La San Felice - Dumas Alexandre - E-Book

La San Felice E-Book

Dumas Alexandre

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Beschreibung

« La San Felice » relate l'un des épisodes les plus étonnants des guerres de la Révolution française portant le « flambeau de la liberté » à travers l'Europe. En 1798, le général Championnet s'empare du royaume de Naples. Brève conquête qui se solde l'année suivante par la restauration du roi Ferdinand et de la reine Marie-Caroline au terme d'épisodes dont l'exactitude historique n'enlève rien au rocambolesque. Dumas, qui connaissait fort bien l'Italie et sa langue, entretenait avec Naples des relations passionnelles. En effet, son propre père, le général Dumas, avait été mêlé de très près aux événements : arrêté dans la baie de Naples sur le chemin du retour de la campagne d'Égypte, il y subit une détention si terrible qu'il ne survécut que peu de temps. Dumas, qui perdit à l'âge de quatre ans ce père adoré, est animé ici du souffle qui fait les grands chefs-d'oeuvre.

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Seitenzahl: 395

Veröffentlichungsjahr: 2019

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La San Felice

Pages de titreLIILIIILIVLVLVILVIILVIIILIXLXLXILXIILXIIILXIVLXVLXVILXVIILXVIIILXIXLXXLXXILXXIILXXIIILXXIVLXXVLXXVILXXVIIPage de copyright

Alexandre Dumas

La San Felice

Tome 3

La San Felice est présenté ici en six volumes.

LII

Où Nanno reparaît

La lettre adressée par le roi Ferdinand à la reine Caroline avait produit l’effet qu’il en attendait. La nouvelle du triomphe des armées royales s’était répandue, avec la rapidité de l’éclair, de Mergellina au pont de la Madeleine, et de la chartreuse Saint-Martin au Môle ; puis, de Naples, elle avait été envoyée, par les moyens les plus expéditifs, dans tout le reste du royaume : des courriers étaient partis pour la Calabre, et des bâtiments légers pour les îles Lipariotes et la Sicile, et, en attendant que messagers et scorridori1 arrivassent à leur destination, les recommandations du vainqueur avaient été suivies : les cloches des trois cents églises de Naples, lancées à toute volée, annonçaient les Te Deum, et les salves de canon, parties de tous les forts, hurlaient de leur côté, avec leur voix de bronze, les louanges du Dieu des armées.

Le son des cloches et le bruit du canon retentissaient donc dans toutes les maisons de Naples, et, selon les opinions de ceux qui les habitaient, y éveillaient ou la joie ou le dépit ; en effet, tous ceux qui appartenaient au parti libéral voyaient avec peine le triomphe de Ferdinand sur les Français, attendu que ce n’était point le triomphe d’un peuple sur un autre peuple, mais celui d’un principe sur un autre principe. Or, l’idée française représentait, aux yeux des libéraux de Naples, l’humanité, l’amour du bien public, le progrès, la lumière, la liberté, tandis que l’idée napolitaine, aux yeux de ces mêmes libéraux, représentait la barbarie, l’égoïsme, l’immobilité, l’obscurantisme et la tyrannie.

Ceux-là, se sentant vaincus moralement, s’étaient renfermés dans leurs maisons, comprenant qu’il n’y avait aucune sécurité pour eux à se montrer en public, se rappelant la mort terrible du duc della Torre et de son frère, et déplorant non seulement pour Rome, où il allait rétablir le pouvoir pontifical, mais encore pour Naples, où il allait consolider le despotisme, le triomphe du roi Ferdinand, c’est-à-dire celui des idées rétrogrades sur les idées révolutionnaires.

Quant aux absolutistes, – et le nombre en était grand à Naples, car ce nombre se composait de tout ce qui appartenait à la cour ou qui vivait ou dépendait d’elle, et du peuple tout entier : pêcheurs, portefaix, lazzaroni, – ces hommes étaient dans la plus effervescente jubilation. Ils couraient par les rues en criant : « Vive Ferdinand IV ! vive Pie VI ! Mort aux Français ! mort aux jacobins ! » Et, au milieu de ceux-là, criant plus fort que tous les autres, était frère Pacifique, ramenant au couvent son âne Jacobin, près de succomber sous la charge de ses deux paniers débordant de provisions de toute espèce et brayant de toutes ses forces à l’instar de son maître, lequel, dans ses plaisanteries peu attiques, prétendait que son compagnon de quête déplorait la défaite de ses congénères les jacobins.

