La Divine Comédie - Dante Alighieri - E-Book

La Divine Comédie E-Book

Dante Alighieri

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Beschreibung

La Divine Comédie ( italien : Divina Commedia) est un poème narratif italien de Dante Alighieri , commencé c. 1308 et achevé vers 1321, peu avant la mort de l'auteur. Il est largement considéré comme l'uvre prééminente de la littérature italienne et l'une des plus grandes uvres de la littérature occidentale . La vision imaginative du poème sur l' au-delà est représentative de la vision médiévale du monde telle qu'elle existait dans l' Église occidentale au 14ème siècle. Il a contribué à établir la langue toscane , dans laquelle il est écrit, comme langue italienne standardisée . Il est divisé en trois parties : Inferno , Purgatorio et Paradiso .Le poème discute de « l'état de l'âme après la mort et présente une image de la justice divine infligée comme punition ou récompense », et décrit les voyages de Dante à travers l'Enfer , le Purgatoire et le Ciel . Allégoriquement , le poème représente le voyage de l'âme vers Dieu , commençant par la reconnaissance et le rejet du péché ( Inferno ), suivi de la vie chrétienne pénitente ( Purgatorio ), qui est ensuite suivie de l'ascension de l'âme vers Dieu ( Paradiso ). Dante s'inspire de la théologie et de la philosophie catholiques médiévales, en particulier de la philosophie thomiste dérivée de la Somme théologique de Thomas d'Aquin . Par conséquent, la Divine Comédie a été appelée « la Somme en vers ». Dans le poème, le pèlerin Dante est accompagné de trois guides : Virgile , qui représente la raison humaine , et qui le guide pour tout l'Enfer et la majeure partie du Purgatoire ; Béatrice , qui représente la révélation divine en plus de la théologie, de la grâce et de la foi ; et le guide depuis la fin du Purgatoire ; et saint Bernard de Clairvaux , qui représente le mysticisme contemplatif et la dévotion à Marie la Mère , le guidant dans les chants finaux du Paradiso .

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Seitenzahl: 590

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Table of Contents

Page de couverture

La Divine Comédie

CHANT PREMIER

CHANT DEUXIÈME

CHANT TROISIÈME

CHANT QUATRIÈME

CHANT CINQUIÈME

CHANT SIXIÈME

CHANT SEPTIÈME

CHANT HUITIÈME

CHANT NEUVIÈME

CHANT DIXIÈME

CHANT ONZIÈME

CHANT DOUZIÈME

CHANT TREIZIÈME

CHANT QUATORZIÈME

CHANT QUINZIÈME

CHANT SEIZIÈME

CHANT DIX-SEPTIÈME

CHANT DIX-HUITIÈME

CHANT DIX-NEUVIÈME

CHANT VINGTIÈME

CHANT VINGT ET UNIÈME

CHANT VINGT-DEUXIÈME

CHANT VINGT-TROISIÈME

CHANT VINGT-QUATRIÈME

CHANT VINGT-CINQUIÈME

CHANT VINGT-SIXIÈME

CHANT VINGT-SEPTIÈME

CHANT VINGT-HUITIÈME

CHANT VINGT-NEUVIÈME

CHANT TRENTIÈME

CHANT TRENTE ET UNIÈME

CHANT TRENTE-DEUXIÈME

CHANT TRENTE-TROISIÈME

CHANT TRENTE-QUATRIÈME

CHANT PREMIER

CHANT DEUXIÈME

CHANT TROISIÈME

CHANT QUATRIÈME

CHANT CINQUIÈME

CHANT SIXIÈME

CHANT SEPTIÈME

CHANT HUITIÈME

CHANT NEUVIÈME

CHANT DIXIÈME

CHANT ONZIÈME

CHANT DOUZIÈME

CHANT TREIZIÈME

CHANT QUATORZIÈME

CHANT QUINZIÈME

CHANT SEIZIÈME

CHANT DIX-SEPTIÈME

CHANT DIX-HUITIÈME

CHANT DIX-NEUVIÈME

CHANT VINGTIÈME

CHANT VINGT ET UNIÈME

CHANT VINGT-DEUXIÈME

CHANT VINGT-TROISIÈME

CHANT VINGT-QUATRIÈME

CHANT VINGT-CINQUIÈME

CHANT VINGT-SIXIÈME

CHANT VINGT-SEPTIÈME

CHANT VINGT-HUITIÈME

CHANT VINGT-NEUVIÈME

CHANT TRENTIÈME

CHANT TRENTE ET UNIÈME

CHANT TRENTE-DEUXIÈME

CHANT TRENTE-TROISIÈME

CHANT PREMIER

CHANT DEUXIÈME

CHANT TROISIÈME

CHANT QUATRIÈME

CHANT CINQUIÈME

CHANT SIXIÈME

CHANT SEPTIÈME

CHANT HUITIÈME

CHANT NEUVIÈME

CHANT DIXIÈME

CHANT ONZIÈME

CHANT DOUZIÈME

CHANT TREIZIÈME

CHANT QUATORZIÈME

CHANT QUINZIÈME

CHANT SEIZIÈME

CHANT DIX-SEPTIÈME

CHANT DIX-HUITIÈME

CHANT DIX-NEUVIÈME

CHANT VINGTIÈME

CHANT VINGT ET UNIÈME

CHANT VINGT-DEUXIÈME

CHANT VINGT-TROISIÈME

CHANT VINGT-QUATRIÈME

CHANT VINGT-CINQUIÈME

CHANT VINGT-SIXIÈME

CHANT VINGT-SEPTIÈME

CHANT VINGT-HUITIÈME

CHANT VINGT-NEUVIÈME

CHANT TRENTIÈME

CHANT TRENTE ET UNIÈME

CHANT TRENTE-DEUXIÈME

CHANT TRENTE-TROISIÈME

À propos

 

 

 

Mention Légale :

 

 

La Divine Comedie

Dante Alighieri

Traducteur Antoine de Rivarol

 

© 2024 ARTARO.

Tous droits réservés.

 

ARTARO

Boulevard Amédée Clara

97190 Le Gosier

 

ISBN: 9783989950665

 

 

CHANT PREMIER

 

u milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m’égarai dans une forêt obscure : ah ! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l’appui secourable que j’y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s’offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j’entrai dans cette forêt, tant j’étais accablé de terreur, quand j’abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d’une colline où se terminait la vallée qui m’avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l’astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s’affaiblit la crainte qui m’avait glacé le cœur pendant la nuit où j’étais si digne de pitié. Tel que celui qui, sorti des profondeurs de la mer, se tourne, suffoqué d’effroi, vers cet élément périlleux, osant le contempler, mon esprit, qui n’était pas encore assez rassuré, se tournait vers le lieu que je venais de franchir, lieu terrible qui voue à l’infamie ceux qui ne craignent pas de s’y arrêter. Reposé de ma fatigue, je continuai de gravir la montagne déserte, de manière que le pied droit était le plus bas. Et voilà que, tout à coup, une panthère agile et tachetée de diverses couleurs apparaît devant mes yeux, et s’oppose avec tant d’obstination à mon passage, que plusieurs fois je me retournai pour prendre la fuite.

Le jour avait commencé à renaître, le soleil s’élevait entouré des mêmes étoiles qui l’accompagnaient au moment où l’amour divin créa cet œuvre sublime. Le charme de la saison, la fraîcheur du matin m’avaient bien fait espérer la peau brillante de la panthère. Cependant une nouvelle frayeur me saisit à l’apparition d’un lion horrible : il semblait courir sur moi, à travers l’air épouvanté, portant la tête haute, et paraissant pressé d’une faim dévorante. En même temps une louve avide, d’une maigreur repoussante, et souillée encore des traces de ses fureurs, en fixant sur moi ses yeux qui lançaient la terreur, me fit perdre l’espoir de franchir la colline.

