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Dans le Daghestan du XIXe siècle, "La Boule de Neige" nous fait suivre l'épopée d'Iskander tandis que celui-ci échoit d'une mission délicate afin de préserver d'un terrible sort la ville de Derbent. Se débattant contre brigands et dilemmes, Iskander nous dévoile la complexité d'un Caucase insoumis, aux échos prégnants de contemporanéité. "La Boule de Neige" est une découverte littéraire, drôle et intelligente, condensant le génie narratif d'Alexandre Dumas qui lui-même visita la région.
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Seitenzahl: 197
Veröffentlichungsjahr: 2018
Édition de référence :
Paris, Calmann-Lévy, Éditeur, 1879.
La voix triste et sonore du muezzin se faisait entendre, comme le chant de mort d’une splendide journée de mai qui venait de s’envoler dans l’éternité.
– Par Allah ! il fait chaud à Derbend ! Monte sur le toit, Kassime, et regarde de quelle façon le soleil se couche derrière la montagne. L’occident est-il rouge ? Y a-t-il des nuages au ciel ?
– Non, mon oncle ; l’occident est bleu comme les yeux de Kitchina ; le soleil descend dans tout son éclat ; il semble une rose de flamme sur la poitrine du soir, et le dernier regard qu’il jette sur la terre n’a pas la peine de percer le plus petit brouillard.
La nuit a déplié son éventail étoilé ; l’obscurité est venue.
– Monte sur le toit, Kassime, dit la même voix, et regarde si tu ne vois pas tomber la rosée de la corne de la lune. Ne se cache-t-elle pas dans l’arc-en-ciel nocturne, comme une perle dans sa brillante écaille ?
– Non, mon oncle ; la lune nage dans un océan d’azur ; elle verse des traits de feu dans la mer. Les toits sont secs comme les steppes du Mogan, et les scorpions s’y jouent gaiement.
– Allons, dit le vieillard avec un soupir, cela signifie qu’il fera aussi chaud demain qu’aujourd’hui. Ce qu’il y a de mieux à faire, Kassime, c’est de dormir.
Et le vieillard s’endormit en rêvant à son argent ; et sa nièce s’endormit en rêvant à la chose dont rêve une jeune fille de seize ans, à quelque nation qu’elle appartienne : à l’amour ; et la ville s’endormit en rêvant que c’était Alexandre le Grand qui avait bâti la muraille du Caucase et forgé les portes de fer de Derbend.
Si bien que, vers minuit, tout dormait.
On entendait seulement, dans ce silence universel, le cri des factionnaires qui se criaient les uns aux autres : Slouchay (écoute), et la mer Caspienne, qui se lamentait en venant baiser de sa lèvre humide sa rive brûlante et sablonneuse.
On eût dit les âmes des morts causant avec l’éternité, et cette probabilité était d’autant plus frappante, que rien ne ressemble à un immense cimetière comme la ville de Derbend.
Longtemps avant le lever de l’aurore, la surface de la mer semblait de flammes. Les hirondelles, éveillées avant le moullah, chantaient sur la mosquée.
Il est vrai de dire qu’elles ne le précédèrent pas de beaucoup. Le bruit de ses pas les fit envoler. Il marcha autour de la coupole en appuyant la tête sur sa main, et en criant avec des modulations qui donnaient à ses paroles l’apparence, sinon la réalité, d’un chant :
– Réveillez-vous et levez-vous, musulmans ; la prière vaut mieux que le sommeil.
Une voix répondit à sa voix ; elle disait :
– Monte sur le toit, Kassime, et regarde s’il ne descend pas un brouillard des montagnes du Lesghistan. Est-ce que la mer ne s’assombrit pas, dis ?
– Non, mon oncle ; les montagnes semblent habillées d’or pur ; la mer brille comme un miroir, le drapeau de la forteresse de Nazinkale retombe le long de sa hampe comme un voile autour de la taille d’une jeune fille. La mer est tranquille ; pas le plus petit souffle de vent ne soulève, sur la route, un grain de poussière : tout est calme sur la terre, tout est pur au ciel.
