La Déesse des marguerites et des boutons d’or - Martin Millar - E-Book

La Déesse des marguerites et des boutons d’or E-Book

Martin Millar

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Beschreibung

Aristophane est inconsolable : ses rivaux dramaturges monopolisent toute l’attention d’Athènes, un aspirant poète en mal de reconnaissance lui colle aux basques, ses acteurs sont incapables de retenir la moindre réplique et son propre mécène semble avoir été piqué par la mouche de l’avarice.

Comment La Paix, sa dernière comédie, pourrait-elle convaincre les Athéniens de s’opposer à la guerre contre Sparte dans de telles conditions ?
Mais il y a pire. Aristophane ignore que les généraux de Sparte et d’Athènes ont confié à Laet, la déesse de la bêtise et des mauvais choix, la mission d’instiller le chaos et le bellicisme à Athènes. Pour contrer l’influence de Laet, la déesse Athéna dépêche Brémusa, une redoutable mais peu loquace amazone, et Métris, une nymphe désarmante de naïveté au secours de La Paix.

Jonglant entre les mouvements d’humeur de dieux tatillons, des débats politiques qui rappellent furieusement ceux du XXIe siècle, les luttes intestines dans les coulisses d’un théâtre et un aperçu de la vie dans la Grèce antique, Martin Millar compose une farce spirituelle et fort à-propos sur nos petits et grands travers.

EXTRAIT

L’Agora ne désemplissait jamais. Tout le monde venait y faire ses courses. Les pièces volaient de bouche en main et de main en caisse, au rythme des produits achetés et vendus. Les marchands criaient leurs prix, les amis se saluaient et se donnaient des nouvelles, de temps à autre un petit garçon échappait à la surveillance de son tuteur pour venir chercher refuge derrière les étals. À quelques jours du festival des Dionysies, la place était noire de monde.
Aristophane aimait beaucoup cet endroit. Non qu’il fût particulièrement doué pour faire le marché ou tenir une maison – pour l’essentiel, il laissait cela à son majordome Epiktetos – mais l’Agora était un excellent terrain d’observation, et l’une des principales sources d’inspiration des pièces qu’il écrivait. Les gens savaient qu’Aristophane les observait. Cela ne les dérangeait pas. Pour beaucoup, c’était devenu un sujet de plaisanterie.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

- « Un roman à la Martin Millar, c’est-à-dire avec un cœur grand comme ça, drôle voire timbré sur les bords, et bien plus profond qu’il n’en a l’air de prime abord. » - Jonathan Wright, The Guardian
- « L’intrigue et les personnages de Martin Millar sont à la limite de l’univers de la bande-dessinée, mais l’auteur a serti son récit d’informations passionnantes sur l’époque et la comédie grecque. Les chapitres très courts, l’alternance des points de vue des personnages principaux donnent à ce roman un rythme maniaco-euphorique des plus plaisants. Une lecture d’évasion diablement intelligente. » - Publishers Weekly
- « Martin Millar mélange les personnages réels et les fictifs, les dieux, les personnages de la mythologie grecque dans une histoire un peu folle, naïve, drôle, réjouissante, un pur bonheur de lecture qui amène le sourire à quasiment toutes les pages. » - Yves Mabon, Lyvres.fr

À PROPOS DE L'AUTEUR

Martin Millar est né à Glasgow, en Ecosse, et vit à Londres. Ses romans sont traduits dans le monde entier. Sous le pseudonyme de Martin Scott, il est aussi l’auteur de la série de science-fiction Thraxas, qui a remporté en 2000 le World Fantasy Award dans la catégorie « roman ». Neil Gaiman, qui compte parmi ses plus grands admirateurs, l’a comparé à « un Kurt Vonnegut qui aurait eu les pires fréquentations du monde ». Après Les petites fées de New York et les deux tomes de la série Kalix, La Déesse des marguerites et des boutons d’or est le quatrième roman de Martin Millar publié aux éditions Intervalles.

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Cité d’Athènes, 421 avant J.-C.

Aristophane, dramaturge

L’Agora ne désemplissait jamais. Tout le monde venait y faire ses courses. Les pièces volaient de bouche en main et de main en caisse, au rythme des produits achetés et vendus. Les marchands criaient leurs prix, les amis se saluaient et se donnaient des nouvelles, de temps à autre un petit garçon échappait à la surveillance de son tuteur pour venir chercher refuge derrière les étals. À quelques jours du festival des Dionysies, la place était noire de monde.

Aristophane aimait beaucoup cet endroit. Non qu’il fût particulièrement doué pour faire le marché ou tenir une maison – pour l’essentiel, il laissait cela à son majordome Epiktetos – mais l’Agora était un excellent terrain d’observation, et l’une des principales sources d’inspiration des pièces qu’il écrivait. Les gens savaient qu’Aristophane les observait. Cela ne les dérangeait pas. Pour beaucoup, c’était devenu un sujet de plaisanterie.

« Si Aristophane te voit, tu vas finir dans sa prochaine comédie ! »

Sosinos, le vendeur de gâteaux au miel, le salua chaleureusement depuis son étal.

— Alors Aristophane, où est-ce que j’apparais, dans ta prochaine pièce ?

— Aucun acteur n’est assez beau pour jouer ton rôle, Sosinos.

Le marchand éclata de rire, comme à son habitude. L’étal de Sosinos était plutôt bien fourni en gâteaux ce jour-là, ce qui était assez rare pour être noté. Au bout de dix ans de guerre, sans aucun espoir de paix en vue, les stocks en tout genre étaient au plus bas. Les gâteaux au miel de Sosinos restaient l’une des rares douceurs encore disponibles en ville.