Semblable à celui que la soif de l’argent tourmente, et qui, s’il vient à perdre ses richesses, ne cesse, dans sa douleur, de faire entendre des sanglots, je m’affligeais profondément en voyant la louve impitoyable s’avancer à ma rencontre et me repousser insensiblement là où se tait l’astre du jour. Je reculais précipitamment vers la vallée ténébreuse, lorsque je distinguai devant moi un personnage à qui un long silence paraissait avoir ôté l’usage de la voix. En l’apercevant dans cet immense désert, je lui criai : « Prends pitié de moi, qui que tu sois, ombre ou homme véritable. » Il me répondit : « Je ne suis plus un homme, je l’ai été. Mes parents furent Lombards, et Mantouans de patrie. Je puis dire que je suis né sous le règne de Jules-César, quoiqu’il n’ait été revêtu de la dictature que longtemps après ma naissance, et j’ai vécu à Rome sous l’empire bienfaisant d’Auguste, quand on adorait encore des dieux faux et trompeurs. J’ai été poète, et j’ai chanté le pieux fils d’Anchise, qui a fui loin de Troie, après que la flamme eut dévoré le superbe Illion Mais toi, pourquoi retournes-tu vers cette fatale forêt ? pourquoi ne franchis-tu pas ce mont délicieux qui est le principe et la cause des joies de la terre ? — Es-tu donc, lui dis-je en rougissant de l’état de crainte où il m’avait surpris, es-tu ce Virgile, cette source qui répand des flots d’une harmonieuse poésie ? Ô flambeau, ô gloire des autres poètes, puissent mes longues études et l’amour passionné avec lequel j’ai cherché tes vers me protéger auprès de toi ! Tu es mon maître, tu es mon modèle ; à toi seul je dois ce style noble qui a pu honorer mon nom. Vois-tu cette bête sanguinaire dont je fuis les approches ? secours moi, illustre sage, sa férocité m’épouvante. »

Virgile, me voyant verser des larmes, répondit : « Si tu veux sortir de ce lieu sauvage, il faut suivre une autre route. Cette louve qui t’effraye empêche qu’on ne s’engage dans ce chemin. Elle dévore à la fin ceux qui s’obstinent à y pénétrer. Insatiable de sa nature, plus elle trouve de proies à déchirer, plus la faim la dévore. Elle s’accouple avec un grand nombre d’animaux, et il en est un plus grand nombre encore dont elle ne dédaignerait pas les caresses immondes : mais bientôt paraîtra le Lévrier qui doit exterminer cette louve sans pitié. Il ne sera pas nourri de l’ambition de posséder des terres et des richesses ; il ne s’alimentera que de sagesse, de bienfaisance et de courage. Né entre Feltro et Feltre, il sera le sauveur de l’Italie épuisée qui vit, pour sa gloire, mourir de leurs honorables blessures la vierge Camille, Turnus, Nisus et Euryale. Il poursuivra la louve, jusqu’à ce qu’il l’ait rejetée dans l’abîme des pleurs, d’où l’envie l’a vomie sur la terre. Pour ton avantage, suis-moi donc, je serai ton guide : je te ferai sortir de ce lieu terrible ; je te conduirai à travers le royaume éternel, où tu entendras les accents du désespoir, où tu verras le supplice de ces anciens coupables qui invoquent à grands cris une seconde mort : tu visiteras ensuite ceux qui vivent satisfaits au milieu des flammes, parce qu’ils espèrent jouir, quand le ciel le permettra, d’une divine béatitude. Si tu veux monter au séjour des ombres bienheureuses, une âme plus digne que moi de cet honneur te protégera dans ce glorieux voyage. À mon départ, je te laisserai auprès d’elle. Le souverain qui règne sur les mondes ne veut pas que je serve de guide dans son empire, parce que je n’ai pas connu la foi véritable. Sa puissance s’étend sur toutes les parties de l’univers ; mais c’est dans le ciel qu’il fixe son séjour. C’est là que tu dois admirer sa capitale et son trône : heureux ceux qu’il appelle jusqu’à lui ! »

Alors je parlai ainsi : « Ô poète ! je te le demande au nom de ce Dieu que tu n’as pas connu, aide-moi à fuir cette forêt et d’autres lieux plus funestes ; accompagne-moi dans ces régions dont tu m’as entretenu ; fais que je voie ceux que tu dis plongés dans un si profond désespoir, et conduis-moi jusqu’à la porte confiée à saint Pierre. »

Virgile alors se mit en marche, et je suivis ses pas.

 

 

CHANT DEUXIÈME

e jour commençait à disparaître, et l’air plus rembruni appelait au repos les habitants de la terre. Moi seul je me préparais à soutenir la fatigue d’une pénible route, et les émotions de la pitié, que va retracer mon esprit fidèle. Ô muses, ô intelligences sublimes, secondez-moi ; ô mémoire qui écrivis ce que j’ai vu, c’est ici que tu manifesteras ta noblesse ! Alors je parlai ainsi : « Poète qui me guides, dis-moi si mon courage peut suffire à la haute entreprise dans laquelle tu m’engages : tu m’apprends que le père de Sylvius, vivant, et avec un esprit capable de sentir, obtint de voir les profondeurs du royaume immortel ; tout être doué de quelque sagesse, s’il pense aux heureuses destinées promises à la famille d’Énée, ne s’étonnera pas que l’ennemi de tout mal ait montré tant de courtoisie envers ce prince. Le fils d’Anchise avait été désigné par le souverain des hautes sphères pour être le fondateur de la féconde Rome et de son empire, que le ciel protégeait avec l’intention d’y placer ensuite le successeur du premier Pierre ; et dans ce voyage que tu as si dignement chanté, Énée entendit des choses qui lui présagèrent sa victoire et l’éclat du manteau pontifical.

« Le vase d’élection fut ravi dans le ciel : il devait rapporter de ce saint pèlerinage un nouvel appui pour la foi qui est le principe de notre salut. Mais moi, pourquoi dois-je obtenir le même bienfait ? Et qui me l’accorde ? Je ne suis ni Énée ni Paul ; ni à mes yeux, ni aux yeux d’aucun mortel, je ne suis digne d’un tel honneur. Si je le suis, je crains que ma tentative ne soit insensée. Tu es sage, tu me comprends mieux que je ne m’exprime. »

De même qu’un homme qui, changeant de pensée, renonce à ce qu’il avait voulu entreprendre, je m’arrêtai au milieu de cette montagne obscure, effrayé de la témérité d’une entreprise si peu réfléchie, et déterminé à ne point pénétrer plus avant.

« Si je t’ai bien compris, me répondu le poète magnanime, ton âme cède à un mouvement de terreur. La vile crainte souvent détourne l’homme d’une tâche honorable, et le fait fuir comme l’animal timide qu’épouvante une ombre mensongère. Rassure tes esprits ; apprends pourquoi je suis venu près de toi et ce qui m’a fait courir à ton aide, dans le premier moment où tu as excité ma compassion.

« Je me trouvais parmi ceux qui attendent au milieu des Limbes que leur sort soit fixé, lorsque je fus appelé par une femme sainte et belle. Je lui dis que j’obéirais à ses ordres. Ses yeux brillaient d’une clarté plus éblouissante que celle des étoiles, et elle m’adressa ces paroles d’un ton de voix suave et angélique :

« Âme bienfaisante de Mantoue, dont le nom vit encore dans le monde et vivra autant que le mouvement des créations célestes, mon ami, et non celui de la fortune, a trouvé sur la plage déserte des obstacles qui l’ont effrayé et l’ont fait retourner en arrière. Je crains qu’il ne se soit déjà égaré. Peut-être viens-je trop tard à son secours, d’après ce que j’ai entendu dans le ciel. Va, emploie les ornements de ton éloquence, fais tant d’efforts pour le sauver que ma douleur soit apaisée ; c’est Béatrix qui t’en conjure. Je viens d’un lieu d’où je ne veux pas rester longtemps éloignée. Ma tendresse pour mon ami sera l’excuse de mes prières. Quand je serai de nouveau devant mon maître, je me louerai souvent de toi auprès de lui. »

Béatrix se tut, et je lui dis :

