La mort et son mystère : Avant la mort - Camille Flammarion - E-Book

La mort et son mystère : Avant la mort E-Book

Camille Flammarion

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Beschreibung

Ce premier volume de la célèbre trilogie est consacré à l'étude des phénomènes précédant la mort. Est-il possible de prévoir une mort brutale ? de sentir à l'avance que quelqu'un va partir ? de savoir soi-même, en dehors de toute logique, que le chemin se termine ? Apparemment oui, l'énorme collection de témoignages rassemblés par l'auteur en fait foi.

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Fait par Mon Autre Librairie

À partir de l’édition E. Flammarion, Paris, 1920.

Texte intégral annoté. Les notes entre crochets ont été

rajoutées pour la présente édition.

Bibliographie entièrement revue, corrigée et complétée.

__________

© 2020, Mon Autre Librairie

Édition : BoD – Books on Demand

12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.

Impression : BoD - Books on Demand, Norderstedt, Allemagne

ISBN : 978-2-491445-11-9

Dépôt légal : janvier 2020

La mort et son mystère

Camille Flammarion

Avant la mort

Table des matières

I – Le plus grand des problèmes peut-il être actuellement résolu ?

II – Le Matérialisme, doctrine erronée, incomplète et insuffisante

III – Qu’est-ce que l’homme ? L’âme existe-t-elle ?

IV – Facultés de l’âme supranormales, inconnues ou peu étudiées, prouvant son existence indépendante de l’organisme matériel

Pressentiments. Divinations. Prémonitions. Sensations en rêves. Mystérieux appels

V – La volonté agissant sans la parole, sans aucun signe, et à distance

Magnétisme. Hypnotisme. Suggestion mentale. Autosuggestion. Stigmates

VI – La télépathie et les transmissions psychiques à distance

Vue et audition télépathiques

VII – La vue sans les yeux, par l’esprit, en dehors des transmissions télépathiques. La lucidité

Cryptoscopie

VIII – La vue des événements futurs

L’avenir présent. Le déjà vu

IX – La connaissance de l’avenir

Le fatalisme. Le déterminisme et le libre arbitre. Problème du temps et de l’espace

Notes

L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qu’il en est.

Notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d’où dépend toute notre conduite. Et c’est pourquoi, entre ceux qui n’en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s’en instruire, à ceux qui vivent sans s’en mettre en peine et sans y penser.

Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante : c’est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle. J’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain.

Pascal

I – Le plus grand des problèmes peut-il être actuellement résolu ?

To be or not to be.

Être ou n’être pas.

SHAKESPEARE.

Je me décide à présenter aujourd’hui à l’attention des hommes qui pensent un ouvrage commencé il y a plus d’un demi-siècle, quoique je n’en sois pas encore entièrement satisfait. La méthode scientifique expérimentale, seule valable pour la recherche de la vérité, a des exigences auxquelles nous ne pouvons ni ne devons nous soustraire. Le grave problème en vue dans cet essai est le plus complexe de tous les problèmes, et tient à la constitution générale de l’univers comme à celle de l’être humain, microcosme dans le grand tout. C’est aux heures de jeunesse que l’on entreprend ces études sans fin, parce que l’on ne doute de rien et que l’on a devant soi une longue vie en perspective ; mais la vie la plus longue passe comme un rêve, avec ses lumières et ses ombres. Si nous pouvons former un souhait dans le cours de cette existence, c’est d’avoir servi en quelque chose au progrès, lent et néanmoins réel, de l’Humanité, race bizarre, crédule et sceptique, indifférente et curieuse, bonne et méchante, vertueuse et criminelle, d’ailleurs incohérente et ignorante dans son ensemble, à peine sortie des langes de la chrysalide animale.

Lorsque les premières éditions de mon livre La Pluralité des Mondes habités ont été publiées (1862-1864), un certain nombre de lecteurs parurent attendre la suite apparente naturelle : La Pluralité des existences de l’âme. Si le premier problème a été jugé résolu par la suite de mes travaux (Astronomie populaire, La Planète Mars, Uranie, Lumen, Stella, Rêves étoilés, etc.), le second ne l’est pas encore,1 et la survivance de l’âme, soit dans l’espace, soit sur les autres mondes, soit par des réincarnations terrestres, pose toujours devant nous le plus formidable des points d’interrogation.

Atome pensant, emporté sur un atome matériel à travers les immensités de la Voie Lactée, l’homme peut se demander s’il est par l’esprit aussi insignifiant que par son corps, si la loi du Progrès ne doit pas l’élever dans une ascension indéfinie, et s’il y a un système du monde moral harmonieusement associé au système du monde physique.

L’esprit n’est-il pas supérieur à la matière ? Quelle est notre véritable nature ? Quelle est notre destinée future ? Ne sommes-nous que des flammes éphémères brillant un instant pour s’éteindre à jamais ? Ne reverrons-nous plus ceux que nous avons aimés et qui nous ont précédés dans l’Au-delà ? Les séparations sont-elles éternelles ? Tout meurt-il en nous ? S’il reste quelque chose, que devient cet élément impondérable, invisible, insaisissable, mais conscient, qui constituerait notre personnalité durable ? Survivra-t-il longtemps ? Survivra-t-il toujours?

Être ou n’être pas ? Telle est la grande, l’éternelle question posée par les philosophes, les penseurs, les chercheurs de tous les temps et de toutes les croyances. La mort est-elle une fin ou une transformation ? Existe-t-il des preuves, des témoignages de la survivance de l’être humain après la destruction de l’organisme vivant ? Jusqu’à ce jour, le sujet est resté en dehors du cadre des observations scientifiques. Est-il permis de l’aborder par les principes de la méthode expérimentale à laquelle l’humanité doit tous les progrès réalisés par la Science ? La tentative est-elle logique ? Ne sommes-nous pas devant les arcanes d’un monde invisible différent de celui qui tombe sous nos sens et impénétrable à nos moyens d’investigation positive ? Ne peut-on essayer, chercher, si certains faits, correctement et scrupuleusement observés, sont susceptibles d’être analysés scientifiquement et acceptés comme réels par la critique la plus sévère ? Nous ne voulons plus de phrases, plus de métaphysique. Des faits ! Des faits !

Il s’agit de notre sort, de notre destinée, de notre avenir personnel, de notre existence.

Ce n’est pas seulement la froide raison qui questionne ; ce n’est pas seulement l’esprit ; c’est aussi le sentiment ; c’est aussi le cœur.

Il est puéril et il peut paraître vaniteux de se mettre en scène, mais il est quelquefois difficile de s’en abstenir, et, comme c’est surtout pour répondre aux douleurs de cœurs ulcérés que j’ai poursuivi ces recherches laborieuses, il me semble que la préface la plus logique à ce livre serait offerte par quelques-unes des innombrables confidences que j’ai reçues depuis un demi-siècle pour réclamer avec angoisse la solution du mystère.

Ceux qui n’ont pas vu mourir un être adoré ne connaissent pas la douleur, ne sont pas tombés dans l’abîme du désespoir, ne se sont pas heurtés à la porte fermée du tombeau. On veut savoir, et un mur impénétrable se dresse inexorablement devant l’épouvante. J’ai reçu des centaines d’adjurations auxquelles j’aurais voulu pouvoir répondre. Dois-je faire connaître ces confidences ? J’ai longtemps hésité… Mais elles sont si nombreuses, elles représentent si loyalement l’intense désir d’arriver à une solution, qu’il s’agit ici de l’intérêt général, et que mon devoir est tracé. Ces manifestations sont l’introduction naturelle de cet ouvrage, car ce sont elles qui m’ont décidé à l’écrire. Je m’excuse, cependant, de reproduire ces pages sans en modifier les termes, car, si elles montrent l’état d’âme des êtres sensibles qui les ont conçues, elles s’expriment à mon égard en qualifications élogieuses dont la publication ici pourrait faire croire à un manque de modestie de ma part. Ce n’est là qu’un détail personnel, et, par conséquent, insignifiant, d’autant plus qu’un astronome, qui se sait atome devant l’univers infini et éternel, est inaccessible et hermétiquement fermé aux sensations de la vanité mondaine : ceux qui me connaissent m’ont jugé, à ce point de vue, depuis de longues années. Mon indifférence absolue pour tous les honneurs l’a surabondamment prouvé. Que l’on m’appelle grand ou petit, que l’on m’approuve ou qu’on me blâme, j’en suis le spectateur lointain.