— Ça fait quelques jours qu’on ne t’a pas vu. Tu es en répétition ?

Aristophane hocha la tête.

— Ça se passe bien ?

Aristophane fit la grimace, et demanda à Sosinos s’il pariait toujours.

— Tout le temps.

— Alors, mise sur la concurrence. Ma pièce est un désastre.

— Aristophane, je suis sûr que tu exagères.

— Pas du tout. J’ai plus de chances de voir la déesse Athéna débarquer au marché les bras chargés de gâteaux au miel que de remporter le premier prix cette année.

Brémusa, amazone

Brémusa se tenait en retrait pendant que la déesse Athéna discutait avec la déesse Héra. Brémusa avait beau être arrivée sur le mont Olympe presque huit cents ans plus tôt, elle sentait bien qu’Héra ne l’avait pas encore réellement acceptée. Peut-être parce que Brémusa était une amazone. Ou encore, parce qu’Héra n’aimait guère les nouveaux venus. Héra n’aimait pas grand-monde.

— Il paraît que tu as parlé à Hélios.

La voix d’Héra était teintée de cette légère nuance de désapprobation que connaissaient bien les résidents de l’Olympe.

Athéna eut un large sourire. Héra ne l’avait jamais intimidée.

— C’est exact. Je lui ai demandé de produire du beau temps pour les Dionysies.

— Tiens donc. Personnellement, je n’ai jamais réussi à m’intéresser à ce festival. Tu me diras, je n’ai jamais réussi à m’intéresser à Athènes tout court.

Ce qui, adressé à Athéna, patronne d’Athènes, ressemblait fort à une insulte.

— Mais tu as raison, ils méritent sans doute de passer un bon festival, poursuivit Héra. Au train où vont les choses, ce pourrait bien être le dernier.

Elle sourit et reprit son chemin en direction du sommet de la montagne. L’espace d’un instant, Athéna s’assombrit. La pique d’Héra avait fait mouche. La déesse savait qu’Athènes payait un lourd tribut dans la guerre contre Sparte. Les Athéniens avaient beau bénéficier de la supériorité navale, ils étaient dominés sur le terrain par l’armée spartiate. Durant toute la saison de campagne, les Athéniens se voyaient contraints de se retrancher derrière les murs de leur cité, pendant que les Spartiates détruisaient leurs récoltes et leurs terres. La cité ne tiendrait pas ainsi indéfiniment.

« Sparte non plus ne va pas si bien que ça », marmonna Athéna, et c’était vrai. Dix ans de guerre avaient pratiquement mis les deux villes à genoux.

Brémusa suivit Athéna à l’intérieur de sa demeure. Lorsqu’elle avait vu l’endroit pour la première fois, peu de temps après avoir été soustraite par Athéna au champ de bataille de Troie, Brémusa avait été frappée par le luxe ambiant. Les colonnes de marbre, la piscine, les couches corinthiennes, les statues, les amphores, tout cela était nouveau pour elle, et plutôt sidérant pour une femme élevée au régime frugal des amazones. Elle s’y était faite, depuis.

— Il est temps que cette guerre se termine, dit Athéna.

— Je croyais qu’une conférence de paix se tenait en ce moment ?

Athéna fronça les sourcils.

— Ça ne se passe pas aussi bien que prévu. Lorsque chacun des deux camps a perdu son chef de guerre, j’ai espéré pourtant que cela les ferait réfléchir.

— Ni Athènes ni Sparte n’ont jamais eu le moindre problème pour se trouver des chefs de guerre. Laissez-les se battre, il finira bien par y avoir un vainqueur !

La déesse Athéna était blonde aux yeux gris. Ce qui avait également énormément surpris Brémusa la première fois qu’elle l’avait vue.

— La guerre a assez duré, Brémusa. J’aime Athènes, mais je suis également la patronne de Sparte. Il faut mettre un terme à toute cette destruction. Ils ont besoin de temps pour récupérer.

— Ou alors ce sont des faibles qui méritent tout simplement d’être anéantis.

Athéna sourit.

— Allons, un peu d’indulgence.

— Moi, je n’ai jamais abandonné un combat.

— Tu serais morte à Troie si je ne t’avais pas soulevée du sol, juste avant que l’épée d’Idoménée ne te transperce le cœur.

— Je n’avais rien demandé, fit Brémusa, plutôt sèchement.

Elle n’aimait guère qu’on lui rappelât sa défaite face à Idoménée de Crète.

— Je le sais. Lorsque je t’ai amenée au mont Olympe, tu ne voulais qu’une chose, y retourner pour en découdre. Mais tu es une amazone, Brémusa. Tout le monde n’a pas ton inépuisable passion pour la guerre chevillée au corps. Regarde toutes les prières que nous recevons de la part de Grecs qui demandent la paix.

Athéna désigna la grande table en bois de cèdre devant l’autel, sur laquelle, chaque jour, ses serviteurs déposaient avec précaution les prières adressées par les Athéniens à la déesse. Chaque prière était soigneusement transcrite sur un parchemin. La pile la plus impressionnante était celle des prières pour la paix.

Brémusa désigna une pile plus petite.

— Et celles-ci ?

— Ce sont les prières pour la victoire, dit la déesse. Il n’y en a pas tant que cela.

— Mais tout de même. Tout le monde à Athènes ne souhaite pas la paix.

— Le lobby des fabricants d’armes est très puissant. Et ils ont d’ambitieux généraux pour les soutenir.

Brémusa remarqua une autre pile posée sur un coin de la table.

— Et ça ?

La déesse soupira.