Ces plaisanteries faisaient beaucoup rire les lazzaroni, qui ne sont pas difficiles sur le choix de leurs sarcasmes.

Si éloignée du centre de la ville que fût la maison du Palmier, ou plutôt celle de la duchesse Fusco qui y attenait, le bruit des cloches et le retentissement du canon y avaient pénétré et avaient fait tressaillir Salvato, comme tressaille un cheval de guerre au son de la trompette.

Ainsi que l’avait appris le général Championnet par le dernier billet anonyme qu’il avait reçu et qui, comme on s’en doute bien, était du digne docteur Cirillo, le blessé, sans être complètement guéri, allait beaucoup mieux. Après s’être levé de son lit, sur la permission du docteur, aidé de Luisa et de sa femme de chambre, pour s’étendre sur un fauteuil, il s’était levé de son fauteuil, et, appuyé sur le bras de Luisa, avait fait quelques tours dans la chambre. Enfin, un jour qu’en l’absence de sa maîtresse, Giovannina lui avait offert de l’aider à accomplir une de ces promenades, il l’avait remerciée, mais avait refusé, et, seul, il avait répété cette promenade circonscrite qu’il faisait au bras de la San Felice. Giovannina, sans rien dire, s’était alors retirée dans sa chambre et avait longuement pleuré. Il était évident que Salvato répugnait à recevoir, de la femme de chambre, les soins qui le rendaient si heureux venant de sa maîtresse, et, quoiqu’elle comprît très bien qu’entre sa maîtresse et elle, il n’y avait point, pour un homme distingué, d’hésitation possible, elle n’en avait pas moins éprouvé une de ces douleurs profondes sur lesquelles le raisonnement ne peut rien, ou plutôt que le raisonnement rend plus amères encore.

Quand elle vit, à travers la porte vitrée, passer sa maîtresse, se rendant, après le départ du chevalier, légère comme un oiseau, à la chambre du malade, ses dents se serrèrent, elle poussa un gémissement qui ressemblait à une menace, et, de même qu’avec cet entraînement sensuel des femmes du Midi vers la perfection physique, elle avait aimé le beau jeune homme sans le vouloir, elle se trouvait haïr sa maîtresse instinctivement et en quelque sorte malgré elle.

– Oh ! murmura-t-elle, il guérira un jour ou l’autre ; le jour où il sera guéri, il s’en ira, et c’est elle qui souffrira à son tour.

Et, à cette mauvaise pensée, le rire revint sur ses lèvres et les larmes se séchèrent dans ses yeux.

Chaque fois que le docteur Cirillo venait, – et ses visites étaient de plus en plus rares, – Giovannina suivait sur son visage l’expression de joie que lui donnait l’amélioration toujours croissante de la santé du blessé, et, à chaque visite, elle désirait et craignait à la fois que le docteur n’annonçât la fin de sa convalescence.

La veille du jour où retentirent à la fois le bruit des cloches et celui du canon, le docteur Cirillo vint, et, avec un sourire rayonnant, après avoir écouté la respiration de Salvato, après avoir frappé plusieurs fois sur sa poitrine et reconnu que le son perdait peu à peu de sa matité, il avait dit ces paroles, qui avaient à la fois retenti dans deux cœurs, et même dans trois :

– Allons, allons, dans dix ou douze jours, notre malade pourra monter à cheval et aller porter lui-même de ses nouvelles au général Championnet.

Giovannina avait remarqué qu’à ces paroles, deux grosses larmes avaient monté aux paupières de Luisa, qui ne les avait retenues qu’avec effort et que le jeune homme était devenu fort pâle. Quant à elle, elle avait ressenti plus vif que jamais ce double sentiment de joie et de douleur, qu’elle avait déjà plus d’une fois éprouvé.