La lettre suivante a été écrite par une mère affolée et transcrite textuellement. Elle montre combien il serait désirable d’essayer au moins de soulager la misère de l’humanité souffrante. C’est plus que la médecine du corps : c’est la médecine de l’âme qui doit être créée.

À notre grand Flammarion

Reinosa (Espagne), le 30 mars 1907

Monsieur,

Je voudrais pouvoir me mettre à vos genoux et baiser vos pieds en vous suppliant de m’entendre et de ne pas rejeter ma prière. Je ne sais, je ne puis m’exprimer, je voudrais vous faire pitié, vous intéresser à ma douleur, mais il faudrait vous voir, vous raconter mon malheur, vous dépeindre l’horreur de ce qui se passe dans mon âme, et alors vous ne pourriez vous défendre d’une immense compassion ? Faut-il que je souffre pour arriver à commettre un acte d’audace et d’indiscrétion qui ressemble à de la folie ! Comment me vient-il à l’idée de m’adresser à notre illustre Flammarion, pour lui demander de consoler une inconnue qui n’a d’autre titre à sa bienveillance que celle de compatriote ? C’est que je souffre ! Je viens de perdre un fils, un unique fils. Je suis veuve et je n’avais pour tout bonheur que ce fils et une fille. Monsieur Flammarion, il faudrait pour que vous puissiez me comprendre, vous faire connaître l’enfant adoré que j’ai perdu. Il faudrait vous raconter les trente-trois années de son existence, et alors… vous comprendriez.

Condamné par tous les médecins célèbres de Madrid et de Paris, à l’âge de cinq ans, à cause d’une coxalgie, nous fîmes, mon pauvre mari et moi, le sacrifice d’une position brillante à Madrid pour nous enterrer dans une triste campagne espagnole afin de le sauver, ce petit garçon objet de notre idolâtrie ! Pendant huit ans il fut malade, et resta boiteux ! Ce qu’il me coûta de soucis, de soins, de peines, de nuits sans sommeil, d’angoisses, de sacrifices, impossible de l’expliquer ! Mais qu’il était gentil ! Élevé dans une petite voiture, mangé de caresses et de baisers, c’était l’enfant le plus adorable qu’on puisse rêver ! Oh ! cette enfance ! Je voudrais y être encore ! À douze ans, il ne souffrait plus de sa jambe, mais il ne pouvait marcher sans béquilles. Quelle douleur pour moi qui l’avais mis au monde fort et bien constitué ! – Plus tard, à dix-sept ans, il marchait avec une seule béquille et une canne. À vingt ans, c’était le plus beau garçon qu’on pût voir. Si j’osais, je vous enverrais sa photographie pour que vous vissiez que l’amour maternel n’exagère rien. Tout le monde était subjugué par son charme ; il avait ce don de plaire qui ne s’explique ni ne se définit ! Hommes, femmes, enfants, vieux et jeunes se laissaient séduire par ce je ne sais quoi qui rayonnait de toute sa personne. Partout où j’allais avec lui, c’étaient des félicitations sur la beauté et la bonté de mon fils ! On me l’enviait ! Ah ! c’est qu’il était aussi beau que bon ! Tout dans son âme était noblesse, grandeur, générosité. Intelligent, spirituel, d’un caractère très égal et doux, la vie avec lui était un rêve céleste, un perpétuel enchantement ! Et quel n’en était pas le mérite, Monsieur, quand je vous aurai dit qu’à vingt ans il fut atteint d’une cystite, qui était certainement un retour de sa première maladie de la jambe, et que cette cystite a été le point de départ d’une série de souffrances dont l’enfer seul peut donner une idée ! Je ne puis comprendre que Dieu, notre Créateur, permette que la chair humaine soit martyrisée à ce degré-là ! Surtout quand ce martyre est infligé à un être innocent et bon comme l’était mon fils. Tous les grands spécialistes furent de nouveau consultés ; mais, hélas ! aucun ne put le guérir. Il a passé treize ans avec ces alternatives de mieux et de pire, conservant, au milieu des douleurs les plus atroces, son égalité d’humeur, sa douceur, sa bonté, et jusqu’à sa gaieté pour ne pas attrister les autres !

Depuis quatre ans, il ne souffrait presque plus, et l’année dernière il se trouvait si bien qu’il se crut guéri ! Mon pauvre mari était mort en 1902. Depuis lors, mon fils était devenu le chef de notre petite famille : mère, sœur et lui. Que nous étions heureux !

Bien qu’obligés de travailler pour suffire à nos besoins, la vie nous paraissait si belle ! Ma fille n’avait jamais voulu se marier, pour se consacrer entièrement à son frère qu’elle adorait ; je voyais mes deux enfants s’aimer avant tant de bonheur que je ne craignais plus la mort pour moi-même, sachant bien que je les laisserais dans la vie inséparables, vivant l’un par l’autre. Et que vous dirais-je de la tendresse de mon fils pour sa mère et de cette mère pour ce fils ? Cherchez dans le ciel, parmi les anges, cherchez bien haut, là-haut dans ces mondes où votre œil pénètre, cherchez tout ce que la tendresse peut produire de plus doux, de meilleur, et vous aurez une faible idée de l’amour filial et de l’amour maternel de ces deux êtres ! Je n’ose pas y penser ! Je n’ose pas me souvenir de ses yeux, de sa voix quand il me regardait et me disait : Mère chérie !

L’année dernière, au mois d’août, on lui propose d’aller visiter une mine (il avait pris goût à ce genre d’affaires et s’en occupait depuis quelque temps) ; il voulut m’emmener avec lui. Arrivés à un certain endroit, on nous dit qu’il fallait aller à cheval voir la mine. Sachant que le cheval lui était défendu à cause de sa vessie, je refusai ; puis mon fils m’assura qu’il croyait pouvoir faire ce trajet sans danger ; on hésita, on parlementa ; je cédai.

Oh ! pourquoi ne peut-on pas revenir en arrière !… Cette excursion fatigua mon fils au point de tomber malade d’une fièvre gastrique. Il se trouva, hélas ! entre les mains de médecins ignorants et stupides qui ne connurent rien à son état et passèrent des mois à dire que ce n’était rien ! Une tumeur envahit la vessie : les parois ne purent supporter cette épreuve : la vessie éclata !

Les supplices de l’enfer ne sont rien auprès des tortures subies par mon malheureux fils ! Un chirurgien célèbre fut appelé ; il n’arriva que vingt-deux heures après l’accident. Mon enfant avait fait tous ses préparatifs de départ pour l’autre monde !

On l’opéra, mais tout espoir fut bientôt perdu. Le malheureux survécut treize jours à l’opération ; le chirurgien ne lui donnait que vingt-quatre heures de vie. Cependant, mon fils, comprenant la douleur de sa mère et de sa sœur, résistait, luttant avec vaillance, malgré tout. Quels treize jours, Monsieur ! Il nous donna la mesure de sa grandeur d’âme.