— Ça, ce sont les prières de Luxos. – Elle se saisit de l’un des parchemins. – « Chère déesse Athéna. S’il te plaît, aide-moi à réussir en tant que poète lyrique. Personne ne veut me donner ma chance, parce que je suis le fils d’un pauvre rameur. Je suis sûr que je peux réussir dans la poésie, il suffit de me laisser débuter. Tu es depuis toujours ma déesse préférée. Bisous, Luxos. »

Brémusa, plutôt taciturne habituellement, ne put réprimer un sourire.

— Il est tenace, hein ? Ça en fait combien ?

— Neuf, cette semaine.

— Est-ce qu’il accompagne ses prières des sacrifices d’usage ?

— Non. Mais il a tout de même déposé une marguerite sur mon autel. – La déesse considéra la petite fleur. – J’ai connu des offrandes plus fastes.

Polykarpos, aubergiste

À une époque, le Trident avait été la taverne la plus fréquentée et la plus joyeuse de tout le sud de l’Acropole. Les riches citoyens d’Athènes se distrayaient en organisant des symposiums. Les pauvres, eux, venaient chez Polykarpos. L’endroit était chaleureux, bruyant et florissant. Polykarpos était un excellent patron et il avait fait du Trident une retraite accueillante pour tous les amis, connaissances, voyageurs, prostituées, chanteuses, danseuses, buveurs et autres, à la recherche d’une ou deux coupes de vin après une rude journée de labeur. On travaillait dur, à Athènes. Les citoyens croyaient en leur cité. Ils s’échinaient à l’améliorer. Ils méritaient de se détendre.

Depuis quelques années, le déclin se faisait sentir. La guerre traînait en longueur, la cité en souffrait, et avec elle, la taverne. Les premières années, les citoyens étaient restés résolument optimistes. Certes, personne n’était ravi d’être appelé dans l’armée, mais chacun enfilait son armure de hoplite, se saisissait de son bouclier et s’en allait servir loyalement la cause, accordant foi aux promesses des politiques et des orateurs. Pendant un temps, ces promesses s’avérèrent fondées. Athènes était déjà à la tête d’un immense empire maritime et il apparut, au début, qu’elle l’emporterait sur Sparte. Puis vinrent les revers. La guerre se fit plus dure. Les Spartiates traversèrent le Péloponnèse pour venir détruire les terres athéniennes. Les colonies d’Athènes en profitèrent pour se rebeller et cesser de payer les taxes. Les revenus de la cité fondirent comme neige au soleil. On ne s’amusait plus beaucoup au Trident.

Chaque année, la situation empirait. Au bout de dix ans de combats, Polykarpos s’estimait heureux lorsqu’il avait quelques clients dans la journée. Et si clients il y avait, ils n’étaient plus en mesure de s’offrir la moindre coupe de vin. Que de toute façon, le Trident n’aurait pas pu leur servir. Comme tout le reste, le vin s’était mis à manquer. Les vignobles athéniens avaient été ravagés, et le vin n’arrivait plus qu’au compte-gouttes par le port du Pirée.

Méthodios, un citoyen d’un certain âge, apparut à la porte d’entrée. Polykarpos ne l’avait pas vu depuis un bail, lui qui autrefois était un habitué. Il réparait les filets de pêche sur le port. Méthodios sortit de sa poche une petite pièce d’argent et demanda une cruche de vin.

— Les affaires reprennent ?

Méthodios se renfrogna.

— Quelles affaires ? Je n’ai plus un seul employé. Tout ce que le Pirée comptait de jeunesse est en train de ramer sur les navires de guerre. On a même libéré les esclaves pour pouvoir les enrôler. Il n’y a plus âme qui vive pour réparer les filets de pêche. La seule raison pour laquelle j’ai une pièce d’argent en poche est que je viens d’être convoqué comme membre du jury.

Une jeune prostituée, que l’arrivée d’un client avait animée d’une lueur d’espoir, détourna les yeux, déçue.

Méthodios soupira en sirotant son vin.

— J’ai combattu contre les Perses. Les temps étaient durs, mais cela n’avait rien à voir avec aujourd’hui. Quand est-ce que tout cela va s’arrêter ?

L’aubergiste ne répondit rien. Les Athéniens posaient cette question depuis des années, et personne n’avait la réponse.

— Il va être joli, ce Festival de printemps, marmonna le vieux ravaudeur de filets.

— Il sortira peut-être quelque chose de bon de la conférence de paix.

— Très peu probable, d’après ce que j’entends.

Depuis quelque temps, Polykarpos avait noté un changement d’attitude chez ses clients. Chacun d’entre eux s’était retrouvé engagé dans la guerre d’une façon ou d’une autre. Quelques années plus tôt, personne ne parlait de paix. On aurait considéré que cela revenait à s’incliner devant Sparte, ce qui était hors de question. Aujourd’hui, les certitudes battaient de l’aile. Même lorsque les nouvelles rapportaient la destruction de bases spartiates par la puissante marine athénienne, l’enthousiasme n’était plus le même. Après tout, les Spartiates étaient occupés à faire exactement la même chose aux positions athéniennes.

Méthodios, buvant son vin, grogna. « Saletés de politiciens. Tout ce qui les intéresse, c’est de se remplir les poches. Je ne peux pas les sentir. »

Luxos le poète

Luxos se leva, passa le nez par la fenêtre et sourit.

