La bouillie de la comtesse Berthe - Dumas Alexandre - E-Book

La bouillie de la comtesse Berthe E-Book

Dumas Alexandre

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Beschreibung

« Voyons, mes enfants, voulez-vous bien vous dépêcher et tâcher que nous y entrions dans un mois, et je vous promets, moi, le jour où vous aurez posé le bouquet sur la plus haute tour, de vous régaler d'une bouillie au miel...» Ainsi, le 1er mai de chaque année, depuis le Moyen Age, tous les habitants du village pouvaient savourer la bouillie au miel qu'avait promise la comtesse Berthe de Rosemberg dès l'achèvement de son château. Pourtant, un jour, un de ses descendants voulut passer outre... Mal lui en prit ! Quel étrange pouvoir dissimulait donc cette tradition ?

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Seitenzahl: 310

Veröffentlichungsjahr: 2019

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La bouillie de la comtesse Berthe

Pages de titrePréfaceLe soldat de plomb et la danseuse de papierPetit-Jean et Gros-JeanLe roi des taupes et sa filleBlanche de NeigeTiny la vaniteuseLa jeunesse de PierrotPage de copyright

Alexandre Dumas

La bouillie de la comtesse Berthe et autres contes

Alexandre Dumas, père, (1802-1870) l’auteur des Trois mousquetaires, du Comte de Monte-Christo, et de nombreux autres romans, a aussi laissé des contes à l’intention des enfants. Il a ainsi publié plusieurs recueils de contes, dont Le Père Gigogne, L’Homme aux contes et Contes pour les grands et les petits enfants.

Préface

Il faut d’abord vous dire, mes enfants, que j’ai quelque peu parcouru le monde, et qu’à ce titre de voyageur je vous ferai probablement un jour un Robinson, qui ne vaudra sans doute pas celui de Daniel de Foë, mais qui vaudra bien certainement tous ceux qu’on a faits depuis.

Or, pendant un de ces mille voyages dont je vous parlais tout à l’heure, j’étais sur un bateau à vapeur remontant le vieux Rhin, comme l’appellent les Allemands, et suivant des yeux, ma carte et mon guide sur la table, tous ces beaux châteaux dont le temps, pour me servir d’une expression d’un poète de nos amis, a émietté les créneaux dans le fleuve. Chacun venait au-devant de moi, me racontant son passé plus ou moins poétique, lorsqu’à mon grand étonnement, j’en aperçus un dont le nom n’était pas même porté sur ma carte ; j’eus alors recours, comme je l’avais déjà fait plus d’une fois depuis Cologne, à un certain M. Taschenburch, né en 1811, c’est-à-dire la même année que ce pauvre roi qui n’a jamais vu son royaume. Celui auquel je m’adressais était un petit homme représentant assez bien un carré long, tout confit de vers et de prose, qu’il débitait au premier venu qui prenait la peine de le feuilleter ; je lui demandai donc ce que c’était que ce château. Il se recueillit un instant, et me répondit :

« Ce château est le château de Wistgaw.

– Peut-on savoir à qui il appartenait ?

– Certainement. Il appartenait à la famille de Rosemberg, et étant tombé en ruine, vers le treizième siècle, il fut rebâti par le comte Osmond et la comtesse Berthe, sa femme. Cette reconstruction donna lieu à une tradition assez singulière.

– Laquelle ?

– Oh ! cela ne vous amuserait pas, c’est un conte d’enfant.

– Peste, mon cher monsieur Taschenburch, vous êtes bien dégoûté. Ah ! vous croyez que votre légende ne m’amuserait pas parce que c’est un conte d’enfant. Eh bien, tenez. »

Je lirai de ma poche un petit volume fort joliment relié et je le lui montrai ; ce volume contenait le Petit chaperon rouge, Peau d’âne et l’Oiseau bleu.

« Que dites-vous de ceci ?

– Je dis, répondit-il gravement, que ces trois contes sont tout bonnement trois chefs-d’œuvre.

– Et alors vous ne faites plus aucune difficulté de me raconter votre légende.

– Aucune ; car je vois qu’elle s’adressera à une personne digne de l’apprécier.

– Mais vous le savez, dans un conte de fée, car je présume que votre légende est un conte de fée ou à peu près...

– Justement.

– Eh bien, dans un conte de fée, le titre est pour beaucoup ; voyez quels beaux titres : le Petit chaperon rouge, Peau d’âne et l’Oiseau bleu.

– Eh bien, mon titre à moi n’est pas moins intéressant.

– Quel est-il ?

– La Bouillie de la comtesse Berthe.

– Mon cher monsieur Taschenburch, l’eau m’en vient à la bouche.

– En ce cas, écoutez donc.

– J’écoute. »

Et il commença ainsi :

Ce que c’était que la comtesse Berthe

Il y avait un jour un vaillant chevalier nommé Osmond de Rosemberg, lequel choisit pour femme une belle jeune fille nommée Berthe. Berthe n’aurait pas pu se mesurer, je le sais bien, avec les grandes dames de nos jours, quoiqu’elle fût certainement aussi noble que la plus noble ; mais elle ne parlait que le bon vieux allemand, ne chantait pas l’italien, ne lisait pas l’anglais, et ne dansait ni le galop, ni la valse à deux temps, ni la polka ; mais en revanche, elle était bonne, douce, compatissante, veillait avec soin à ce qu’aucun souffle ne ternit le miroir de sa réputation. Et quand elle parcourait ses villages, non pas dans une élégante calèche, avec un chien du roi Charles sur la banquette de devant, mais à pied, avec son sac d’aumône à la main, un Dieu vous le rende, dit par la voix reconnaissante du vieillard, de la veuve ou de l’orphelin, lui paraissait plus doux à l’oreille que la plus mélodieuse ballade du plus célèbre Minnesinger, ballade que parfois cependant payaient d’une pièce d’or ceux-là même qui refusaient une petite monnaie de cuivre au pauvre qui se tenait debout à demi nu et grelottant sur la route, son chapeau troué à la main.

