La beauté sur la Terre - Charles Ferdinand Ramuz - E-Book

La beauté sur la Terre E-Book

Charles Ferdinand Ramuz

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Beschreibung

Juliette, une jeune cubaine orpheline de dix-huit ans, débarque un beau jour dans un village vaudois...

Par un jour pluvieux de printemps, Milliquet, aubergiste de son état, accueille sa jeune nièce Juliette, partie de Cuba à la mort de son père.

Sa présence va éveiller la convoitise des uns et la jalousie des autres. Renvoyée par la patronne, elle passera l’été en compagnie de pêcheurs, semant le trouble chez les hommes du village qui seront amenés chacun à rêver et à projeter son enlèvement.

Mais peut-on vraiment s’approprier la Beauté ? Tout comme dans le défilement des saisons, dans l’ordre du monde et sa nature parfois sauvage, « rien ne dure sur la terre, nulle part la beauté n’y a sa place bien longtemps. »

Postface de Vincent Verselle du centre de recherches sur les lettres romandes à Lausanne (CRLR).

Un roman fort qui interroge sur le rôle et l'influence parfois néfaste de la beauté physique.

EXTRAIT

Il fallut trois semaines à la réponse de Milliquet pour parvenir à destination, ce qui nous mène au commencement d’avril ; une dépêche du consul peu après nous a appris que la jeune fille s’était embarquée. Milliquet avait été emprunter un atlas à l’instituteur ; il le feuilletait en compagnie de Rouge. Il leur avait fallu tourner beaucoup de pages, avant de trouver l’Amérique ; l’Amérique elle-même était en trois parties.
Une Amérique en trois morceaux ; ils avaient hésité avant de tomber sur le bon.
C’était au fond d’un golfe, dans une île : et plus au nord sont les Etats-Unis teintés en rouge, plus à l’ouest il y a le Mexique qui est vert ; au sud alors, ça se
recourbe, ça vient vers nous comme un bras qui se tend, c’est violet.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Dans la lignée d' Aline ou de La grande peur dans la montagne, Charles-Ferdinand Ramuz a su trouver l'équilibre fragile entre la fable métaphysique et la description de la bassesse des hommes. - L'Express

À PROPOS DE L'AUTEUR

Charles-Ferdinand Ramuz est né à Lausanne le 24 septembre 1878. Il a fait des études de Lettres à l’université de Lausanne et y a obtenu sa licence en 1901. Il a exercé la profession de maître d’études au Collège d’Aubonne avant de comprendre rapidement qu’il n’était pas fait pour l’enseignement. Il s’est alors rendu à Paris et a étudié à la Sorbonne où il a préparé une thèse sur Maurice de Guérin. Il y a vécu entre 1904 et 1914 et y a écrit Aline (1905), Jean-Luc persécuté (1909) ou encore Vie de Samuel Belet (1913) Il a aussi écrit des nouvelles, des chroniques et des poèmes (dont le recueil Le Petit Village en 1903). Les thèmes spécifiques ramuziens, tels que la solitude de l’homme face à la nature ou la poésie des terres, des vignes et du lac y étaient déjà présents. À Paris il a fréquenté des artistes et écrivains suisses et français tels que Charles-Albert Cingria, André Gide ou encore le peintre René Auberjonois.

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CHAPITRE PREMIER

– Voyons, a dit le patron, tu ne vois pas que c’est un timbre d’Amérique ?... Santiago, dans l’île de Cuba. Et la lettre est une lettre officielle, pas moyen de s’y tromper. Qu’est-ce qu’il faut que je réponde ?

– Ma foi, a dit Rouge, à ta place, moi, je la laisserais venir.

– Tu crois ?

Les deux hommes causaient près de la porte vitrée donnant sur la terrasse et qui était grande ouverte, bien qu’on ne fût qu’au mois de mars, mais il faisait un beau soleil ce jour-là ; ils n’étaient que les deux dans la salle à boire. Et Milliquet avait rouvert la lettre qui était une lettre tapée à la machine sur papier à en-tête, ce qui l’impressionnait :

– Pas de doute... Georges-Henri Milliquet, 54 ans, mort le 23 février 27 à l’hôpital de Santiago de Cuba... Georges-Henri, c’est bien mon frère... Il a continué de lire à haute voix : Pour obéir à ses dernières volontés... Une somme de 363 dollars sur laquelle seront prélevés les frais de voyage, sauf avis contraire de votre part... Ah ! mon pauvre Rouge, qu’est-ce qu’il faut faire ?

– Quel âge a-t-elle ?

– Dix-neuf ans.

– C’est un bel âge.

– Oui, a dit Milliquet, mais Dieu sait comment elle aura été élevée et quelles habitudes elle aura prises dans ces pays chauds, ces pays de nègres... Il y a aussi la question du climat.

– Oh ! elle arrivera pour la belle saison.

– Oui, mais...

Il bégayait, tout en hochant sa grosse figure molle ; une figure pleine de plis, qui, partant du menton, montaient en travers de ses joues comme des lignes sur un cahier :

– C’est qu’il y a au moins trente-cinq ans qu’on n’avait plus eu de ses nouvelles (parlant de son frère) ; je le croyais mort depuis longtemps...

– Eh bien ! tu vois que non et que tu te trompais, dit Rouge, ça arrive. Et il faut croire qu il n’avait pas la même opinion à ton sujet, ton frère, puisque c’est lui qui a donné ton adresse au consulat... Et, tu sais, un frère, c’est un frère... Tu ne peux pourtant pas laisser ta nièce à ces Américains.

Milliquet haussa les épaules sous son gilet de chasse en grosse laine rousse, boutonné de travers sur une chemise sans col.