Ne pensant qu’à nous, qu’aux conséquences de sa mort pour les deux femmes qui restaient seules, sans appui, dans un pays étranger, qui allaient pleurer éternellement un fils adoré, un frère, il essaya par tous les moyens d’adoucir l’horreur de cette situation ; ce qu’il nous dit en ces moments suprêmes n’est pas d’un jeune homme de trente-trois ans, mais d’un saint, d’un ange, d’un être surhumain ! Oh ! ce visage torturé par les souffrances ! Ces yeux semblant voir quelque chose de l’au-delà ! Et sa bouche crispée par la douleur essayant encore de sourire ; sa main pressant la mienne en me disant : Adieu, mère chérie, adieu ! Je t’aimais tant ! Ne m’oublie pas ! Oh ! Dieu tout-puissant, disait-il, tu n’en as pas tant donné à ton fils, à ton fils qui était Dieu, et moi qui ne suis qu’un pauvre homme, tu m’en donnes dix fois plus à porter. Oh ! la mort ! la mort, par pitié ! Si vous m’aimez, demandez à Dieu qu’il m’envoie la mort !

Et pendant treize jours et plus encore…

Oh Flammarion ! ayez pitié de moi ! Au nom de votre mère, soyez miséricordieux ! Je suis folle de douleur. Voilà trente-deux jours qu’il est mort, et je n’ai pas dormi dix heures depuis. La nuit, je reste levée jusqu’à quatre heures du matin, et quand la fatigue me vainc, je me jette toute habillée sur mon lit et je ferme les yeux, mais l’idée fixe continue pendant ce pénible sommeil ; je ne perds pas la mémoire une seule minute et je subis, en ouvrant les yeux, l’obsession qui se continue pendant le jour ; c’est si affreux ce que je souffre, c’est tellement atroce que je me demande si l’enfer n’est pas préférable à ce que j’endure ! Est-il possible que ce soit Dieu qui ait créé des êtres destinés à éprouver de pareilles horreurs !

Vous, astronome et penseur, qui pesez les soleils et les mondes, vous dont le regard pénètre dans ces régions mystérieuses où notre esprit se perd, oh ! dites-moi, je vous en supplie à genoux, dites-moi si les âmes survivent quelque part ? Si je puis conserver l’espoir de revoir mon fils, s’il me voit ? S’il existe quelque moyen de communiquer avec lui ?

Vous qui savez tant de choses sur le ciel, sur les esprits, sur les merveilles de l’univers, je vous demande, par pitié, de me dire quelque chose qui puisses laisser un rayon d’espérance, tout faible soit-il, à mon cœur brisé, meurtri, martyrisé ! Vous ne pouvez comprendre l’excès de ma douleur ! Je voudrais en mourir. J’espère en mourir, mais … ma fille est là qui me conjure de vivre, de ne pas la laisser seule au monde, et alors je me vois forcée de vivre et forcée de souffrir ! Quelle horreur ! Quand je pense qu’en un instant je pourrais mettre fin à mon supplice. S’il était possible de peser la douleur, de la mesurer comme vous mesurez les mondes, le poids en serait si lourd, l’étendue si grande que vous seriez effrayé de penser qu’il est possible qu’une âme humaine arrive à ce degré de torture : il faut qu’il y ait quelque chose d’infernal dans ma destinée ! Ni les fers rouges, ni les tenailles ne sont capables de produire de pareilles souffrances ! Mon fils, mon enfant adoré ! Je le veux ! je veux le voir ! je ne veux point de ciel sans lui ! Oh ! mon Emmanuel idolâtré ! enfant de mes entrailles ! joie de ma vie ! bonheur de mère à jamais perdu ! Y a-t-il un Dieu ? Est-ce lui qui permet ces horreurs de la terre ? Monsieur Flammarion, par pitié ! pitié ! pitié ! au nom de ceux que vous aimez et qui vous aiment, ne soyez pas insensible à la plus grande douleur humaine qui ait jamais meurtri un cœur, dites-moi quelque chose, vous qui possédez les secrets des cieux ! vous qui savez : nous, simples mortels, nous ne pouvons savoir ni comprendre. Dites-moi si les âmes survivent quelque part, si elles se souviennent, si elles aiment encore ceux qui restent sur la terre, si elles nous voient, si nous pouvons les appeler près de nous !

Ah ! si je pouvais vous voir et me jeter à vos genoux ! Pardonnez cette démarche insensée ; je suis folle de douleur, je ne sais plus si je rêve ou si je suis éveillée ! Je ne sens qu’une chose : une douleur aiguë qui ressemble à un fer rouge qu’on mettrait dans une plaie béante !

Pardon, Monsieur Flammarion, pardon ! Vos soleils, vos étoiles, si belles, si merveilleuses, ne souffrent pas, ne sentent, et moi, je sens une douleur plus grande que tous les mondes qui s’agitent dans l’espace ! Si peu de chose, si petite, et pourtant sentir une douleur aussi intolérable ! Qu’est-ce donc ? qu’est-ce que ce mystère ?

Un être si faible, si limité, et … tant souffrir ?

Pardon encore, Maître, au nom de votre mère ! Pardonnez-moi, et ayez pitié de votre malheureuse compatriote.

Veuve N. Boffard,

À Reinosa (Espagne), province de Santander.

Telle est cette lettre angoissée, que j’ai reproduite textuellement pour montrer toute l’horreur d’une pareille situation. Je répète que je m’excuse des termes dithyrambiques qui me concernent. Leur seule signification est de faire exactement sentir ces immenses douleurs doublées de l’ardente espérance de voir se dissiper ces ténèbres.

Il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas être ému jusqu’aux larmes devant ces appels déchirants de l’amour maternel, rester sourd à l’angoisse de tels désespoirs et ne pas éprouver l’ardent désir de consacrer sa vie à y porter remède.

Les prêtres reçoivent tous les jours des suppliques de cet ordre, parce qu’on les considère comme des ministres de Dieu, doués du pouvoir de pénétrer l’énigme du surnaturel et de la résoudre. Ils répondent à ces douleurs en y apportant les consolations de la religion. Le prêtre affirme au nom de la Foi, de la Révélation ; mais la foi ne s’impose pas, elle n’est même pas aussi généralement admise qu’on se l’imagine ; je connais des prêtres, des évêques, des cardinaux, qui ne l’ont pas, tout en l’enseignant comme utilité sociale. Il y a sur la Terre une cinquantaine de religions différentes… utiles peut-être, mais inacceptables au point de vue philosophique. En face des spectacles qui viennent d’être rappelés, leurs ministres peuvent-ils convaincre qu’un Dieu juste et bon régisse l’humanité ? L’homme de science n’est assis ni sur le banc du confessionnal ni dans la chaire évangélique, et il ne peut dire que ce qu’il sait. Il est loyal, franc, indépendant, rationnel avant tout. Son devoir est d’étudier, de chercher. Nous cherchons encore et n’avons pas la prétention d’avoir trouvé, et encore moins celle d’avoir reçu du Ciel la révélation de la Vérité. C’est tout ce que j’ai pu répondre à l’inconnue, en lui donnant l’espérance de revoir un jour son fils et de rester dès maintenant en relation spirituelle avec lui. Quel bonheur c’eût été pour moi d’apporter à son âme une certitude libératrice ! Mais je n’ai pas, comme Auguste Comte, Saint-Simon ou Enfantin, l’illusion de m’imaginer être le grand prêtre d’une religion nouvelle. Cependant, il n’est pas douteux que la religion universelle de l’avenir sera fondée sur la Science, et en particulier sur l’Astronomie associée aux connaissances psychiques.

Cherchons humblement, et tous ensemble. Je m’excuse encore d’avoir reproduit les termes élogieux de cette épître ; mais les supprimer supprimerait en même temps l’expression de cette détresse, de cette confiance et de cette foi.

