La mort de la rose - Marion Dakrou - E-Book

La mort de la rose E-Book

Marion Dakrou

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Beschreibung

Peu importe le prix à payer ou les obstacles rencontrés sur le chemin sinueux de la vengeance, Desmond est déterminé à tenir sa promesse. Une promesse douloureuse, faite lorsque sa jeune épouse a été brutalement assassinée. Pourra-t-il revenir des enfers, des ténèbres profondes qui finiront par l’engloutir à mesure que ses mains se couvrent de sang ? Et si, après tout, c’était le seul moyen de trouver la paix ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Marion Dakrou allie son expérience professionnelle à sa passion pour la littérature pour nous offrir une expérience de lecture unique. "La mort de la rose" marque son premier pas vers la réalisation de son rêve : devenir écrivain.

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Marion Dakrou

La mort de la rose

Roman

© Lys Bleu Éditions – Marion Dakrou

ISBN : 979-10-422-3482-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Prologue

« Vous en avez mis du temps, Major, dis-je sans me retourner, je vous attendais.

— Montrez-moi vos mains, Rodriguez.

— Je ne suis pas armé. »

Je m’exécute pourtant sans discuter plus avant, continuant de fixer profondément l’épitaphe gravée sur la pierre tombale qui se dresse sombrement devant moi. « À notre fille aimée, à une femme merveilleuse et une épouse aimante. » Mon regard s’arrête longuement sur les derniers mots et il me semble que mon cœur rate un battement. Je me tourne lentement vers le Major, les mains toujours paumes à l’avant, et je plante mes iris dans les yeux de ce dernier. Un autre flic se tient un peu plus en retrait, mais ce n’est pas à lui que je m’adresse.

« C’est ironique, vous ne trouvez pas ? lançais-je avec colère. Que cette épitaphe stipule qu’elle a été une épouse alors qu’elle n’a été mienne que quelques heures seulement. »

Le flic me regarde avec un air compatissant mêlé à de la méfiance. Le genre de regard qu’ont ceux qui savent ce que j’ai fait sans comprendre vraiment pourquoi.

« Mais j’ai eu ma vengeance, n’est-ce pas ? Elle peut reposer en paix maintenant. »

Ma voix n’est qu’un faible murmure qui se perd dans la nuit profonde de ce mois de juillet pluvieux.

« Et vous, Rodriguez, me lance le flic avec force. Allez-vous reposer en paix après ce que vous avez fait ? Vous allez finir le reste de votre vie en prison, à croupir derrière des barreaux, et qu’est-ce que vous aurez gagné ?

— Est-ce que tout cela importe vraiment ?

— Je crois que ça importe beaucoup. Comment allez-vous faire pour vivre pour vivre avec ça sur la conscience ?

— Vivre, je répète ça lourdement, vivre ? Je suis mort le jour où elle m’a quitté. »

Je détourne le regard et contemple la tombe de ma bien-aimée sur laquelle repose une simple rose blanche.

« La paix, dis-je dans un murmure.

— Je vous demande pardon ? me demande le Major, incrédule.

— La rose blanche. Ça signifie la paix et la liberté.

— Vous avez tué dix personnes, Rodriguez. Ça m’étonnerait fortement que votre femme puisse être en paix avec le fait que son mari soit devenu un meurtrier. »

Et à cet instant, je ne fais pas vraiment attention à ce qu’il dit. Je suis perdu. Perdu dans des pensées qui me terrassent. Mon cœur, plus brisé, plus détruit que jamais semble, s’arrêter rien qu’à ces pensées insupportables. Et comme si je ne souffrais pas assez, le flic se voit obligé de me donner un coup fatal.

« Elle est morte, Rodriguez. »

Oui. Elle est morte. Morte assassinée de la pire des manières. Elle m’a été arrachée voilà maintenant un an. Un an d’une abominable colère, d’un chagrin inconsolable. Et le jour de sa mort, je m’étais fait une promesse. La promesse infernale de ne pas me reposer avant d’avoir fait payer, un par un, tous les meurtriers de ma femme. Qu’ils soient cinq, dix ou vingt, je ne m’arrêterai pas avant d’avoir achevé ma vendetta et d’avoir, enfin, vengé celle qui représentait mon monde tout entier.

12 juillet 2012

Le plus beau jour d’une vie. C’est ce que doit représenter l’union d’un homme avec la femme de sa vie. Ce 12 juillet 2012, j’étais sans doute l’homme le plus heureux du monde. À seize heures, j’allais me marier avec la femme que j’aimais plus que tout, et tout ce que j’avais vécu jusqu’à présent m’interdisait de faire un faux pas.

Ce matin-là, c’est un rayon de soleil qui m’a réveillé, pénétrant la fenêtre de la chambre dans laquelle nous nous trouvions. Je n’avais pas passé la plus belle nuit de ma vie, considérant le fait que j’étais plus angoissé que jamais. L’excitation et l’appréhension avaient embrouillé mon esprit une bonne partie de la nuit, mais alors que je tournais la tête vers le visage de ma future femme, rien n’aurait pu ôter le sourire qui irradiait mon visage. Ses cheveux flamboyaient à la lueur de l’astre lumineux qui s’infiltrait dans la pièce. Son visage était doux, apaisant, angélique. Elle avait cette façon de sourire quand elle dormait, cette pureté naïve qui avait toujours eu le don de m’émouvoir. Sa peau était d’un blanc nacré, un peu comme de la neige. Elle était belle. Elle était sublime. Et comme tous les jours, celui-ci en particulier, je me souviens m’être dit à quel point l’homme que j’étais avait de la chance d’avoir une femme comme elle à ses côtés.

Tandis que je la regardais, je m’étais souvenu de ma demande en mariage, de tous les matins, comme celui-ci, où elle m’avait dit, en se regardant dans le miroir, à quel point elle se trouvait affreuse. Et j’avais souri. Oui, j’étais heureux. Moi, Desmond Rodriguez, j’étais follement et éperdument amoureux.

« Je suis affreuse ! »

À l’heure actuelle, ce souvenir est sans doute le plus beau que je possède. Une fois de plus, elle se tenait devant son miroir, brosse en main, cheveux ébouriffés, mine déconfite.

« Je vais tout raser ! s’était-elle exclamée en fusillant du regard son reflet dans la glace.

— C’est une décision à laquelle je m’oppose totalement, chérie. »

Je m’étais approché d’elle et, comme chaque matin, j’avais pris la brosse, commençant à lui peigner sa tignasse emmêlée.

« Tu as les plus beaux cheveux du monde. »

Elle m’avait jeté un regard noir, un de ceux qu’elle avait l’habitude de me lancer lorsqu’elle savait que je me moquais d’elle.