Il disait :

– Tu comprends, 363 dollars seulement... Et une fois les frais de voyage déduits... Qu’est-ce que ça peut bien coûter, ce voyage ? Et combien de temps est-ce qu’il dure, ce voyage ? hein, sais-tu ?

– Tu n’as qu’à regarder le timbre.

– Trois semaines. Eh bien ! compte seulement. Le billet de bateau, le train, la nourriture, l’hôtel...

– La question n’est pas là. Si tu abandonnais ta nièce, qu’est-ce qu’on va penser de toi ? Et puis ce pauvre homme, penses-y un peu ; représente-toi tu es sur ton lit de mort... Tu es sans parents, sans amis, tu vas mourir, tu laisses une fille ; tu laisses une fille et point d’argent... Ah ! voyons, Milliquet, dis voir, car vers qui te tournerais-tu, à ces moments-là, sinon vers la famille et le pays, quand même tu les aurais quittés depuis cent ans ?... Il s’est dit : « Heureusement que j’ai un frère... » peut-être qu’on a eu juste le temps de faire venir le consul...

– Oh ! dit Milliquet, il ne savait même pas mon adresse...

Et il montrait à Rouge l’enveloppe toute corrigée, et recorrigée, couverte d’inscriptions au crayon encre, mais Rouge :

– Quelle importance ça a-t-il ? Je te dis seulement une chose, c’est qu’il est mort tranquille, parce qu’il a cru pouvoir compter sur toi. Le reste, ça te regarde...

Milliquet a soupiré de nouveau ; il porte la main à sa nuque, il se la passe à deux ou trois reprises dans la nuque :

– Qu’est-ce que ma femme va dire ?

Rouge vida le fond de sa chopine de trois décis dans son verre ; il ne répond rien.

Il avait une grosse figure rouge, une casquette de marin à visière de cuir verni, la moustache presque blanche. Il portait un tricot de laine bleue à col montant, qui boutonnait sur l’épaule. Court, gros, carré, il se tenait le corps en avant sur son siège sans dossier, tirant de temps en temps sur la pipe qui lui pendait au coin de la bouche. Il n’a rien répondu, il a dit seulement :

– Oui...

Il a dit : « Oui », une seconde fois.

Il prit son verre qu’il vida, ayant logé sa pipe dans la paume de sa main gauche ; il fit claquer sa langue, il s’essuya la bouche du revers de la main :

– Tu n’as pas vu Décosterd par hasard ?...

Milliquet secoua la tête.

– Il faut que j’aille voir ce qu’il fait.

Il se lève. Et c’est alors qu’il a repris :

– Le consul ne te dit pas si elle est jolie ?...

Il tira sur son maillot qui faisait des plis autour de son gros corps et qu’il a soulevé sur le côté pour aller prendre son porte-monnaie :

– Quant à ta femme, a-t-il recommencé, dis-toi bien que tu auras une scène, quoi que tu fasses, mais tu en as l’habitude... Au revoir.

Il sort par la terrasse.

Milliquet tenait toujours la lettre dans sa grosse main molle aux poils roux. Il faisait un grand soleil que le lac renvoyait. On voyait les branches nues des platanes aller horizontalement à la rencontre l’une de l’autre comme les poutres d’un plafond ; elles projetaient leurs ombres jusque sur les tables de la salle à boire, dans le bout desquelles elles se cassaient, laissant tomber leur autre moitié sur le plancher. La lumière du lac venait par-dessus le mur bordant la terrasse, elle frappait de bas en haut les branches et les gros troncs verts. Milliquet a avancé un pied dans sa pantoufle de lisière, il avance l’autre pied : quoi faire ? ah ! mon Dieu, oui, quoi faire ? ayant une petite moustache sans couleur, et un poil rare et sans couleur sur ses grosses joues tombantes couvertes de taches de son.

De nouveau, il avance le pied droit, puis l’instant d’après le gauche...

Sa femme aurait bien fini par se douter de quelque chose ; en somme, il avait eu raison de mettre Rouge au courant de l’affaire ; Rouge, en cas de besoin, pourrait toujours lui donner un coup de main...

Il avance le pied gauche, le droit :

– Eh bien ! tant pis, tant pis ! Qu’elle vienne... Elle...

Il s’arrêta un instant, puis, parlant tout haut (il s’agissait maintenant de sa femme) :

– Elle, elle m’embête. Autant me débarrasser d’elle tout de suite.

Il appela :

– Rosalie... Hé ! Rosalie...

Mme Milliquet parut dans l’escalier.

Et la suite a été que les voisins, toute l’après-midi, ont entendu le bruit d’une violente discussion.

C’est cette lettre d’Amérique, et une nièce que Milliquet avait là-bas, et qui lui tombait sur les bras.

« Pourtant, disait-on dans le pays, il a bien fait de dire oui quand même... »

On disait comme Rouge : « Un frère, c’est un frère... »

CHAPITRE DEUXIÈME

Il fallut trois semaines à la réponse de Milliquet pour parvenir à destination, ce qui nous mène au commencement d’avril ; une dépêche du consul peu après nous a appris que la jeune fille s’était embarquée.

Milliquet avait été emprunter un atlas à l’instituteur ; il le feuilletait en compagnie de Rouge.

Il leur avait fallu tourner beaucoup de pages, avant de trouver l’Amérique ; l’Amérique elle-même était en trois parties.

Une Amérique en trois morceaux ; ils avaient hésité avant de tomber sur le bon.

C’était au fond d’un golfe, dans une île : et plus au nord sont les Etats-Unis teintés en rouge, plus à l’ouest il y a le Mexique qui est vert ; au sud alors, ça se recourbe, ça vient vers nous comme un bras qui se tend, c’est violet :

– Tu vois, disait Rouge, ça, c’est le canal de Panama... Les bons de Panama, tu ne te rappelles pas ? non, tu es trop jeune... Et tu as raison, reprenait-il, ça doit être déjà à moitié nègre dans ces pays-là ; tu ne sais pas qui était sa mère ?