Le visage du vieil oncle s’assombrit, et, après avoir fait ses ablutions, il monta sur le toit pour dire sa prière.
Il déplia le tapis qu’il apportait sous son bras, se mit à genoux, et, quand il eut fini sa prière de mémoire, il se mit à prier de cœur.
– Bismillahir rahmanir rahim ! cria-t-il en regardant tristement autour de lui.
Ce qui voulait dire :
– Que ma parole retentisse au nom du Dieu saint et charitable !
Puis il continua de dire en tatar ce que nous allons dire, nous, en français, au risque d’enlever à la prière de l’oncle de Kassime ce caractère imagé et poétique que lui prêtait la langue du Turkestan.
– Nuages du printemps, enfants de notre monde, pourquoi vous arrêtez-vous sur la cime des rochers ? Pourquoi vous cachez-vous dans les cavernes, pareils à des brigands lesghiens ? Vous aimez à errer dans la montagne et à dormir sur les sommets de neige ou de granit. Soit ; mais ne pourriez-vous pas vous récréer à autre chose qu’à pomper toute l’humidité de nos prairies, pour la verser dans des forêts impénétrables à l’homme, lesquelles ne laissent plus descendre dans nos vallées que des cataractes de cailloux qui semblent les os desséchés de vos victimes, capricieux enfants de l’air ? Voyez comme notre malheureuse terre ouvre des milliers de bouches. Elle brûle de soif ; elle implore un peu de pluie. Voyez comme tremblent les épis ; comme ils se brisent lorsqu’un papillon a l’imprudence de se poser sur eux ; comme ils relèvent la tête, espérant humer un peu d’humidité, et comme ils vont se heurter aux rayons de soleil qui les dévorent comme une flamme. Les puits sont secs ; les fleurs n’ont plus de parfum ; les feuilles des arbres se flétrissent et tombent ; l’herbe fume, la garance est perdue, les grillons s’enrouent, les cigales râlent, les buffles se battent pour un filet de boue, les jeunes garçons se disputent pour quelques gouttes d’eau. Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’allons-nous devenir ? La sécheresse est la mère de la faim ; la faim est la mère de la peste ; la peste est la sœur du brigandage ! Ô vent frais des montagnes, apporte-nous sur tes ailes la bénédiction d’Allah ! Nuages, mamelles de la vie, versez sur la terre le lait du ciel. Changez-vous en orages, si vous voulez, mais rafraîchissez la terre. Foudroyez les pécheurs, si cela vous convient, mais désaltérez les innocents. Gris nuages, ailes des anges, apportez-nous la fraîcheur ; venez, accourez, volez ! dépêchez-vous, et vous serez les bienvenus.
Mais le vieux Tatar a beau prier, les nuages restent invisibles. Il fait chaud, il fait étouffant, et les habitants de Derbend sont tout prêts à chercher de la fraîcheur dans leurs fours.
Et remarquez bien que c’était au mois de mai, juste au moment où Saint-Pétersbourg entend de grands craquements du côté du nord-est, quand la glace du Lagoda, qui se brise, menace d’emporter les ponts de la Neva, quand on s’enrhume en traversant la place d’Isaac, quand on gagne des fluxions de poitrine en tournant l’angle du palais de Marbre, quand on se crie les uns aux autres de Smolnoï au quai Anglais :
– Vous sortez ?... N’oubliez pas vos pelisses !
À Saint-Pétersbourg, on pensait au printemps, qui allait peut-être venir ; à Derbend, on songeait à la moisson qu’on allait commencer.
Depuis cinq semaines, il n’était pas tombé une seule goutte d’eau dans le Daghestan du Sud, et il eût fait quarante degrés de chaleur à l’ombre, s’il y eût de l’ombre à Derbend. Le fait est qu’il faisait cinquante-deux degrés de chaleur au soleil.