Les Cobolds

Aussi les bénédictions de toute la contrée retombaient comme une douce rosée de bonheur sur Berthe et sur son mari. Des moissons dorées couvraient leurs champs, des grappes de raisins monstrueux faisaient craquer leurs treilles, et si quelque nuage noir chargé de grêle et d’éclair s’avançait sur leur château, un souffle invisible le poussait aussitôt vers la demeure de quelque méchant châtelain au-dessus de laquelle elle allait éclater et faire ravage.

Qui poussait ainsi le nuage noir, et qui préservait de la foudre et de la grêle les domaines du comte Osmond et de la comtesse Berthe ? Je vais vous le dire.

C’étaient les nains du château.

Il faut vous dire, mes chers enfants, qu’il y avait autrefois en Allemagne une race de bons petits génies qui malheureusement a disparu depuis, dont le plus grand atteignait à peine six pouces de haut, et qui s’appelaient cobolds. Ces bons petits génies, aussi vieux que le monde, se plaisaient surtout dans les châteaux, dont les propriétaires étaient, selon le cœur de Dieu, bons eux-mêmes. Ils détestaient les méchants, les punissaient par de petites méchancetés à leur taille, tandis qu’au contraire ils protégeaient de tout leur pouvoir, qui s’étendait sur tous les éléments, ceux que leur excellent naturel rapprochait d’eux ; voilà pourquoi ces petits nains, qui, de temps immémorial, habitaient le château de Wistgaw, après avoir connu leurs pères, leurs aïeux et leurs ancêtres, affectionnaient tout particulièrement le comte Osmond, ainsi que la comtesse Berthe, et poussaient avec leur souffle bien loin de leurs domaines bénis le nuage chargé de grêle et d’éclairs.

Le vieux château

Un jour Berthe entra chez son mari, et lui dit :

« Mon cher seigneur, notre château se fait vieux, et menace de tomber en ruines ; nous ne pouvons rester plus longtemps avec sécurité dans ce manoir tout chancelant, et je crois, sauf votre avis, qu’il faudrait nous faire bâtir une autre demeure.

– Je ne demande pas mieux, répondit le chevalier, mais une chose m’inquiète.

– Laquelle ?

– Quoique nous ne les ayons jamais vus, il n’est point que vous n’ayez entendu parler de ces bons cobolds qui habitent les fondations de notre château. Mon père avait entendu dire à son aïeul, qui le tenait d’un de ses ancêtres, que ces petits génies étaient la bénédiction du manoir ; peut-être ont-ils pris leurs habitudes dans cette vieille demeure ; si nous allions les fâcher en les dérangeant et qu’ils nous abandonnassent, peut-être notre bonheur s’en irait-il avec eux. »

Berthe approuva ces paroles pleines de sagesse, et son époux et elle se décidèrent à habiter le château tel qu’il était plutôt que de désobliger en rien les bons petits génies.

L’ambassade

La nuit suivante, la comtesse Berthe et le comte Osmond étaient couchés dans leur grand lit à baldaquin supporté par quatre colonnes torses, lorsqu’ils entendirent un bruit comme serait celui d’une multitude de petits pas qui s’approcheraient venant du côté du salon. Au même moment la porte de la chambre à coucher s’ouvrit, et ils virent venir à eux une ambassade de ces petits nains dont nous venons de parler. L’ambassadeur, qui était à leur tête, était richement vêtu à la mode du temps, portait un manteau de fourrure, un justaucorps de velours, un pantalon mi-parti, et de petits souliers démesurément pointus. À son côté était une épée du plus fin acier, et dont la poignée était d’un seul diamant. Il tenait poliment à la main sa petite toque chargée de plumes, et, s’approchant du lit des deux époux, qui les contemplaient avec étonnement, il leur adressa ces paroles :

Auprès de nous ce bruit est parvenu.

Que dans l’espoir de vos destins prospères,

Un grand désir ce soir vous est venu

De rebâtir le château de vos pères.

Eh ! c’est bien fait, car le manoir est vieux !

L’âge a miné le noir géant de pierre.

Et l’eau sur vous, dans les jours pluvieux,

Filtre au travers de son manteau de lierre.

Que l’ancien burg roule donc abattu :

Et qu’il en sorte une maison plus belle ;

Mais des aïeux, que l’antique vertu

Vienne habiter la demeure nouvelle.

Le comte Osmond était trop étonné de ce qui lui arrivait pour répondre à ces paroles autrement que par un geste amical de la main ; mais l’ambassadeur se contenta de cette politesse, et se retira après avoir cérémonieusement salué les deux époux.