« Ô reine de vertu ! c’est par toi seule que l’homme surpasse en excellence les créatures contenues sous le ciel qui a la plus petite circonférence. Tes commandements me sont doux ; si je les avais déjà exécutés, je croirais encore t’avoir obéi trop tard. J’ai assez entendu ta volonté ; mais comment ne crains-tu pas de descendre dans ce monde ténébreux, du haut de ce royaume immense où tu brûles de retourner ? » — « Je vais, me répondit-elle, satisfaire à ta demande en peu de mots ; et tu apprendras pourquoi je ne crains pas de venir parmi vous. Il faut redouter ce qui peut apporter quelque mal, mais non pas ce qui ne saurait nuire. Je suis, par la faveur de Dieu, telle que votre misère et les flammes de ces gouffres ne peuvent m’atteindre. Il est dans le ciel une femme bienveillante qui gémit des obstacles que je t’envoie combattre. Sa charité arrête l’effet d’un jugement sévère. Cette femme s’est adressée à Lucie dans ses prières, et lui a dit : « Ton ami fidèle a besoin de ton secours, je le recommande à ta clémence. » « Lucie, ennemie de tout ce qui ne connaît pas la pitié, est venue dans le lieu où j’étais assise près de l’antique Rachel, et m’a parlé ainsi : « Béatrix, ô vraie louange de Dieu, est-ce que tu ne vas pas secourir celui qui t’a voué un si ardent amour, celui qui, pour toi, s’éleva si noblement au-dessus du vulgaire ? N’entends-tu pas ses sourds gémissements ? ne vois-tu pas qu’il se débat contre la mort, sur ce fleuve dont l’océan le plus agité ne se vante pas de surpasser les orages ? »

« À peine eus-je entendu ces paroles que, plus prompte qu’un homme qui court à ses profits, ou qui fuit un malheur, je quittai mon siège glorieux, pleine de confiance dans ta pure éloquence, qui t’honore toi et ceux qui la suivent pour modèle. »

« Béatrix cessa de parler ; et, me regardant avec des yeux baignés de larmes, elle semblait m’inviter à ne pas différer de partir. Je lui ai donc obéi. Je suis venu à toi comme elle a voulu, et je t’ai délivré de la louve qui te fermait le plus court chemin pour franchir la montagne. Mais maintenant réponds, pourquoi demeures-tu immobile ? pourquoi ne chasses-tu pas de ton cœur cette ignoble crainte ? pourquoi n’as-tu plus ni audace, ni courage, puisque trois femmes bénies daignent s’occuper de toi dans le ciel, et que ma voix te promet le bonheur ? »

Tel que des fleurs abattues et fermées par le froid de la nuit se relèvent sur leur tige et s’entr’ouvent aux premiers rayons du soleil qui les colore, tel je sentis renaître mes forces affaiblies. Une ardeur généreuse entra dans mon cœur, et je m’écriai : « Qu’elle fut charitable celle qui prit ma défense ! Que tu fus bienfaisant, toi qui accourus à la première parole de ma protectrice ! Tu m’as rendu le désir de suivre ma haute entreprise. Marche, tous deux nous n’avons plus qu’une volonté ; tu es mon guide, tu es mon seigneur, tu es mon maître. »

Je me tus : Virgile s’avança, et je le suivis dans un chemin tortueux et sauvage.

 

 

 

 

CHANT TROISIÈME

 

ar moi l’on va dans la cité des larmes ; par moi l’on va dans l’abîme des douleurs ; par moi l’on va parmi les races criminelles. La justice anima mon sublime créateur : je suis l’ouvrage de la divine puissance, de la haute sagesse et du premier amour ; rien ne fut créé avant moi, que les substances éternelles, et moi je dure éternellement. Ô vous qui entrez, laissez toute espérance ! »

Telles sont les paroles que je vis tracées en caractères noirs au-dessus d’une porte. Je dis alors : « Mon maître, ces paroles sont terribles. » Il me répondit avec un ton d’assurance : « Il faut renoncer ici à toute défiance, il faut bannir toute lâcheté ; nous sommes arrivés aux lieux dont je t’ai parlé ; tu y verras les ombres plaintives qui ont perdu la connaissance de la béatitude. » En même temps mon guide me prit par la main d’un air riant, qui me rendit mon courage, et il m’introduisit dans les mystères de l’abîme.

Là, des soupirs, des plaintes, des gémissements profonds se répandaient sous un ciel qui n’est éclairé d’aucune étoile. Un premier mouvement de pitié m’arracha des larmes. Mille langages divers, des cris de désespoir et de rage, d’affreux hurlements, des voix rauques ou retentissantes, accompagnés du choc tumultueux des mains, produisaient un bruit impétueux dont ce brouillard perpétuel est agité, comme le sable est soulevé par le vent de la tempête. Et moi qui avais la tête ceinte d’un voile d’incertitude et d’erreur, je m’écriai : « Ô mon maître ! qu’entends-je ? quel est ce peuple d’infortunés vaincus par la douleur ? — Voilà, me répondit-il, quel est le sort des âmes malheureuses de ceux qui vécurent sans vice et sans vertu. Elles sont confondues avec les anges indignes qui, dans leur égoïsme, ne furent ni fidèles ni rebelles à Dieu. Ces âmes que le ciel chassa pour ne rien perdre de sa pureté, ne sont pas précipitées dans les gouffres infernaux, parce que les coupables qui les habitent pourraient tirer vanité d’une telle compagnie. — Ô maître ! dis-je ensuite, quelle est la douleur cuisante qui leur fait jeter de tels cris ? » Il me répondit : « Tu vas l’apprendre en peu de mots. Ces esprits n’ont pas l’espoir de la mort, et leur destinée obscure est si avilie, qu’ils sont envieux même d’un sort plus terrible. Le monde n’a gardé aucun souvenir de leur existence ; la miséricorde et la justice les dédaignent. Ne parlons plus d’eux ; mais regarde et passe. »

Je vis alors un grand nombre d’âmes (je n’aurais jamais cru que la mort eût dévoré tant de victimes) se précipiter en foule à la suite d’un étendard emporté en tournant, comme indigné du moindre retard. Je cherchai à reconnaître une de ces âmes, et je vis celui qui fit, par lâcheté, le grandrefus. Je ne doutai pas que cette foule ne fût celle de ces hommes inertes qui ne sont agréables ni à Dieu ni à ses ennemis. Ces malheureux, qui ne furent jamais vivants, étaient nus, et piqués sans cesse par des insectes et des guêpes. Le sang confondu avec leurs larmes tombait à leurs pieds, où il était recueilli par des vers affamés.

Je me hasardai à regarder encore, et j’aperçus plus loin une autre multitude d’âmes au bord d’un grand fleuve. « Maître, dis-je à mon guide, apprends-moi quelles sont ces autres ombres que je discerne à l’aide du faible jour qui nous éclaire, et quelle loi les force à se presser de traverser ce fleuve. — Je t’en instruirai, répondit-il, lorsque nous aurons atteint le formidable Achéron. » Craignant d’être devenu importun, et baissant les yeux avec respect, je m’abstins de parler davantage, jusqu’au moment où nous arrivâmes à la rive.

Nous vîmes alors paraître un vieillard à cheveux blancs, monté sur une barque ; il criait : « Malheur à vous, âmes dépravées, n’espérez jamais de revoir le ciel ; je viens pour vous mener à l’autre rive, dans la région des ténèbres, au milieu des flammes et des glaces éternelles : et toi, homme vivant, qui te présentes ici, éloigne-toi de ceux qui sont morts. » Il ajouta, voyant que je ne m’éloignais pas : « C’est par un autre chemin, et non à ce port, que tu peux traverser cette onde ; il faut qu’une barque plus légère le conduise sur l’autre bord. — Caron, dit alors mon guide, ne résiste pas : on le veut ainsi, là où l’on peut tout ce que l’on veut ; ne demande rien de plus. »

À ces mots, le visage barbu de ce nocher du marais fétide perdit les traces de la colère qui avait chargé ses yeux de flammes menaçantes. Mais les âmes nues et harassées qui avaient entendu les paroles dures de Caron, changèrent de couleur et grincèrent des dents ; elles blasphémaient Dieu, elles maudissaient leurs parents, les enfants de leurs enfants, l’espèce humaine, le lieu, le temps de leur naissance ; ensuite elles se réunirent, en versant des larmes, au bord du fleuve terrible où est attendu tout homme qui ne craint pas Dieu. L’infernal Caron, roulant ses yeux enflammés, les rassemble toutes, et frappe de sa rame les plus lentes à se mouvoir.