« Bon, peut-être pas le matin, dans cet état-là, avais-je dit en souriant, mais lorsque mes mains expertes auront, une fois de plus, mis leur petite touche personnelle, ils seront aussi sublimes qu’une cascade flamboyante. »

Son regard s’était attendri, elle avait souri de cette façon pure et délicate dont elle avait le secret.

« Et toi, tu es le plus beau baratineur que j’aie jamais rencontré. »

J’avais prévu de la demander en mariage. J’avais la bague, le discours, le restaurant, mais ce moment, cette heure, cette atmosphère m’avaient poussé à le faire. J’avais la bague, mais plus de discours préparé, plus de restaurant, seulement elle et moi dans cette chambre, devant ce miroir. J’avais arrêté de brosser ses cheveux, j’étais allé chercher la bague dans ma table de nuit et je m’étais replacé derrière elle, face au miroir, ouvrant l’écrin de velours vert dans lequel reposait une bague ornée d’une opale.

« Il est tôt et je n’ai pas fini de démêler tes cheveux. Je sais que tu penses que tu es affreuse avec cette tête et cette chevelure mal peignée, mais c’est aussi pour ça que je t’aime. Pour ta beauté naturelle, ton entêtement à dire, chaque jour, que tu vas te faire la boule à zéro. Pour ton aveuglement à ne pas voir ce que moi je vois, pour ton intelligence, ta pureté, ta délicatesse. Je t’aime pour ta susceptibilité et ta fierté de femme qui ne supporte pas qu’on la juge que pour sa beauté. Je t’aime pour ta douceur, pour tes colères et tes regards noirs, pour ta bonté et ta méchanceté naïve. Je t’aime parce que tu es toi et pas ce que les autres voudraient que tu sois, ce qu’ils voudraient faire de toi. Je t’aime parce que tu es une excellente chirurgienne et parce que tu sais parfaitement te moquer de moi lorsque je fais d’une simple grippe une mort imminente et inévitable. Je t’aime parce que tu sais m’aimer de la meilleure des façons : avec pudeur et exaltation. Il t’arrive de te demander pourquoi je te trouve belle ; il m’arrive de me demander pourquoi tu m’aimes. Mais tu m’as choisi, malgré mon passé et mes défauts. Tu m’as choisi malgré mes airs taciturnes, malgré ma pudicité et mon introversion. Et je t’aime. Je t’aime et je veux passer le reste de ma vie à tes côtés. Tu es mon rayon de soleil. Tu parviens à faire de mes journées les plus sombres, des parcelles de souvenirs, de clarté inoubliable. C’est aussi et surtout pour ça que je veux que tu deviennes ma femme. Parce que nous deux, au premier regard, aux premiers mots, ça a tout de suite été une évidence. »

Je me souviens que, durant tout mon monologue, elle n’avait pas bougé. Je me demande même si elle n’avait, ne serait-ce, que cligné des yeux. En tout cas, je sais que ses cheveux n’avaient plus eu aucune espèce d’importance. Elle était simplement restée là, face au miroir, contemplant nos deux reflets, les yeux brillants de larmes, la bouche entrouverte, les joues rougies. Elle n’avait pas répondu ; elle n’en avait pas eu besoin. Elle s’était juste levée et tournée vers moi pour me regarder profondément avant de m’embrasser.

« À quoi tu penses ? »

La voix de ma future épouse m’avait sorti de mes pensées. Elle me regardait de ses grands yeux vert émeraude, l’air ensommeillé.

« Je pensais à nous. »

Il n’y avait jamais eu disputes, rarement de désaccords. J’avais obtenu mon diplôme d’ébéniste en 2003. L’année d’après, j’avais été embauché par Pierre Demont, son père. Avant 2007, je n’avais jamais vu sa fille. Pierre m’en avait parlé, bien sûr, mais j’étais loin d’imaginer que, le jour où je croiserais son regard, je tomberais immédiatement et irrémédiablement amoureux d’elle.

« Est-ce que ces pensées vont t’empêcher de m’épouser aujourd’hui ? »

Je me souviens de la voix tendue qu’elle avait eue en me posant cette question. Peut-être avait-elle pensé que j’étais le genre d’homme à la laisser devant l’autel, à partir et à ne jamais revenir.

« Crois-tu que j’aie envie de t’abandonner pour qu’un autre homme te mette la main dessus ? avais-je dit en souriant. Cette seule pensée m’est insupportable. »

Elle m’avait souri tendrement, son regard flamboyant rempli de larmes qu’elle refusait de faire couler.

« Je t’aime.

— Je t’aime, Desmond. »

Et la journée était passée. Dure et fébrile à la fois. Ma future femme était restée avec son père afin de se préparer. Moi, j’étais allé chez Max, un ami – plutôt un frère – de longue date, mon témoin, pour qui j’avais une estime infaillible.

« Alors ça y est ? m’avait-il dit en ajustant ma cravate. C’est ton tour. »

Je ne saurais dire qui de Max ou de moi était le plus heureux à l’idée de ce mariage. Et même si je le savais déjà depuis longtemps, c’est sans doute ce jour-là que je me suis aperçu que cet homme serait toujours là pour moi. Comme j’avais toujours été là pour lui.

« Il semblerait que j’aie, moi aussi, eu la faiblesse de trouver mon âme sœur. »

Je me préparai avec le plus grand soin. Costume satin bordeaux, j’avais, pour l’une des rares fois de ma vie, réussi à coiffer mes affreux cheveux toujours en batailles. Il faut dire aussi que Max n’avait pas lésiné sur la couche de gel, mais je lui étais reconnaissant de ne pas m’avoir laissé seul avec cette affreuse chevelure de tous les diables. Puis vers quinze heures trente, nous nous étions rendus à l’église. Nombre des invités étaient déjà arrivés et j’étais dans un état d’excitation proche de la syncope. Je ne sais toujours pas comment Max avait réussi à me supporter tout au long de cette interminable journée. Toujours est-il qu’à seize heures tapantes, j’étais devant le bureau du maire, mon témoin à ma droite, attendant que ma bien-aimée daigne se montrer.

Les mots sont bien trop faibles pour exprimer ce que j’ai ressenti en la voyant apparaître au bras de son père, la conduisait à moi. Elle était éblouissante dans cette robe somme toute très simple. En vérité, je n’avais pas voulu qu’elle s’unisse à moi dans une de ces robes à des prix exorbitants et remplies de fanfreluches ridicules. C’était elle que j’épousais, pas la robe, et c’était donc Elle qui devait être fabuleuse. Je voulais que le monde entier se rende compte de sa beauté. Elle était si ravissante, si pure, que pour rien au monde je n’aurais souhaité que cette image soit ternie par quelque chose d’aussi matériel qu’une robe.