– Je ne sais rien, rien, rien...

Mais du moins était-il facile de voir qu’elle n’avait pas eu besoin de faire un long chemin pour s’embarquer :

– Et, ensuite, il tire vers nous, mais je ne sais pas trop quelle route il prend...

C’était du bateau que Rouge parlait, allant avec son doigt vers l’est :

– Parce que c’est plein d’îles... Si c’est entre Cuba et Haïti, ou entre Saint-Domingue et Porto-Rico, ou entre Porto-Rico et les... Attends...

Il lisait le nom sur la carte :

– Les îles Vierges... pour sortir de la mer des Antilles ; mais ensuite, comme qu’il en aille, on est dans l’océan Atlantique...

Il s’arrêtait encore une fois, étant arrivé au bord de la carte, il fallait qu’il revînt en arrière dans l’atlas jusqu’à la planche représentant l’Afrique qui ressemblait à une grosse rave ; l’échelle n’était plus la même, Rouge s’embrouillait.

– Attends, il faut trouver le degré. Le 20e... Là, tiens, juste en face du cap Blanc...

Et là, enfin, l’océan était grand ouvert devant nous, tandis que Rouge cherchait à se l’imaginer, parce que, nous, on a bien de l’eau, mais elle est petite : Cent kilomètres tout au plus dans un sens, dix ou douze dans l’autre, une eau petite qui n’est qu’un lac et tout entouré de montagnes ; et Rouge cherchait à se représenter là-bas cet espace non limité, ces autres eaux sans fin, découpées à ras du ciel comme avec des ciseaux dans de la toile bleue. Là-dedans, ces six étages blancs (il se rappelait les images qu’il avait vues dans les journaux illustrés), des cheminées comme des tours :

– Ah ! disait Rouge, ça va vite (parce qu’il était un peu navigateur lui aussi). Aujourd’hui, elle ne doit plus être bien loin des Canaries...

Il disait :

– C’est des bateaux à turbines. Ils n’ont pas des bateaux à roues comme les nôtres. Sur l’océan, les vagues sont trop grosses.

C’était sous des oiseaux de mer, tandis qu’ici on n’a que des moineaux ; c’était dans le soleil brûlant, ici il faisait froid encore, les prés étaient couverts de gelée blanche le matin, à peine si les premières violettes se montraient sous les haies ; il n’y avait encore que très peu de bateaux à vapeur sur le lac et on n’y voyait guère de voiles non plus, parce qu’elles sont frileuses.

Ici, c’est tout petit. On voyait Rouge qui ramait dans son bateau et c’était tout ce qu’on voyait.

Il faisait une eau grise, une eau comme du sable, ou bien couleur d’eau de savon ; le ciel qui était de la même couleur que l’eau empêchait de voir les montagnes. Dans le café, on avait ouvert une fois de plus l’atlas et des hommes qui buvaient là étaient venus rejoindre Milliquet et Rouge, se penchant pour voir entre leurs épaules :

– Aujourd’hui, disait Rouge, elle doit être arrivée dans le détroit de Gibraltar.

Pour trouver le détroit de Gibraltar, il leur a fallu feuilleter de nouveau tout l’atlas ; ils trouvèrent l’Italie, ensuite ils ont trouvé l’Espagne ; c’étaient des planches à échelle réduite où l’Espagne, par exemple, était plus grosse que l’Afrique ; mais voilà que Milliquet venait de prendre Rouge à part :

– Tu sais que je lui donne la chambre d’en haut, celle qui est au midi. C’est une bonne chambre...

– Tu as raison, dit Rouge. Autant faire les choses consciencieusement quand on les fait...

Sur ces entrefaites était arrivée une carte de Marseille ; cette fois, ce n’était plus le consul, c’était la voyageuse elle-même qui l’avait écrite :

– Il faut croire, disait Milliquet, qu’elle sait le français... Mon frère le lui aura appris...

Il pleuvait. Devant les étables, entre les pavés, il y avait des flaques rondes comme des dessus de bols pleins de café au lait. Milliquet avait pris avec lui un gamin qui poussait une brouette à herbe. Ici, ce n’est qu’une petite station et le train de 2 h 40 était un train omnibus ; les voyageurs y sont un peu toujours les mêmes : gens du village allés à la ville pour affaires, commis voyageurs en tournée, marchands de vaches à longues blouses noires ou violettes ; ils sont descendus, ils étaient trois ou quatre ; Milliquet se tenait à la tête du convoi. Les voyageurs sont descendus, déjà ils sortaient de la gare ; déjà le chef de gare, portant le sifflet à sa bouche, allait donner le signal du départ ; c’est à ce moment qu’on a vu le contrôleur monter précipitamment dans un des wagons, puis reparaître avec une valise.

Le train s’est éloigné rapidement, pendant que les voyageurs l’un après l’autre s’engageaient sur la route. Milliquet s’est approché sous son parapluie.

Il s’est approché dans ses gros souliers de cuir de vache et à œillets de laiton qu’il traînait dans le gravier, ses varices le faisant particulièrement souffrir, ce jour-là ; tout en venant, il se retourne, il a fait signe au gamin de le suivre ; et, alors, de ce long espace de temps (trois semaines), de toutes ces mers et ces îles, de tous ces pays entrevus (et de ses espérances aussi, il faut le dire, parce que Rouge et l’atlas avaient fini par lui fouetter l’imagination), il n’est plus resté sur le quai, devant lui, qu’une pauvre petite chose grise.

Une personne sans pieds, ni bras, tout emmitouflée qu’elle était dans un manteau de pluie à capuchon, et Milliquet n’a même pas vu sa figure. A peine si elle lui tend la main quand il lui a tendu la sienne, disant :

– Eh bien ! comment ça va-t-il ?