C’est la perte d’un fils qui a inspiré la lettre précédente. La perte d’une fille a inspiré la suivante :

Theil sur Vanne, novembre 1899

Maître,

J’ai l’honneur de vous connaître assez par vos œuvres pour savoir que vous êtes bon, et pour espérer, quoique je vous sois inconnue, que vous voudrez bien me lire avec indulgence et compatir moralement à mon malheur en m’accordant votre secours spirituel dont j’ai tant besoin.

Le 19 septembre dernier, j’ai eu l’atroce douleur de perdre une charmante enfant de seize ans et demi, d’une grande intelligence, d’une exquise délicatesse de sentiment, belle, oh combien ! On croyait avoir devant soi une créature immatérielle, tant son corps chaste de nymphe et son angélique visage étaient idéalement beaux. Ma chère mignonne, avec ses grands et magnifiques yeux bleus, si expressifs, frangés de cils noirs, ainsi que les sourcils arqués si délicatement, le nez un peu long, fin, droit, la bouche un peu grande, mais d’une expression si bonne, le visage d’un ovale si doux, si harmonieux, un teint de beau lis !… une gentille petite fossette au menton agrémentait le sourire, éclairant le visage d’ordinaire assez sérieux.

Une splendide chevelure, blond châtain, naturellement bouclée, frisée finement, comme une mousse d’or, ornait son front virginal ; les oreilles, de mignons coquillages, qu’il fallait deviner, cachés dans la mousse fine des cheveux, de petits nids à baiser où je ne puis plus poser mes lèvres affamées de tendresse … Ma fille bien-aimée n’est plus, mes yeux ne peuvent plus se reposer avec amour sur son charmant visage adoré, je ne peux que la pleurer. Tant de perfections morales et physiques anéanties, brutalement, stupidement, cruellement, sauvagement. La mort impitoyable m’a tout pris. Ma Renée, mon adorée, je ne l’ai plus, et je vis… La vie… quel bagne !

Avec elle sont envolées nos bonnes causeries ; finies nos belles conversations sur les questions les plus abstraites de l’au-delà, car ma fille, quoique si jeune, était une penseuse, une précieuse amie, ma confidente, ma bien-aimée compagne, elle était tout pour moi, cette belle et pure fleur fauchée avant sa parfaite éclosion. Pourquoi ? Quel problème !

Depuis, j’ai bien souvent pensé au suicide pour aller la rejoindre… mais (était-ce intuition de sa fin prochaine ?) la veille de sa mort, m’embrassant, elle me dit, toute câline : « maman ne doit pas se suicider ; on doit attendre, n’est-ce pas ? » J’en fus toute saisie, et je ne compris que le lendemain, lorsque, blanche comme un admirable lis, elle ferma ses beaux yeux pour toujours en me donnant son dernier baiser. Ah ! ce dernier baiser ! Elle y a mis le reste de sa vie. Je le sens toujours. Quels instants !… Quelles tortures ! Heure suprême inoubliable ! Je la revis, toujours. Ma souffrance, je l’aime. Je vois ma chère petite morte qui avait senti, deviné, mon désespoir : elle a voulu que je reste, pour la pleurer. Mon chagrin est fait de regrets stériles, d’amère déception, de révolte contre tous et tout ; je me sens murmurer contre Dieu lui-même qui m’a pris plus que mille fois ma vie. Désormais, je ne puis plus vivre que de son souvenir ; ma fille, ma pensée constante ; elle, mon culte ; elle, mon adoration. Je voudrais essayer, si c’est possible, de trouver un adoucissement dans le spiritisme, m’y réfugier avec foi, espoir et amour…

Mais je suis bien peu initiée à cette étude.

Mon mari et moi avons tenté l’expérience de la table, hélas ! sans résultat, quoique nous ayons tout fait pour réussir, pensions-nous, en plaçant sur la table la photographie de notre chère enfant, une boucle de ses cheveux, une page de son écriture, et que nous l’ayons évoquée avec toute la force de notre volonté. Mais nos larmes, nos appels, nos désirs, tout est reste inutile. Je veux continuer, persévérer, et c’est dans ce but, cher et illustre Maître, que je vous supplie de nous y aider. Existe-t-elle encore ? Elle dont la vie a été coupée si brutalement en sa fleur, si entièrement pure, qui n’a eu que le temps d’aimer sa mère, sa maman, mot si doux dans sa bouche chérie ! Ah ! j’étais trop heureuse ! Qu’il y a longtemps que je ne l’ai entendu, le doux son de sa voix ! Pour l’entendre encore, je donnerais de bon cœur les années qui peuvent me rester à vivre.

Je suis dévorée du désir d’avoir des preuves de la survivance de l’âme aimante et belle de ma fille adorée, de savoir surtout si elle peut communiquer avec moi. Si j’atteignais ce bonheur, dirigée par vous, bien cher Maître, cette intarissable source de consolation serait pour moi inénarrable. Avec ma fille, Dieu et vous se confondraient dans ma pensée.

La lecture de vos œuvres admirables m’a suggéré la pensée de mettre mon espoir en vous, avec la certitude que vous pouvez ce que je vous demande et l’espoir que vous voudrez bien accueillir favorablement la prière d’une pauvre mère qui soupire à l’espérance de retrouver son enfant disparue, pensez-vous, et non morte. Soyez bienfaisant pour cette mère triste et ignorante. Vous qui avez la lumière, éclairez-la, secourez-la dans sa détresse morale ; c’est la plus belle aumône qui puisse être faite. Mon grand désir d’approfondir ces mystères n’est pas une vaine curiosité ; c’est un besoin puisant, réel, unique, dont la mort seule pourrait me délivrer. J’attends avec confiance, mais aussi avec impatience, votre réponse, et si vous le jugez utile, j’irais volontiers à Paris, et partout où vous m’indiqueriez.

Veuillez, Monsieur et illustre savant, recevoir mes remerciements anticipés et les meilleurs sentiments de votre humble servante.

R. Primault2

J’ai reproduit textuellement cette lettre, comme la précédente, sans biffer les termes élogieux à mon adresse : comme je l’ai dit plus haut, les sensations de puériles vanités me sont inconnues, et je suis accoutumé depuis plus d’un demi-siècle à des titres qui ne me touchent plus. La conviction absolue d’un astronome est que nous ne sommes tous que des atomes de la dernière insignifiance. Mais ces termes d’admiration de lecteurs à un auteur, quel qu’il soit, justifient la confiance et la foi exprimées, et doivent être respectés.

Hélas ! la loyauté scientifique nous oblige à ne dire que ce que nous savons. Nous ne devons tromper personne, même sous le meilleur des prétextes, et dans le but de leur offrir une satisfaction transitoire. Je n’ai pu apporter de certitude absolue à la pauvre mère. Il y a de cela vingt ans. Depuis cette époque, ne n’ai cessé de chercher dans la même voie. Ce livre est écrit pour exposer les éléments de cette solution.

Je me suis permis de reproduire, textuellement aussi, la lettre si touchante de ma correspondante inconnue, parce qu’elle est l’expression de la douleur de toutes les mères qui ont perdu leur enfant, de tous ceux qui ont perdu un être cher et pour lesquels le nom seul de « bon Dieu » paraît une insulte à la réalité. On s’explique fort bien la révolte de ces âmes. J’en possède d’autres incomparablement plus sévères pour toutes les fausses consolations religieuses, qui m’ont été adressées par des catholiques, des protestants, des juifs, des spiritualistes de toutes les croyances, des libres penseurs, des matérialistes, des athées, prenant texte des injustices observées pour nier l’existence d’un Principe intelligent dans l’organisation du monde. Les hommes se consolent souvent par le scepticisme, par la soumission à l’irrévocable, par la constatation de l’indifférence de la nature pour les impressions humaines. Les femmes, non. Elles ne se résignent pas. Elles n’acceptent pas le néant. Elles sentent qu’il y a quelque chose d’inconnu, mais de réel. Elles veulent savoir.