Le lendemain le comte et la comtesse se réveillèrent fort satisfaits, la grande difficulté était levée : en conséquence, fort du consentement de ses bons petits amis, Osmond fit venir un architecte habile, qui, le même jour ayant condamné le vieux château à être démoli, mit une partie de ses hommes à l’ouvrage, tandis que l’autre tirait de nouvelles pierres des carrières, abattait les grands chênes destinés à faire des poutres et les sapins destinés à faire des solives. En moins d’un mois le vieux burg fut rasé au niveau de la montagne, et comme le nouveau château ne pouvait être bâti, au dire de l’architecte lui-même, que dans l’espace de trois ans, le comte et la comtesse se retirèrent, en attendant cette époque, dans une petite métairie qu’ils avaient dans les environs de leur délicieux manoir.

La bouillie au miel

Cependant le château avançait rapidement, car les maçons y travaillaient le jour, et les petits nains y travaillaient la nuit. D’abord les ouvriers avaient été fort épouvantés en voyant que chaque matin ils trouvaient, en revenant à la besogne, le château grandi de quelques assises. Ils en parlèrent à l’architecte, qui en parla au comte, lequel lui avoua que, sans en être complètement sûr, cependant tout le portait à croire que c’étaient ses petits amis les nains qui, sachant combien il était pressé d’entrer dans son nouveau manoir, se livraient à ce travail nocturne. En effet, un jour, on trouva sur les échafaudages une petite brouette pas plus grande que la main, mais si admirablement faite en bois d’ébène cerclé d’argent, qu’on eût dit quelque joujou fait pour l’enfant d’un roi. Le maçon qui avait trouvé la brouette la montra à ses compagnons, et le soir l’emporta chez lui pour la donner à son petit garçon ; mais au moment où celui-ci allait mettre la main dessus, la brouette se mit à rouler toute seule, et se sauva par la porte avec une telle rapidité, que, quoique le pauvre maçon courût après elle de toute la force de ses jambes, elle disparut en une seconde. Au même moment il entendit de petits éclats de rire aigus, stridents et prolongés : c’étaient les cobolds qui se moquaient de lui.

Au reste, il était bien heureux que les petits nains se lussent chargés de la besogne ; car s’ils n’en eussent pas fait leur bonne part, au bout de six ans le château n’eût pas encore été fini. Il est vrai que cela faisait juste le compte de l’architecte, ces honorables remueurs de pierres ayant l’habitude, Dieu vous garde, mes chers petits bons hommes, de l’apprendre un jour à vos dépens, de mentir ordinairement de moitié.

Donc, vers la fin de la troisième année, au moment où l’hirondelle, après avoir pris congé de nos fenêtres, prenait congé de nos climats ; à cette époque où les autres oiseaux qui sont forcés de rester dans nos froides contrées devenaient eux-mêmes plus tristes et plus rares, le nouveau château commençait à prendre une certaine figure, mais était cependant bien loin encore d’être fini. Ce que voyant la comtesse Berthe, un jour qu’elle présidait au travail des ouvriers, elle leur dit avec sa douce voix :

« Eh bien, mes bons travailleurs, est-ce que l’ouvrage avance autant que vous pouvez le faire avancer ? Voici l’hiver qui frappe à la porte, et le comte et moi sommes si mal logés dans cette petite métairie, que nous voudrions la quitter pour le beau château que vous nous bâtissez. Voyons, mes enfants, voulez-vous bien vous dépêcher et tâcher que nous y entrions dans un mois, et je vous promets, moi, le jour où vous aurez posé le bouquet sur la plus haute tour, de vous régaler d’une bouillie au miel, que jamais vous n’aurez mangé la pareille ; et, il y a plus, je fais le serment qu’au jour anniversaire de ce grand jour, vous, vos enfants et vos petits-enfants, recevrez même politesse de moi d’abord, puis ensuite de mes enfants et de mes petits-enfants.

L’invitation à manger une bouillie au miel n’était pas, dans le moyen âge, si mince que parut le cadeau au premier abord, une invitation à dédaigner, car c’était une manière de vous convier à un bon et copieux dîner. On disait donc : Venez manger demain une bouillie au miel avec moi, comme on dit aujourd’hui : Venez manger ma soupe ; dans l’un et l’autre cas le dîner était sous-entendu, avec cette différence seulement, que la bouillie se mangeait à la fin du repas, tandis que la soupe, au contraire, se mange au commencement.

Aussi, à cette promesse, l’eau vint-elle à la bouche des travailleurs ; ils redoublèrent donc de courage, et avancèrent si rapidement, que le 1er octobre le château de Wistgaw se trouva terminé.

De son côté, la comtesse Berthe, fidèle à sa promesse, fit préparer pour tous ceux qui avaient mis la main à l’ouvrage un splendide repas, qu’il fallut, à cause de la quantité des convives, servir en plein air.

Au potage, le temps paraissait on ne peut plus favorable, et personne n’avait songé à cet inconvénient de dîner ainsi sans abri ; mais au moment où l’on apportait dans cinquante énormes saladiers la bouillie au miel toute fumante, des flocons de neige tombèrent épais et glacés dans tous les plats.

Cet incident, qui dérangea la fin du dîner, contraria si fort la comtesse Berthe, qu’elle décida qu’à l’avenir on choisirait le mois des roses pour continuer cette fête, et que l’anniversaire du repas où devait être servie la fameuse bouillie au miel fut fixé au 1er mai.