À dix-sept heures, nous sortions de la Mairie, unis l’un à l’autre, pour l’éternité. Moi, tout ce que je voyais, c’était que notre amour était assez fort pour nous conduire là où nous étions, plus heureux, plus épanouis que jamais je n’aurais osé l’imaginer, même dans mes rêves les plus fous. Au sortir de l’église, nous nous étions rendus dans notre maison de campagne où un fabuleux festin nous attendait. Judith, ma sœur de sept ans ma cadette, restait à mes côtés plus qu’elle ne l’avait jamais fait. Était-ce l’émotion ? Ou bien la peine de ne plus m’avoir pour elle seule ? Je ne le savais pas et, à ma plus grande honte, j’avoue ne pas avoir fait autant attention à elle que j’aurais dû, ce soir-là. Toujours est-il que la fête commença, accompagnée des habituels discours des témoins et de la première danse. Nous buvions, nous mangions, moi ne quittant jamais ma toute nouvelle épouse, profitant pleinement de ces instants précieux que je voulais graver à jamais dans ma mémoire et dans mon cœur.

C’est vers vingt-trois heures quinze que tout avait basculé. J’avais regardé ma femme s’approcher de moi, le visage marqué par un bonheur pur. Elle s’était élancée dans ma direction, les yeux perdus sur mon visage, me regardant comme jamais encore elle ne m’avait regardé. Aurais-je dû courir vers elle ? La prendre dans mes bras et lui dire à quel point je l’aimais, à quel point j’étais heureux en cet instant ? Parce que ce regard, c’est le dernier que j’ai eu d’elle. Cette image est la dernière que j’ai eue d’elle. Car après, tout s’était précipité. Des bruits de voitures, des pneus crissant sur les graviers, des portes qui s’ouvrent et qui se claquent, au loin, des invités commençant à hurler. Et puis des sons lourds et graves, le bruit affreux d’une cartouche tirée, de la balle traversant le canon. Les cris insupportables de nos amis se jetant au sol à la vue de ces six hommes armés jusqu’aux dents. Et le bruit d’autres balles, d’autres cris. Le bruit de chutes au sol. Le bruit de la chute d’un corps lourd, sans vie. Et je ne voyais rien. Rien du tout. Ma vision était obscurcie par l’absence de lumière, par la fumée, par ce que je ne voulais pas voir. Il y eut d’autres bruits. Les mêmes qu’à l’arrivée, mais dans l’autre sens. Des portes qui s’ouvrent, qui claquent, les pneus crissant sur les graviers et les voitures qui s’éloignent. Et puis… plus rien. Je ne sais combien de temps il me fallut pour recouvrer la vue.

Un certain temps. Quelques secondes ? Quelques minutes ? Mais quand ma vision se fut rétablie, je ne cherchais qu’Elle. Rien d’autre n’avait d’importance. Ni même mes amis, ni même Max, ni même ma sœur. Il n’y avait que ma jeune épouse. Et je ne la voyais pas. Je ne la trouvais pas. Il n’y avait plus de bruit. Tout n’était que silence, chaos et destruction. Et je ne la voyais toujours pas. Combien de temps avant que mes yeux ne se baissent sur le sol et ne voient finalement plus qu’elle ? Trop longtemps. Et je me souviens encore de l’agonie de mon cœur et du hurlement de mon âme lorsque mes yeux se sont posés sur ce corps, sur son corps. Inerte. Sans vie. Mort. Je ne suis pas sûr d’avoir bougé. Je me souviens être resté là, planté à quelques mètres d’elle, les bras le long du corps, la bouche légèrement entrouverte. En vérité, j’étais essoufflé. J’avais un mal de chien à respirer. Mon cœur me faisait mal, je le sentais battre dans ma poitrine et j’aurais souhaité qu’il s’arrête.

Le tapage avait commencé à s’intensifier, les gens recommençaient à parler, à passer des coups de fils, sans doute à appeler la police, les pompiers… Et moi je restais là, l’estomac retourné, incapable de réfléchir, incapable de m’approcher de ce corps mort. Aurais-je dû crier ma souffrance ? Hurler ma rage et mon désespoir ? On venait de m’arracher ce que j’avais de plus cher au monde, brutalement, irrémédiablement. Et quand mes jambes s’étaient enfin décidées à marcher, à combler les quelques mètres qui me séparaient d’elle, j’étais tombé à genoux, les larmes coulant silencieusement le long de mes joues. J’avais regardé son visage, longuement, comme pour le fixer à jamais sur mes rétines. J’avais regardé ses cheveux étalés autour de sa tête, telle une auréole. Une auréole maculée de sang. J’avais regardé sa bouche, crispée de peur et de désarroi. Et j’avais regardé ses yeux. Ses yeux vert émeraude, d’ordinaire si pétillants et pleins de vie. Il n’y avait plus rien que le vide et l’absence. Elle était morte.

Je me souviens de l’arrivée des flics et des pompiers. Je me souviens du brouhaha infernal, du bourdonnement incessant dans mes oreilles. Je me souviens de Judith, pleurant à mes côtés, essayant tant bien que mal de faire taire ce chagrin qui s’insinuait en moi. Je me souviens de la main de Max sur mon épaule, de cet ami incapable de trouver les mots face au drame qui s’abattait sur moi, sur mon mariage, sur ma vie tout entière. Je me souviens de Pierre, de son cri déchirant, de ses larmes coulant sur mon torse alors qu’il pleurait dans mes bras. Je me souviens du jeune Gardien de la Paix me posant des questions, le visage marqué par l’ignorance et la pitié. Que pouvait-il faire ? Il manquait d’expérience et sûrement que ce n’était que sa première intervention sur une affaire aussi sordide. Et moi, je restais là, les yeux fixés sur son corps inerte. Plus jamais elle n’ouvrirait les yeux. Plus jamais elle ne sourirait. Plus jamais elle ne me regarderait. Plus jamais sa bouche ne me dirait « je t’aime ». Je me souviens du nombre incalculable de mains se posant sur mes épaules, de toutes ces bonnes gens me répétant les mêmes paroles vides de sens. Et plus que tout au monde, je me souviens de cette promesse terrible faite à ma femme alors que j’étais agenouillé devant son corps quelques minutes plus tôt. Cette promesse de tuer, jusqu’au dernier, tous ceux qui avaient participé à faire de ma vie un véritable enfer.