Il ne se passe guère de semaines sans que je reçoive des lettres de cet ordre.

Mais quelle est l’Intelligence universelle ? Nous avons une tendance à nous imaginer que Dieu pense comme nous, que notre sentiment de la justice s’accorde avec le sien, que sa pensée est de la même nature que la nôtre, quoique infiniment supérieure. C’est peut-être tout autre chose. L’insecte pense lourdement quand il se met en chrysalide et quand il brise cette enveloppe pour ouvrir les ailes qu’il vient d’acquérir ; notre pensée est peut-être aussi loin de celle de Dieu que celle de la chenille l’est de la nôtre. Nous sommes en plein mystère.

Mais notre devoir est de chercher.

Pendant l’infâme guerre allemande, qui a supprimé dans la fleur de l’âge quinze millions de jeunes hommes ayant droit à la vie, élevés par leurs pères, par leurs mères, souvent au prix d’énormes sacrifices, ce sont des centaines de lettres qui me sont arrivées, accusant l’injustice et la barbarie des institutions humaines, regrettant que la haine de la guerre qu’un groupe d’amis de l’humanité prêche depuis si longtemps n’ait pas été comprise des gouvernants, se révoltant contre Dieu qui permet ces épouvantables destructions, et déclarant leurs existences brisées pour toujours en des deuils irréparables.

Plus que jamais, l’atroce problème des destinées se dresse devant nous.

Est-il vraiment insoluble ? Le voile ne peut-il être écarté, soulevé, ne fût-ce que légèrement ?

Hélas ! les religions, qui ont, toutes, pour origine ce besoin de nos cœurs, ce désir de connaître, la douleur de voir devant soi le cadavre muet d’un être aimé, n’ont pas apporté les preuves qu’elle promettaient. Les plus belles dissertations théologiques ne prouvent rien. Ce ne sont pas des phrases que nous voulons, ce sont des faits démonstratifs. La mort est le plus grand sujet qui ait jamais occupé la pensée des hommes, le suprême problème de tous les temps et de tous les peuples. Elle est le terme inévitable auquel nous tendons tous ; elle fait partie de la loi de nos existences, au même titre que la naissance. L’une et l’autre sont deux transitions naturelles dans l’évolution générale, et cependant la mort, qui est aussi naturelle que la naissance, nous paraît contre nature.

L’espérance en la continuation de la vie est innée dans l’âme humaine ; elle est de tous les temps et de tous les pays. La culture des sciences n’entre pour aucune part dans cette croyance universelle, qui repose sur des aspirations personnelles, et qui pourtant n’est pas appuyée sur des bases positives. Il y a là un fait dont la constatation a sa valeur.

Le sentiment n’est pas une quantité négligeable égale à zéro, son coefficient scientifique.

Les deux lettres reproduites plus haut font partie de la série que j’ai commencée depuis longtemps et que mes lecteurs connaissent. Le nombre des lettres reçues, admises et inscrites dans cette collection de documents, d’observations, de recherches, de questions motivées, s’élève sur mon registre d’inscription, de l’enquête commencée en 1899 (voir mon ouvrage L’Inconnu et les problèmes psychiques, p. 90), ce nombre, dis-je, s’élève actuellement (juillet 1919) au chiffre de 4 106, auquel il convient d’en ajouter environ 500 reçues avant cette enquête. Je pourrais en citer ici plusieurs centaines analogues aux deux précédentes. En voici une qui pourra frapper, sous un autre aspect, plus d’un lecteur. C’est une véhémente prière qui m’a été adressée de La Rochelle, le 15 août 1904. Elle est un peu brutale ; mais je la donne intégralement comme les précédentes.

« Grand Frère, j’ai mes deux yeux en cours de cataracte ; mais il faut que je vous écrive. Je suis un sceptique, un narquois endurci ; mais j’aurais besoin de croire en quelque chose. Une catastrophe épouvantable, irréparable, vient de briser quatre existences. Ma fille, dont le charme, le naturel, l’enjouement avaient séduit tout Rochefort, en 1902, à commencer par des mamans de rivales, rivales pour le mariage, vient de s’en aller chez les folles, à Niort, où elle végète, en attendant la fin… Ce fut une agonie de dix-huit mois pour elle, la martyre, et pour sa pauvre mère, qui la mena à Paris, à Bordeaux, à Saujon, où des spécialistes d’ambition ont démontré l’impuissance radicale de leur prétendue science. Et moi, seul ici, et mon fils, victimes de la même catastrophe. Le suicide me hante. Ma cervelle est taraudée de ce refrain : « Ta fille est folle ». Et je songe aux misères générales, à l’immense duperie qu’est la vie pour la grande majorité des créatures. Nous apportons à notre naissance la tare de nos ascendants (de quoi se mêlent-ils ?). Que peut être notre personnalité, paralysée, engluée dans le magma charnel ? Ce magma, par son jeu moléculaire, par exemple de l’éducation des parents, par la ligne de vie obligatoire, par les conditions de situation physique et morale des père et mère, cette gangue-là sera la toute-puissante directrice du personnage qui vient de s’incarner, ou, plutôt, de se fondre dans un agrégat dont il sera, sa vie durant, esclave. Qu’est-ce que tout cela ?

Les âneries et les abrutissantes stupidités débitées dans les chaires de l’église ont fini par me révolter. Mais je veux croire en quelque chose d’acceptable. Les spirites, avec leur crédulité naïve, sont vraiment trop bêtes aussi. Ils m’ont servi des pages de Pythagore, Bouddha, Abélard, Fénelon, Robespierre, qui n’ont pas le sens commun. C’est grotesque.

Depuis trente-trois ans, je ne voulais plus lire. Le drame qui m’a frappé m’a fait prendre quelques livres où j’espérais trouver ce que je cherche… Enfin, voici L’Inconnu !

Vous avouerai-je que je l’ai lu religieusement. J’admets, en principe, les manifestations et apparitions que vous signalez, notamment celles qui ont été perçues par des animaux, et, par exemple, l’histoire du chat de la doctoresse Marie de Thilo. La peur du chat, qui a dû voir le fantôme, paraît être une excitation de nature électrique. Mais, Monsieur mon Grand Frère, pourquoi ne voyez-vous là que des mourants ?

Rien ne démontre que le dernier soupir, la dernière pensée humaine du partant soit la cause de manifestations produites à son insu. Ne s’agirait-il pas, au contraire, d’un premier pas dans l’au-delà, au moment de la rupture charnelle ?

J’appartiens, très certainement, à la grande foule de vos amis inconnus, de ceux qui sympathisent avec vous. Ils attendent, à présent, un livre définitif pour clore vos investigations psychiques. Les Esprits ? Les médiums ? Qu’avez-vous été à même de constater, de vérifier scientifiquement, avec votre méthode d’astronome, de mathématicien, pour lequel 2 et 2 font 4 et non pas 5 ? En un mot, avec votre autorité unanimement reconnue, où en êtes-vous arrivé ? Nous voulons savoir ! Il appartient à un homme tel que vous – ne voyez pas là un coup d’encensoir (ce n’est pas mon faible) – d’éclairer tant d’intelligences avides, altérées. N’allez-vous point vous décider ? Vous avez le droit de ne rien ménager. Ah ! quel service vous rendrez en écrivant ce livre loyal, probant ! On en a assez des prônes évangéliques, des dissertations de médiums, des névroses et des trucs. On vous en supplie, dites ce que vous savez. »

(Lettre 1465)

Mes lecteurs comprendront que je ne dévoile pas la signature de cette lettre, dont l’auteur est un haut fonctionnaire de l’État.