Tels que dans l’automne les feuilles tombent des arbres l’une après l’autre, tant que les branches n’ont pas rendu à la terre toutes leurs dépouilles, les fils impies d’Adam se jettent dans la barque un à un, au moindre signe du pilote, semblables à l’oiseau que trompe la ruse de l’oiseleur. Ainsi les ombres s’embarquent sur l’onde noire ; et, avant qu’elles soient descendues à l’autre bord, une autre foule s’est déjà rassemblée sur la première rive. « Mon fils, me dit mon guide bienfaisant, ceux qui meurent dans la colère de Dieu arrivent ici, de tous les pays de la terre. Ils sont tourmentés du besoin de traverser le fleuve, parce que la justice divine les aiguillonne, et que leur crainte se change en désir. Jamais une âme vertueuse n’a passé ici ; et si Caron t’a voulu repousser, tu dois deviner quel est le motif de ses menaces. »

Virgile cessa de parler : le sombre royaume trembla si fortement, que le souvenir de cette commotion couvre encore mon esprit de sueur. Il s’éleva sur cette terre de larmes un vent mêlé d’éclairs qui me fit perdre tout sentiment, et je tombai comme un homme que le sommeil accable.

 

CHANT QUATRIÈME

 

n violent bruit de tonnerre, m’ébranlant la tête, rompit mon sommeil profond : je m’agitai comme un homme qu’une secousse éveille. Je portai autour de moi mon œil reposé, et je cherchai à reconnaître le lieu où je me trouvais. Je me vis alors sur le bord de l’abîme de douleurs, où se font entendre tant de gémissements épouvantables imitant les fracas de la foudre. Cet abîme était nébuleux, obscur et immense. En y fixant mes yeux, je ne pouvais distinguer aucun objet. « Descendons maintenant dans le monde des ténèbres, me dit mon guide en pâlissant, je vais marcher le premier, tu me suivras. » Mais, me sentant tout ému de sa pâleur, je lui parlai ainsi : « Toi qui sais si bien ranimer mon courage, dis, quand tu es maintenant si épouvanté toi-même, comment pourrais-je te suivre ? » Mon guide me répondit : « Les angoisses cruelles de tant de malheureux plongés dans cette enceinte de larmes impriment sur mon visage une compassion que tu prends pour de la crainte. Allons, la longueur du chemin ne nous permet pas de différer davantage. » Alors il entra et me fit entrer avec lui dans le premier cercle qui environne l’abîme. Là, autant que je pus m’en convaincre, en prêtant attentivement l’oreille, on n’entendait pas des plaintes ; mais des soupirs agitaient l’air de la prison éternelle, parce qu’une foule d’hommes, de femmes et d’enfants y éprouvaient une douleur de l’âme sans tourment. « Eh bien, me dit mon généreux maître, tu ne demandes pas quels sont ces esprits que tu vois ; apprends, avant d’avancer encore, que ces ombres n’ont pas péché. Mais il ne suffit pas qu’elles aient eu des mérites, puisqu’elles n’ont pas reçu le baptême, porte de la foi dans laquelle tu as été élevé. Si, parmi ces esprits, il en est qui vécurent avant la venue de Jésus-Christ, ils sont ici, parce qu’ils n’adorèrent pas Dieu d’une manière convenable. Je suis au nombre de ces derniers. C’est pour cette raison, et non pour aucun crime, que nous sommes relégués dans ce lieu, et notre infortune se borne à vivre encore dans le désir, sans conserver l’espérance. »

À ces mots, je fus saisi d’une vive douleur : je reconnus qu’une grande quantité de personnages d’une vertu éminente devaient voir dans ces Limbes leur sort encore suspendu. Alors je pariai ainsi, pour me confirmer dans cette foi qui triomphe de toutes les erreurs : « Dis-moi, ô maître, dis-moi, ô seigneur, le mérite de quelques-unes de ces ombres, ou celui de quelque intercesseur, les peut-il faire sortir de ce lieu pour les conduire à la gloire du ciel ? » Le sage Romain, entendant ces paroles discrètes, me répondit :

« Il y avait peu de temps que j’étais arrivé dans ces Limbes, quand j’y vis descendre un être puissant, couronné de tous les signes de la victoire. Il en fit sortir notre premier père, Abel son fils, Noé, Moïse à la fois législateur et obéissant, le patriarche Abraham, le roi David, Israël, son père, et ses enfants, Rachel pour qui Israël fit tant de sacrifices, beaucoup d’autres enfin, et il les emmena dans le séjour de la béatitude. Je t’apprendrai en même temps qu’avant eux aucun homme n’avait été sauvé. »

Virgile continuait de parler. Nous marchions en traversant une forêt remplie d’une foule d’ombres diverses. Nous n’étions pas parvenus à une grande distance de l’entrée de l’abîme, quand j’aperçus une lueur qui avait vaincu l’hémisphère des ténèbres. Je vis bientôt qu’un peuple d’hommes célèbres habitait ce lieu. Je dis alors : « Ô toi, qui honores les sciences et les arts, apprends-moi quels sont ceux qui, par leur vie illustre, ont mérité d’obtenir ce séjour privilégié où ils sont séparés des autres âmes. » Mon guide répondit : « La haute renommée qu’ils ont laissée sur la terre que tu habites les rend dignes de cette faveur et de cette récompense du ciel. » J’entendis alors une voix qui s’écriait : « Honorez le sublime poète qui nous avait quittés, et dont l’ombre revient parmi nous. » La voix se tut, et je vis venir quatre personnages majestueux. Leur visage n’annonçait ni joie ni tristesse. « Vois, me dit mon maître, celui qui, un glaive à la main, précède les autres, comme leur roi ; c’est Homère, le prince des poètes. Après lui vient Horace le satirique. Ovide est le troisième. Le dernier est Lucain. Chacun d’eux mérite, comme moi, le nom qu’une seule voix vient de faire entendre. Ils s’avancent pour me rendre les honneurs dont je suis digne. » Je vis alors se réunir cette école imposante du prince de la haute poésie, qui, comme un aigle, plane sur les autres poètes. Ces illustres personnages parlèrent quelque temps ensemble ; ensuite ils se tournèrent vers moi. Leur salut amical fit sourire mon guide. Ils m’honorèrent encore davantage, puisqu’ils m’admirent dans leur auguste compagnie, et je me trouvai le sixième parmi des grands hommes si renommés. Nous marchâmes ensemble jusqu’à cette lumière brillante que j’avais aperçue. Nous parlions de choses qu’il est beau de taire en ce moment, comme là il convenait d’en faire le sujet de notre entretien. Nous nous trouvâmes bientôt au pied d’un noble château, sept fois entouré de hautes murailles, que baignait un fleuve limpide et peu profond. Nous le passâmes facilement, guidés par nos sages compagnons, et nous entrâmes dans le château par sept portes, pour arriver dans un pré émaillé d’une fraîche verdure. J’y remarquai d’autres personnages au regard calme et sérieux. Ils parlaient rarement, et d’une voix douce ; j’admirai l’autorité de leur visage. Nous nous dirigeâmes vers un point plus découvert, plus éclairé et plus élevé, d’où je pus distinguer toutes les âmes à la fois. Là, on me montra, sur l’émail fleuri, des esprits sublimes que je me réjouis d’avoir contemplés. Je vis Électre environnée d’une foule de héros, parmi lesquels je reconnus Hector, le fils d’Anchise, César armé de ses yeux étincelants. D’un autre côté, je vis Camille, Pentésilée, et le roi Latinus assis à côté de Lavinie sa fille ; je vis ce Brutus qui chassa Tarquin ; je vis Lucrèce, Julie, Marcia, Cornélie ; plus loin, Saladin était seul à l’écart. J’aperçus, en élevant les yeux, le maître de ceux qui aiment la sagesse, assis au milieu de sa famille de philosophes qui lui offrent l’hommage de leur admiration. Je vis Socrate et Platon, qui n’ont pas obtenu une renommée moins brillante ; Démocrite, qui croit que le monde est l’effet du hasard ; Diogène, Anaxagore, Thalès, Empédocle, Héraclite et Zénon ; Dioscoride, cet excellent observateur de la qualité des substances ; Orphée, Tullius, Linus, Sénèque le moraliste, le géomètre Euclide, Ptolémée, Hippocrate, Avicenne, Galien, Averroës, le célèbre commentateur. Je ne puis en nommer davantage : mon sujet m’entraîne, le dire n’équivaut pas au fait. Alors notre société de six se divisa : mon sage guide, m’éloignant de cet air pur et tranquille, me ramena dans la région des ténèbres.