De plus, Berthe assura la fondation de cette pieuse et solennelle coutume par un acte dans lequel elle s’obligeait et obligeait ses descendants et ses successeurs, à quelque titre que leur vînt le château, à donner, à cette même époque du 1er mai, une bouillie au miel à ses vassaux, déclarant qu’elle n’aurait pas de repos dans sa tombe si l’on n’observait pas ponctuellement cette religieuse institution.

Cet acte, écrit par un notaire sur parchemin, fut signé par Berthe, scellé du sceau du comte, et déposé dans les archives de la famille.

L’apparition

Pendant vingt années, Berthe présida elle-même avec la même bonté et la même magnificence au repas qu’elle avait fondé ; mais enfin, dans le courant de la vingt et unième année, elle mourut en odeur de sainteté, et descendit dans le caveau de ses ancêtres au milieu des larmes de son mari et des regrets de toute la contrée. Deux ans après, le comte Osmond lui-même, après avoir religieusement observé la coutume fondée par sa femme, mourut à son tour, et l’unique successeur de la famille fut son fils, le comte Ulrick de Rosemberg, lequel, héritant du courage d’Osmond et des vertus de Berthe, ne changea rien au sort des paysans, et fit au contraire tout ce qu’il lui fut possible pour l’améliorer.

Mais tout à coup une grande guerre fut déclarée, et de nombreux bataillons ennemis, remontant le Rhin, s’emparèrent successivement des châteaux bâtis sur les rives du fleuve ; ils venaient du fond de l’Allemagne, et c’était l’Empereur qui faisait la guerre aux Burgraves.

Ulrick n’était pas de force à résister ; cependant, comme c’était un chevalier extrêmement brave, il se fût volontiers enseveli sous les ruines de son château, s’il n’eût songé aux malheurs que cette résistance désespérée allait attirer sur le pays. Dans l’intérêt de ses vassaux, il se retira en Alsace, laissant le vieux Fritz, son intendant, pour veiller aux domaines et aux terres qui allaient demeurer aux mains de l’ennemi.

Le général qui commandait les troupes qui marchaient sur ce point se nommait Dominik ; il se logea au château. qu’il trouva fort à sa convenance, et cantonna ses soldats dans les environs.

Ce général était un homme de basse extraction, qui avait commencé par être simple soldat, et que la faveur du prince, bien plus que son courage et son mérite, avait porté au grade de général.

Je vous dis cela, mes chers enfants, pour que vous ne croyiez pas que j’attaque ceux qui de rien deviennent quelque chose ; au contraire, de ceux-ci j’en fais le plus grand cas lorsqu’ils ont mérité le changement qui s’est fait dans leur destinée ; il y a deux genres d’officiers de fortune : ceux qui arrivent et ceux qui parviennent.

Or, le général n’était qu’un grossier et brutal parvenu : élevé au pain du bivac et à l’eau de la source, comme pour rattraper le temps perdu, il se faisait servir avec profusion les mets les plus délicats et les vins les plus recherchés, donnant le reste de ses repas à ses chiens, au lieu d’en faire profiter ceux qui l’entouraient.

Aussi, dès le premier jour de son arrivée au château, fit-il venir le vieux Fritz et lui donna-t-il une liste des contributions qu’il comptait lever sur le pays, liste tellement exagérée, que l’intendant tomba à ses pieds, le suppliant de ne pas peser d’une façon si dure sur les pauvres paysans.

Mais pour toute réponse le général lui dit que, comme la chose qui lui était la plus désagréable au monde, c’était d’entendre les gens se plaindre, à la première réclamation qui arriverait jusqu’à lui, il doublerait ses demandes. Le général était le plus fort, il avait le droit du vainqueur, il fallut se soumettre.

On devine qu’avec le caractère connu de M. Dominik, Fritz fut assez mal reçu quand il vint lui parler de la fondation de la comtesse Berthe : le général se prit à rire dédaigneusement, et répondit que c’étaient les vassaux qui étaient faits pour nourrir leurs seigneurs, et non les seigneurs qui devaient nourrir les vassaux ; qu’en conséquence, il invitait les conviés ordinaires de la comtesse Berthe à aller dîner le premier mai où bon leur semblerait, leur annonçant en tout cas que ce ne serait pas chez lui.

Cette journée solennelle s’écoula donc pour la première fois depuis vingt-cinq ans, sans avoir vu se rassembler autour de la table hospitalière les joyeux vassaux du domaine de Rosemberg ; mais la terreur qu’inspirait Dominik était si grande, que nul n’osa réclamer. D’ailleurs, Fritz avait accompli les ordres reçus, et les paysans étaient prévenus que les intentions de leur nouveau maître n’étaient pas de suivre les anciennes traditions.

Quant à Dominik, il soupa avec son intempérance habituelle, et, s’étant retiré dans sa chambre, après avoir posé comme d’habitude des sentinelles dans les corridors et aux portes du château, il se coucha et s’endormit.

Contre la coutume, le général se réveilla au milieu de la nuit ; il avait si bien l’habitude de dormir tout d’un somme, qu’il crut d’abord être arrivé au lendemain matin, mais il se trompait, il ne faisait pas encore jour, et, à travers l’ouverture faite au contrevent, il voyait briller les étoiles au ciel.