Ils comprendront aussi que je n’aurais voulu publier cet ouvrage que lorsque j’aurais pu le croire entièrement élevé à la hauteur de son grave sujet. Il était déjà commencé à la date de cette requête, en 1904 ; il l’est même depuis 1861, comme peut en juger par mes Mémoires. Ces œuvres-là ne se rédigent pas en une année.

D’ailleurs, ce n’est pas un livre que j’ai dû composer en réponse à ces vœux, mais une dizaine ! Verront-ils jamais le jour ? Mis à peu près sur pied depuis un quart de siècle, ils sont en voie de terminaison.

Mais commençons par celui-ci.

Les lecteurs de mes ouvrages m’ont beaucoup aidé dans cette recherche, en m’adressant, depuis longtemps, des observations de nature à préparer une solution, réclamée avec trop de confiance peut-être. Puissent nos efforts aboutir à projeter quelque lumière au sein de ces ténèbres séculaires du problème de la mort !

***

Dans mon enfance, aux leçons de philosophie et d’instruction religieuse faites à la salle d’études, j’entendais souvent un discours périodique prenant pour texte ces quatre mots : Porro unum est necessarium ; en français, « une seule chose est nécessaire. » Cette seule chose était le salut de notre âme. L’orateur, le professeur, nous y parlait des guerres d’Alexandre, de César, de Napoléon, et arrivait à cette conclusion : « À quoi sert à l’homme de conquérir l’univers s’il vient à perdre son âme ? » On nous y décrivait aussi les flammes de l’enfer, et l’on nous terrifiait par des tableaux épouvantables, représentant les damnés torturés par les diables dans un feu inextinguible qui les brûlait sans les consumer, et cela éternellement. L’argument pris pour texte garde sa valeur, quelles que soient les croyances. Il n’est pas contestable que le seul point vraiment capital pour nous est de savoir ce qui nous est réservé après le dernier soupir. To be or not to be: « Être ou n’être pas ! » La scène de Hamlet au cimetière se perpétue chaque jour. La vie du penseur est la méditation de la mort.

Si les existences humaines ne conduisent à rien, qu’est-ce que cette comédie-là ?

Que nous la regardions en face ou que nous en écartions l’image, la Mort est l’événement suprême de la Vie. Ne pas vouloir l’étudier est une puérilité enfantine, puisque le précipice est devant nous, et que nous y tomberons un jour inexorablement. S’imaginer que le problème est insondable, que nous ne pouvons rien savoir, que c’est perdre notre temps – et avec une curiosité un peu téméraire – que de chercher à y voir clair, c’est là une excuse dictée par une paresse inconséquente et par une crainte injustifiée.

L’aspect funèbre de la mort est dû surtout à son entourage, au deuil qui l’accompagne, aux cérémonies religieuses qui l’enveloppent, au Dies irae, au De profundis. Qui sait si les désespoirs des survivants ne feraient pas place à l’espérance, si nous avions le courage d’examiner cette dernière phase de la vie terrestre, cette transformation, avec les mêmes soins que nous apportons à une observation astronomique ou psychologique ? Qui sait si les prières des agonisants ne feraient pas place à la sérénité de l’arc-en-ciel après l’orage ?

Il est difficile de ne pas désirer une réponse au formidable point d’interrogation dressé devant nous, lorsque nous songeons à notre propre destinée, et lorsque la Mort cruelle nous a enlevé un être cher. Comment ne pas se demander si l’on se retrouvera jamais, si la séparation est éternelle ? Un Dieu bon existe-t-il ? L’injustice, la méchanceté dominent-elles la marche de l’humanité, sans aucun égard pour les sentiments dont la Nature a doué nos cœurs ? Et qu’est-ce que cette Nature elle-même ? A-t-elle une volonté, un but ? Y aurait-il plus d’esprit, de justice, de bonté, d’idées, dans nos infimes cerveaux que dans l’immense univers ? Que de questions associées à la même énigme !

Nous mourrons : rien n’est plus sûr. Quand la Terre où nous sommes aura tourné encore une centaine de fois seulement autour du Soleil, aucun de nous, chers lecteurs, ne sera plus de ce monde.

Devons-nous craindre la mort pour nous ou pour ceux que nous aimons ?

L’horreur de la mort est un mot vide de sens. De deux choses l’une : ou nous mourons tout à fait, ou nous continuons d’exister au delà du sépulcre. Si nous mourons entièrement, nous n’en saurons jamais rien ; par conséquent, nous ne le sentirons pas. Si nous continuons d’exister, le sujet vaut la peine d’être examiné.

Que notre corps cesse un jour de vivre, il n’y a pas le moindre doute sur ce point ; il se dissociera en millions de molécules qui s’incorporeront, dans la suite, en d’autres organismes, plantes, animaux et hommes ; la résurrection des corps est un dogme suranné qui ne peut plus être accepté par personne. Si notre pensée, notre entité psychique, survit à la dissolution de l’organisme matériel, nous aurons la joie de continuer à vivre, puisqu’en effet la vie consciente se continuera sous un autre mode d’existence, supérieur à celui-ci, le progrès étant une loi de la nature et se manifestant par toute l’histoire de la Terre, la seule planète que nous puissions étudier directement.

Sur ce grand problème, nous pouvons dire avec Marc-Aurèle : « Qu’est-ce que la mort ? Si on la considère en elle seule, si on la sépare des images dont nous l’entourons, on voit qu’elle n’est qu’une œuvre de la nature. Or quiconque a peur d’une œuvre de la nature est un enfant. »

François Bacon n’a fait que répéter la même pensée lorsqu’il a dit : « La pompe de la mort effraye plus que la mort elle-même. »

« La philosophie, écrivait encore le sage empereur romain, c’est d’attendre la mort d’un cœur paisible et de n’y voir qu’une dissolution des éléments dont chaque être est composé. Cela est conforme à la nature : or rien n’est mal, qui est conforme à la nature. »

Mais le stoïcisme d’Épictète, de Marc-Aurèle, des Arabes, des musulmans, des bouddhistes, ne nous satisfait pas : nous voulons savoir. Et puis, affirmer que la nature ne fait jamais rien de mal est une proposition discutable.

Tout homme qui pense ne peut pas ne pas être troublé, en ses heures de réflexions personnelles, par cette perspective : « Que deviendrai-je ? Mourrai-je entièrement ? »

On a dit, non sans apparente raison, qu’il y a là, de notre part, œuvre de naïve vanité. Nous nous attribuons une certaine importance ; nous nous imaginons qu’il serait dommage que nous cessions d’exister ; nous supposons que Dieu doit s’occuper de nous, que nous ne sommes pas, dans la création, une quantité négligeable. Assurément, en fait astronomiquement parlant surtout, nous ne sommes pas grand-chose, et même l’humanité entière non plus n’est pas très importante. Nous ne devons plus raisonner aujourd’hui comme au temps de Pascal ; le système géocentrique et anthropocentrique n’existe plus. Atomes perdus sur un atome perdu lui-même dans l’infini ! Mais enfin, nous existons, nous pensons, et depuis que les hommes pensent, ils se sont posé les mêmes questions auxquelles les religions les plus diverses ont prétendu répondre, sans qu’aucune d’elles y ait réussi, d’ailleurs.

Le mystère devant lequel tant d’autels et tant de statues de dieux ont été élevés reste là, aussi formidable qu’aux temps des Assyriens, des Chaldéens, des Égyptiens, des Grecs, des Romains, des Chrétiens du Moyen Âge. Les dieux anthropomorphes et anthropophages se sont écroulés. Les religions se sont évanouies, mais la religion demeure : recherche des conditions de l’immortalité. Sommes-nous anéantis à la mort, ou continuons-nous d’exister ?