Sous prétexte de reconduire Cirillo, Luisa l’avait suivi lorsqu’il s’était retiré ; Giovannina, de son côté, les avait suivis des yeux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu ; puis elle était allée à la fenêtre, son observatoire habituel. Cinq minutes après, elle avait vu le docteur sortir du jardin, et, comme la jeune femme ne rentrait pas immédiatement dans la chambre du blessé :

– Ah ! dit-elle, elle pleure !

Au bout de dix minutes, Luisa rentra ; Giovannina remarqua ses yeux rougis, malgré l’eau dont elle venait de les imbiber, et elle murmura :

– Elle a pleuré !

Salvato n’avait pas pleuré, lui ; les larmes semblaient inconnues à cette figure de bronze ; seulement, lorsque la San Felice était sortie, sa tête était tombée sur sa main, et il était devenu aussi immobile et probablement aussi indifférent à tout ce qui l’entourait que s’il eût été changé en statue ; c’était, au reste, l’état qui lui était habituel quand Luisa n’était point près de lui.

À sa rentrée, et même avant qu’elle fût rentrée, c’est-à-dire au bruit de ses pas, il leva la tête et sourit ; de sorte que, cette fois comme toujours, la première chose que vit la jeune femme en rentrant dans la chambre, ce fut le sourire de l’homme qu’elle aimait.

Le sourire est le soleil de l’âme, et son moindre rayon suffit à sécher cette rosée du cœur qu’on appelle les larmes.

Luisa alla droit au jeune homme, lui tendit les deux mains, et, répondant à son tour par un sourire :

– Oh ! que je suis heureuse, lui dit-elle, que vous soyez tout à fait hors de danger !

Le lendemain, Luisa était près de Salvato, lorsque, vers une heure de l’après-midi, commencèrent les volées des cloches, et les salves d’artillerie ; la reine n’avait reçu la dépêche de son auguste époux qu’à onze heures du matin, et il avait fallu deux heures pour donner les ordres nécessaires à cette joyeuse manifestation.

Salvato, à ce double bruit, tressaillit, comme nous l’avons dit, sur son fauteuil ; il se dressa sur ses pieds, les sourcils froncés et les narines ouvertes, comme s’il sentait déjà la poudre, non pas des réjouissances publiques, mais des champs de bataille, et il demanda, en regardant tour à tour Luisa et la jeune femme de chambre :

– Qu’est-ce que cela ?

Les deux femmes firent en même temps un geste analogue qui signifiait qu’elles ne pouvaient répondre à la question de Salvato.

– Va t’informer, Giovannina, dit la San Felice ; c’est probablement quelque fête que nous avons oubliée.

Giovannina sortit.

– Quelque fête ? demanda Salvato interrogeant Luisa du regard.

– Quel jour sommes-nous aujourd’hui ? demanda la jeune femme.

– Oh ! dit Salvato en souriant, il y a longtemps que je ne compte plus les jours.

Et il ajouta avec un soupir :

– Je vais commencer d’aujourd’hui.

Luisa étendit la main vers un calendrier.

– En effet, dit-elle toute joyeuse, nous sommes au dimanche de l’Avent.

– Est-ce l’habitude à Naples, dit Salvato, de tirer le canon pour célébrer la venue de Notre-Seigneur ? Si c’était Natale, ce serait encore possible.

Giovannina rentra.

– Eh bien ? lui demanda la San Felice.

– Madame, répondit Giovannina, Michele est là.

– Que dit-il ?

– Oh ! de singulières choses, madame ! il dit... Mais, continua-t-elle, mieux vaut que ce soit à madame qu’il dise cela ; madame fera, des nouvelles de Michele, ce qu’elle voudra.

– Je reviens, mon ami, dit la San Felice à Salvato ; je vais voir moi-même ce que dit notre fou.

Salvato répondit par un signe de tête et un sourire. Luisa sortit à son tour.

Giovannina s’attendait aux questions du jeune homme ; mais lui, la San Felice sortie, ferma les yeux et retomba dans son immobilité et son mutisme habituels. N’étant point interrogée, si grande que fût peut-être l’envie qu’elle en eût, Giovannina n’osa parler.