13 juillet 2012

0 h 45

J’avais quitté ma maison de campagne juste après que les flics m’ont interrogé. J’étais parti sans rien dire à personne, pas même à ma propre sœur qui, par tous les moyens possibles, avait tenté d’atténuer la peine et la colère qui s’étaient pernicieusement insinuées en moi. J’avais pris ma voiture, encore décorée des immondes nœuds de mariage, et j’avais roulé au hasard, conduisant sans voir la route qui se dessinait devant moi. Je n’avais rien de précis en tête. Je savais juste que mon chagrin était immense et ma haine plus vive qu’elle ne l’avait jamais été. J’avais l’intention de me venger, de la venger, c’était certain, mais la nécessité de trouver un endroit sûr, à l’écart de tout et de tout le monde, était vitale.

Je roulai depuis près d’une heure quand je me rendis compte que je m’étais éloigné d’Arcachon, où nous vivions avec ma femme. Je me retrouvais à Mérignac, commune de la banlieue ouest de Bordeaux. Deuxième plus grande ville de Gironde avec plus de 60 000 habitants, je n’étais pas sûr de rester, sur le moment. C’est après réflexion que je m’étais dit qu’il n’y avait pas meilleur moyen de passer inaperçu dans une grande ville plutôt que dans un petit village. Située à 70 kilomètres d’Arcachon, j’étais non seulement sûr de ne connaître personne, mais j’étais également sûr que personne ne me connaîtrait. Je continuais donc de rouler, m’éloignant du centre de la ville et m’approchant des quartiers isolés, espérant trouver le coin idéal, celui où je pourrais être seul pour faire ce que j’avais à faire.

Ce n’est qu’au bout d’une petite demi-heure que je tombais sur un ancien bâtiment scolaire abandonné et défraîchi depuis plusieurs années. Il était tard et j’étais certain que personne ne se trouverait là à une heure aussi tardive, sauf peut-être quelques squatteurs drogués ou alcoolisés. Ce fut donc le cœur lourd et le pas pesant que je quittais ma voiture garée derrière les fougères, abandonnée, à présent, de toutes les fanfreluches de mariage qui l’ornait quelques minutes plus tôt. Je prenais le temps d’explorer l’extérieur, remarquant qu’aucun autre chemin que celui que j’avais pris ne pouvait mener ici. J’étais rassuré. L’endroit était vieux et malade, tenant encore debout par je ne sais quel miracle. Cela était parfait et ce bâtiment était tout ce dont j’avais besoin. Je pénétrais dans l’ancienne école, ne visitant qu’une partie du hall et du premier étage où je m’installais. Je n’avais rien pris avec moi que mes papiers, mon portable et tout le liquide que j’avais en ma possession. Je m’installais dans une salle de classe vétuste où se trouvaient encore quelques tables et plusieurs chaises bancales. Je m’asseyais sur l’une d’elles, allumant une cigarette que je fumais en réalisant enfin que j’étais véritablement seul. Je n’avais rien. Rien ni personne. Il n’y avait que moi. Moi et mes démons. Moi et toutes ces pensées qui se bousculaient. Y avait-il une seule bonne raison pour que six hommes débarquent à mon mariage pour ne tuer qu’une seule personne ? Parce que, c’était sûr, personne d’autre n’avait été blessé pendant la fusillade. Personne. Pas même moi. Y avait-il une seule bonne raison pour que six hommes débarquent à mon mariage pour ne tuer que ma toute nouvelle femme ? C’était, de toute évidence, une vengeance personnelle. Et ce qui me hantait, à cet instant précis, c’était de savoir que tout ne pouvait être que de ma faute. Parce que j’avais un passé. Un lourd passé de dealer. Un dealer qui connaissait du monde. Beaucoup de monde.

Je suis né aux États-Unis, dans une banlieue new-yorkaise, en 1982, d’une mère junkie et d’un père alcoolique. Très vite élevé dans la violence et la haine d’un père n’ayant pas voulu d’enfant, nous arrivons à Paris en 1984 où je trouve refuge chez Jean, grand-père maternel, alors âgé d’une cinquantaine d’années. Ancien militaire, homme sévère et dur, j’éprouve très vite pour lui un immense respect et un amour inconditionnel. Trouvant en lui la clé de voûte de mon temple, je me rends très vite compte qu’il est le père dont j’ai besoin. Au fil des années, j’apprends la boxe, le karaté, le lancer de couteau, mais aussi l’amour, la tendresse et la droiture, tout cela auprès d’un homme qui m’aime enfin réellement.

En 1989 naît Judith et je trouve en elle ma véritable raison d’être heureux. Je prends soin d’elle, la chérit et l’aime plus que ma propre vie. Je continue d’apprendre à me défendre auprès de Jean, me forge un mental d’acier, écoute les conseils d’un homme fort et audacieux pour apprendre à survivre dans « ce monde de brutes ». Je fais face à mon père, supporte les coups qu’il ne donne pas à Judith, apprivoise et m’occupe de ma mère devenue schizophrène. En 1993, elle est envoyée en hôpital psychiatrique, internement décidé par Jean qui refuse de nous laisser vivre dans le taudis qui nous sert alors d’appartement. Il fait très vite la demande de notre garde refusée par un juge corrompu et nous restons donc avec un père absent, enfermés dans la haine, l’indifférence parfois.

C’est en 1995 qu’il nous quitte, partant avec une « femme comme lui ». Nous vivons alors les plus belles années de notre vie, confiés à la garde de Jean, le grand-père aimant et attentionné que nous aimions tant. Mais je suis un garçon meurtri, ayant déjà, à l’âge de 13 ans seulement, commencé à travailler pour Vincent « Vince » Le Karo, Caïd de la banlieue où nous vivons. Réalisant de petites livraisons au début, je deviens vite le coursier de Vince, courant les rues, les poches remplies d’argent, bientôt débordantes d’héroïne, de cocaïne et de méthamphétamine. Six mois après, je deviens le bras droit de Vince, l’un des plus jeunes dealers de la banlieue, celui qui refourgue la came sans jamais en toucher un gramme. Vince garantit ma sécurité, fait de moi un garçon connu dans le milieu. On me craint parce que je suis le protégé de Vince, on me respecte parce que je me bats, me défends face aux plus durs de la banlieue.

Et voilà où j’en étais. Durant toute cette affreuse nuit, je n’avais eu de cesse de repenser à cette vie qui me semblait dépassée, comme si elle n’avait existé que dans des souvenirs lointains et brumeux. Et pourtant, en à peine quelques heures, elle me revenait en pleine face, tel un boomerang qu’on lance si loin qu’on pense qu’il ne reviendra jamais. Le mien était parti loin, très loin pendant plus de dix ans et il revenait comme si tout cela ne m’avait jamais quitté.