« Quelle belle matinée. Excellente journée pour écrire de la poésie. »

Il s’affaira à son petit déjeuner. Ce fut vite expédié, la seule nourriture restant dans son minuscule logement étant une croûte de pain rassis qui n’aurait pas suffi au goûter d’un enfant. Mais Luxos avait pris l’habitude de se passer de nourriture. Dans les quartiers pauvres de la cité, on avait souvent faim, ces derniers temps. Luxos était encore plus pauvre que bien des gens, mais d’un naturel optimiste. Il restait persuadé qu’une opportunité allait se présenter. C’était un orphelin de dix-neuf ans, apparemment dépourvu de toute perspective d’avenir, mais il avait confiance en ses propres capacités, et une foi inébranlable en la déesse Athéna.

Il s’adressa à son morceau de pain rassis, citant quelques vers d’Archilochus :

S’il ne cesse de se plaindre de ses cuisants revers

Aucun citoyen ne trouvera plaisir à la fête

Il est vrai que ma noble âme a souffert dans les flots rugissants

Et que mon cœur a été brisé

Mais pour les maux incurables,

Les dieux ont ordonné la farouche endurance.

Aussi laisse là tes regrets,

Endure, et prospère.

Luxos fit descendre le pain rassis avec la dernière gorgée de piquette bon marché qui lui restait.

Le vent tourne en ma faveur, je le sens. Athéna va voler à mon secours, ce n’est plus qu’une question de jours.

Il enfila ses sandales éculées, son chiton loqueteux et sortit chercher fortune sous le soleil.

Lamachos, général

Le général Lamachos et le général Acanthus s’étaient donnés rendez-vous bien au-delà de l’enceinte de la ville, à l’abri des regards indiscrets. La délégation spartiate étant arrivée à Athènes pour la conférence de paix, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’un général athénien discutât avec un général spartiate, mais leur affaire était d’ordre privé. Acanthus se tenait droit sur son cheval, portant comme tous les Spartiates un grand manteau rouge et les cheveux longs. Le manteau de Lamachos était bleu et ses cheveux coupés court, mais pour le cavalier athénien, les deux hommes n’étaient guère différents l’un de l’autre.

— Quelle est l’humeur dans la délégation spartiate ?

— Ils sont encore indécis. Mais, à mon avis, ils vont opter pour la paix et signer le traité. Et les Athéniens ?

— Pareil.

Il y eut un temps. Ils jetèrent un regard en arrière, en direction des murs. Le soleil de printemps était au zénith, déjà chaud.

— Ça ne m’arrange pas du tout, dit le général spartiate.

— Moi non plus.

— Je devrais assez facilement pouvoir persuader les Spartiates de ne pas signer.

Acanthus fixa Lamachos d’un air insistant.

— Je n’ai aucun contrôle sur la délégation athénienne, répondit Lamachos. Il y a eu un vote à l’assemblée. De nombreux citoyens veulent la paix.

Le Spartiate eut un rictus.

— Athènes accorde beaucoup trop de crédit au peuple.

— Je sais. Mais il n’est pas impossible de l’influencer.

Aristophane

Aristophane se souvenait encore avec quelle fierté il avait gravi le Pnyx la première fois, pour prendre place à l’assemblée athénienne avec les autres citoyens. Alors âgé de dix-huit ans, il bénéficiait désormais du droit de vote dans les affaires publiques. C’était un instant mémorable. Dix ans plus tard, son enthousiasme avait diminué. En théorie, il était sans doute excellent d’autoriser tout citoyen adulte de sexe masculin à discuter et voter chaque décision, mais cela n’avait pas empêché dix ans de guerre.

Malgré la solide réputation que lui valaient ses pièces de théâtre, Aristophane n’aurait pas pu prétendre jouir d’une réelle influence sur l’assemblée d’Athènes. Il fallait une voix de stentor pour agir sur la foule.

Une voix de stentor, et une totale absence de scrupule, pensait le dramaturge avec amertume, en écoutant Hyperbolos haranguer l’assemblée. Hyperbolos, fabricant de lampes de son métier, était le nouveau héros des démocrates extrémistes. Aristophane le détestait.

« Nicias et ses amis amoureux de la paix sont des traîtres ! rugissait Hyperbolos, secouant le poing. Quiconque souhaite la paix avec Sparte n’est qu’un lâche ! Les riches Athéniens préfèrent faire ami-ami avec les Spartiates plutôt que de devoir donner au pauvre peuple d’Athènes sa part légitime des richesses. »

Plusieurs citoyens crièrent leur approbation. Nicias, qui avait atteint un âge respectable, se tenait assis, le visage digne.

Hyperbolos reprit sa harangue et Aristophane poussa du coude Hermogène, assis à ses côtés dans l’hémicycle en plein air.

— Il ne va jamais se taire, ce gros rustre ? On a du travail.

— À mon avis, on n’est pas prêt de commencer les répétitions, murmura Hermogène. Nicias va lui répondre.

Aristophane grogna :

— La respectable éloquence de Nicias qui bute sur les mots. On en a pour la journée.

— Il n’est pas si mauvais, comme orateur, nuança Hermogène. Ce n’est pas le plus drôle, mais il se fait bien comprendre.

— Peut-être, mais au bout de combien de temps ?

Aristophane bailla. Sous le soleil de plomb, les effets du vin bu la nuit précédente n’étant pas encore complètement dissipés de son organisme, il trouvait l’assemblée encore plus irritante que d’habitude.

— Ce n’est pas comme si on allait enfin réussir à prendre une décision, de toute façon.

Hermogène hocha la tête. Aucune majorité claire n’était apparue, et ni le discours d’Hyperbolos ni celui de Nicias n’y changeraient grand-chose. L’assemblée finit par clore la séance sans aucun vote, et les citoyens regagnèrent par petits groupes le bas de la colline, mécontents. Aristophane et Hermogène se dirigèrent vers leur salle de répétitions.

— Quel horrible personnage, cet Hyperbolos.