Luisa trouva son frère de lait l’attendant dans la salle à manger ; il avait le visage triomphant, était vêtu de ses habits de fête, et de son chapeau tombait un flot de rubans.

– Victoire ! s’écria-t-il en apercevant Luisa, victoire, la petite sœur ! notre grand roi Ferdinand est entré à Rome, le général Mack est victorieux sur tous les points, les Français sont exterminés, on brûle les juifs et l’on pend les jacobins. Evviva la Madonna !... Eh bien, qu’as-tu donc ?

Cette question était provoquée par la pâleur de Luisa, à qui les forces manquaient à cette nouvelle et qui se laissait aller sur une chaise.

En effet, elle comprenait une chose : c’est que, les Français vainqueurs, Salvato pouvait rester près d’elle et même les attendre à Naples, mais que, les Français vaincus, Salvato devait tout quitter, même elle, pour aller partager les revers de ses frères d’armes.

– Mais je te demande ce que tu as ? dit Michele.

– Rien, mon ami ; mais cette nouvelle si étonnante et si inattendue... En es-tu sûr, Michele ?

– Mais tu n’entends donc pas les cloches ? mais tu n’entends donc pas le canon ?

– Si fait, je les entends.

Et elle murmura à demi-voix :

– Et lui aussi, par malheur !

– Tiens, dit Michele, si tu en doutes, voici le chevalier San Felice qui va te le confirmer ; il est de la cour, lui, il doit savoir les nouvelles.

– Mon mari ! s’écria Luisa ; mais ce n’est point son heure !

Et elle tourna vivement la tête du côté du jardin.

En effet, c’était le chevalier qui rentrait une heure plus tôt que de coutume. Il était évident que, pour qu’un tel dérangement se produisit chez lui, il fallait qu’un grand événement fût arrivé.

– Vite ! vite ! Michele, s’écria Luisa, va dans la chambre du blessé ; mais pas un mot de ce que tu viens de me dire, et veille à ce que, de son côté, Giovannina se taise ; tu comprends ?

– Oui, je comprends que cela lui ferait de la peine, pauvre garçon ! mais, s’il m’interroge sur les cloches et le canon... ?

– Tu diras que c’est à propos de la fête de l’Avent. Va.

Michele disparut dans le corridor, dont Luisa referma la porte derrière lui. Il était temps, la tête du chevalier paraissait au moment même au-dessus du perron.

Luisa s’élança au-devant de lui, le sourire sur les lèvres, mais le cœur palpitant.

– Ah ! par ma foi ! dit celui-ci en entrant, voilà une nouvelle à laquelle je ne m’attendais guère : le roi Ferdinand, un héros ! Jugez donc sur les apparences. Les Français en retraite ! Rome abandonnée par le général Championnet ! et, par malheur, des meurtres, des exécutions, comme si la Victoire ne savait pas rester pure. Ce n’est point ainsi que la comprenaient les Grecs ; ils l’appelaient Nicé, la faisaient fille de la Force et de la Valeur, et la mettaient avec Thémis, à la suite de Jupiter. Il est vrai que les Romains ne lui donnaient pas une balance pour attribut, à moins que ce ne fût pour peser l’or des vaincus. Vae victis ! disaient-ils ; et, moi, je dirai : Vae victoribus ! toutes les fois que les vainqueurs joindront les échafauds et les potences à leurs trophées d’armes. J’aurais été un mauvais conquérant, ma pauvre Luisa, et j’aime mieux entrer dans ma maison qui me sourit que dans une ville qui pleure.

– Mais c’est donc bien vrai, ce que l’on dit, mon ami ? demanda Luisa hésitant encore à croire.

– Officiel, ma chère Luisa ; je tiens la nouvelle de la bouche même de Son Altesse le duc de Calabre, et il m’a renvoyé bien vite m’habiller, parce qu’à cette occasion il donne un dîner.

– Où vous allez ? s’écria la San Felice avec plus d’empressement qu’elle n’eût voulu.