Disant encore :

– Vous avez fait bon voyage ? Un peu long, n’est-ce pas ?

A peine si elle a levé la tête ; sa valise était à ses pieds, une vieille valise de cuir crevée aux angles et dont la serrure ne fermait plus, de sorte qu’une courroie passée autour de son bombement l’empêchait seule de s’ouvrir.

Il marchait maintenant à côté de sa nièce ; il ne disait rien, elle ne disait rien.

Derrière eux, le gamin retenait la brouette, parce que le chemin qui mène au village est en pente. C’était une brouette à herbe. Ils ont passé sous la voie ; ensuite, à votre gauche, vient une grande maison carrée avec une allée d’ormes qu’on appelle le Château. Il faisait une toute petite pluie très fine qui semblait moins tomber du ciel que flotter en tout sens dans l’air autour de vous ; et Milliquet marchait sous son parapluie, elle, elle marchait à côté de lui serrant autour d’elle son manteau ; alors viennent, à votre droite, des prés, des vergers, deux ou trois grosses fermes ; à votre gauche, après le Château, il y a toute une lignée de maisons plus petites, il y a une maison rose, il y a une maison jaune, il y a une maison neuve avec une boutique : deux ou trois personnes sont parues sur la porte de la boutique. Mais on a dû se dire qu’il n’y avait pas grand-chose à voir, si bien qu’il ne se passa rien jusqu’au bas de la rue menant au lac. Là, Milliquet s’est arrêté, il a dit :

– Nous voilà rendus.

La porte d’entrée s’était ouverte, laissant passer la tête de Mme Milliquet sous un fichu de laine noire. Milliquet portait la valise.

Il a dit :

– Ecoutez...

Il se reprend :

– Ecoute, je te mène directement dans ta chambre. Tu dois être fatiguée.

Il allait devant elle dans le corridor aux murs peints en jaune ; on a monté les deux étages. On est arrivé devant une porte de sapin brut faisant face à une autre porte toute pareille.

Milliquet avait ouvert. Il dit:

– Voilà, c’est chez toi..

Il a déposé la valise devant le lit sur la descente représentant un chien noir et blanc qui tirait la langue.

– Si tu as besoin de quelque chose, tu n’as qu’à appeler.

Rouge n’est arrivé qu’un moment plus tard, par discrétion.

– Eh bien ?

– Eh bien ! elle est là.

Rouge s’est assis à sa place habituelle dans la salle à boire ; il a repris avec un peu d’hésitation :

– Et puis alors, comment est-elle ?

Il levait la tête vers Milliquet, mais Milliquet a haussé les épaules :

– Est-ce que je sais ?

Et tout de suite après :

– Que prends-tu ?

Il semblait vexé, tandis que Rouge s’étonnait.

– Comment veux-tu que je te le dise ? a recommencé Milliquet. Elle n’a pas ouvert la bouche.

– C’est peut-être la langue.

– Elle me comprend pourtant très bien.

– Trois décis de nouveau, dit Rouge.

Tantôt c’était du vieux, selon le temps, ou du nouveau ; selon le temps, selon l’humeur ; et tantôt trois décis, tantôt un demi.

A peine si, ce jour-là, la vue portait sur l’eau à plus de trois cents mètres ; c’était ensuite comme quand un rideau pend à sa tringle avec des plis.

Milliquet était revenu avec le verre et la chopine, Rouge se taisait.

Milliquet regardait à travers le vitrage ces rideaux de brouillard pas amusants qui venaient sur le fond du lac l’un après l’autre, comme si une main les amenait, puis cette main les emmenait, les faisant glisser sur la tringle ; enfin une question a été posée derrière son dos (elle avait mis longtemps avant d’être posée) :

– Et pour le reste ?

Milliquet a regardé Rouge par-dessus l’épaule.

– Oui, comment est-elle de sa personne ?

– Je n’en sais rien.

Ce fut tout.

A six heures, Milliquet lui avait fait porter du café au lait par la servante ; elle ne se montra pas de toute la journée.

La nuit venue, Milliquet est allé voir sur la terrasse s’il n’y avait pas de la lumière dans sa chambre ; il a vu qu’il n’y en avait point. Et on n’entendait aucun bruit, bien que le plancher fût un simple plancher de sapin sans tapis et que la chambre où couchaient les époux Milliquet se trouvât être juste au-dessous de la sienne. Pas le moindre craquement là-haut ; on n’entendait ni marcher ni bouger ; alors, comme Milliquet, l’établissement une fois fermé, avait été rejoindre sa femme :

– Qu’est-ce qu’elle fait, cette fille ? dit-elle. Tu es bien sûr qu’elle ne s’est pas sauvée ?

CHAPITRE TROISIÈME

Il y a alors plusieurs jours qui passent, et tout ce qui est arrivé, c’est que Milliquet, le lendemain matin, avait été lui demander ses papiers.

Ils étaient en ordre.

Le consul les avait classés lui-même dans une grosse enveloppe jaune entourée d’un élastique ; elle avait tendu l’enveloppe à Milliquet sans dire un mot. Elle était habillée. Elle avait un mouchoir noir autour de la tête. Elle se tenait assise sur une petite chaise de paille.

– Tu comprends, c’est pour que tout soit en règle. Je vais aller voir le secrétaire municipal. S’il y avait par hasard une pièce qui manquait, il me le dirait...

Elle ne faisait pas un mouvement ; pendant ce temps, Milliquet debout au milieu de la chambre s’occupait à examiner le contenu de l’enveloppe, tirant sur l’élastique avec ses gros doigts à poils roux.