La voix d’Aristophane résonnait amèrement.

— J’écrirais bien une nouvelle scène contre lui, mais le simple fait de mentionner son nom me donne envie de vomir. Cléon était un être méprisable, mais au moins il était cohérent. Et même, vaguement intelligent. Hyperbolos n’est rien d’autre qu’un voyou à grande gueule.

Hermogène haussa les épaules. Aristophane lui lança un regard soupçonneux.

— Tu viens de hausser les épaules ?

— C’est possible.

— Pourquoi ?

— Pour rien.

Ils poursuivirent leur chemin. Aristophane ressentait un malaise persistant.

— Je ne vois vraiment pas pourquoi tu as haussé les épaules. Et tu viens de recommencer, à l’instant ! C’est quoi, tous ces haussements d’épaules ?

— Rien du tout.

— Comment ça, rien ? On ne hausse pas les épaules à tout bout de champ sans raison.

— Peut-être que je ne vois pas Hyperbolos de façon aussi négative que vous.

Aristophane s’arrêta brusquement sur ses pas.

— Quoi ?

— Peut-être que je ne le trouve pas si mauvais que ça. D’accord, c’est une grande gueule. Et un voyou, sans doute aussi. Mais ça ne signifie pas qu’il a tort sur tout.

Aristophane était abasourdi.

— J’ai beaucoup de mal à en croire mes oreilles. Alors quoi, tu le soutiens ?

— Pas exactement. Mais je ne le trouve pas aussi épouvantable que ce que vous voulez bien dire. Bon, il accuse certains citoyens d’Athènes de sympathiser avec les Spartiates. Ce n’est tout de même pas si difficile à croire ! Vous n’allez pas me dire qu’ils ont à cœur l’intérêt du rameur moyen !

— Je n’ai jamais entendu un tel ramassis d’inepties ! s’écria Aristophane. Ces gens ne sont pas en train d’essayer de prolonger la guerre pour protéger les intérêts du peuple ! Ils n’en ont qu’après la gloire et l’argent.

— Pour certains, c’est sans doute vrai. Mais ce sont les démocrates qui ont obtenu des salaires décents pour les rameurs, et mon père était dans la marine.

— Et quel est l’intérêt d’avoir un salaire décent lorsque toutes les fermes sont détruites jusqu’à la dernière, et que toute notre jeunesse meurt au combat ?

Aristophane et son assistant se dévisagèrent pendant quelques secondes. Ils travaillaient ensemble depuis plusieurs années. D’habitude, leur relation de travail était excellente.

— Nous devrions aller répéter, dit Aristophane.

Ils reprirent leur chemin. Aristophane ressassa encore quelques instants cette dernière conversation, mais sa rage fut vite balayée par les contrariétés incessantes qu’il rencontrait en répétitions. Sa dernière pièce s’intitulait La Paix. Aristophane avait la ferme intention de distraire le public du festival, et l’intention encore plus ferme de remporter le premier prix.

Il ne fallut pas longtemps pour que tout parte de travers. Aristophane était en train d’expliquer à son acteur principal, Philippus, qu’il avait réécrit le prologue – essentiellement du fait de l’incapacité de Philippus à prononcer le discours dans sa forme originale – lorsque son assistant Hermogène fit irruption, l’air inquiet.

— Aristophane ! Il y a un problème avec nos pénis !

— Quoi ?

— Ils sont trop mous !

Aristophane fit un pas en arrière. Philippus aussi.

— Je parle de nos phallus pour la scène ! Regardez !

Il désigna du doigt la petite scène de répétitions où le chœur était en train de se mettre en place, certains ayant déjà revêtu leurs masques, d’autres les portant encore à la main. Chacun était vêtu d’un simple costume de répétitions mais tous portaient le phallus de comédie réglementaire, accessoire obligatoire pour un chœur comique athénien. Certains étaient longs d’une trentaine de centimètres, d’autres de quarante-cinq.

— Quel est le problème ?

— Les grands ne se dressent pas correctement !

Aristophane se précipita vers le chœur. Ils avaient déjà eu des problèmes avec chacun des aspects de la production. La seule chose qui leur manquait était un dysfonctionnement des phallus.

— Montrez-moi.

Les acteurs du chœur tirèrent sur la ficelle intérieure qui actionnait l’érection des phallus. C’était un grand classique en comédie. Tous les dramaturges y avaient recours. Il n’y avait pas de bonne comédie athénienne sans phallus énormes qui se dressaient et retombaient à intervalles réguliers.

Aristophane fronça les sourcils. Les phallus de trente centimètres se dressaient plutôt correctement, mais ceux de quarante-cinq centimètres pendouillaient lamentablement. C’était une vision désolante. Dans une comédie, il fallait bien sûr que les phallus pendouillassent par moments, mais il fallait aussi qu’ils pussent se dresser sur commande. Tout le monde savait cela.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Aristophane était furieux. Qui a fabriqué cela ?

— L’atelier d’accessoires habituel. Mais ils disent que les bons matériaux sont venus à manquer. La guerre...

Aristophane serra les poings.

— Maudits soient ces Spartiates. Et maudits soient ces politiciens qui refusent la paix. Voilà maintenant qu’ils saccagent les phallus de mon chœur.

— Enfin, dit Philippus, les plus petits ne sont pas trop mal, ils se dressent plutôt bien.

Aristophane balaya l’air de la main. Les phallus plus petits ne mesuraient que trente centimètres.