 

 

 

CHANT CINQUIÈME

 

e descendis du premier cercle dans le second, d’une étendue moins spacieuse, mais où l’on éprouve des douleurs plus vives qui arrachent des cris lamentables. C’est là que siège, en grinçant des dents, l’horrible Minos.

Il pèse les crimes de ceux qui entrent ; il les examine, et, par le roulement de sa queue, il va leur assigner le lieu de leur supplice. Ainsi, quand un coupable paraît devant Minos, il est contraint à tout avouer. Ce juge du crime, chargé d’en connaître, voit bientôt la région de l’Enfer où cette âme doit souffrir, et il indique, par le nombre des replis de sa queue, celui des neuf cercles où le damné doit être précipité. Une grande multitude d’âmes est toujours en la présence du juge : elles s’accusent, elles entendent, et tout à coup sont plongées dans le gouffre. « Ô toi qui es entré dans l’hospice des douleurs, me dit Minos en suspendant son terrible ministère, prends garde à qui tu t’abandonnes ; ne te laisse pas tromper par l’entrée facile de ce séjour ! » — « Pourquoi ces cris ? lui répondit mon guide ; ne mets pas obstacle à son voyage qu’ont ordonné les destins : on le veut ainsi, là où l’on peut tout ce que l’on veut. Je ne dois pas t’en dire davantage. »

J’entendais déjà des voix plaintives. J’arrivai dans un lieu où elles redoublaient leurs gémissements, qui formaient, dans cette enceinte muette de toute lumière, un mugissement semblable à celui de la mer battue par une tempête. La tourmente infernale qui n’a jamais de repos entraîne les âmes dans son tourbillon, et les pousse avec fracas contre les débris d’innombrables rochers. Là, elles renouvellent leurs cris et leurs lamentations, en blasphémant la vertu divine. J’appris que l’on condamnait à ce supplice les ombres charnelles qui avaient asservi la raison aux plaisirs des sens.

De même que le froid fait prendre aux étourneaux un vol irrégulier, de même cette tourmente emporte, choque, repousse et ramène les âmes coupables, sans qu’aucun espoir de relâche ou d’adoucissement à cette peine vienne leur rendre quelque courage. Telles les grues disposées en files allongées fendent l’air et le frappent de leurs cris lugubres, telles les ombres enlevées par la tempête poussent sans cesse de sourds gémissements. « Ô mon maître, dis-je, quelles sont ces âmes infortunées que cet air noir déchire ? » Il me répondit : « Celle que tu vois ici la première régna sur une foule de peuples aux langages différents. Elle s’adonna tellement à l’impudicité que, pour éviter le blâme dû à ses emportements, elle eut pour loi de regarder comme permis ce qui lui était agréable : c’est Sémiramis, qui donna le sein à Ninus, et fut son épouse. Elle gouverna le pays où commande aujourd’hui le Soudan. Cette autre est celle qui chercha la mort par amour, et mourut infidèle aux cendres de Sichée. Tu vois, après elle, la luxurieuse Cléopâtre. » On me fit ensuite remarquer, en me les montrant de la main, Hélène, pour qui coula tant de sang, le grand Achille qui, en aimant, courut à une mort prématurée, Paris, Tristan, et plus de mille autres ombres que l’amour conduisit au trépas. Lorsque mon guide me nommait ces princesses des premiers âges et ces antiques guerriers, la compassion entra dans mon cœur. « Ô poète, dis-je à mon maitre, je parlerais avec plaisir à ces deux ombres qui volent ensemble et qui s’abandonnent au vent, dans leur course légère. — Attends, reprit-il, qu’elles soient arrivées plus près de toi, et prie-les, au nom de l’amour qui les tient encore unies, de s’arrêter un moment. Elles viendront à nous. » Lorsque le vent les dirigea de notre côté, j’élevai la voix et leur parlai ainsi : « Ô âmes infortunées, venez vous entretenir avec nous, si aucun obstacle ne s’y oppose ! » Telles que des colombes appelées à leur nid, objet de leur tendre affection, sillonnent l’air d’un vol rapide, les deux âmes, tant notre invitation affectueuse eut de force, quittent la foule où se trouvait Didon, et accourent vers nous à travers la tempête. L’une d’elles me dit : « Nous te saluons, être gracieux et bienveillant qui viens nous visiter dans cet air de ténèbres, nous qui avons teint le monde de notre sang. Si le roi de l’univers nous était favorable, nous le conjurerions de t’accorder des jours de paix, puisque tu as quelque pitié de nos maux éternels. Pendant que le vent se tait, comme à présent, nous écouterons ce que tu vas dire, et nous répondrons à tes demandes. La contrée qui m’a vue naître est voisine de la mer où descend le Pô, fatigué du tribut des diverses eaux qu’il a reçues dans son sein. L’amour, qui enflamme si vite une âme noble, rendit celui que tu vois près de moi passionné pour ces charmes séduisants qui me furent si cruellement enlevés (le souvenir de cette barbarie oppresse mon cœur). L’amour, qui ne dispense de l’amour aucun objet aimé, m’enivra d’une tendresse si vive qu’elle ne m’a pas encore abandonné. L’amour nous entraîna tous deux à la même mort. Le lieu où Caïn est tourmenté attend le monstre qui nous arracha le jour. »

L’ombre acheva de parler. À ces mots déchirants, touché d’une vive douleur, je baissais les yeux. Mon guide me dit : « Que fais-tu ? — Hélas ! répondis-je, combien de douces pensées et de désirs brûlants ont dû les conduire au terme de la vie ! » Je me retournai ensuite vers les deux âmes, et je dis : « Françoise, ton supplice excite la douleur et la pitié ; mais écoute encore : au temps de vos doux soupirs, quand et comment connûtes-vous la tendre intelligence de vos cœurs ? » L’âme répondit ainsi : « Il n’est pas de peine plus vive que de se rappeler, dans le malheur, les jours de la félicité ; c’est une vérité enseignée par ton maître.

« Puisque tu veux connaître la première source de notre amour, tu vas m’entendre pleurer et parler à la fois. Nous lisions un jour, pour nous distraire, l’histoire des amours de Lancelot. Nous étions seuls, sans aucune défiance. Plusieurs fois cette lecture nous arracha des larmes et nous fit changer de couleur. Un seul moment décida de notre sort. Quand nous lûmes que cet amant si tendre avait imprimé un baiser sur le doux sourire de son amante, Paul (ah ! que jamais il ne soit séparé de moi) imprima, tout tremblant, un baiser sur mes lèvres. Le livre et celui qui l’écrivit furent pour nous un autre Galléhaut. Ce jour-là nous ne lûmes pas davantage. »

Pendant que l’une des âmes parlait ainsi, l’autre pleurait si amèrement que, dans une émotion pénible de pitié, je perdis l’usage de mes sens, et je tombai comme tombe un corps sans vie.