D’ailleurs quelque chose d’extraordinaire se passait dans son âme : c’était comme une vague terreur, c’était comme le pressentiment d’une chose surhumaine qui allait arriver. Il lui semblait que l’air frissonnait tout autour de lui comme battu par l’aile des esprits de la nuit ; son chien favori, qui était attaché dans la cour juste au-dessous de ses fenêtres, hurla tristement ; et à ce cri plaintif le nouveau propriétaire du château sentit perler sur son front une sueur glacée. En ce moment, minuit commença de sonner lentement, sourdement, à l’horloge du château ; et à chaque coup la terreur de cet homme, qui passait cependant pour un brave, croissait tellement, qu’au dixième coup il ne put supporter l’angoisse qui s’était emparée de lui ; et, se soulevant sur son coude, il se prépara a ouvrir la porte et à aller appeler la sentinelle. Mais au dernier tintement, et comme son pied allait toucher le parquet, il entendit la porte, qu’il se rappelait cependant à merveille avoir lui-même fermée en dedans, s’ouvrir toute seule et rouler sur ses gonds comme si elle n’avait ni serrures ni verrous ; puis une lumière pâle se répandit dans l’appartement, et un pas léger, et qui cependant le fit frissonner jusqu’à la moelle des os, parut s’avancer de son côté. Enfin, au pied du lit apparut une femme enveloppée d’un grand linceul blanc, tenant d’une main une de ces lampes de cuivre comme on a l’habitude d’en allumer auprès des tombeaux, et de l’autre un parchemin écrit, signé et scellé. Elle approcha lentement, les yeux fixes, les traits immobiles, ses longs cheveux pendant sur les épaules, et quand elle fut près de celui qu’elle venait chercher, rapprochant la lampe du parchemin, de manière à ce que toute la lumière portât dessus :

« Fais ce qui est écrit là », dit-elle.

Et elle tint la lampe ainsi rapprochée du parchemin tout le temps nécessaire pour que, de ses yeux hagards, Dominik pût lire l’acte qui constituait d’une manière irréfragable la fondation à laquelle il avait refusé de se soumettre.

Puis, lorsque cette lecture terrible fut terminée, le fantôme, morne, silencieux et glacé, se retira comme il était venu ; la porte se referma derrière lui, la lumière disparut, et le rebelle successeur du comte Osmond retomba sur son lit, où il demeura cloué jusqu’au lendemain matin dans une angoisse dont il avait honte, mais que cependant il essaya vainement de surmonter.

Le pain de munition et l’eau claire

Mais aux premiers rayons du jour le charme s’évanouit. Dominik sauta en has de son lit, et d’autant plus furieux, qu’il ne pouvait se dissimuler la terreur qu’il avait éprouvée, il ordonna qu’on fît venir les sentinelles qui, à minuit, étaient de garde dans les corridors et aux portes. Les malheureux arrivèrent tout tremblants, car, au moment où minuit allait sonner, ils s’étaient sentis pris par un invincible sommeil, et quelque temps après ils s’étaient réveillés sans pouvoir calculer pendant combien de temps ils avaient dormi. Mais heureusement s’étant rencontrés à la porte, ils convinrent entre eux qu’ils avaient fait bonne garde ; et comme ils étaient parfaitement éveillés quand on était venu les relever de faction, ils espérèrent que personne ne s’était aperçu de leur oubli de la discipline. En effet, à toutes les interrogations de leur général, ils répondirent qu’ils ne savaient pas de quelle femme il voulait parler, et qu’ils n’avaient rien vu ; mais alors l’intendant, qui assistait à l’interrogatoire, déclara à Dominik que ce n’était pas une femme, mais une ombre qui était venue le visiter, et que cette ombre était celle de la comtesse Berthe. Dominik fronça le sourcil ; mais cependant, frappé de ce que lui disait Fritz, il demeura avec lui, et ayant appris de lui que cette coutume avait été rendue obligatoire pour la comtesse Berthe, ses successeurs et les propriétaires du château quels qu’ils fussent, par un acte passé devant notaire, et que cet acte était dans les archives, il ordonna à Fritz d’aller chercher cet acte, et à la première vue il reconnut le parchemin que lui avait montré l’ombre. Jusque-là, Dominik n’avait eu aucune connaissance de ce parchemin ; car s’il s’était fait représenter avec une grande exactitude les actes qui obligeaient les autres envers lui, il s’était très peu inquiété de ceux qui l’obligeaient envers les autres.

Cependant, si positif que fût l’acte, si attentivement qu’il le fût, et quelque instance que lui eût faite Fritz pour qu’il ne négligeât point l’avertissement reçu, Dominik ne voulut tenir aucun compte de ce qui s’était passé, et convoqua le jour même tout son état-major à un grand repas. Ce repas devait être un des plus splendides qu’il eût encore donnés.

En effet, la terreur qu’inspirait Dominik était si grande, qu’à l’heure indiquée, quoique les ordres n’eussent été donnés que le matin, la table était servie avec une somptuosité merveilleuse. Les mets les plus délicats, les vins les plus excellents du Rhin, de France et de Hongrie, attendaient les convives, qui se mirent à table en louant fort la magnificence de leur général. Mais en prenant sa place, celui-ci pâlit de colère, et s’écria avec un effroyable jurement :

« Quel est l’âne bâté qui a mis près de moi ce pain de munition ? »

En effet, près du général, était un pain pareil à celui que l’on distribue aux soldats, et comme il en avait lui-même tant mangé dans sa jeunesse.

Tout le monde se regarda avec étonnement, ne comprenant pas qu’il y eût au monde une personne assez hardie pour faire une pareille plaisanterie à un homme si fier, si vindicatif et si emporté que l’était le général.