– Voilà l’extrait de naissance, ça va bien... Ah ! tu n’auras vingt ans qu’au mois de mars de l’année prochaine ; en attendant, c’est moi qui serai ton tuteur, mais il va falloir encore que je m’occupe de la chose...

Il continuait de feuilleter les papiers.

L’extrait de naissance, le passeport, des lettres de recommandation, sa propre adresse à lui, Milliquet, écrite en grosses lettres soigneusement moulées à la suite d’un itinéraire, avec le titre : lieu de destination, rien de plus, pas question d’argent ; et il demanda encore : « C’est bien tout ? » n’osant pas être plus précis par un reste de scrupule : elle a hoché la tête de nouveau, sans rien dire.

Elle semblait avoir froid, elle se serrait dans son châle. On voyait qu’elle n’avait même pas défait sa valise, laquelle bâillait dans le bas du mur. Et Milliquet a regardé encore sa nièce, mais il a dû penser qu’il valait mieux ne pas trop insister pour le moment ; sans doute n’était-elle pas encore bien remise des fatigues du voyage ; il a glissé l’enveloppe dans sa poche :

– Alors c’est entendu, je l’emporte.

Il s’est contenté d’ajouter, en sortant:

– Et puis, quand tu voudras, tu pourras descendre. Il faudra que tu fasses la connaissance de ta tante. Elle t’attend.

Les Milliquet prenaient leurs repas à la cuisine ; on lui avait préparé son couvert ; à midi on avait été l’appeler, elle n’est pas venue.

– Est-ce que tu vas continuer de faire porter à manger à ta demoiselle dans sa chambre ? disait Mme Milliquet. C’est ça ! une pensionnaire. Oh ! si tu en as les moyens...

Et la servante, une grosse fille dépeignée aux bras sales, bousculait la vaisselle qu’elle rangeait sur le plateau : « Deux étages trois fois par jour ! il aurait fallu me prévenir... »

« D’ailleurs, confiait-elle à Mme Milliquet, pour ce qu’elle mange ! Ce n’est pas seulement du temps perdu, c’est encore de la nourriture « tourmentée ».

Cependant un grand changement commençait à se faire dans l’air et de l’autre côté de l’eau sur la montagne. Rouge, qui venait tous les jours (c’était une vieille habitude) s’est arrêté sur le pas de la porte, et, levant la tête : « Cette fois, je crois qu’on tient le grand beau. » C’était le jeudi. En sortant, il avait levé la tête, il constatait là-haut le phénomène qui était plus qu’un changement de temps, parce que c’est toute la saison qui change. Rouge n’avait rien ajouté à sa remarque ; ce n’était pas pourtant qu’il ne fût intrigué, et il n’était pas le seul à l’être, personne n’ayant aperçu encore la demoiselle parmi les gens du voisinage, les habitués du café, ni ceux non plus que la curiosité y avait amenés ces premiers jours, mais quand on disait à Milliquet : « Alors, cette nièce ? » il répondait :

– Elle se repose.

Rouge avait dû, lui aussi, se contenter de la réponse. On disait dans le village : « Elle ne fait pas beaucoup de bruit, la demoiselle » ; en même temps, une échelle de soleil a été déroulée par un trou, comme quand d’un navire on jette une corde à des naufragés. Rouge, pour rentrer chez lui, devait suivre la grève que bordent des prés, puis un bois de pins : là, une voix nouvelle, du fond du bois, est venue à lui. C’est quand le coucou chante, alors les filles disent entre elles : « As-tu de l’argent dans ton porte-monnaie ? » et, quand on en a, c’est bon signe, parce que ça veut dire qu’on en aura toute l’année. Là-haut, le vent se battait avec la bise ; ici le coucou chante. Puis voilà que les nuages ont basculé tous ensemble et se mettent à dégringoler, roulant les uns par-dessus les autres, à la pente du ciel, vers le sud. Le samedi, le ciel était complètement nettoyé : c’est-à-dire en même temps que partout dans le village on faisait propre pour le dimanche. C’est plus qu’un changement de temps, c’est même plus qu’un changement de saison : tout se fait beau là-haut, comme jamais encore, au-dessus des Dents-d’Oche, de ces pointes, de ces cornes. Sur les Cornettes, sur le Billiat, sur les Voirons, sur le Môle, sur Salonné ; dans les gorges, sur les plateaux, tout autour des parois de rochers, sur les pâturages. On a pris le gros balai de bouleau, le gros dur balai de biolle qu’on emploie dans les écuries ; ensuite on vient avec le balai en paille de riz, la brosse plate. Et partout déjà, au-dessus de vous, les montagnes brillaient comme des tasses de faïence blanche retournées, comme des dessus d’assiettes, à cause de la neige. Plus rien que quelques petits nuages vite poussés vers le sud par-dessus la chaîne, quelques toutes petites voiles là-haut gonflées de bise qui s’en allaient avec un penchement, tandis qu’en bas, sur l’eau, il y avait aussi cette petite voile, et, elle, elle semblait un de ces nuages, un de ces tout petits nuages resté en arrière et tombé : c’était Rouge qui avait profité des airs pour faire un tour avec Décosterd...

Le samedi après-midi, Milliquet s’était occupé à sortir les bancs et les tables de la remise où il les rentrait pour l’hiver. La servante l’avait aidé, non sans lui faire comprendre que ce n’était pas son ouvrage. Ils avaient été chercher ensemble sur le derrière de la maison les lourdes tables de bois peintes en vert qu’ils portaient chacun par un bout. De temps en temps, Milliquet levait les yeux vers les deux petites fenêtres du second étage, mais elles restaient fermées. C’était quand il se reposait un moment et la servante à côté de lui, dans son caraco de flanelle grise mal boutonné sur sa grosse poitrine, poussait des soupirs en mettant la main à plat sur ses reins.