 

CHANT SIXIÈME

 

u moment où, recouvrant mes esprits, je sortis de cette tristesse profonde que j’avais ressentie en contemplant l’état déplorable des deux tendres parents, je vis, autour de moi, de quelque côté que je tournasse mes mouvements, mes pas et mes regards, de nouveaux tourments et de nouveaux tourmentés. J’étais arrivé au cercle de la pluie éternelle, froide, funeste et maudite, composée des mêmes matières, tombant sans cesse dans une quantité toujours égale, irrévocablement réglée par le destin : une grêle épaisse mêlée de neige, une eau noirâtre infectant la terre, inondent avec fracas l’enceinte ténébreuse de ce cercle qui est le troisième de l’Enfer. Cerbère, chien cruel et si dissemblable des autres animaux, aboie obstinément de ses trois gueules contre les damnés que la justice divine y a renfermés. On ne peut voir sans frémir les yeux enflammés de ce monstre, ses poils rudes et sanglants, son ventre élargi, ses pattes armées de griffes dont il écorche, déchire et pourfend les esprits confiés à sa garde. Les impies, à qui la pluie glacée fait pousser d’affreux hurlements, n’ont d’autre soulagement que de présenter souvent au supplice le côté de leur corps où la douleur est moins récente. Dès qu’il nous vit, le reptile immense ouvrit ses gueules, et, tout tremblant de colère, il nous montra ses défenses menaçantes. Mon guide alors se baissa, prit de la terre dans ses deux mains, et la jeta dans les gueules affamées. Tel le chien qui, par ses cris perçants, annonce son avidité, et qui s’apaise aussitôt qu’on lui a jeté sa pâture qu’il s’empresse de dévorer, tel le démon Cerbère ferma ses trois gueules qui assourdissent, par leurs effroyables aboiements, les ombres condamnées à les entendre.

Nous passions à travers ces âmes qu’accable la pluie noirâtre, en nous marchions sur leurs ombres qui paraissaient des corps. Elles restaient étendues à terre, excepté une qui se leva au moment où elle nous vit passer. Elle me dit : « Ô toi qui as été conduit dans cet Enfer, reconnais-moi si tu le peux ! Tu étais né avant ma mort. » Je répondis : « Les angoisses que tu éprouves te rendent peut-être méconnaissable, et il ne me paraît pas que je t’aie vu jamais. Dis-moi, qui es-tu ? toi jeté dans un lieu si triste, pour subir une peine qui, si elle n’est pas la plus terrible, doit être la plus fatigante ? » L’ombre prit ainsi la parole : « Ta ville qui regorge d’envieux, m’a vu naître sur cette terre où l’on devrait couler des jours si fortunés ; vous, concitoyens, vous m’appelâtes Ciacco, et je suis condamné à recevoir cette pluie pour expier le crime fatal de la gourmandise. Je ne suis pas la seule âme qui ait mérité ce supplice. Toutes les ombres que tu vois ici ont commis la même faute. » À ces mots il se tut. Je lui répondis : « Ciacco, ta peine fait couler mes larmes ; mais apprends-moi, si tu le sais, comment finiront les divisions de ta patrie. Renferme-t-elle au moins quelque juste ? Apprends-moi la cause des dissensions qui l’ont assaillie. — Écoute, reprit-il : À la suite d’un grand débat, ils répandront le sang. Le parti dont le chef est venu des bois chassera l’autre parti, qui se retirera en désordre. Après trois révolutions de soleils, celui-ci reprendra l’avantage. Enfin, les derniers triompheront à l’aide d’un prince qui se portera pour médiateur. Cette faction régnera longtemps, et opprimera violemment ses ennemis dont elle bravera la fureur, et dont elle n’écoutera pas les plaintes. Florence compte encore deux justes, mais elle les méconnaît. L’orgueil, la jalousie et l’avarice, de leurs brandons homicides, ont embrasé tous les cœurs. » Ciacco cessa de faire entendre ses paroles douloureuses. Je lui dis : « Accorde-moi plus de détails, je t’en conjure. Où sont Farinata, Tegghiajo, qui furent si vertueux ? que sont devenus Jacques Rusticucci, Arrigo et Mosca, et d’autres qui s’appliquèrent à mériter l’admiration de la patrie ? J’ai un grand désir de savoir de toi s’ils ont été dévoués aux flammes de l’Enfer, ou s’ils ont en partage les béatitudes du ciel. » L’âme répondit : « Ils sont parmi des ombres plus coupables. D’autres crimes les ont précipités dans un cercle plus profond, où tu pourras les voir si tu descends plus bas. Maintenant, je t’en supplie, quand tu seras retourné sur la terre, cet heureux séjour, rappelle-moi à la mémoire de mes concitoyens ; je ne puis pas t’en dire davantage, je ne puis plus te répondre. » Alors il renversa ses yeux, me regarda encore un moment, baissa la tête, en retombant à terre avec les autres âmes criminelles.

Mon guide me dit : « Elles ne se relèveront plus jusqu’au moment où sonnera la trompette de l’ange, à l’arrivée de la puissance ennemie du crime : alors chacune d’elles retrouvera son triste tombeau, reprendra sa chair et ses traits, et entendra l’arrêt qui retentira dans l’éternité. » Nous traversâmes à pas lents cet amas d’ombres glacées par la pluie, en nous entretenant un peu de la vie future. « Mais ces tourments, dis-je à mon maître, croîtront-ils après la haute sentence ? deviendront-ils moins cruels ou plus cuisants ? — Rappelle-toi les leçons de ta science, interrompit mon guide : elle t’apprend que plus une substance approche de la perfection, plus elle doit ressentir vivement le bien et la douleur. Quoiqu’elle ne doive pas atteindre la perfection, cette race maudite, cependant elle espère y parvenir davantage, après le jugement solennel. »

Nous parcourions ainsi le cercle en discourant sur d’autres objets que je m’abstiens de rapporter. Nous arrivâmes au point où la pente devient plus rapide, et nous y trouvâmes Plutus, ce formidable ennemi.

 

 

CHANT SEPTIÈME

 

lutus, d’une voix rauque, s’écria : Papé satan,papé satan, aleppe. Mais le généreux guide, qui fut une source abondante de savoir, me dit, pour me rendre du courage : « Ne crains rien : quelle que soit sa puissance, il ne t’empêchera pas de descendre dans cette enceinte. » Puis, se retournant vers ce démon superbe, il lui cria : « Tais-toi, loup de malédiction, déchire-toi toi-même dans ta rage. Ce n’est pas sans raison que nous pénétrons dans l’abîme : on le veut ainsi là où Michel a puni le viol orgueilleux. »

La bête formidable tomba à terre, comme les voiles tombent renversées, lorsque le mât éclate et se rompt. Nous atteignîmes facilement la quatrième cavité, en nous enfonçant davantage dans l’entonnoir infernal qui engouffre les crimes de l’univers. Ô justice de Dieu ! qui pourrait décrire le tableau de nouveaux tourments qui se déroula devant mes yeux ? Pourquoi nos crimes provoquent-ils tant de supplices ? Les damnés de cette enceinte, en se rencontrant dans cette danse effroyable, se choquaient avec violence, comme les ondes amenées par des courants opposés se heurtent avec fracas, près de l’écueil de Charybde. Je distinguai alors une foule d’ombres qui portaient péniblement des fardeaux énormes, en poussant des hurlements de douleur. Elles se frappaient l’une l’autre, et se criaient mutuellement : « Pourquoi retiens-tu sans cesse, et toi, pourquoi jettes-tu ? » Les âmes tournaient ainsi, en se partageant entre elles l’enceinte obscure, et en se répétant leur refrain honteux ; et, quand elles avaient parcouru la moitié du cercle qui leur était réservé, elles retournaient précipitamment se heurter à l’impitoyable combat. Mon cœur était ému de compassion. Je dis à mon maître : « Quels sont ces infortunés ? Parmi ceux que je vois à notre gauche, ont-ils été clercs ceux qui en portent le signe ? » Il me répondit : « Ceux-ci ont été si chauves d’esprit que, dans la première vie, ils n’ont pas su user de leur fortune avec mesure. Tu comprends assez ce que ces esprits ont été, si tu entends ce que leur voix aboie, quand ils sont arrivés à la moitié de leur course, où un vice différent les sépare. Ils ont été clercs, ceux à qui tu vois la tonsure ; ce sont des papes et des cardinaux, qu’une excessive avarice a dominés.