C’est une chose affreuse que la sécheresse en Orient. Elle brûle les champs et prive de la nourriture tout ce qui a vie : l’oiseau dans l’air, les bestiaux dans les champs, l’homme dans les villes. Dans un pays où le transport du blé est toujours difficile, souvent impossible, la sécheresse est toujours l’avant-courrière de la faim. Un Asiatique vit au jour le jour, ne se rappelant pas la veille, ne s’inquiétant pas du lendemain. Il vit ainsi, parce que la paresse et le farniente sont ses plus douces jouissances ; mais, lorsqu’il n’a pas de Joseph pour lui expliquer la parabole des sept vaches maigres ; lorsque le malheur tombe tout à coup sur ses épaules sous les traits hideux de la famine, lorsque demain devient aujourd’hui, il commence à se plaindre qu’on ne lui donne pas les moyens de vivre. Au lieu de les chercher, il se fâche, et, lorsqu’il faut agir, il augmente le danger par la crainte, comme il le diminuait en n’y croyant pas.
Vous pouvez maintenant juger du trouble qu’il y avait à Derbend, ville toute tatare et, par conséquent, toute asiatique, lorsque cette chaleur sénégalienne commença de brûler les espérances des négociants et des laboureurs.
Pour dire vrai, il y avait alors dans le Daghestan plusieurs causes de crainte : on en était aux beaux jours du muride Kasi-Moullah, le père adoptif de Schamyl ; les habitants du Daghestan s’étaient révoltés, et l’on avait semé dans leurs champs plus de balles que de grains de blé ; le cheval avait piétiné la terre, au lieu de la labourer ; l’incendie avait brûlé les maisons, dont le soleil ne faisait que réchauffer les ruines ; et les montagnards, au lieu de s’occuper de faire les moissons, chevauchaient sous le drapeau de Kasi-Moullah, ou se cachaient dans les cavernes ou dans les forêts, pour échapper aux Russes, ou plutôt pour leur tomber sur le dos au moment où ils y pensaient le moins.
La conséquence de tout cela, il n’était pas difficile de la prédire : c’était la famine. Les semailles n’ayant pas été faites, la moisson manquait. Tout ce qu’avait épargné la guerre, la vaisselle d’argent, les riches armes, les beaux tapis, se vendait pour rien au bazar. On eût eu le plus beau collier de perles de Derbend pour un sac de farine.
Celui qui n’avait ni vaisselle, ni armes, ni tapis, ni perles, entamait ses troupeaux, mangeant ce qu’en avaient laissé les amis et les ennemis, c’est-à-dire les Russes et les montagnards. Les pauvres commençaient à descendre des montagnes et à demander l’aumône dans la ville, en attendant qu’ils prissent au lieu de demander.
Enfin, des vaisseaux chargés de farine étaient arrivés d’Astrakhan. De gré ou de force, les riches avaient aidé aux pauvres ; le peuple s’était calmé pour un temps.
La nouvelle récolte pouvait encore tout arranger.
La fête du Khatil était venue, et les habitants de Derbend l’avaient célébrée.
Le Khatil est un souvenir religieux du sort de Schah-Hussein, le premier calife, martyr de la secte d’Ali. Ils s’étaient réjouis pendant le temps qu’il avait duré, avec cette gaieté enfantine des Orientaux.
Grâce à cette fête, la seule distraction du peuple pendant toute l’année, ils avaient oublié peu à peu la récolte et la chaleur, ou plutôt ils n’avaient rien oublié, non : ils avaient tout simplement remercié le ciel que la pluie ne s’opposait point à leurs plaisirs. Mais, lorsque la fête fut finie, qu’ils se retrouvèrent en face de la réalité, qu’ils se réveillèrent la bouche desséchée, qu’ils virent leurs champs rôtis par le soleil, ils perdirent la tête.