13 juillet 2012

6 h 35

Au matin de cette terrible nuit, je me réveillais avec cette irréversible sensation de vide, cette solitude qui me tordait les entrailles. J’avais une horrible envie de vomir, de cracher mes tripes. J’avais mal au cœur, comme s’il ne battait que par vagues, simplement pour me maintenir un minimum en vie. Au plus profond de moi, j’étais mort. Mort en même temps que cette femme que j’aimais tant. Si j’avais su, si j’étais allé vers elle, peut-être qu’elle n’aurait pas été tuée. Je me levais de cette table inconfortable au possible sur laquelle je m’étais couché, je regardais la montre qui ornait mon poignet gauche, héritage de Jean. Je sortais du bâtiment dans lequel, le jour même, j’allais commencer à planifier ma vengeance. Je laissais ma voiture où je l’avais garée et je commençais à marcher en direction du village le plus proche, à la recherche d’un bureau de tabac.

Il y avait très peu de monde dans les rues et j’arrivais très vite dans un petit village charmant qui ne devait compter que très peu d’habitants. Je trouvais un bureau de tabac dans lequel je suis entré rapidement. Je m’avançais vers la buraliste, une petite femme replète à l’air fatigué et légèrement sénile. Une chose était sûre, si mon visage, tel qu’il était à ce jour, passait dans les journaux, elle ne me reconnaîtrait sûrement pas. Je demandais trois paquets de Gauloises blondes bleues et, tandis que la vieille femme cherchait les paquets de ses doigts boudinés et remplis d’arthrose, mon regard fut attiré par la photo d’une maison qui m’était plus que familière. Retirant le journal de son présentoir, je lisais le gros titre qui indiquait : « Meurtre à Arcachon : une femme tuée le jour de son mariage ». J’allais me rendre à la page indiquée pour poursuivre la lecturede l’article quand la voix fluette de la vieille dame m’interpella : « Vous prenez le journal aussi ? » Elle avait des yeux sévères et je dodelinai de la tête.

Après avoir payé ce que je devais, je suis sorti dans la rue toujours déserte, balayée par un pâle rayon de soleil. Je m’assis sur un banc proche, j’ouvris un paquet, portais une cigarette à mes lèvres et l’allumais. J’ouvris ensuite le journal page 4 et, le cœur serré par je ne sais quelle appréhension, je commençai ma lecture : « Dans une maison de campagne proche d’Arcachon, une femme a été assassinée dans la soirée du 12 juillet, peu avant minuit, durant le banquet de son propre mariage. Les témoins, une bonne centaine d’invités qui assistaient au banquet, affirment que six hommes lourdement armés ont fait irruption au milieu de la foule en faisant feu. La police est actuellement sur place et met tout en œuvre pour retrouver les coupables. Le mari s’est volatilisé tout de suite après l’arrivée de la police, mais ne semble pas faire partie des potentiels suspects. Une ombre plane autour de ce meurtre dont personne ne semble rien savoir ».

Il y avait plus d’une page et demie de conjectures et d’inepties sur la mort de ma femme. Vautours de journalistes. Je les avais en horreur et je leur aurai bien volontiers fait part de mon opinion sur le sujet. Et tandis que l’odeur âcre du tabac froid commençait à imprégner mes vêtements, je me suis levé précipitamment pour retourner au bâtiment désaffecté où j’avais laissé mon téléphone. Comme la police, pour l’instant, semblait ne me soupçonner de rien, je pouvais, pendant quelques heures encore, me servir de mon portable le temps de me mettre au point, technologiquement parlant. J’ai donc envoyé un message à la seule personne capable de m’aider dans ce genre de situation : Max. Je lui demandais de me retrouver à 16 h 30 à Saint-Jean-d’Illiac, près du cimetière avec « tout ce dont je pourrai avoir besoin ». En tant que trafiquant d’armes, Max était le mieux placé pour trouver tout le matériel nécessaire à un prix raisonnable.

J’éteignis de nouveau mon téléphone, sans prendre la peine de consulter la bonne vingtaine d’appels manqués de Judith. D’une certaine façon, je n’éprouvais aucune envie de parler à ma sœur. Elle était mon sang et la seule famille qui me restait, mais seule ma femme comptait. Je n’avais en tête que ma soif de vengeance. J’étouffais de son absence. Une main invisible serrait mon cœur dans un étau et je sentais que je perdais pied avec la réalité. Cette même réalité qui m’avait enlevé un être si cher. Ce même être que j’avais si peur d’oublier par la force du temps qui passe. Par la force du temps qui casse. Ça ne faisait que quelques heures, mais ça me semblait faire une éternité. Je fermais fréquemment les yeux dans l’espoir de revoir les siens, de revoir son visage, son sourire. Mais la seule chose que je voyais, c’était le sang, d’un pourpre infernal, qui coulait abondamment. Je ne voyais que son corps mort et j’étais terrifié. Terrifié de la perdre à nouveau. Terrifié à l’idée qu’elle se perde dans les méandres de mon esprit, dans la noirceur de mes pensées, dans l’obscurité de mon âme.

Alors à chaque heure qui passait, je m’efforçais de me remémorer sa douce voix. Cette symphonie, cette suave mélodie qui me murmurait des mots que je n’entendrais plus. La violence de mon amour se dissipait peu à peu pour laisser place à une peur enivrante qui s’insinuait en moi, qui glissait, rampait tel un serpent et qui me dévorait de l’intérieur. Un trou béant écorchait mon âme. C’est, assis sur cette chaise, près de sept heures après le meurtre de ma bien-aimée, que je m’apercevais que mes jambes ne pouvaient plus me soutenir et que tout mon être tremblait. Mes yeux ne voyaient plus et, pour la première fois depuis sept heures, des larmes avaient brouillé ma vue. Mais je me refusais à pleurer. Je me refusais cette faiblesse, comme pour me punir de n’avoir pas pu la sauver. Mais malgré tout, je ne pouvais empêcher ces larmes de perler à mes paupières.

Vers huit heures trente, je me dirigeai vers le magasin le plus proche, achetant quelques vêtements de rechange, plusieurs casquettes et lunettes de soleil, des rasoirs et quelques affaires de toilettes. Je payai encore en liquide, refusant d’utiliser ma carte bancaire plus que nécessaire. Puis je me rendis dans une autre supérette, achetant des provisions ainsi que d’épaisses couvertures et un oreiller. J’avais l’intention d’être parfaitement installé sans pour autant l’être de trop, au cas où je serais amené à quitter l’école rapidement.

À dix heures, je pris un croissant et un café noir sans sucre dans un petit bar où personne ne fit attention à moi. Alors que j’allais pour commander un autre café, le poste de télévision qui se trouvait juste derrière moi prononça le prénom de ma femme. Sans doute aucun que ce meurtre avait affolé les médias tant les journalistes retournaient l’affaire dans tous les sens possibles. À cet instant précis, il était évident pour les gens de la télé que j’étais le coupable, le meurtrier de ma femme et l’homme à abattre. Le barman, un homme grand et costaud avec une tête de souris, prenait un malin plaisir à m’envoyer en enfer en utilisant tous les noms d’oiseau qu’il avait dans son vocabulaire assez peu varié. Aurais-je dû rester là sans rien dire à écouter cet homme me traîner dans la boue en m’accusant d’un meurtre que jamais je n’aurais pu commettre ?