Seulement cette terrasse avait pour Milliquet une grande importance, surtout le dimanche quand il faisait beau, à cause des promeneurs ; et maintenant beaucoup de petits commerçants ont leur auto ou bien c’est une camionnette dont on change pour ce jour-là la carrosserie. Comme son établissement n’allait déjà pas tout à fait aussi bien qu’il aurait fallu (manière de parler), il tenait à ne pas manquer ce supplément de bénéfice. Et il se réattelait à une de ces six longues tables, beaucoup trop longues et lourdes, comme il constatait maintenant, parce que c’étaient des tables de cuisine, mais il en avait eu l’occasion à bon marché, et, pour les transformer en tables de jardin, il les avait peintes lui-même.

C’était sous les platanes en arrière du mur du quai, par-dessus lequel on voyait l’eau, et on voyait aussi une partie de la montagne entre le mur et les grosses branches allant à plat au-dessus de vous. Plus tard dans la saison, quand elles étaient garnies de feuilles, elles devenaient comme un plafond que le soleil, ni le regard ne traversaient, mais, en ce moment-ci, elles étaient encore à nu et tout à fait pareilles à de grosses poutres usées par l’âge et que la chaleur à la longue aurait fait gauchir, aurait tordues dans tous les sens, avec des renflements, des trous noirs, des fissures. Elles faisaient au-dessus de vous avec leurs fourches et leurs entrecroisements une espèce de quadrillage encadrant des losanges de ciel ; le quadrillage était noir, les losanges bleus. Le soleil est venu, elles n’étaient pas encore tout à fait sèches dans leur moitié inférieure.

C’était le dimanche, c’est cette terrasse : elle donnait par-devant sur le lac, elle donnait au levant sur une rue, à l’ouest sur une ruelle, de l’autre côté de laquelle il y avait un jeu de quilles. Ici, on est tout à fait à l’abri du vent du nord et, à mesure que le soleil se tournait davantage vers nous, il faisait plus chaud dans l’air immobile, tandis qu’on voyait la bise tomber plus loin sur le lac faisant mille petits plis, qui fuyaient rapidement vers le large.

Dès les onze heures, le jeu de quilles était devenu bruyant ; on voyait par-dessus le mur que les joueurs avaient ôté leurs vestes. Ils avaient ôté leurs vestes gris de fer du dimanche ; ils avaient des chemises blanches mises propres le matin. Les quilles dégringolaient comme quand on éclate de rire. Il y avait dans la salle à boire ceux qui viennent prendre l’apéritif et ils étaient beaucoup plus nombreux que d’ordinaire, parce qu’il fait tellement beau (et puis aussi peut-être pour une autre raison). Ceux qui jouaient aux quilles buvaient sur place ; on buvait dans le jeu de quilles, on buvait dans la salle à boire. La servante allait et venait, Milliquet allait et venait ; Mme Milliquet elle-même avait fini par arriver ; là-haut personne n’a bougé encore, pendant que le dessous des branches des platanes fumait, pendant que la terrasse finissait de perdre son humidité.

Midi sonne.

A présent c’est Rouge qui prend la parole. Rouge disait : « Moi, je suis arrivé à deux heures avec Décosterd. Le dimanche, je lui paie à boire. »

« La terrasse, disait Rouge, était déjà à moitié occupée par des gens qu’on ne connaissait pas ; ce n’étaient pas des gens du pays. Dans la salle à boire, on était aussi pas mal de monde et là on était entre connaissances ; mais ce que je veux dire et où je veux en venir, c’est que Milliquet avait beaucoup à faire (heureusement pour lui, ça ne lui arrivait pas tous les jours). Il servait dans la salle à boire, la servante servait sur la terrasse ; quant à la femme de Milliquet, elle grondait dans la cuisine. On a vu tout de suite qu’il y avait de nouveau quelque chose qui n’allait pas dans le ménage, si le métier, lui, allait bien, et même trop bien. Mais trop ou pas assez, pour beaucoup de gens, c’est du pareil au même ; ils se plaignent aussi bien de maigre que de graisse, parce que le contentement est du dedans et on a le contentement en dedans ou on ne l’a pas. C’est alors que la servante qui sortait en courant laisse tomber un verre : la mère Milliquet est arrivée. Elle s’était mise à crier : « Ce n’est pas une vie... » Milliquet disait : « Que veux-tu ? » Nous autres, dans la salle à boire, on s’amusait. On était bien une dizaine, mais elle s’en moquait un peu, parce que, quand elle avait une idée en tête, elle ne la lâchait plus guère. « Ce que je veux ? ah ! bon, parlons-en... Quand on s’est éreintée déjà tout le matin et on va s’éreinter toute l’après-midi, et toute la soirée et jusqu’à des minuit, une heure, à cinquante-trois ans, et qu’il y a là-haut une drôlesse... » Pendant qu’on appelait Milliquet, et lui à sa femme : « Tais-toi ! tais-toi donc... Oui, je viens... » – « Une drôlesse, qu’il a fallu lui porter encore son dîner dans sa chambre, un jour comme aujourd’hui, dis le contraire pour voir, oui, dis le contraire, si tu oses, à ces messieurs... Oui, messieurs, on lui a porté son dîner, à cette péronnelle, c’est comme je vous le dis... » Et elle allait toujours, parce qu’une fois qu’elle était partie, ça ne faisait jamais une courte prière ; alors Milliquet s’est décidé. Il a encore servi un client, puis je le vois qui sort par la porte du corridor... »