Il était curieux alors de voir se remuer les barbes rouges et les barbes noires ; il était curieux d’entendre le bruit que faisaient les chapelets en roulant entre les doigts.
Toutes les figures s’allongèrent, et l’on n’entendit plus que des murmures.
Ce n’était pas chose gaie, en effet, que de perdre une récolte et de payer sa farine deux roubles la mesure, sans savoir ce qu’on la payerait plus tard.
Les pauvres tremblaient pour leur vie, les riches pour leur bourse. Les estomacs et les poches se serraient à cette seule pensée.
Ce fut alors que les musulmans se mirent à prier dans la mosquée.
La pluie ne vint pas.
Ils prièrent aux champs, pensant qu’en plein air ils avaient deux chances pour une : celle d’être vus et celle d’être entendus.
Il ne tomba pas une goutte d’eau.
Que faire ?
Ils eurent recours à leurs mages.
D’abord, les garçons étendirent leurs mouchoirs au milieu des rues et recueillirent les pièces de monnaie que l’on y jeta. En achetant des cierges et de l’eau de rose, puis en attachant des branches d’arbre au corps du plus beau garçon et en l’ornant de fleurs et en le couvrant de rubans, ils marchèrent avec lui processionnellement dans les rues, en chantant des vers à Goudoul, le dieu de la pluie.
L’hymne se terminait par une strophe de remerciements. On ne doutait pas que Goudoul ne se rendît à la prière de ses adorateurs.
Aussi, pendant trois jours, les jeunes garçons crièrent-ils à tue-tête ce remerciement que nous traduisons, sans avoir la prétention de rendre, sinon bien faiblement, la poésie arabe :
Goudoul, Goudoul, dieu de la pluie,
La sécheresse s’est enfuie ;
L’eau descend du ciel à ta voix.
Allons, la belle, à la fontaine !
Et rapporte ta jarre pleine,
Dusses-tu plier sous le poids.
Et toute la jeunesse de Derbend dansait autour du Tatar enrubanné et couronné de fleurs, si certaine d’avoir de la pluie, que, comme on le voit, on envoyait d’avance les jeunes filles à la fontaine.
Et, en effet, les nuages s’amassèrent au ciel ; le soleil s’assombrit, comme un avare obligé de rendre l’argent qu’on lui a confié. La ville prit cette teinte de tristesse que donne à la terre un temps gris.
Mais plus le ciel s’attristait, plus les habitants étaient joyeux.
Quelques gouttes d’eau tombèrent.
Ils crièrent de toutes leurs forces :
– Sekour Allah !
Mais leur joie ne fut pas longue : le vent souffla du côté de la Perse, aussi chaud que s’il sortait d’une fournaise et emportant avec lui jusqu’au dernier petit nuage, qui s’en alla tomber en neige à Saint-Pétersbourg. Le soleil brilla plus ardent ; les épis craquèrent au soleil ; les fleurs courbèrent leur tête, et les fidèles les plus fidèles commencèrent à douter, non pas de la puissance de Mahomet, mais de celle de Goudoul.
Un nouveau jour se leva : le soleil suivit sa route enflammée, puis s’alla coucher derrière la montagne, comme fait au désert un voyageur fatigué dans les sables brûlants.
C’était pendant cette journée et pendant la matinée qui la suivit qu’avaient eu lieu entre la belle Kassime et son oncle les deux dialogues qui ouvrent ce chapitre.
Le vieux Tatar avait alors adressé aux nuages la prière que nous avons essayé de traduire. Mais, malgré la ferveur de cette prière, la journée, comme la précédente, passa sans une goutte de pluie.
Ce fut alors que le commandant de Derbend constata qu’à l’ombre, le thermomètre marquait quarante-deux degrés, et cinquante-deux au soleil !
Oh ! quand vous passerez à Derbend, voyageur, de quelque pays que vous soyez ; que vous arriviez du Midi, du Nord, de l’Orient ou de l’Occident, allez, je vous en supplie, voir la principale mosquée.