François Bacon (plus populaire et plus célèbre que Roger Bacon, mais qui n’avait pas son génie) avait, en posant les fondements de la Méthode scientifique expérimentale, prévu la victoire progressive de l’observation et de l’expérience, le triomphe du fait judicieusement constaté sur les idées théoriques, pour tous les domaines des études humaines, tous, sauf un, celui des « choses divines », du « surnaturel », qu’il abandonne à l’Autorité religieuse et à la Foi. C’était là une erreur (encore actuellement partagée par un certain nombre de savants). Il n’y a aucune raison valable pour ne pas tout étudier, tout soumettre au contrôle de l’analyse positive, et l’on ne saura jamais que ce que l’on aura appris. Si la théologie s’est trompée en prétendant que ces études lui étaient réservées, la science s’est également trompée en les dédaignant comme indignes d’elle ou étrangères à sa mission.

Le problème de l’immortalité de l’âme n’a pas encore reçu de solution positive de la science moderne ; mais il n’a pas reçu non plus, comme on le prétend parfois, de solution négative.

En général, on pense que l’énigme du sphinx d’outre-tombe est hors de notre portée, et que l’esprit humain n’a pas la puissance de percer ce mystère. Cependant, quel sujet le touche de plus près, et comment ne pas nous intéresser à notre propre sort ?

L’étude persévérante de ce grand problème nous conduit à penser aujourd’hui que le mystère de la mort est moins obscur et moins sombre qu’on ne l’a admis jusqu’à présent, et qu’il peut s’éclairer, aux yeux de notre esprit, de certaines clartés réelles et expérimentales qui n’existaient pas il y a un demi-siècle.

On ne saurait s’étonner de voir les recherches psychiques associées aux recherches astronomiques. C’est le même problème. L’univers physique et l’univers moral ne font qu’un. L’Astronomie a toujours été associée à la Religion. Les ignorances de la science ancienne, fondée sur des apparences mensongères, ont eu leurs conséquences inévitables dans les croyances erronées d’autrefois ; le ciel théologique doit s’accorder avec le ciel astronomique, sous peine de déchéance. Le devoir de tout honnête homme est de chercher loyalement la vérité.

À notre époque de libre discussion, la science peut étudier tranquillement, en pleine indépendance, le plus grave des problèmes. Nous pouvons nous souvenir, non sans amertume, que, pendant les siècles intolérants de l’Inquisition, ces recherches de la libre pensée menaient leurs apôtres à l’échafaud. Des milliers d’hommes ont été brûlés vifs pour leurs opinions : la statue de Giordano Bruno nous les rappelle à Rome même. Pouvons-nous passer devant elle, ou devant celle de Savonarole à Florence, ou devant celle d’Étienne Dolet à Paris, sans éprouver un frisson d’horreur contre l’intolérance religieuse ? Et Vanini, brûlé à Toulouse ! Et Michel Servet, brûlé par Calvin à Genève ! Etc., etc.

On a affirmé ce que l’on ignorait ; on a imposé silence aux chercheurs. C’est ce qui a le plus retardé le progrès des sciences psychiques. Sans contredit, cette étude n’est pas indispensable à la vie pratique. En général, les hommes sont stupides. Il n’y en a pas un sur cent qui pense. Ils vivent sur la terre sans savoir où ils sont, et sans avoir même la curiosité de se le demander. Ce sont des brutes qui mangent, boivent, jouissent, se reproduisent, dorment, et se préoccupent surtout de gagner de l’argent. J’ai eu la grande joie, pendant une carrière déjà longue, de répandre parmi les diverses classes de l’humanité entière, dans tous les pays et dans toutes les langues, les notions essentielles des connaissances astronomiques, et je suis en situation d’apprécier la statistique des êtres qui s’intéressent à connaître le monde qu’ils habitent et à se former une idée rudimentaire des merveilles de la création. Sur les seize cents millions d’êtres humains qui peuplent notre planète, il y en a environ un million dans ce cas, c’est-à-dire qui lisent les ouvrages d’astronomie, par curiosité ou autrement. Quant à ceux qui étudient et s’initient personnellement à la science en se tenant au courant des découvertes par la lecture des revues spéciales et annuaires, leur nombre peut être évalué à cinquante mille, pour le globe tout entier, dont six mille en France.

On peut en conclure qu’il y a un être humain sur seize cents qui sait vaguement sur quel monde il habite, et un sur cent soixante mille qui en soit vraiment instruit.

Quant à l’enseignement, primaire et secondaire, écoles, collèges, lycées (laïques ou cultuels), en fait d’astronomie : néant, ou à peu près. En fait de psychologie positive : néant également. L’ignorance universelle est la loi de notre humanité terrestre depuis sa naissance simienne.

Les conditions déplorables de la vie sur notre planète, l’obligation de manger, les nécessités de l’existence matérielle, expliquent l’indifférence philosophique des terriens, sans l’excuser entièrement, car des millions d’hommes et de femmes trouvent le temps de s’adonner à de futiles distractions, de lire des feuilletons et des romans, de jouer aux cartes, de s’attabler dans les cafés, de s’occuper des affaires des autres, de continuer l’histoire ancienne de la paille et de la poutre, d’espionner et de critiquer autour d’eux, de politiquailler, d’emplir les églises et les théâtres, d’entretenir les magasins de luxe, de surmener les couturières et les modistes, etc.

L’ignorance universelle est le résultat du pauvre individualisme humain qui se suffit à lui-même. Vivre par l’esprit n’est un besoin pour personne, ou à peu près. Les penseurs sont l’exception. Si ces recherches nous conduisent à mieux occuper nos esprits, à trouver ce que nous sommes venus faire sur la Terre, nous pourrions être satisfait de ce travail, car, vraiment, la vie de l’humanité terrestre paraît bien obtuse.

L’habitant de la Terre est encore tellement inintelligent et tellement animal que, jusqu’à présent, partout, c’est la Force brutale qui a fondé le Droit, et qui le maintient ; que le premier ministre de chaque nation est le ministère de la guerre ; et que les neuf dixièmes des ressources financières des peuples sont consacrées à des tueries périodiques internationales.

Et la Mort continue de régir en souveraine les destinées de l’humanité.

En réalité, c’est elle la souveraine. Son sceptre n’a jamais exercé sa puissance dominatrice avec une violence aussi féroce et aussi sauvage qu’en ces dernières années. En renversant des millions d’hommes sur les champs de bataille, elle a fait surgir des millions de points d’interrogation adressés au Destin. Étudions-là, cette fin suprême. C’est un sujet digne de notre attention.

***

Le plan de cet ouvrage est tracé par son but même : constater des preuves positives de la survivance. On n’y trouvera ni dissertations littéraires, ni belles phrases poétiques, ni théories plus ou moins captivantes, ni hypothèses, mais uniquement des faits d’observation, avec leurs déductions logiques.

Mourons-nous entièrement ? Voilà la question. Que reste-t-il de nous ? Dire, penser, que notre immortalité consiste dans nos descendants, dans nos œuvres, dans le progrès que nous pouvons apporter à l’humanité, c’est une pure plaisanterie. Si nous mourons entièrement, nous ne saurons rien de ces services rendus, et, d’autre part, notre planète finira et notre humanité périra. Donc, tout sera anéanti.

Pour savoir si l’âme survit au corps, il faut d’abord savoir si elle existe elle-même, indépendamment de l’organisme physique. Nous devons donc établir cette existence sur les bases scientifiques de l’observation positive, et non sur de belles phrases ou sur des argumentations ontologiques dont les théologies de tous les temps se sont contentées jusqu’ici. Et d’abord, nous devons nous rendre compte de l’insuffisance des théories physiologiques généralement acceptées et classiquement enseignées.

II – Le Matérialisme, doctrine erronée, incomplète et insuffisante

Méfions-nous des apparences.

Copernic.