– Oh ! mon Dieu, où je suis obligé d’aller, répondit le chevalier : un dîner de savants ; il s’agit de faire des inscriptions latines et de trouver des allégories pour le retour du roi. On va lui faire des fêtes magnifiques, mon enfant, auxquelles il te sera bien difficile, soit dit en passant, de te dispenser d’aller, tu comprends. Lorsque le prince est venu m’annoncer cette nouvelle à la bibliothèque, j’étais si loin de m’y attendre, que j’ai failli tomber de mon échelle ; ce qui n’eût point été poli, car c’était la preuve que je doutais furieusement du génie militaire de son père. Enfin me voilà, ma pauvre chère, si troublé, que je ne sais pas même si j’ai refermé la porte du jardin derrière moi. Tu vas m’aider à m’habiller, n’est-ce pas ? Donne-moi, toi, tout ce qu’il me faut pour faire une petite toilette de cour... Dîner académique ! Comme je vais m’ennuyer avec tous ces écosseurs de grec et tous ces bluteurs de latin ! Je reviendrai le plus tôt que je pourrai ; mais le plus tôt que je pourrai, ce ne sera pas avant dix ou onze heures du soir, Dieu ! vont-ils me trouver bête, et vais-je les trouver pédants ! Allons viens, ma petite Luisa, viens ! il est deux heures, et le dîner est pour trois. Mais que regardes-tu donc ?

Et le chevalier fit un mouvement pour voir ce qui attirait les regards de sa femme du côté du jardin.

– Rien, mon ami, rien, dit Luisa en poussant son mari du côté de sa chambre à coucher ; tu as raison, il faut te hâter, ou tu ne seras pas prêt.

Ce qui attirait les yeux de Luisa et ce qu’elle craignait que ne vit son mari, c’était la porte du jardin qu’en effet le chevalier avait oublié de fermer, qui s’ouvrait lentement et qui donnait passage à la sorcière Nanno, que personne n’avait revue depuis qu’elle avait quitté la maison après avoir donné les premiers soins au blessé et avoir passé la nuit près de lui. Elle s’avança de son pas sibyllin. Elle monta les marches du perron, apparut à la porte de la salle à manger, et, comme si elle eût su n’y trouver que Luisa, y entra sans hésitation, la traversa lentement et sans que l’on entendit le bruit de ses pas ; puis, sans s’arrêter à parler à Luisa, qui la regardait pâle et tremblante, comme si elle eût suivi des yeux un fantôme, disparut dans le corridor qui conduisait chez Salvato, en mettant un doigt sur sa bouche en signe de silence.

Luisa essuya avec son mouchoir la sueur qui perlait sur son front, et, pour échapper plus sûrement à cette apparition qu’elle regardait comme fantastique, elle se jeta dans la chambre de son mari et en tira la porte derrière elle.

Scorridora : « petite barque employée comme garde-côtes ».

LIII

Achille chez Déidamie

Il n’avait point été difficile à Michele de suivre les instructions que lui avait données Luisa ; car, excepté un signe amical que lui avait fait le jeune officier, il ne lui avait point adressé la parole.

Michele et Giovannina s’étaient alors retirés dans l’embrasure d’une fenêtre et s’y étaient livrés à une conversation animée, mais à voix basse ; le lazzarone achevait d’éclairer Giovannina sur les événements dont il avait eu à peine le temps de lui dire quelques mots et qui, elle le sentait instinctivement, allaient avoir une grande influence sur les destinées de Salvato et de Luisa, et, par conséquent, sur la sienne.

Quant à Salvato, quoiqu’il ne put connaître ces événements dans leurs détails, il se doutait bien, d’après les signes d’allégresse auxquels se livrait Naples, qu’il venait d’arriver quelque chose d’heureux pour les Napolitains, et de malheureux pour les Français ; mais il lui semblait, si Luisa voulait lui cacher cet événement, qu’il y avait quelque chose d’indélicat à questionner des étrangers et surtout des domestiques et des inférieurs sur ce sujet ; s’il y avait secret, il tâcherait de l’apprendre de la bouche de celle qu’il aimait.