« Cet homme est un sacré enfoiré, disait-il d’une voix étrangement rocailleuse. Tuer sa femme le jour de son mariage, quelle idée.

— Qui vous dit que c’est lui le coupable ? demandai-je d’une voix forte.

— Vous seriez le genre d’homme à partir alors que votre femme vient de se faire tuer ?

— Et vous seriez le genre d’homme à engager des brutes pour faire assassiner votre femme ? »

Je ne sais toujours pas si c’est la violence de mon ton ou la force de mon regard haineux qui le réduisit au silence, toujours est-il que j’eus la furieuse envie de le noyer dans ma tasse de café. Je partis donc, jetant la monnaie sur le comptoir avec tout le mépris que m’inspirait ce détestable personnage.

J’arpentais les rues de Mérignac, réfléchissant, songeant à cet homme – ou femme – qui pouvait ressentir assez de haine envers moi pour faire tuer ma femme. Et, au plus profond de moi, un seul prénom me revenait sans cesse : Vincent. Ce même homme dur et froid qui m’avait pris sous son aile tant d’années auparavant. Parce qu’il n’y avait que lui, au milieu de tant d’autres, qui aurait pu vouloir ma peau, qui avait une véritable raison de vouloir me voir souffrir. Mais une pensée me hantait : il pourrissait à la prison des Baumettes, dans le 9° arrondissement de Marseille. Je pensais qu’il était peu probable qu’il ait pu s’évader étant donné qu’il lui restait moins de deux ans à tirer et qu’il se trouvait très bien à Marseille alors qu’il aurait dû être transféré ailleurs depuis bien longtemps. Il connaissait du monde en taule, beaucoup de monde. Suffisamment pour faire assassiner la femme du mec qui avait causé son arrestation.

Après la mort de Jean en 1998, j’abandonne Judith entre les mains d’une famille d’accueil, décidant de suivre Vince à Marseille afin d’étendre notre réseau de drogue et de blanchiment d’argent. Sur place, Vince et moi devenons les « grands manitous suprêmes » comme on nous appelle à l’époque. Pendant plus de trois mois, nous vivons aisément, côtoyant les plus gros trafiquants de Marseille, étendant toujours plus notre royaume. Et je reste toujours clean, ne touchant jamais à la blanche, contrairement à Vince qui se laisse prendre au jeu et devient peu à peu accro, le cerveau ramolli, enfiévré par la cocaïne qu’il prend quotidiennement. J’ai seize ans et je suis trop jeune pour me rendre compte de la gravité de la situation. C’est seulement un soir – ce fameux soir – alors que nous avions rendez-vous dans les calanques avec un gros baron de la pègre que Vince perd les pédales et trouve le moyen de nous foutre dans le plus gros bordel que je n’ai jamais connu. Je n’ai jamais su ce qui s’était réellement passé ce soir-là. Je me souviens simplement du terrible bruit d’un coup de feu tiré et du long silence pendant lequel l’homme tombe sans fin dans le fossé immense qui se trouve sous nos pieds. Vince avait eu ce regard qu’ont les hommes devenus fous sous l’emprise de la drogue.

« Tu parles, t’es mort. »

Je me souviens encore du ton polaire de sa voix rauque, de ces yeux injectés de sang et vides de toute émotion. Et c’est à cet instant que je compris que mon amitié avec Vince était finie. Parce que la protection qu’il m’avait offerte jusqu’alors n’était plus d’actualité et que je savais pertinemment que, même si nous n’étions jamais soupçonnés par qui que ce soit, je mourrais quand même. Parce que j’étais un témoin et rien n’est plus gênant qu’un témoin. J’étais également un complice et, à mon âge, Vincent savait très bien que si j’avais été inquiété de quoi que ce soit, je n’aurais pas hésité à tout balancer aux flics pour sauver ma peau. Tout comme Vince n’aurait pas hésité à me dénoncer s’il avait été accusé du meurtre.

Alors, pendant plus d’une semaine, je ne dormais plus, je ne tournais jamais plus le dos à Vincent, vivant dans l’expectative de ma mort prochaine, ne pensant qu’à cette sœur que j’avais abandonnée, cette sœur qui ne reverrait peut-être plus jamais son frère, ce frère qui ne reverrait peut-être plus jamais ce qui représentait son monde. Cette sœur que j’aimais tant et dont j’avais lâchement rejeté la responsabilité. Et toutes ces pensées m’étaient insupportables. Alors, sans même me retourner, sans penser une seule seconde à la trahison dont je me rendais coupable, je me suis rendu à la police. J’ai dénoncé Vince, son meurtre commis de sang-froid, ma complicité et tout ce que je savais à son sujet. À notre sujet. J’ai expliqué que Vincent m’avait menacé de mort, que j’étais encore mineur et que j’étais terrifié. J’ai été envoyé dans un centre de détention pour mineurs pour une durée totale d’un an et demi. Et même si je n’avais pas assisté au procès, il était certain que Vince savait que j’étais la cause de son arrestation et de son inculpation. Il a écopé d’une peine de quinze ans de réclusion criminelle, par ma simple et unique faute.

Je sors de prison début des années 2000 et, maintenant majeur, je retourne à Paris pour vivre auprès de ma sœur. Obtenant un diplôme en ébénisterie en 2003 et maintenant revenu dans le droit chemin, je récupère la garde de ma sœur et nous partons vivre à Arcachon pour une toute nouvelle vie. Je suis très vite repéré et engagé par Pierre Demont qui voit en moi un artiste doué de ses mains, un jeune homme brillant et bourré de talent. Cette fois, c’est un homme droit et vertueux qui me prend sous son aile et m’aide à faire un trait sur mon passé, faisant de moi un homme meilleur qui apprend à s’occuper de sa jeune sœur. Et c’est cet homme qui, quelques années après, n’hésite pas à me donner sa bénédiction, à me confier la prunelle de ses yeux : sa fille. Fille qu’il perdra pour une raison qui lui restera inconnue.