Sans cela, comme disent les catholiques, vous aurez été à Rome sans voir le pape.
Qu’auriez-vous à raconter sur Derbend, je vous le demande, si vous n’aviez pas vu la grande mosquée ?
Tandis que, si vous l’avez vue, alors c’est autre chose.
– La grande mosquée, direz-vous en faisant craquer votre tabatière, si vous êtes un savant, ou en secouant la cendre de votre cigare, si vous êtes tout simplement un fumeur, la grande mosquée, direz-vous, était autrefois une église chrétienne...
Continuez hardiment, je prends tout sur moi.
– C’est une église, ou plutôt c’était une église chrétienne, parce que sa face est tournée vers l’Orient, tandis que les mosquées musulmanes de l’Orient du Nord doivent être tournées vers le sud-est, comme on dit en termes de marine, pour regarder les deux villes saintes : la Mecque, où le prophète est né ; Médine, ou il est enterré.
Cela vous donne tout d’abord un petit air de science qui fait bien. Continuez.
– Vous découvrez, en entrant, une grande cour ombragée par de magnifiques platanes avec un puits au milieu. Trois portes, toujours ouvertes, appellent, symboliquement et matériellement, les musulmans à la prière.
Un verset du Coran attire les yeux au-dessus de la porte principale. Entrez : seulement, en entrant, hors des pieds les babouches ; hors de l’esprit, les souvenirs de la terre. N’apportez dans la maison d’Allah ni la boue de la rue, ni celle de la pensée. Mettez-vous à genoux et adressez-lui votre prière. Ne comptez pas vos revenus, mais comptez vos péchés. La illah il Allah ! Mohammed rassoul Allah ! C’est-à-dire : « Il n’y a d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. »
Là-dessus, vous toussez et vous faites une pause : cela en vaut bien la peine. Vous avez l’air de savoir le turc.
Vous reprenez :
– Les musulmans font lentement leurs prières, restent à genoux ou se couchent sur le tapis, selon qu’ils passent de l’adoration à l’extase, et rien alors, surtout dans ce dernier cas, ne peut attirer leur attention.
Alors votre souvenir de narrateur se reporte vers les temps passés, et vous vous écriez :
– Où êtes-vous, chrétiens constructeurs de ce temple ? Se souvient-on encore de vous autre part qu’au ciel ? Vous êtes oubliés, même dans l’histoire de Derbend, et les vers du Coran retentissent aujourd’hui, là où retentissaient autrefois les hymnes du roi prophète.
Et, maintenant que vous avez fait votre récit ; maintenant que vous avez acquis vos droits à être membre correspondant de la section des inscriptions et belles-lettres de l’Académie française, la plus savante, comme on sait, de toutes les académies, je reprends le fil de mon histoire, car ceci, remarquez-le bien, est une histoire véritable.
Je reprends donc, comme je le disais, le fil de mon histoire.
La cour de la mosquée est, chez les musulmans de tous les pays, et particulièrement chez les musulmans du Daghestan, le lieu de réunion habituel. C’est là que les marchands viennent causer de leurs affaires commerciales, et les chefs tatars de leurs affaires politiques. Les premiers n’ont qu’un but, c’est de tromper leurs clients ; les seconds qu’un espoir, de s’affranchir de leur maître. Les uns ont fait à Allah le serment d’être honnêtes ; les autres ont juré à l’empereur d’être fidèles. Mais, en Asie, chose singulière et qui étonnera bien nos fonctionnaires publics, nos juges, nos sénateurs, etc., le serment est regardé comme une simple formalité sans conséquence et qui n’engage pas.
Est-ce que, par hasard, les Asiatiques, que nous croyons en arrière de nous en matière de civilisation, seraient, au contraire, en avance ?
Ce serait fort humiliant, et, dans ce cas, il faudrait nous hâter de les rattraper.