— Je ne peux pas envoyer mon chœur se ridiculiser sur le plateau avec des phallus de trente centimètres. Le public va les huer, les chasser de la scène. Je serai couvert de honte. Vous avez vu la taille de ceux d’Eupolis l’année dernière ? Quand son chœur s’est retourné, ils ont pratiquement décapité le premier rang. Écoute, Hermogène, il est hors de question qu’on joue avec ça. Tu dis à Leon, du département Accessoires, qu’il nous en trouve de plus gros, qui marchent mieux. Et plus durs.

— Nous n’avons plus de budget pour les matériaux. Le département Accessoires en est déjà réduit à gratter les fonds de tiroirs.

Aristophane sentit ses poings se serrer plus fort. Depuis le début de cette production, l’argent était un problème permanent, à cause du producteur de Hadès que lui avait attribué le comité dramatique des Dionysies.

— Quelle plaie ! Dès l’instant où on nous a assigné cet Antimaque, j’ai su qu’on aurait des problèmes. Il ne peut pas m’encadrer. Eupolis, lui, a droit à Simonide, et Simonide est riche. Chez mes rivaux l’argent coule à flots, et moi je me retrouve avec un problème de phallus au rabais !

Il en était arrivé à trembler de colère.

— Si jamais je ne remporte pas le premier prix de comédie cette année, il va y avoir du grabuge. Va dire de ma part à ce soi-disant accessoiriste...

Aristophane s’interrompit soudain. Quelqu’un venait de tirer sur sa tunique. Il se retourna et ce qu’il vit ne lui fit pas plaisir.

— Luxos ? Mais qui t’a permis d’entrer ?

— Bonjour, Aristophane. Puis-je te lire mon nouveau poème ?

Aristophane soupira. Luxos avait dix-neuf ans, c’était le fils d’un rameur. Il avait décidé de devenir poète. Zeus seul savait pourquoi.

— Ce n’est vraiment pas le moment, Luxos.

— Mais c’est un nouveau poème sur la bataille de Salamis !

— Qu’est-ce que tu y connais, toi, à Salamis ?

— Mon grand-père y a combattu.

— Tu n’as jamais pensé à entrer dans la marine, comme lui ?

Luxos eut l’air un peu abattu. Il était joli garçon, mais pas du genre athlétique.

— Ils m’ont dit que j’étais trop faible pour tirer une rame. Tu veux bien écouter mon poème ?

— Je n’ai pas le temps.

— Mais je veux devenir poète lyrique.

— Où est ta lyre ?

Luxos eut l’air gêné.

— Elle est... en réparation.

Aristophane fixa Luxos. Ce n’était pas la première fois qu’un poète en herbe venait interrompre son travail. Aristophane l’aurait jeté dehors si le jeune homme n’avait pas appartenu, comme lui, à la tribu Pandionis. Cela entraînait certaines obligations. Cependant, même s’il pouvait arriver qu’Aristophane déléguât à son équipe une partie de son écriture lyrique, jamais, au grand jamais, lui ni aucun autre ne ferait confiance à Luxos, avec sa longue tignasse ébouriffée et efféminée, son évidente pauvreté et son absence d’expérience. Il perdait son temps.

Luxos lut dans ses pensées.

— Personne ne veut me donner ma chance. Tout ça parce que je suis le fils d’un rameur...

— Il faut être réaliste, Luxos. Cite-moi un seul grand écrivain athénien issu d’une famille de rameurs. Tu n’as même pas reçu d’instruction.

— Je me suis instruit tout seul ! Pourquoi tu ne me confierais pas le prologue poétique, avant le début de ta pièce ?

Avant les comédies présentées au festival, il était d’usage que l’un des grands poètes lyriques d’Athènes vienne distraire le public avec quelques morceaux soigneusement choisis, pour le mettre dans l’ambiance. Comme pour tout ce qui concernait le festival, c’était un honneur d’être sélectionné.

— Luxos, avant l’entrée en scène de mes acteurs, le public sera distrait par l’un des plus grands poètes d’Athènes. Est-ce que tu te places dans cette catégorie ?

— Oui !

— Seulement dans ton propre esprit.

— Mais je pourrais y arriver, si seulement on voulait bien me donner ma chance.

— Reviens dans quelques années, quand tu te seras construit une réputation, et j’y réfléchirai.

— Ce n’est pas juste, dit Luxos.

— Nous sommes en guerre depuis dix ans. La justice n’est plus d’actualité.

Aristophane tourna les talons. Dans son dos, Luxos avait commencé à réciter, mais il n’écoutait pas.

Et que résonnent vos cris ! Nous chanterons la louange de Dionysos en ces jours bénis. Il est absent depuis douze mois, mais aujourd’hui le printemps est là, et avec lui toutes les fleurs.

Lamachos, général

Le général Lamachos n’aimait guère devoir se mêler de politique à Athènes. C’était depuis toujours un milieu déplorable. Mais depuis que la franchise avait été étendue à chaque homme de la cité ou presque, il trouvait que c’était devenu intolérable. Il s’en ouvrit à Euphranor, rencontré chez Pegasus le barbier.

— Nous avons un gouvernement chaotique et inefficace, incapable de prendre la moindre décision. Et quand par hasard il y parvient, c’est le plus souvent la mauvaise. Ces gens s’imaginent-ils être libres ? Pour autant que je puisse en juger, ils se contentent de suivre le troupeau. Pour gagner leurs votes, il suffit d’être celui qui crie le plus fort, et promet le plus pour le moindre effort.

Le général s’échauffa.

— Je hais les Spartiates, mais je ne peux m’empêcher de les envier. Ils ont deux rois, et quelques éphores, pour prendre toutes les décisions. Pas question de devoir consulter toute la population, ni de supporter ces interminables joutes oratoires que nous avons à l’assemblée. Le plus minable des démagogues peut dire tout ce qui lui passe par la tête et faire passer les intérêts de la cité au dernier plan. Je déteste devoir traiter avec tous ces gens.