Ma faute. Entièrement ma faute. Bien sûr, je n’avais aucune preuve de tout ce que j’avançais, mais mon instinct me soufflait que personne d’autre n’avait de bonne raison pour orchestrer un plan aussi machiavélique. Mais il y avait bien trop de questions qui se bousculaient dans mon esprit. Comment avait-il su pour le mariage ? Comment avait-il su où je vivais, avec qui, depuis combien de temps ? Je n’avais gardé aucun contact avec les personnes que j’avais fréquentées à Paris et il n’y avait personne de mon entourage qui connaissait Vincent. Judith était trop petite pour se souvenir de lui et elle n’avait jamais été confrontée à lui et Max ne le connaissait ni en noir ni en blanc. Je ne voyais personne de mon entourage me trahir d’une telle façon et faire tuer ma femme sans que je ne me rende compte de rien. Vince avait sûrement un contact extérieur et cela avait sûrement dû lui demander des années et des années de recherche, parce qu’il n’y avait aucune trace de moi nulle part. J’avais quitté Paris comme un voleur, ne laissant derrière moi que mon passé. Je n’avais pas Facebook et je détestais les réseaux sociaux en général. J’attendais donc l’après-midi, impatient de revoir Max, effrayé par la suite des événements.

13 juillet 2012

16 h 15

J’arrivai à Saint-Jean-d’Illiac avec un quart d’heure d’avance, faisant les cent pas près du cimetière, attendant Max qui devait arriver d’une minute à l’autre. J’avais rasé mes cheveux très courts, loin de l’habituelle chevelure épaisse qui recouvrait mon crâne. J’avais également l’intention de me laisser pousser la barbe, histoire qu’on ait du mal à me reconnaître si, par malheur, ma tête finissait dans les journaux ou à la télévision. Après quinze minutes à cogiter et à guetter toutes les voitures qui passaient devant moi, Max arriva avec ce regard qu’ont les gens qui ne savent pas quoi vous dire en pareilles circonstances. Il avait les yeux cernés, la mine contrite et le visage déconfit. Mes traits laissaient-ils à ce point transparaître la douleur de mon cœur ? Je sus, en le voyant, que ma peine était la sienne et, à cet instant décisif, sa présence fut un réel soulagement. Plus qu’à son habitude, Max fut plus loquace qu’à son habitude. Il m’entraîna dans une accolade longue et douloureuse dans laquelle je me sentis rassuré, consolé. J’aurais presque pu pleurer dans les bras de ce frère.

« Comment va Judith ? »

Je posai cette question avec honte, imaginant l’angoisse de ma petite sœur, son inquiétude de n’avoir pas de nouvelles de son frère.

« Elle fait aller. Je crois qu’elle est en colère contre toi. »

Aurais-je dû être étonné par cette réponse ? Si les rôles avaient été inversés, n’aurais-je pas été en colère, moi aussi ?

« Je crois que je ne peux pas lui en vouloir. »

Max haussa les épaules avec tristesse.

« J’ai amené tout ce qu’il te faut. »

Il me conduisit à son fourgon et me sortit tout l’attirail dont j’aurais besoin plus tard et même au-delà.

« Glock 22, capacité de 15 coups. Fusil de précision Dragunov, cadence de 30 coups par minute. Je t’ai également mis plusieurs armes de poing dont un Smith & Wesson 44 Magnum modèle 629. Tu as également un fusil d’assaut HK G36. Toutes tes armes sont dotées d’un silencieux, mais n’oublie pas que ça a moins d’efficacité sur les revolvers. Quand tu l’utiliseras, fais en sorte d’être dans un coin reculé, là où personne ne pourrait entendre le coup de feu. »

Max se tut un instant, m’examinant du regard.

« Tu as également des gants en cuirs, une lampe tactique rechargeable XT11, un étui civil et une paire de menottes. »

J’examinais chacune des armes avec appréhension, ne m’étant jamais servi d’un flingue auparavant. Max me regarda avec ce même air compatissant puis sortit de sa poche une autre arme avec laquelle j’étais plus que familier.

« J’ai récupéré ceci chez toi. »

Il me tendit un poignard, cadeau de Jean pour mes 14 ans, ce même poignard avec lequel j’avais appris le lancer de couteau ; un Ontario SP4.

« Merci Max. »

Je pris le couteau avec reconnaissance, me familiarisant de nouveau avec ce manche que j’avais si longtemps laissé de côté.

« J’ai également pris la liberté de t’acheter un téléphone sur lequel j’ai installé un logiciel anti-espionnage. Personne ne connaît ce numéro, à part moi. Tu seras tranquille pendant un bout de temps. Il y a aussi un Mac et une imprimante ainsi que plusieurs sortes de matériels-espion, au cas où, et un brouilleur professionnel. »

C’était trop. Beaucoup plus que ce que j’attendais de lui. Il prenait des risques énormes pour moi, pour m’aider dans cette vendetta implacable que je m’apprêtais à livrer.

« Tu n’aurais pas dû faire tout cela, dis-je à Max en posant une main sur son épaule. Je te remercie du fond du cœur. »

Max me considéra longtemps, avec appréhension et nervosité.

« Tu as une idée de qui… ? »

J’acquiesçais d’un rude hochement de tête, formant muettement sur mes lèvres le prénom de Vincent. Et Max pâlit, comme s’il avait vu un fantôme.

« J’ai bien peur que tu aies raison, dit-il douloureusement. Le Karo est sorti de taule il y a deux semaines. Un gars de Marseille, en qui j’ai toute confiance, me l’a dit ce matin. Je me doutais que tu le soupçonnais et j’ai fait mes recherches. »

Un poids énorme s’abattit sur moi. Mes craintes étaient confirmées et si Vince était bel et bien derrière tout ça, ma descente aux Enfers allait être plus longue que ce que j’avais imaginé.

« Je ne devrais pas te demander ça, Desmond, mais s’il s’avère que c’est bien lui, que comptes-tu faire ? »

Je ne répondis pas. Max savait très bien lire en moi et mes yeux m’avaient trahi.

« Est-ce que je peux t’aider ? »

— Non ! »

Je répondis violemment, refusant catégoriquement cette aide qui aurait pu m’être précieuse. « Je n’ai pas le droit de te demander ça. Tu as une femme, tu as un enfant et tu cours déjà suffisamment de risques comme ça.

— Tu ne me demandes rien, c’est moi qui te le propose. »

Voir tous les risques que Max était prêt à prendre pour moi me toucha profondément. Il aimait sincèrement sa famille, mais mon salut comptait autant à ses yeux.

« Très bien… alors est-ce que tu pourrais essayer d’en apprendre plus sur Vincent ? Ce qu’il fait, où il est, avec qui il est en contact. Je risque de mettre du temps à installer tout ça et je ne veux pas perdre une seconde de plus. »

J’eus beaucoup de mal à formuler cette requête, mais Max était le seul en qui je pouvais avoir pleinement confiance et je ne pouvais pas me passer de son aide. Il accepta, bien sûr, sans hésitation aucune. Je payais ce que je lui devais, une somme que je le soupçonne encore d’avoir minimisée. Puis nous nous quittâmes, nous donnant rendez-vous au même endroit la semaine d’après, le temps pour lui de rassembler les informations dont j’avais besoin.