Vous comprenez bien qu’à cette époque d’effroyable chaleur que nous avons essayé de peindre, la cour de la mosquée, le seul endroit où il y eût des arbres, par conséquent de l’ombre, par conséquent quarante degrés de chaleur seulement, – était pleine de monde. Les effendis à la barbe blanche, les muftis à la barbe rouge, parlaient au milieu de cercles plus ou moins étendus, selon qu’ils étaient plus ou moins éloquents ; mais la science des uns et la sainteté des autres ne faisaient pas suer au ciel la plus petite goutte d’eau, et les barbes, de toutes les longueurs comme de toutes les couleurs, étaient impuissantes même à inventer un équivalent. On parlait beaucoup, on discutait encore davantage ; mais, enfin, discours et discussions se terminèrent par ce mot :
– Nedgeleikh (que ferons-nous donc) ?
Les épaules se soulevèrent jusqu’aux oreilles, les sourcils jusqu’aux papaks ; les rumeurs diverses se réunirent dans un seul cri :
– Amani ! amani ! (Sauve-nous ! sauve-nous !)
Enfin, un prince prit la parole.
Il était non seulement prince, mais encore saint : deux choses qui se sont vues autrefois en Russie et en France, mais qui ne se voient plus aujourd’hui qu’en Orient.
Il est vrai que sa sainteté, comme sa principauté, lui venait par héritage ; il était parent au soixante-deuxième degré de Mahomet, et tous les parents de Mahomet, à quelque degré que ce soit, sont, comme on le sait, des saints. Il chauffa son éloquence à la fumée du kabam, et sa parole d’or se fit jour à travers la fumée du tabac turc.
– Amani ! amani ! criez-vous à Allah, et vous croyez qu’Allah sera assez niais de vous pardonner pour ce seul mot et de croire ainsi à votre repentir, sans autre preuve ? Non ! on ne baise pas le Coran, les lèvres encore grasses de chair de porc ; non, vous ne trompez pas Dieu avec vos flatteries et vos voix plaintives. Ce n’est pas un gouverneur russe ; il vous connaît depuis longtemps. Vos cœurs sont couverts de plus de souillures que le livre où l’ange Djebrael écrit les fautes des hommes n’est couvert de péchés ! Ne pensez pas laver, du jour au lendemain, vos cœurs par la prière et le jeûne. Dieu voit votre reflet pendant le jour dans le soleil, et la nuit dans les étoiles ; il connaît chaque pensée de votre esprit, chaque battement de votre cœur ; il sait que vous entrez dans les pharmacies et que, sous prétexte d’acheter du baume, vous vous faites servir de l’eau-de-vie avec une fausse étiquette. Mais ce n’est pas Dieu que l’on trompe par de pareils moyens. La parole de Mahomet est positive : « Qui a bu dans ce monde le vin de la vigne, ne boira pas dans l’autre le vin des jouissances. » Non ! vous n’aurez pas de pluie pour vos moissons, attendu que vous avez tari la source des eaux du ciel, en épuisant la patience du Seigneur ! Allah est grand, et vous êtes, vous-mêmes, la cause de votre misère !
L’orateur se tut, leva les yeux au ciel, serra sa barbe rouge dans sa main, et, dans cette pose, il ressemblait à Jupiter prêt à laisser échapper de sa main toute-puissante un faisceau d’éclairs.
Et il faut dire la vérité, c’était un savant très distingué que Mir Hadji Festahli Ismaël Ogli. Dès qu’il avait commencé à parler, c’était comme si l’on eut entendu murmurer un ruisseau ou chanter un rossignol. Chacune de ses paroles faisait aux assistants l’effet d’une pastille fondante, et il n’y avait pas, dans tout le Daghestan, un seul effendi qui comprît la moitié de ce qu’il disait. L’interprète du commandant de Derbend lui-même, Mirza Aly, qui avait avalé, digéré et rendu commentés tous les poètes du Farzistan, après avoir parlé longuement avec lui pendant plus de deux heures, avait fini par dire :
– Je n’y peux rien.