— Mais apprends-moi, ô mon maître, dis-je alors, ne pourrais-je pas reconnaître quelques-uns de ceux qui se souillèrent de tels vices ? — Non, me dit-il, renonce à cette pensée : la vie sordide qu’ils ont menée les a rendus si difformes, qu’il n’est aucun moyen de retrouver leurs traits. C’est à ces deux heurts sans fin qu’ils sont condamnés. Ceux-ci sortiront de leurs tombeaux le poing fermé ; ceux-là dépouillés de leur chevelure : pour avoir mal donné et mal tenu, ils perdent le séjour de la gloire céleste, et sont entraînés à ce combat éternel. Je ne dépense pas plus de paroles pour te prouver combien il est terrible. Juge donc, mon fils, quelle est la frivolité de ces biens que donne la fortune, et que les mortels cherchent à s’arracher : tout l’or que l’on a vu ou que l’on voit sur la terre ne pourrait pas donner un instant de relâche aux peines cuisantes de ces malheureux. »

Je repris ainsi : « Ô mon maître ! apprends-moi ce qu’est cette fortune que tu viens de nommer. Qu’est-elle donc pour tenir si fortement dans sa main les biens de la terre ? »

Il répondit : « Ô créatures insensées ! quelle est votre ignorance ! Je veux t’alimenter de ma sentence. Celui dont la science est universelle a créé les cieux et les moteurs qui les conduisent. Par l’effet d’une distribution égale de la lumière, chaque partie des cieux est visible pour la partie de la terre qui lui correspond. Le même souverain a commis aussi à une intelligence régulatrice le soin des biens de ce monde : c’est elle qui, de temps en temps, fait passer ces biens périssables d’une famille à une autre famille, d’une nation à une autre nation, sans que la prudence humaine puisse y apporter le moindre obstacle.

Voilà pourquoi un peuple commande et l’autre dégénère, au gré de cette volonté capricieuse, dont la volonté est cachée comme un serpent sous l’herbe. Votre savoir est vainement opposé à cette intelligence : elle pourvoit à son propre ministère, juge, ordonne, comme font les autres intelligences créées de Dieu. Ses changements n’ont pas d’intermittence ; la nécessité la contraint à un mouvement qui l’emporte dans une précipitation continuelle ; telle est celle que maudissent souvent ceux qui devraient la bénir, et qui l’accusent à tort. Mais elle poursuit sa course heureuse, et n’entend pas ces plaintes. Joyeuse, ainsi que les autres créatures d’un ordre supérieur, elle imprime le mouvement à sa sphère, et jouit glorieusement de sa béatitude.

« Maintenant, descendons vers des tourments plus affreux. Les étoiles, qui montaient quand je suis arrivé prés de toi, commencent à s’abaisser, et nous défendent de trop tarder à nous avancer. »

Nous achevâmes de traverser le cercle ; nous trouvâmes ensuite une source bouillonnante, et dont l’eau, plutôt noire que perse, tombait dans un fossé qu’elle avait creusé. En côtoyant le bord de l’onde ténébreuse, nous entrâmes dans un chemin encore plus âpre et plus terrible. Ce ruisseau funeste, quand il est arrivé au pied des côtes impures de cette enceinte, forme un étang qu’on appelle Styx.

J’attendais impatiemment le spectacle qui allait s’offrir à mes yeux, et j’aperçus des âmes nues plongées dans la fange. Je remarquai leurs traits irrités : elles se frappaient, non pas seulement avec les mains, mais avec la tête, avec la poitrine, et se déchiquetaient de leurs dents meurtrières.

« Voilà, me dit mon maître, les âmes de ceux qui s’adonnèrent à la colère. Elles remplissent cet étang ; et jusqu’au fond de ces eaux, une foule innombrable est vouée au même supplice. Regarde ces tourbillons ; le tourment des condamnés soulève la face de ces ondes fétides. Plongés dans ce limon ils disent : « Nous ne connûmes que la rage sous ce ciel doux que récrée le soleil, et nous conservâmes dans nos cœurs une violence coupable ; nous sommes tourmentés maintenant dans ces eaux limoneuses. »

Tel est l’hymne qu’ils coassent dans ce marais où ils ne peuvent articuler des paroles entières.

Nous tournâmes ainsi tout autour d’une partie de ce lac immonde, les yeux fixés sur les ombres englouties dans la fange, et nous arrivâmes enfin au pied d’une tour.

 

 

 

CHANT HUITIÈME

 

e dis, pour suivre mon récit, qu’avant d’arriver au pied de la tour, nos yeux avaient aperçu deux flammes qu’on avait placées sur ses créneaux : une autre tour plus éloignée avait répondu par un semblable signal que nous n’avions pu discerner qu’avec peine. Je me tournai vers mon maître, cette mer immense de tout savoir, et je lui dis : « Que signifie ce signal ? qui a été chargé de le faire ? à quoi répond cet autre feu ? » Mon guide me parla ainsi : « À travers ces eaux fangeuses, si le brouillard du gouffre éternel ne t’empêche pas de distinguer les objets, tu dois apercevoir ce qu’on attend ici. » Un arc ne lance pas la flèche dans l’air aussi promptement que s’avançait une petite barque montée d’un seul nocher qui criait : « Tu es donc arrivée, âme félone ? — Phlégias, Phlégias, cette fois tu cries en vain, lui dit mon guide, tu ne nous verras auprès de toi que le temps nécessaire pour traverser l’onde impure. » Semblable à celui qui. voyant qu’il a été cruellement trompé, se plaint amèrement, Phlégias gémit d’être forcé à contenir sa colère. Mon guide entra dans l’antique barque, et m’y fit descendre ; mais elle ne parut chargée que quand j’y fus entré avec lui, et elle sillonna l’onde plus profondément, lorsqu’elle m’eut reçu moi, et mon guide. Nous parcourions ainsi le marais de la mort, quand il se présenta devant nous une ombre couverte de fange, qui me dit : « Qui es-tu, toi qui viens ici avant l’heure ? » Je répondis : « Je passe, et je ne dois pas rester avec toi : mais toi qui es ainsi défiguré, qui es-tu toi-même ? » L’ombre reprit : « Tu vois bien que je suis un de ceux qui habitent l’empire des larmes. » Je continuai ainsi : « Ah ! esprit maudit de Dieu, séjourne éternellement au milieu des plaintes et des gémissements ! Je te connais, quoique tu sois tout sali de fange. » L’ombre alors saisit l’esquif de ses deux mains ; mais mon maître, qui s’en aperçut, la repoussa, en lui criant : « Fuis loin d’ici avec ces autres chiens. » En même temps il me serra dans ses bras, me baisa le visage, et me dit : « Ô noble mortel, qui éprouves une sainte colère, bénie soit la femme qui t’a enfanté ! Cette ombre fut, dans le monde, livrée à un fol orgueil ; aucune vertu n’a orné sa mémoire. Tu vois comme son âme est furieuse. Que de grands rois seront un jour engloutis dans ce cloaque, comme de vils pourceaux, ne laissant après eux que d’horribles mépris ! — Ô mon maître, dis-je alors, que je voudrais, avant de sortir de cette barque, voir ce coupable plongé dans ce vil bouillon ! » Virgile me répondit : « Tu seras satisfait avant d’avoir touché le rivage. » Je vis bientôt les autres âmes impures poursuivre cette ombre. J’en loue et j’en remercie encore le ciel. Toutes criaient : « À Philippe Argenti. » Et ce Florentin superbe, ne pouvant se venger, se déchirait de ses propres dents. Nous le laissâmes en butte à ses outrages : le dégoût m’empêche de prolonger ce récit. J’entendis alors de nouveaux gémissements, et je prêtai une oreille attentive. Mon maître me parla ainsi : « Mon fils, nous approchons de la ville qui s’appelle Dité. C’est le séjour le plus peuplé ; c’est là que tu verras des ombres qui ont commis de plus grands crimes. — En effet, répondis-je, j’aperçois déjà ses mosquées ; elles sont enflammées, comme si le feu les dévorait. — Oui, reprit-il, c’est le feu éternel, dont elles sont pénétrées, qui leur donne la couleur rougeâtre que tu remarques dans cette partie plus basse de l’Enfer. »