Je retournais ensuite au repaire que je m’étais approprié afin de faire toutes les installations nécessaires à l’utilisation de l’ordinateur. Je mangeai un bien maigre sandwich, incapable d’avaler plus de nourriture tant j’avais l’estomac noué. Je me livrais ensuite à un travail fastidieux, celui de récolter toutes les informations possibles sur la libération de Vincent. Les journaux marseillais, comme je m’y attendais, regorgeaient de trésors. La liberté anticipée de Vincent avait fait un tel tapage qu’il lui était impossible de passer incognito. J’appris qu’il s’était fait tout un tas de connaissances en prison, tant les photos de lui étaient abondantes sur internet. Bien sûr, tout cela ne me donnait pas beaucoup d’indices, mais suffisamment pour que je puisse me faire une idée sur ce qu’il avait fait durant son incarcération. En tout cas, il n’avait pas changé.

Vincent avait toujours été un homme corpulent du fait de son ossature et la musculation qu’il faisait à longueur de journée. Ses yeux étaient toujours d’un noir profond, quoique légèrement habités par une lueur de folie dévastatrice. Je me souviens avoir pensé qu’il voyait mon visage sur chacune des personnes qu’il regardait. J’imaginais fort aisément que l’affection qu’il avait éprouvée autrefois pour le petit garçon que j’étais s’était dissipée, laissant place à une haine meurtrière incommensurable. J’aurais dû avoir peur et j’aurais eu peur si ma femme n’avait pas été tuée, mais mon propre chagrin était consumé par une colère si sourde et aveuglante que même mon cœur n’avait pas fait de soubresaut à la vue de cet homme effrayant.

À sa sortie de prison, et selon les journaux, se tenait près de lui un certain Luka Maden. Un homme qui aurait pu être beau si les traits de son visage n’étaient pas déformés par un évident dégoût permanent. Je ne savais pas qui il était ni comment il avait rencontré Vincent. Sans doute avait-il fait un séjour en prison, lui aussi. Je me promettais donc d’approfondir mes recherches sur lui dès le lendemain matin. Apprendre la libération de Vincent me retournait complètement le cerveau et j’étais épuisé. Pourtant, je me refusais à dormir. Je ne voulais pas m’octroyer ce luxe quand ma femme n’avait plus celui de vivre. Je buvais donc café sur café, fumais clope sur clope, observant d’un regard lointain le visage de Vincent Le Karo que me renvoyait l’écran allumé de mon ordinateur. Par chance, ou alors sûrement parce que le bâtiment semblait être en rénovation sans pour autant n’avoir croisé personne, je parvenais, dans la cafetière que j’avais acquise le matin même et grâce à une prise très capricieuse, à faire couler tout le café dont mon corps avait besoin.

Était-ce la fatigue ou le contre coup du choc de la mort de ma femme qui me fit avoir des hallucinations ? Ou alors m’étais-je endormi sans m’en rendre compte ? Toujours est-il que ma véritable première nuit loin d’elle fut d’une douleur lancinante et destructrice. Je voulais la retrouver, la prendre dans mes bras, lui dire que tout irait bien. Et pourtant, tout n’allait pas bien. Je commençais à m’enfermer dans une solitude effrayante, une bulle d’obscurité infinie, m’enfonçant dans un abîme bien trop éloigné de la réalité. Avais-je tort de me lancer dans cette quête de vengeance tête baissée et le cœur dévasté ? Aurais-je dû me laisser mourir de chagrin, attendant que quelqu’un vienne m’achever ? Ô, miséricorde ! Je n’avais aucune idée de ce que je faisais et c’est sans doute cela qui me conduisait à cet enfer déroutant. J’avais peur de ne jamais en connaître la fin sans pour autant être totalement terrifié par ce qui pourrait m’arriver. Mais aujourd’hui, je sais combien il était idiot de ma part de ne pas réfléchir aux conséquences. Bien que mon esprit et mon cœur en soient soulagés, mon âme est noircie par l’impureté de ces actes abominables de cruauté que j’ai commis tout au long de cette effroyable chasse à l’homme.

C’est doux la vengeance, c’est reposant. Elle n’a pas le goût âpre et amer auquel on s’attend. C’est une sensation agréable, sur le moment, un sentiment d’euphorie totale. C’est tout ce à quoi j’ai succombé en faisant ce voyage brutal et infâme. Je n’avais jamais été quelqu’un de foncièrement mauvais. Simplement, la vie que j’ai eue a fait de moi ce que je suis. La vie et ce monde. Mais en m’aimant, en m’acceptant, ma chère et tendre avait transformé ce monde en quelque chose de plus beau, quelque chose de plus merveilleux. Un monde à l’odeur de miel et de Lys. Un monde tout en douceur. La douceur d’un soir d’été, calme et étoilé, balayé par la caresse d’un vent timide et frêle, par l’odeur de l’herbe, par le bruit de l’eau courant le long d’un ruisseau.

Elleavait rendu ma vie moins triste. Mon passé, auprès d’elle, s’était envolé. Il avait continué d’exister au plus profond de mon être parce que ma conscience ne me permettait pas d’oublier, mais le temps qui passait m’apprenait à vivre avec. Mon âme, que j’avais salie, redevenait pure. Sur ma vie, je m’étais repenti. Sur ma vie, je ne voulais pas de tout cela. Mais le destin avait décidé que je n’avais pas le droit à la paix et mon passé me rattrapait, déchirant mon âme en un milliard de petits morceaux. Les réminiscences de mes horreurs s’accrochaient à moi et je n’étais pas assez fort pour m’arracher à cette emprise. Alors j’avais succombé. Succombé à ma folie, à ma haine et à mon chagrin, m’efforçant de me tenir à ce nouveau pilier qui allait diriger ma vie durant cette longue année.

Et cette nuit-là, je repensai à Jean, à ce grand-père qui avait tant donné pour moi, pour faire de ce petit garçon perdu et martyrisé, un homme bon et fort capable de surmonter les épreuves difficiles de la vie comme lui l’avait fait. Je pensais à cet homme qui était mort, à cet homme qui n’aurait pas supporté de vivre dans un monde où son petit-fils serait devenu un assassin. Je pensais au jeune homme qu’il avait été, rencontrant la femme de sa vie à l’âge de 18 ans, lui restant fidèle bien au-delà de la mort. Je pensais à ce jour où, m’expliquant pour la énième fois comment tenir un couteau de lancer, il m’avait raconté son histoire.