Ce qui, en langue tatare, correspond à cette locution russe, que je crois en même temps quelque peu française : « Je donne ma langue aux chiens. »
Cette fois, notre orateur s’était donné la peine d’être clair, de sorte qu’il avait été compris par tout le monde, comme il convenait dans une conjoncture de cette importance : aussi son discours avait-il fait le plus grand effet. On l’entoura avec un respect mêlé de crainte, et l’on entendait de tous côtés murmurer ces mots : « Il a raison, il a dit la vérité » ; et chacun, comme l’abeille, le régalait du miel de ses louanges.
Alors, s’adressant de nouveau à ses auditeurs avec la confiance que lui donnait un premier succès :
– Écoutez, frères, dit-il, nous sommes tous coupables aux yeux d’Allah, et moi tout le premier : nos fautes ont monté jusqu’au troisième ciel ; mais, heureusement, il y en a sept, et il nous en reste quatre, où s’est réfugiée la miséricorde de Dieu. Il punit les innocents avec les coupables ; mais aussi, parfois, pour un seul saint, il sauve tout un peuple. Eh bien, je vais vous proposer un choix. L’accepterez-vous, je n’en sais rien ; en tout cas, le voici. – Ce n’est pas la première fois que le Daghestan demande de l’eau ; eh bien, nos pères et nos grands-pères, qui étaient plus sages que nous, avaient coutume, en pareille circonstance, de choisir dans la jeunesse musulmane un garçon pur d’âme et de corps, et ils l’envoyaient, avec la prière et la bénédiction de tous, sur le sommet de la montagne la plus rapprochée d’Allah, par exemple, à la cime du mont Chakh-Dague. Là, il devait prier avec ferveur, comme un homme qui prie pour tout un peuple, prendre de la neige immaculée de la montagne, en faire une boule de la grosseur de sa tête, l’enfermer dans un vase, puis, sans qu’elle touchât la terre, l’apporter à Derbend. Enfin, à Derbend, il devait verser cette neige fondue dans la mer. Dieu est grand ! À peine l’eau de la neige du Chakh-Dague s’était-elle mêlée à l’eau de la mer Caspienne, que les nuages s’amassaient au-dessus de l’endroit où le mélange s’était opéré, et que la pluie, tombant à verse, rendait la vie à la terre desséchée.
– C’est vrai, c’est vrai ! crièrent toutes les voix.
– Je l’ai entendu dire à mon père, disait l’un.
– Moi, à mon grand-père, disait l’autre.
– Et moi, je l’ai vu, dit en s’approchant un vieillard à la barbe blanche, dont l’extrémité seule était teinte en rouge.
On s’écarta et l’on écouta.
– C’était mon frère, continua le vieillard, qui était allé chercher la boule de neige ; le miracle se fit : l’eau de la mer Caspienne devint douce comme du lait ; les gouttes de pluie étaient de la largeur d’un rouble d’argent ; jamais, de mémoire d’homme, il n’y eut si belle récolte que cette année-là.
Le vieillard se tut.
Alors il n’y eut qu’un cri :
– Il faut choisir le messager, le choisir à l’instant même, l’envoyer au Chakh-Dague, sans perdre une minute.
– Au Chakh-Dague ! au Chakh-Dague ! crièrent toutes les voix.
Comme une traînée de poudre, le mot gagna la ville, et tout Derbend cria d’une seule voix, comme un écho de la mosquée :
– Au Chakh-Dague ! au Chakh-Dague !
Le mot de la grande énigme était donc découvert ; on savait donc enfin le moyen d’avoir sûrement de la pluie. Tout le monde bondissait de contentement et hurlait de joie.
Les riches surtout paraissaient enchantés que l’on eût trouvé un moyen qui ne coûtait pas un kopeck.
Il n’y a rien de tel que les riches pour apprécier les moyens économiques.
La jeunesse disait avec fierté :