« Approche, drôle, dit le général au valet qui se trouvait derrière lui, et emporte ce pain. »

Le valet obéit avec tout l’empressement qu’inspire la crainte ; mais ce fut vainement qu’il essaya d’enlever le pain de la table.

« Monseigneur, dit-il après avoir fait des efforts inutiles, il faut que ce pain soit cloué à votre place, car je ne puis l’emporter. »

Alors le général, dont la force était reconnue pour égaler celle de quatre hommes, prit le pain à deux mains, et essaya à son tour de l’enlever ; mais il soulevait la table avec le pain, et, au bout de cinq minutes, il tomba sur sa chaise, épuisé de fatigue et la sueur sur le front.

« À boire, drôle ! à boire, et du meilleur ! dit-il d’une voix irritée et en tendant son verre. Je saurai, je vous en réponds, qui a pris ce singulier passe-temps ; et soyez tranquille, il sera récompensé selon ses mérites. Dînez donc, messieurs, dînez donc ; je bois à votre bon appétit. »

Et il porta le verre à ses lèvres ; mais aussitôt il cracha ce qu’il avait dans la bouche en s’écriant :

« Quel est le coquin qui m’a versé cet infâme breuvage ?

– C’est moi, monseigneur, dit en tremblant le valet, qui tenait encore la bouteille à la main.

– Et qu’y a-t-il dans cette bouteille, misérable ?

– Du tokai, monseigneur.

– Tu mens, drôle, car tu m’as versé de l’eau.

– Il faut que le vin se soit changé en eau en passant de la bouteille dans le verre de monseigneur, dit le valet, car j’en ai versé aux deux voisins de monseigneur de la même bouteille que lui, et ces messieurs pourront attester que c’est bien du tokai. »

Le général se retourna vers ses deux voisins qui confirmèrent ce que venait de dire le domestique.

Alors, Dominik fronça le sourcil : il commençait à comprendre que la plaisanterie était peut-être plus terrible encore qu’il ne l’avait cru au premier instant, car il avait pensé que cette plaisanterie venait des vivants, tandis que, selon toutes les probabilités, elle lui venait des morts.

Alors, voulant s’assurer par lui-même de la vérité, il prit la bouteille de la main du laquais, et versa un verre de vin de Tokai à son voisin. Le vin avait sa couleur ordinaire, et semblait de la topaze liquide ; alors, de la même bouteille il versa dans son verre ; mais, dans son verre, à mesure qu’il y tombait, le vin prenait la couleur, la transparence et le goût de l’eau.

Dominik sourit amèrement à cette double allusion qui venait d’être faite à la bassesse de son extraction, et ne voulant pas rester près de ce pain noir, qui semblait cloué là pour l’humilier, il fit signe à son aide de camp, qui était un jeune homme de la première noblesse d’Allemagne, de changer de place avec lui. Le jeune homme obéit, et le général alla s’asseoir de l’autre côté de la table.

Mais il ne fut pas plus heureux à ce nouveau poste qu’à l’ancien ; tandis que sous la main de l’aide de camp le pain se détachait sans difficulté de la table et redevenait du pain ordinaire, tous les morceaux de pain que prenait Dominik se changeaient à l’instant même en pain de munition, tandis que, tout au contraire du miracle opéré aux noces de Cana, le vin continuait de se changer en eau.

Alors, Dominik, impatienté, voulut au moins manger quelque chose ; il étendit le bras vers une grande brochée d’alouettes rôties, mais au moment où il la touchait de la main, les alouettes reprirent leurs ailes, s’envolèrent et s’en allèrent tomber dans la bouche des paysans qui regardaient de loin ce magnifique repas.

Vous jugez si leur étonnement fut grand, en voyant l’aubaine qui leur arrivait. Pareil miracle était chose rare ; aussi fit-il si grand bruit de par le monde, qu’on dit encore aujourd’hui d’un homme qui a de folles espérances :

« Il croit que les alouettes vont lui tomber toutes rôties dans le bec. »

Quant à Dominik, lequel avait eu l’honneur de donner naissance à ce proverbe, il était furieux ; mais comme il comprit que ce serait vainement qu’il essaierait de lutter contre un pouvoir surnaturel, il déclara qu’il n’avait ni faim ni soif, et qu’il ferait les honneurs du repas, qui, malgré sa splendeur, fut fort maussade, attendu que les convives ne savaient trop quelle figure y faire.

Le soir même, Dominik annonça qu’il venait de recevoir une lettre de l’empereur qui lui ordonnait de transporter son quartier général dans un autre endroit. Or, comme selon lui la lettre était très pressée, il partit à l’instant.

Je n’ai pas besoin de vous dire, mes chers enfants, que la lettre de l’empereur était un prétexte, et que ce qui faisait que l’illustre vainqueur décampait en si grande hâte, ce n’était pas son respect pour les ordres de Sa Majesté, mais bien la crainte, non seulement de recevoir, la nuit suivante, une visite de la comtesse Berthe, mais encore pendant tout le temps qu’il resterait dans ce château maudit, d’être condamné à l’eau claire et au pain de munition.

À peine fut-il parti, que l’intendant trouva dans une armoire, où la veille il n’y avait rien, un sac d’argent très lourd, sur lequel était collé un papier où était écrit ce peu de mots :

« Pour la bouillie au miel. »

Le vieillard fut bien effrayé ; mais reconnaissant l’écriture de la comtesse Berthe, il s’empressa d’employer cet argent béni pour le dîner annuel, qui, pour avoir été retardé de quelques jours cette année, n’en fut que plus somptueux.