Tout le monde connaît la « Philosophie positive » d’Auguste Comte et sa judicieuse classification des sciences, descendant graduellement de l’Univers à l’Homme, de l’Astronomie à la Biologie. Tout le monde aussi connaît Littré, continuateur d’Auguste Comte ; son Dictionnaire est dans toutes les bibliothèques, et ses œuvres sont partout répandues. Je l’ai connu personnellement.3 C’était un homme éminent, savant, encyclopédiste, profond penseur, d’ailleurs matérialiste et athée convaincu, et absolument sincère. L’esthétique de son visage ne correspondait pas à la beauté de son âme. Il était difficile de le regarder sans penser à notre origine simienne, et pourtant son esprit était de la plus haute noblesse, et son cœur d’une rare générosité. Il n’habitait pas fort loin de l’Observatoire ; sa femme était très pieuse ; il la conduisait lui-même, le dimanche, à la messe de Saint-Sulpice, par douce et pure bonté, et sans entrer dans l’église. Le Dantec, athée et matérialiste, qui lui a succédé, est passé par l’église à ses obsèques, pour ne pas faire de peine à sa femme, pieuse dévote aussi, dont on regrette ce dernier geste ; on aimerait voir ces compagnes de la vie penser comme leurs époux. Ce professeur d’athéisme était très bon également. Tout cela est assez paradoxal. Il en a été de même pour Jules Soury, ce « mangeur de curés », inhumé par eux avec leurs prières liturgiques. La logique n’est pas de ce monde. Mais les doctrines ne dirigent pas toujours les œuvres. On peut être catholique pratiquant et menteur, exploiteur de son prochain. On peut être matérialiste et parfait honnête homme. J’ai connu aussi l’excellent Ernest Renan, qui, par noble sincérité, et pour s’affranchir loyalement de toute hypocrisie, avait refusé le sacerdoce auquel ses études théologiques le conduisaient.

Ces esprits éminents sont respectables dans leurs convictions sincères, que nous devons respecter comme ils respectaient celles des autres ; mais on peut discuter leurs idées, et ils n’ont d’ailleurs aucune prétention à l’infaillibilité.

Littré s’est occupé des questions psychiques que nous nous proposons d’étudier ici. Nous pouvons prendre ses arguments, comme ceux de Taine, son émule, pour base des affirmations matérialistes modernes. Ne craignons pas de combattre en face et de prendre le taureau par les cornes.

Dans son ouvrage La science au point de vue philosophique, un chapitre sur la « physiologie psychique » porte les déclarations suivantes :

« Peut-être l’expression de physiologie psychique paraîtra-t-elle insolite. J’aurais pu me servir du terme de psychologie employé pour désigner l’étude des facultés intellectuelles et morales. Moi-même, j’ai écrit ce mot plusieurs fois, et à cause de l’usage commun qu’on en fait, quand le contexte ne laissera aucune obscurité sur ma pensée, je l’écrirai encore. Le mot ψυχή qui le compose est, il est vrai, approprié à la théologie et à la métaphysique, mais on peut aussi l’approprier à la physiologie en lui donnant le sens d’ensemble des facultés intellectuelles et morales, locution beaucoup trop longue et trop complexe pour qu’on ne la remplace, en mainte circonstance, par un terme plus simple.

« Pourtant, comme il est certain que la psychologie a été à l’origine et est encore l’étude de l’esprit, considéré indépendamment de la substance nerveuse, je ne veux pas, je ne dois pas user d’un terme qui est le propre d’une philosophie toute différente de celle qui emprunte son nom aux sciences positives. Là, c’est-à-dire dans les sciences positives, on ne connaît aucune propriété sans matière, non point parce que, a priori, on y a l’idée préconçue qu’il n’existe aucune substance spirituelle, indépendante, mais parce que, a posteriori, on n’a jamais rencontré la gravitation sans corps pesant, la chaleur sans corps chaud, l’électricité sans corps électrique, l’affinité sans substance de combinaison, la vie, la sensibilité, la pensée sans être vivant, sentant et pensant.

« Il m’a paru nécessaire que, dans le titre de ce travail, le mot de physiologie figurât. J’avais bien sous la main celui de physiologie cérébrale, mais la physiologie cérébrale implique plus que je ne compte embrasser.

« Le cerveau a toutes sortes d’actions dont je ne prétends pas m’occuper, me bornant à la part qu’il prend dans l’impression d’où résulte la notion du monde extérieur et du moi.

« C’est pour cela que je me suis déterminé à choisir la locution physiologie psychique, ou, plus brièvement, psychophysiologie. Psychique, c’est-à-dire relatif aux sentiments et aux idées ; physiologie, c’est-à-dire formation et combinaison de ces sentiments et de ces idées en rapport avec la constitution et la fonction du cerveau. Ce n’est pas que j’aie la prétention d’introduire dans la science une nouvelle expression : tout ce que je veux ici, c’est, d’une part, circonscrire nettement mon sujet, et, d’autre part, inculquer que la description des phénomènes psychiques, avec leur subordination et leur enchaînement, est de la pure physiologie et l’étude d’une fonction et de ses effets ; plus la psychologie, celle du moins qui relève de l’école de Locke, a fait des progrès, rompant avec les idées innées, plus elle s’est rapprochée de la physiologie. Plus la physiologie s’est rendu compte de l’étendue de son domaine, moins elle s’est effrayée des anathèmes de la psychologie, qui lui interdisait les hautes spéculations. Et aujourd’hui il n’est plus douteux que les phénomènes intellectuels et moraux sont des phénomènes appartenant au tissu nerveux ; que le cas humain n’est qu’un anneau, le plus considérable, il est vrai, d’une chaîne qui s’étend, sans limite bien tranchée, jusqu’aux derniers animaux ; et que, à quelque titre que l’on procède, pourvu que l’on emploie la méthode de description, d’observation et d’expérience, on est physiologiste. Je ne conçois plus une physiologie où la théorie des sentiments et des idées, en ce qu’elle a de plus élevé, n’occuperait pas une grande place. »4

Telle est la base du système matérialiste de l’âme.

J’invite le lecteur à peser scrupuleusement ce genre de raisonnement.

Nous ne devons pas admettre l’existence de l’âme « parce qu’on ne connaît aucune propriété sans matière, parce qu’on n’a jamais rencontré la gravitation sans corps pesant, la chaleur sans corps chaud, l’électricité sans corps électrique, l’affinité sans substances de combinaison, la vie, la sensibilité, la pensée, sans être vivant, sentant et pensant … »

Or, il n’y a dans ce raisonnement qu’une pétition de principe, fondée sur le mot propriété.

Assimiler la pensée à la gravitation, à la chaleur, aux effets mécaniques, physiques, chimiques, des corps matériels, c’est égaler deux choses très différentes, qui sont précisément en question : l’esprit et la matière.

La volonté d’un être humain, même celle d’un enfant, est personnelle, consciente, tandis que la gravitation, la chaleur, la lumière, l’électricité, sont impersonnelles, inconscientes, conséquences de certains états de la matière, fatales, aveugles, essentiellement matérielles elles-mêmes. La différence est grande entre les deux objets comparés : c’est le jour et la nuit.

Le raisonnement scientifique lui-même pèche par la base. La chaleur, par exemple, ne provient pas toujours d’un corps chaud : le mouvement, qui n’a aucune température, peut produire de la chaleur. La chaleur est un mode de mouvement, la lumière est, elle aussi, un mode de mouvement. La nature de l’électricité reste inconnue.

J’avoue que je m’explique mal qu’un homme de la valeur de Littré, que le chef de l’École positiviste, se soit contenté de ce raisonnement, et n’ait pas aperçu qu’il n’y avait là qu’une pétition de principe, presque un jeu de mots, car cette argumentation joue sur le mot « propriété ». Ce qu’il faudrait d’abord prouver