Euphranor opina du chef. En son temps, il avait été un grand guerrier. Aujourd’hui, il avait les cheveux gris, un bon petit ventre et était vêtu d’un chiton un peu trop voyant pour son âge. Ses manufactures d’armes en avaient fait l’un des hommes les plus riches d’Athènes.

— C’est malheureux, mais comment faire autrement ? Nous ne pouvons pas prendre le risque de voir la conférence de paix aboutir.

Le général se renfrogna.

— Il est déshonorant, pour des hommes tels que nous, de devoir être associés à une grande gueule d’agitateur comme Hyperbolos.

— Je sais. Mais il n’a pas son pareil pour soulever la foule.

Ils interrompirent leur conversation pendant que le barbier et son esclave s’occupaient de la barbe d’Euphranor. Lamachos se demanda à quoi le général Acanthus et sa délégation spartiate pouvaient bien être occupés en ce moment. Certainement pas à se faire la barbe, c’était certain. Ces Spartiates aux cheveux longs. Il était sûr de pouvoir mener les Athéniens à les écraser, si seulement on le laissait faire.

— Alors, quelle est la tendance dans le reste de la cité ?

— Toujours mitigée, répondit Euphranor. J’ai abreuvé Hyperbolos et sa bande de pièces d’argent à répandre autour d’eux, mais même ainsi, la paix a toujours de nombreux partisans.

Il marqua un temps, et eut l’air mal à l’aise l’espace d’un instant.

— Je suis allé voir Cléonice.

— Encore elle ? Le général Lamachos était exaspéré. Nous n’avons pas besoin de l’aide d’une prêtresse renégate.

— Il n’y a pas de mal à se couvrir sous tous les angles. Cléonice est une femme intelligente. Et qui, accessoirement, adore l’argent.

Cléonice, prêtresse

Les mines d’argent de Laurion avaient considérablement contribué à enrichir Athènes. Thémistocle avait ainsi pu financer deux cent trirèmes et les lancer à la conquête des flots. La monnaie athénienne avait cours dans tout le monde civilisé. C’était de l’argent de la plus haute qualité. Malheureusement, la prêtresse Cléonice n’avait guère eu l’occasion d’en profiter. Ayant rendu plus de trente ans de bons et loyaux services en tant que prêtresse athénienne, elle trouvait qu’on la payait bien mal. Lorsque Euphranor, qui, lui, avait largement touché sa part de l’argent athénien, se présenta au temple avec des demandes spécifiques, étayées par de solides arguments sonnants et trébuchants, la prêtresse ne fit pas la fine bouche.

Même si, bien sûr, Euphranor était fou. Il ne fallait vraiment pas être sain d’esprit pour demander à une prêtresse athénienne de convoquer Laet.

Cléonice s’agenouilla devant l’autel, enveloppée de volutes d’encens égyptien. « Viens à Athènes, Laet, toi qui sèmes la discorde. Viens à Athènes, et que le conflit se poursuive. »

Brémusa, guerrière amazone

Brémusa avait remarqué qu’il n’y avait pas tant d’urgences que ça sur le mont Olympe. Beaucoup moins qu’autrefois, en tout cas. Le nombre d’aventuriers semi-divins et fauteurs de trouble semblait avoir diminué en Grèce. Cependant, à voir l’expression de la déesse Athéna émergeant brusquement de ses appartements privés, Brémusa sut que l’heure était grave.

— Brémusa, je reçois à l’instant de terribles nouvelles de Delphes ! Une prêtresse corrompue vient de convoquer Laet à Athènes !

— Qui est Laet ?

Athéna lui jeta un regard plutôt courroucé.

— Comment peux-tu ne pas savoir qui est Laet ?

— Vous en avez tellement, de ces semi-divinités. Je m’y perds.

— Voici plus de sept cents ans que tu es ici, dit la déesse. Et tu ne connais pas encore tout le monde ? Laet est la petite-fille d’Éris, déesse du Conflit, de la Discorde et de la Guerre. Tu te souviens du trouble qu’elle a semé avec cette histoire de pomme d’or. Et comme si cela ne suffisait pas, Laet est également la fille d’Até, esprit de la duperie, des coups de sang et de l’irresponsabilité.

— Belle lignée. Qui est le père ?

— Personne ne le sait. Mais s’il a été assez fou pour s’amouracher d’Até, je doute qu’il soit encore des nôtres.

— Alors, comment est-elle, cette Laet ?

La déesse fit la grimace.

— Avec Conflit pour grand-mère et Irresponsabilité pour mère ? Laet est la parfaite incarnation de la sottise absolue. Elle inspire le pire choix en toute occasion. Elle a une influence funeste sur quiconque la croise. Ce qui veut dire...

— Que ce n’est pas vraiment l’invitée idéale pour une conférence de paix ?

— Exactement.

La déesse Athéna eut l’air contrarié.

— Si elle s’infiltre à Athènes, ce sera le chaos. La conférence sera vouée à l’échec.

D’une certaine façon, Brémusa avait du mal à concevoir la gravité de la chose.

— Cela fait dix ans qu’ils se battent, de toute façon.

— Brémusa, je veux la paix ! Ma cité a besoin de répit.

— Vous avez participé à plus d’une bataille en votre temps... Athéna Promachos, chef de guerre.

— Eh bien maintenant, j’agis en tant qu’Athéna Polias, protectrice de la cité. Et je veux la paix.

La déesse tambourina des doigts sur une table dorée, faisant vibrer des bols d’or emplis de raisins.