Elle était retournée s’étendre sur son lit. Elle se levait, elle allait s’asseoir sur une chaise ; elle ne savait pas pourquoi elle était assise ; elle retournait se coucher, elle ne savait pas pourquoi elle était couchée. Il y avait un grand mélange dans sa tête où toutes sortes d’objets allaient et venaient pêle-mêle, puis l’un d’eux grandissait, se plaçant devant les autres : c’était un pont de bateau. C’est une toile cirée avec une assiette et un verre, ou une grosse dame à brassard jaune et blanc, sa jaquette grise serrée à la taille et boutonnant sur une guimpe à col montant. On voyait comment une des baleines entrait dans un pli de la peau du menton chaque fois qu’elle ouvrait la bouche... On voit en face de soi le mur avec un papier gris à petites roses blanches. Le mur venait à elle à travers l’autre image qui s’amincissait et qui est devenue transparente comme quand la trame d’une étoffe s’use. S’étant levée, elle va au mur pour le toucher. Puis, de nouveau, elle est sur sa chaise, de nouveau elle est balancée, la chaise montant lentement sous elle pour commencer ensuite à redescendre toujours plus, pendant qu’on a froid autour du cœur. Il lui a semblé que la nuit était venue. On a entendu les sirènes hurler dans la brume. On heurte, la porte s’ouvre. Elle voit, sans lever la tête qu’elle cache dans ses mains, elle voit entre ses doigts qu’on lui apporte son repas sur un plateau, puis elle a dû pleurer longtemps encore ; elle a dû dormir et dormir beaucoup ; on ne sait plus quand on commence à dormir et quand on cesse de dormir. Les nuits et les jours s’emmêlent, comme quand on met les doigts d’une main entre les doigts de l’autre main. On est ici, et, en même temps, c’est l’hôpital, un pot de tisane, le lit de fer, les draps blancs, la veilleuse, la feuille de température fixée au mur par des punaises ; on entend la pluie tomber sur le toit, on entend les moineaux venir piquer du bec dans le chéneau à petits coups secs ou bien le fer blanc grince sous leurs pattes ; et à présent ? ah ! on l’a enterré. On la mène dans des bureaux. Elle va chez un photographe, on a collé la photographie sur une page de carnet ; on a appliqué le sceau humide moitié sur la photographie, moitié sur la page écrite. Elle pleure beaucoup de nouveau. Elle a froid. Elle s’étend sur son lit ; elle se roule dans ses couvertures. Le wagon où elle se trouve est tout près de la locomotive ; la locomotive siffle, siffle encore, les freins frottent contre les roues ; une secousse, on s’arrête brusquement...

– Juliette !

Elle reconnaît le nom que son père lui donnait ; puis on a essayé d’ouvrir la porte, mais la porte est fermée à clé.

– Juliette, vas-tu répondre ?

On recommence :

– Tu t’enfermes à présent. Qu’est-ce que c’est que ces manières ? Ça ne va pas durer plus longtemps comme ça... Tu vas descendre. On a besoin de toi...

Elle s’était assise sur le lit ; elle a dit : « Je viens. » Elle se trouve assise sur le lit, puis s’étonne. On redescendait l’escalier. Elle s’étonne parce qu’il lui semble qu’il fait clair. Le mur en face d’elle a changé de couleur. Elle s’est demandé d’abord si elle ne continuait pas à rêver, mais elle le voit qui dure, ce mur, il ne veut plus cesser de durer ; il bouge, et en même temps le plafond bouge. Une quantité de jolies petites lunes sont là-haut, ayant toutes le même mouvement, comme si elles étaient cousues les unes aux autres : elles font penser à des motifs de dentelle, tandis qu’il y a un carré de soleil comme un tapis sur le plancher. Et c’est des choses qui sont vraies. Il y a aussi une bonne chaleur qui vient ; elle ôte la couverture dont elle s’était enveloppée. Elle est comme quand on se réveille, et cette fois c’est pour de bon. Le grand éclat de rire des quilles lui fait alors tourner la tête vers les deux petites fenêtres qui se touchent sur le devant de la chambre sous le toit ; là, elle s’étonne plus encore. On ne voit rien d’abord, parce qu’il y a deux lumières : il y a celle d’en haut et il y a celle d’en bas, il y a celle du ciel et il y a celle de l’eau. On jouait aux quilles, on tapait avec un verre ou une chopine sur les tables, des conversations à haute voix étaient engagées, on appelait le patron ; dans les fenêtres, c’est toute cette eau qui flambe en pétillant par petites rangées, et brûle blanc comme un feu de copeaux. En bas, c’est l’eau, mais il y a trois choses. L’eau est en bas, puis elle regarde un peu plus haut et c’est la terre (si c’est bien encore de la terre, cette autre rive, quand on dirait plutôt de l’air pétri, de l’air qu’on aurait serré entre ses mains). C’était comme de l’air dans de l’air, c’était du bleu dans le bleu, jusqu’à ce que plus haut, mais là elle n’a plus compris du tout : là pendait aux cordeaux du ciel la belle lessive des champs de neige...

« Et c’est alors, disait Rouge, que l’ouvrier de Rossi s’est mis à jouer. Il faut dire que c’est un artiste comme il n’y en a pas deux dans le pays. Et l’instrument !... Un instrument de douze basses tout en bois précieux, avec des fleurs de pêcher tellement bien imitées qu’on les cueillerait... Un instrument de cinq cents francs au moins, alors il faut entendre le détaillé des notes hautes : le chardonneret ne fait pas mieux. Et un instrument comme celui-là, ça s’entend à un bon kilomètre. La preuve, c’est qu’elle l’a entendu depuis sa chambre, et même qu’elle était couchée et elle l’a entendu depuis son lit (il inventait). C’est la musique qui l’a fait se lever, la musique qui l’a fait venir. Milliquet à lui tout seul n’y aurait rien pu. S’il dit le contraire, il se vante. Sans la musique, je vous affirme, moi, qu’elle n’aurait pas bougé ; d’ailleurs c’est elle qui me l’a dit. Et puis, rappelez-vous, quand elle est arrivée... On a bien vu pourquoi elle venait et pour qui. Une fille comme elle et la musique, ça va ensemble. Personne ne l’avait aperçue encore, et elle avait été jusqu’à ce jour-là comme une morte ; mais voilà, c’est des filles qui sont faites ainsi : un petit air de danse les ressusciterait. C’est ces pays d’où elles viennent, des pays chauds. Vous n’avez qu’à vous rappeler cette entrée... »

Mme Milliquet sortait de la cuisine dont elle était en train de refermer la porte.