Et la même chose se renouvela tous les 1er mai, l’argent était toujours fourni par la comtesse Berthe ; jusqu’à ce que les soldats de l’empire s’étant retirés, Waldemar de Rosemberg, fils d’Ulric, revint habiter le château vingt-cinq ans après l’époque où son père l’avait quitté.

Waldemar de Rosemberg

Le comte Waldemar n’avait point hérité de l’esprit bienveillant de ses ancêtres ; peut-être un long exil sur le sol étranger avait-il aigri son caractère ; heureusement, il avait une femme qui corrigeait, par sa douceur et par sa bonté, ce que l’esprit de son époux avait d’acerbe et de mordant ; de sorte qu’à tout prendre, les pauvres paysans, désolés par vingt-cinq ans de guerre, regardèrent comme un bonheur le retour du petit-fils du comte d’Osmond.

Il y eut plus : comme malgré l’exil, la tradition du vœu de la comtesse Berthe s’était perpétuée dans la famille, lorsque arriva le 1er mai, cette époque que les paysans, à chaque changement nouveau, attendaient avec impatience pour juger leurs nouveaux maîtres, la comtesse Wilhelmine obtint de son mari de diriger toute la fête. Et comme c’était une charmante personne, tout se passa pour le mieux, et les paysans crurent qu’ils étaient revenus à cet âge d’or du comte Osmond et de la comtesse Berthe, dont leur parlaient si souvent leurs pères.

L’année suivante, la fête eut lieu comme d’habitude, mais cette fois le comte Waldemar n’y assista point, déclarant qu’il regardait comme indigne d’un gentilhomme de s’asseoir à la même table que ses vassaux. Ce fut donc Wilhelmine seule qui fit les honneurs de la bouillie au miel, et nous devons dire que, pour être privé de la présence de l’illustre propriétaire du château, le repas n’en fut pas plus triste ; les paysans ayant déjà pu apprécier que c’était au bon cœur de la comtesse et à l’influence qu’elle avait prise sur son époux qu’ils devaient le bonheur dont ils jouissaient.

Deux ou trois ans s’écoulèrent ainsi pendant lesquels les paysans s’aperçurent de plus en plus qu’il fallait toute la pieuse bonté de Wilhelmine, pour leur adoucir sans cesse les éclats de colère de son époux. Son énergique douceur était sans cesse étendue comme un bouclier entre lui et ses vassaux ; mais, malheureusement pour eux, le ciel leur enleva bientôt leur protectrice, elle mourut en donnant le jour à un charmant petit garçon que l’on appela Hermann.

Il eût fallu avoir un cœur de pierre pour ne pas regretter cet ange du ciel, que les habitants de la terre avaient baptisé du nom de Wilhelmine ; aussi, le comte Waldemar pleura-t-il réellement pendant quelques jours la digne compagne qu’il avait perdue. Mais le cœur du comte n’était pas habitué aux sentiments tendres, et lorsque, par hasard, il en éprouvait, il ne savait pas les garder longtemps. L’oubli pousse sur les tombes encore plus vite que le gazon ; au bout de six mois, le comte Waldemar avait oublié Wilhelmine et pris une seconde femme.

Qui fut la victime de ce second mariage ? Hélas ! ce fut le pauvre petit Hermann : il était entré dans la vie par une porte tendue de deuil ; et, avant de savoir ce que c’est qu’une mère, il put sentir qu’il était orphelin. Sa marâtre, reculant devant les soins qu’il lui faudrait donner à un enfant qui n’était pas le sien, et qui, en qualité d’aîné, hériterait des biens de la famille, le remit aux mains d’une nourrice négligente, qui laissait le petit Hermann des heures entières tout seul et pleurant dans son berceau, tandis qu’elle allait courir les fêtes, les bals ou les veillées.

La berçeuse

Un soir, que, croyant sans doute la nuit moins avancée, elle était restée au jardin à se promener au bras du jardinier, elle entendit tout à coup sonner minuit ; et se rappelant que, depuis sept heures du soir, elle avait abandonné le petit Hermann, elle rentra précipitamment, et se glissant à l’aide de l’obscurité, elle traversa la cour sans être vue, atteignit l’escalier, monta, regardant avec inquiétude autour d’elle, assourdissant le bruit de ses pas, et retenant son haleine, car, à défaut des reproches que lui épargnaient l’insouciance du comte et la haine de la comtesse, sa conscience lui disait que ce qu’elle faisait là était affreux. Cependant elle se rassura, lorsqu’en approchant de la porte de sa chambre, elle n’entendit point les cris de l’enfant ; sans doute, à force de pleurer, le pauvre enfant s’était endormi ; elle tira donc avec un peu plus de tranquillité la clef de sa poche, l’introduisit avec précaution dans la serrure, et, la faisant tourner le plus doucement possible, elle poussa lentement la porte.

Mais à mesure que la porte s’ouvrait et que son regard plongeait dans la chambre, la méchante nourrice devenait plus pâle et plus tremblante, car elle voyait une chose incompréhensible. Quoiqu’elle eût, comme nous l’avons dit, la clef de sa chambre dans sa poche, et qu’elle fût bien certaine qu’il n’en existait point d’autre, une femme était entrée dans la chambre en son absence, et cette femme pâle, morne et sombre se tenait debout près du petit Hermann, remuant doucement son berceau, tandis que ses lèvres blanches comme le marbre laissaient échapper un chant qui ne semblait pas composé de paroles humaines.