— J’irais bien chercher Laet moi-même, mais Zeus a interdit l’accès des villes à tous les membres de l’Olympe pendant le festival. Brémusa, nous n’avons pas le choix. Tu vas aller l’arrêter à ma place.

Cette suggestion n’était pas pour déplaire à l’amazone. Elle tira son épée.

— C’est comme si c’était fait.

— Range ton épée. Il ne faut surtout pas que Laet meure à Athènes. Son esprit maléfique jetterait le malheur sur la cité. Il va falloir l’arrêter avec tact.

Perspective beaucoup moins enthousiasmante pour Brémusa.

— Avec tact ? Mais comment ?

— Par la ruse.

— Ça n’a jamais été mon fort.

— J’ai confiance en toi, dit Athéna.

— Je ne peux pas me contenter de lui couper la tête ? Ça, c’est mon rayon.

La déesse pinça les lèvres.

— Je vais trouver quelqu’un pour t’aider à ruser.

Luxos

Luxos n’était pas allé jusqu’à espérer qu’Aristophane l’invite à écrire des chansons pour ses pièces, mais il avait nourri quelque espoir qu’il lui accorde l’insigne honneur de déclamer pour le public avant le début de son spectacle. Aristophane lui avait opposé un refus catégorique, mais Luxos n’avait pas perdu espoir pour autant. Il était d’un naturel profondément optimiste. De plus, il n’avait pas encore épuisé toutes les options et n’en avait pas encore fini avec Aristophane.

— J’ai entendu dire que tu es invité chez Callias pour boire et faire la fête.

— Nous appelons cela un symposium. Et alors ?

— Il y aura tout le gratin littéraire. Emmène-moi avec toi.

Aristophane eut l’air surpris.

— Pourquoi ferais-je cela ?

— Pourquoi pas ? Callias est l’homme le plus riche d’Athènes. Il y aura des tas de gens importants. Tu pourrais m’inviter à déclamer mes poèmes.

— Le principe de ce genre de soirée est d’être agréable.

— Mais ma poésie est agréable ! Je balaie les anciennes conventions ! Si tous ces gens intelligents pouvaient m’entendre, je suis certain qu’ils apprécieraient.

Aristophane soupira. Ce qui arrivait très fréquemment lorsqu’il discutait avec Luxos.

— Et qu’ils te programmeraient dans le festival, c’est ça ?

— Exactement !

— Luxos, nous avons déjà eu cette conversation. Le festival des Dionysies est réservé aux gens qui ont un nom. Il n’y a pas de section Débutants.

— Je ne suis pas un débutant ! Ça fait des années que j’écris, que je chante et que je joue !

— Faire la manche sur le port ne compte pas. Athènes invite les meilleurs poètes de la Grèce entière, Luxos. Ils ne vont pas te laisser monter sur scène avec eux. Je ne te donne pas le créneau de poésie lyrique en prologue de mon spectacle, car il est réservé aux poètes confirmés.

— Mais comment puis-je devenir un poète confirmé si personne ne me donne ma chance ?

Aristophane, brièvement traversé par un élan de compassion, fut aussitôt distrait par son assistant qui parlait très fort à quelqu’un derrière lui.

— Sincèrement, Luxos, je n’ai pas le temps. Si tu veux tellement te produire au festival, pourquoi ne t’adresses-tu pas aux curateurs ? Ce sont eux qui décident de la programmation.

— J’ai essayé. Ils refusent de me parler. Tout comme les paredroi.

Il y avait dix curateurs en charge du festival. Au-dessus d’eux se trouvaient deux officiels importants, les paredroi. Luxos avait tenté de voir chacun d’entre eux. La plupart du temps, il ne passait pas le barrage de leurs assistants, et les rares fois où il y était parvenu, il n’avait rencontré qu’ennui et indifférence.

— Comment se fait-il qu’à Athènes, qui se vante d’être démocratique en tout, seuls les riches ont le droit d’être poètes ? Ce n’est pas juste. Laisse-moi venir au symposium avec toi.

— Non. C’est uniquement sur invitation. Pour les intellects artistiques supérieurs.

— Et les jolies flûtistes.

Les symposiums tenus par les classes supérieures tendaient à n’être pas entièrement dédiés aux choses de l’esprit.

— Oui, il peut se trouver une flûtiste ici ou là, admit Aristophane.

Lorsque Hermogène déboula avec un rapport, le dramaturge se tourna vers lui avec le genre d’urgence habituellement réservée au champ de bataille, lorsque le messager apporte les nouvelles des positions ennemies.

— L’accessoiriste dit qu’il peut les agrandir jusqu’à trente-cinq centimètres. Au-delà, ils seront mous.

D’énervement, Aristophane jeta les bras en l’air.

— Trente-cinq centimètres ? Mais on est vraiment loin du compte ! À quoi bon écrire les dialogues les plus drôles si Eupolis a des pénis plus longs ? Tu connais le public athénien. C’est une bande d’imbéciles.

— Même Socrate ?

— C’est le pire de tous. Quant à Euripide...

Hermogène eut l’air pensif.

— Nous nous inquiétons peut-être pour rien. Tout le monde à Athènes est à court de matériaux. Si ça se trouve, les chœurs d’Eupolis et de Leucon n’auront pas, eux non plus, de pénis si grands que cela.

— C’est possible.

Aristophane fronça les sourcils. Il faisait un peu plus que son âge. Les poursuites en justice lancées par certaines des personnes qu’il avait raillées dans ses pièces l’avaient fait vieillir avant l’heure.

— Luxos, à quand remonte ton dernier repas digne de ce nom ?