Sa main était restée sans mouvement sur la poignée ; le bruit des voix dans la salle à boire vient par terre comme si on avait donné un coup de ciseaux dedans.

On n’a plus entendu aucun bruit derrière le mur du corridor où il y a eu comme une première largeur de silence, en avant de laquelle le bruit de la terrasse continuait à se faire entendre, mais il s’est tu à son tour.

Il n’y a donc plus eu, un instant, que le roulement de la boule sur la planche bien arrosée, comme quand un orage commence ; puis vint encore l’éclatement des quilles ; puis : « Quatre ?... » Dans le grand silence, une voix : « Quatre… »

– « Non, cinq… » – « Ah ! oui, cinq... Je n’avais pas... »

Puis, là-bas également, tout s’était interrompu.

C’était pendant qu’elle s’avançait jusque sous les platanes.

Le silence durait toujours dans la salle à boire.

Elle a regardé autour d’elle, elle a d’abord tourné le dos au vitrage, puis se retourne de nouveau vers le vitrage et vers le soleil, c’est à ce moment que Chauvy s’était levé.

Il avait comme toujours son vieux chapeau melon tourné au vert, sa jaquette pisseuse et à boutons tous différents, cousus avec de la ficelle, sa petite canne, ses souliers crevés ; il vient, il se met devant elle.

Il porte la main à son chapeau.

Il ôte son chapeau, tandis que sa grosse barbe sale va vers en bas et a été remplacée par son crâne qui brillait entre deux touffes de cheveux.

CHAPITRE QUATRIÈME

Le sentiment général fut que Milliquet avait fait une bonne affaire. Si l’espérance d’une belle succession en dollars s’était définitivement évanouie pour lui, il y avait du moins cette compensation d’une forte arrivée de francs qui n’étaient pas seulement imaginés, ni imaginaires, mais faisaient un poids dans sa poche, faisaient un joli bruit clair au fond de sa main. La clientèle, en moins d’une semaine, avait doublé, c’est ce qu’il voyait. Et c’est ce que tout le monde pouvait voir, parce qu’on venait, on venait encore, et ceux qui pouvaient entrer entraient ; mais il y avait ceux et celles qui, à cause du sexe ou de l’âge ou bien faute d’argent, étaient forcés de rester dehors ; et ceux-ci regardaient à travers les carreaux pleins de bulles, entre les rideaux de fausse guipure, essayant de voir si elle était là.

Ils voyaient seulement que la salle à boire était pleine d’une fumée à couper au couteau, comme on dit, tout le monde bien entendu tirant sur des cigares, des cigarettes, des pipes de terre ou de bois, sous le plafond bas, dans le petit espace qu’il y avait entre le plancher et le plafond, où tout était sombre ; mais peut-être était-ce aussi parce qu’elle ne brillait plus. C’était pendant que les arbres travaillaient tous ensemble, au-dessus des chemins, à finir de vous cacher le ciel avec leurs feuilles ; on voyait les moineaux se poser sur les contrevents, un long fétu de paille dans le bec.

C’était pendant qu’en quelques jours l’herbe produit, et jusqu’à vos genoux, la totalité de sa taille ; les automobiles recommençaient à passer en grand nombre sur la route, plusieurs venant de l’étranger (d’où elle venait elle-même), avec des plaques de contrôle à majuscules noires sur blanc, A ou GB ou Z. En arrière du village, il y avait cette route internationale qui n’était plus une route blanche comme les braves routes à voitures d’autrefois, mais toute noire de matières grasses sous le sable à petits grains que les pneus font éclater. Là, des morceaux de monde qui venaient à toute vitesse, allant avec leurs feux blancs fouiller par-dessus la haie le dessous des arbres dans les vergers comme quand on veut faire tomber les fruits avec un bâton. Et c’est là que ça brillait maintenant par des reflets sur les capots, sur les brise-bise, sur le nickel, l’acier, le verre ; elle, elle n’avait plus qu’une petite robe noire, avec un mouchoir de dentelle noire autour des cheveux (ce qui doit être la mode dans les pays d’où elle venait, pensait-on).

N’importe, on continuait à venir. Les premiers mots qui avaient couru dans l’air l’avaient peinte autrement et avec des belles couleurs ; ils servaient encore. Ils continuaient à agir au loin et à appeler ; de sorte que, tous ces temps-là, quand Milliquet faisait ses comptes (et, simplement, après la fermeture de l’établissement il allait dans le tiroir-caisse établir le total des pièces et des billets qui y étaient entrés au cours de la journée), il avait l’occasion de se réjouir, il en aurait eu du moins l’occasion, sans ses tristes humeurs et ses soucis. Seulement voilà que sa femme s’était refusée à tendre la main à Juliette, elle avait dit à la servante : « C’est encore pis que je ne pensais. » Et Juliette mangeait maintenant à la cuisine, mais Mme Milliquet n’avait même pas eu l’air de s’apercevoir qu’elle était là, c’est l’attitude qu’elle avait adoptée ; n’ayant pas l’air de voir entrer Juliette, ne semblant pas l’entendre quand celle-ci lui souhaitait le bonjour, et élevant parfois la voix pour une plainte ou une remarque désobligeante, mais s’adressant uniquement à son mari, qui ne disait rien, parce que c’est plus simple.