Cependant, quelle que fût la terreur de la nourrice, comme elle croyait avoir affaire à une créature appartenant comme elle à la race des vivants, elle fit quelques pas vers l’étrange berceuse qui semblait ne pas la voir, et qui, toujours immobile, continuait sa monotone et terrible modulation.

« Qui êtes-vous ? demanda la nourrice ; d’où venez-vous ? et comment avez-vous pu pénétrer dans cet appartement, dont j’avais la clef dans ma poche ? »

Alors l’inconnue étendit solennellement le bras et répondit :

Je suis de ceux pour qui nulle porte n’est close :

Dans la tombe où depuis cinquante ans je repose

Les cris de cet enfant sont venus m’assaillir,

Et j’ai senti soudain sur ma couche de pierre

Dans ce cadavre éteint et tombant en poussière,

Mon cœur revivre et tressaillir.

Pauvre enfant qu’en ce monde un sort fatal apporte,

Dont le père est mauvais et dont la mère est morte,

Qu’on remet en des mains qui blessent en touchant,

Qui ne peux opposer au mal que ta faiblesse,

Et qui t’es endormi ce soir dans ta tristesse

Ainsi que l’oiseau dans son chant.

Ici-bas, cette nuit, tu dormiras encore ;

Mais à l’heure où demain se lèvera l’aurore,

T’arrachant pour jamais à cette dure loi,

À ma voix descendu de la sphère éternelle,

Un ange radieux te prendra sur son aile

Et t’apportera près de moi.

Et, à ces mots, le fantôme de l’aïeule, car c’était lui, se pencha sur le berceau et embrassa son petit-fils avec une tendresse suprême. L’enfant s’était endormi le sourire sur les lèvres et les joues rosées ; mais le premier rayon du matin, en glissant à travers les vitraux de la fenêtre, le trouvèrent pâle et froid comme un cadavre.

Le lendemain, il fut descendu dans le caveau de la famille, et enterré près de l’aïeule.

Mais, rassurez-vous, mes chers petits enfants, le pauvre Hermann n’était pas mort : la nuit suivante, l’aïeule se leva de nouveau, et, le prenant dans ses bras, elle alla le porter au roi des Cobolds, qui était un petit génie très brave et très instruit, lequel habitait une grande caverne qui s’étendait jusque sous le Rhin, et qui, sur la recommandation de la comtesse Berthe, voulut bien se charger de son éducation.

Wilbold de Eisenfeld

La joie de la marâtre fut grande en voyant mourir le seul héritier de la famille Rosemberg, mais Dieu la trompa dans ses espérances ; elle n’eut ni fils ni fille, et elle mourut elle-même au bout de trois ans. Waldemar lui survécut de trois ou quatre années encore, et fut tué dans une chasse ; les uns disaient par un sanglier qu’il avait blessé, les autres disaient par un paysan qu’il avait fait battre de verges.

Le château de Wistgaw et les propriétés environnantes tombèrent alors en possession d’un parent éloigné nommé Wilbold de Eisenfeld. Celui-là n’était point un méchant homme, c’était bien pis que cela ; c’était un de ces hommes insoucieux de leur âme, qui ne sont ni bons ni mauvais, qui font le bien et le mal sans amour ni haine, écoutant seulement ce qu’on leur dit, et près duquel le dernier qui parle a toujours raison. Brave, du reste, et estimant la bravoure, mais se laissant facilement prendre aux apparences du courage comme il se laissait prendre aux apparences de l’esprit et de la vertu.

Le baron Wilbold vint donc habiter le château du comte Osmond et de la comtesse Berthe, amenant avec lui une charmante petite fille au berceau, qu’on appelait Hilda. Le premier soin du régisseur actuel fut de mettre son nouveau seigneur au courant des revenus et des charges attachés à la propriété ; au nombre des charges était la bouillie au miel, dont l’usage avait tant bien que mal subsisté jusque-là.

Or, comme le régisseur dit au baron que ses prédécesseurs attachaient une grande importance à cette institution, et que lui-même croyait fermement que la bénédiction du Seigneur était attachée à cette coutume, Wilbold non seulement ne fit aucune observation contraire, mais encore donna l’ordre que, tous les 1er mai, la cérémonie eût lieu avec toute son antique solennité.

Plusieurs années s’écoulèrent, et le baron donnait chaque année une si copieuse et si bonne bouillie, que les paysans, en faveur de cette obéissance aux commandements de la comtesse Berthe, lui passaient tous ses autres défauts, et ses autres défauts étaient nombreux. Il y a plus : quelques autres seigneurs, soit par bonté, soit par calcul, adoptèrent l’usage du château de Wistgaw, et fondèrent aussi, pour l’anniversaire de leur fête ou pour celle de leur naissance, des bouillies plus ou moins sucrées. Mais au nombre de ces seigneurs, il en était un que non seulement le bon exemple ne gagna point, mais encore qui empêchait les autres de le donner ou de le suivre. Cet homme, qui était un des amis les plus intimes du baron, un de ses convives les plus assidus, un de ses conseillers les plus influents, se nommait le chevalier Hans de Warburg.

Le chevalier Hans de Warburg