais monter, hein ? Bon. Donc, tu montes à cheval, et tu vas chez… eh bien oui, tant pis pour eux !… chez ce sempiternel sagouin de docteur, lui dire de rassembler tout son monde… Magistrats et le reste… et il leur mettra le grappin dessus à l’ Amiral Benbow… tout l’équipage du vieux Flint, petits et grands, tout ce qu’il en reste. J’étais premier officier, moi, premier officier du vieux Flint, et je suis le seul qui connaisse l’endroit. Il m’a livré le secret à Savannah, sur son lit de mort, à peu près comme je pourrais faire à présent, vois-tu. Mais il ne te faut les livrer que s’ils me flanquent la tache noire, ou si tu vois encore ce Chien-Noir, ou bien un homme de mer à une jambe, Jim… celui-là surtout.

– Mais qu’est-ce que cette tache noire, capitaine ?

– C’est un avertissement, camarade. Je t’expliquerai, s’ils en viennent là. Mais continue à ouvrir l’œil, Jim, et je partagerai avec toi à égalité, parole d’honneur !

Il divagua encore un peu, d’une voix qui s’affaiblissait ; mais je lui donnai sa potion ; il la prit, docile comme un enfant, et fit la remarque que « si jamais un marin avait eu besoin de drogues, c’était bien lui » ; après quoi il tomba dans un sommeil profond comme une syncope, où je le laissai.

Qu’aurais-je fait si tout s’était normalement passé ? Je l’ignore. Il est probable que j’aurais tout raconté au docteur, car je craignais terriblement que le capitaine se repentît de ses aveux et se débarrassât de moi. Mais il advint que mon pauvre père mourut cette nuit-là, fort à l’improviste, ce qui me fit négliger tout autre souci. Notre légitime désolation, les visites des voisins, les apprêts des funérailles et tout le travail de l’auberge à soutenir entre-temps, m’accaparèrent si bien que j’eus à peine le loisir de songer au capitaine, et moins encore d’avoir peur de lui.

Il descendit le lendemain matin, à vrai dire, et prit ses repas comme d’habitude ; il mangea peu, mais but du rhum, je le crains, plus qu’à l’ordinaire, car il se servit lui-même au comptoir, l’air farouche et soufflant par le nez, sans que personne osât s’y opposer. Le soir qui précéda l’enterrement, il était plus ivre que jamais, et cela scandalisait, dans cette maison en deuil, de l’ouïr chanter son sinistre vieux refrain de mer. Mais, en dépit de sa faiblesse, il nous inspirait à tous une crainte mortelle, et le docteur, appelé subitement auprès d’un malade qui habitait à plusieurs milles, resta éloigné de chez nous après le décès de mon père. Je viens de dire que le capitaine était faible ; en réalité, il paraissait s’affaiblir au lieu de reprendre des forces. Il grimpait et descendait l’escalier, allait et venait de la salle à l’estaminet et réciproquement, et parfois mettait le nez au-dehors pour humer l’air salin, mais il marchait en se tenant aux murs, et respirait vite et avec force, comme on fait en escaladant une montagne. Pas une fois il ne me parla en particulier, et je suis persuadé qu’il avait quasi oublié ses confidences. Mais son humeur était plus instable, et en dépit de sa faiblesse corporelle, plus agressive que jamais. Lorsqu’il avait bu, il prenait la manie inquiétante de tirer son coutelas et de garder la lame à sa portée sur sa table. Mais tout compte fait, il se souciait moins des gens et avait l’air plongé dans ses pensées et à demi absent. Une fois, par exemple, à notre grande surprise, il entonna un air nouveau, une sorte de rustique chanson d’amour qu’il avait dû connaître tout jeune avant de naviguer.

Ainsi allèrent les choses jusqu’au lendemain de l’enterrement. Vers les trois heures, par un après-midi âpre, de brume glacée, je m’étais mis sur le seuil une minute, songeant tristement à mon père, lorsque je vis sur la route un individu qui s’approchait avec lenteur. Il était à coup sûr aveugle, car il tapotait devant lui avec son bâton et portait sur les yeux et le nez une grande visière verte ; il était courbé par les ans ou par la fatigue, et son vaste caban de marin, tout loqueteux, le faisait paraître vraiment difforme. De ma vie je n’ai vu plus sinistre personnage. Un peu avant l’auberge, il fit halte et, élevant la voix sur un ton de mélopée bizarre, interpella le vide devant lui :