Nous approchâmes des hauts retranchements qui entourent cette terre de désolation dont les murs paraissaient de fer. Ce ne fut qu’après quelques détours que nous atteignîmes un point où le nocher nous cria d’une voix forte : « Sortez, voilà l’entrée. » Auprès des portes, plus de mille de ces rebelles, tombés en pluie, du ciel, disaient avec fureur : « Mais quel est donc celui qui, sans la mort, s’avance dans son empire ? » Mon guide les prévint, par un signe, qu’il voulait leur parler secrètement. Leur fureur effroyable se calma, et ils répondirent : « Toi, viens ici sans lui, et qu’il se retire, cet autre qui a été assez audacieux pour entrer dans ce royaume ! qu’il s’en retourne seul à travers les sentiers pénibles de ces régions ténébreuses ; qu’il essaye de retrouver la route, s’il le peut ! Tu resteras parmi nous, toi qui as eu l’imprudence de le guider dans ces contrées obscures. » Juge, ô lecteur ! si je ne dus pas perdre tout courage, en entendant ces paroles cruelles ! Je craignis de ne pouvoir jamais retourner sur la terre. Je dis alors : « Ô mon guide chéri, qui m’as rassuré tant de fois, toi qui m’as arraché au plus imminent danger, ne m’abandonne pas ; et s’il m’est défendu d’avancer encore, recherche rapidement avec moi les traces de nos pas.

« Ne crains, rien, me répondit-il, un être surnaturel nous a permis solennellement de parcourir ces enceintes. Aucune puissance n’a le droit de nous interdire le passage. Attends-moi ici, reprends courage, conçois une vive espérance. Je ne t’abandonnerai pas dans ce monde de larmes. »

À ces mots, ce généreux père me quitte en me laissant en proie au oui et au non qui se débattent dans ma tête. Je ne pus entendre ce que mon guide dit aux rebelles. Il resta peu de temps auprès d’eux ; bientôt nos ennemis rentrèrent dans leurs retranchements avec la plus grande vitesse, et refermèrent violemment les portes sur mon maître, qui revint à moi en marchant à pas lents ; il baissait à terre ses yeux qui n’annonçaient plus l’espérance, et, en soupirant, il disait : « Qui m’a donc refusé l’entrée de la vallée des douleurs ! Et toi, continua-t-il, rappelle ton courage ; que mon indignation n’abatte pas ton assurance ! je vaincrai leur présomption, quelle que soit la résistance qu’ils préparent : cette insolence n’est pas nouvelle. Ils ont déjà tenté un effort non moins outrageant, à cette porte où tu as lu l’inscription de mort, et qui, encore aujourd’hui, présente ses gonds fracassés. Mais déjà s’avance seul et sans guide, à travers les cercles, celui qui doit punir l’audace de ces démons, et nous ouvrir les portes de cet empire. »

 

 

CHANT NEUVIÈME

 

on guide, voyant la pâleur de mes traits qu’altérait la peur, s’efforça de ramener le calme sur son visage ; tout à coup il s’arrête, attentif, comme un homme qui écoute, parce que l’œil ne pouvait pénétrer bien avant dans l’air obscurci par ces brouillards ; il commence ainsi : « Nous l’emporterons sur nos ennemis… Si nous n’étions pas vainqueurs !… Il s’est offert un tel appui !… qu’il me tarde que ce secours arrive ! » Je vis bien que mon guide cherchait à modifier ce qu’il avait dit d’abord. Ma peur augmenta, parce que j’interprétais peut-être mal ses premières paroles entrecoupées. Je lui adressai alors cette question : « Vit-on jamais descendre au fond de cette région impure quelques-uns des esprits qui sont condamnés seulement à vivre sans espérance ? » Il me répondit : « Il est rare qu’aucun de nous entreprenne le voyage dans lequel tu me vois engagé. Il est vrai que déjà une fois je pénétrai dans l’abîme des douleurs, par l’effet d’une conjuration magique de cette cruelle Éricto qui rendait les corps à la vie. Depuis peu de temps mon âme avait quitté son enveloppe mortelle, lorsque Éricto me fit entrer dans les murailles de la ville de Dité, pour ramener un esprit du cercle de Judas. Ce cercle est le plus profond, le plus sombre et le plus éloigné du ciel qui embrasse l’univers. Je sais le chemin, rassure-toi. Ce marais fétide entoure la cité de douleurs, dont nous voyons avec indignation qu’on nous interdise les approches. » Il ajouta d’autres paroles que je n’ai pas retrouvées dans ma mémoire. Mes yeux s’étaient tout à coup portés sur la haute tour couronnée de flammes ; j’y vis paraître trois furies infernales teintes de sang : elles avaient les formes et les traits d’une femme ; des hydres verdâtres ceignaient leurs flancs ; de petits serpents et des cérastes qui figuraient leurs cheveux tombaient sur leur front livide. Mon guide, qui reconnut les suivantes de la reine des pleurs éternels, me dit : « Regarde les féroces Érinnyes : à gauche est Mégère ; celle qui verse des larmes à droite est Alecto ; Tisiphone est au milieu. » À ces mots, il se tut. Elles se déchiraient le sein de leurs ongles sanglants, se frappaient à coups redoublés, et poussaient des cris si affreux que, dans ma frayeur, je me serrai contre le poète. Elles disaient en nous regardant : « Qu’on apporte la tête de Méduse, et nous le convertirons en pierre. Nous n’avons pas tiré une vengeance assez terrible de Thésée ! – Retourne-toi, dit mon maître, ferme les yeux, si l’on montre la tête de la sœur des Gorgones : à peine tu l’aurais aperçue, qu’il n’y aurait plus d’espoir, pour toi, de revoir la lumière. » En même temps il me fit tourner le visage en arrière ; et, ne se confiant pas assez à mes mains, il mit encore les siennes devant mes yeux. Ô vous qui avez l’entendement sain, découvrez la science qui se cache sous le voile de ces vers étranges !

Mais déjà, à travers la noire vallée des tempêtes, on entendait un bruit qui faisait trembler les deux rives. C’est ainsi qu’un vent impétueux, irrité par des chaleurs contraires, embrasse une forêt dans ses vastes tourbillons, ébranle les arbres, arrache les branches, les lance au loin avec fracas, et, précédé d’un nuage épais de poussière, s’avance, orgueilleux, en chassant devant lui les bergers et les animaux. Mon guide retirant ses mains qui couvraient mes yeux, me dit : « Promène ta vue sur cette écume antique, là où la fumée est plus acerbe. »

Telles les grenouilles poursuivies par la couleuvre ennemie s’enfoncent sous les eaux jusque dans l’asile le plus impénétrable, telles mille âmes coupables fuyaient devant celui qui traversait le Styx à pied sec, d’un pas lent, et qui de sa main gauche repoussait l’air empesté, ne paraissant être fatigué que de ce soin. Je devinai que c’était un envoyé du ciel, et je

 

regardai mon maître, qui me fit signe de me taire et de m’incliner. Quel noble dédain se montrait sur le visage de l’ange ! Il arriva près de la porte, la frappa d’une baguette, et l’ouvrit sans effort. « Démons chassés du ciel, race méprisée, s’écria-t-il en se plaçant sur le seuil de la porte terrible, quelle est votre présomptueuse arrogance ? Pourquoi regimber contre cette volonté qui doit toujours atteindre son terme, et qui a tant de fois accru vos tourments ? Que vous sert de frapper de la corne contre les destins ? Votre Cerbère, s’il s’en souvient, porte encore à son cou et à son menton pelés les traces des liens qui ont enchaîné sa rage. » L’ange alors se retourna vers le marais fangeux sans nous parler, et nous parut un être mordu d’un intérêt bien autrement impérieux que celui de l’homme qu’il a devant les yeux.

Puis nous avançâmes, rassurés par les saintes paroles de l’envoyé céleste, et nous franchîmes la porte sans aucune résistance. J’avais le désir de connaître ce que ces retranchements pouvaient renfermer. J’envoyai partout mes regards curieux, et j’aperçus à droite et à gauche une immense campagne remplie de nouvelles douleurs et de nouveaux tourments.