Au milieu de la conversation de Nina et de Michele, au milieu de la rêverie du jeune officier, la porte cria ; mais, comme Salvato n’avait pas reconnu le pas de la San Felice, il ne rouvrit pas même ses yeux qu’il tenait fermés.

Le lazzarone et la camériste, qui n’avaient pas la même raison que Salvato de s’absorber dans leurs propres pensées, tournèrent leurs yeux vers la porte et poussèrent un cri d’étonnement.

C’était Nanno qui venait d’entrer.

Au cri poussé par Nina et Michele, Salvato se retourna à son tour et, quoiqu’il ne l’eût vue qu’à travers les nuages d’un demi-évanouissement, il reconnut aussitôt la sorcière et lui tendit la main.

– Bonjour, mère ! lui dit-il ; je te remercie d’être venue voir ton malade ; j’avais peur d’être forcé de quitter Naples sans avoir pu te remercier.

Nanno secoua la tête.

– Ce n’est point mon malade que je viens voir, dit-elle, car mon malade n’a plus besoin de ma science ; ce ne sont point des remerciements que je viens chercher, car, n’ayant fait que le devoir d’une femme de la montagne qui connaît la vertu des plantes, je n’ai point de remerciements à recevoir ; non, je viens dire au blessé dont la cicatrice est fermée : écoute un récit de nos anciens jours que, depuis trois mille ans, les mères redisent à leurs fils, quand elles craignent de les voir s’endormir dans un lâche repos au moment où la patrie est en danger.

L’œil du jeune homme étincela, car quelque chose lui disait que cette femme était en communication avec sa pensée.

La sorcière appuya sa main gauche au dossier du fauteuil de Salvato, couvrit de sa main droite la moitié de son front et ses yeux, et parut un instant chercher au fond de sa mémoire quelque légende longtemps oubliée.

Michele et Giovannina, ignorant ce qu’ils allaient entendre, regardaient Nanno avec étonnement, presque avec effroi. Salvato la dévorait des yeux ; car, nous l’avons dit, il devinait que la parole qui allait sortir de sa bouche, illuminerait comme un éclair d’orage ce qu’il y avait d’obscur encore dans les pressentiments qu’avaient éveillés en lui les premières volées des cloches et les premières salves d’artillerie.

Nanno releva la mante sur son front et du même mouvement rabattit entre ses épaules le capuchon qui encadrait sa tête et avec une lente et traînante accentuation qui n’était ni la parole, ni le chant, elle commença la légende suivante :

Voici ce que les aigles de la Troïade ont raconté aux vautours de l’Albanie :

Du temps que la vie des dieux se mêlait à celle des hommes, il y eut une union entre une déesse de la mer nommée Thétys et un roi de Thessalie nommé Pélée.

Neptune et Jupiter avaient voulu l’épouser ; mais, ayant appris qu’il naîtrait d’elle un fils qui serait plus grand que son père, ils la cédèrent au fils d’Éaque.

Thétys eut de son époux plusieurs enfants, qu’elle jeta les uns après les autres au feu, pour éprouver s’ils étaient mortels ; tous périrent les uns après les autres.

Enfin elle en eut un que l’on appela Achille ; sa mère allait le jeter au feu comme les autres, lorsque Pelée le lui arracha des mains et obtint d’elle qu’au lieu de le tuer, elle le trempât dans le Styx ; ce qui le rendrait non point immortel, mais invulnérable.

Thétys obtint de Pluton de descendre une fois, mais une seule fois, aux Enfers, pour tremper son fils dans le Styx ; elle s’agenouilla au bord du fleuve, prit l’enfant par le talon et l’y trempa en effet.

De sorte que l’enfant fut invulnérable sur toutes les parties de son corps, excepté au talon par lequel sa mère l’avait pris ; ce qui fit qu’elle consulta l’oracle.

L’oracle lui répondit que son fils acquerrait une gloire immortelle au siège d’une grande ville, mais qu’au milieu de son triomphe il trouverait la mort.

Alors, sous le nom de Pyrrha, sa mère le conduisit à la cour du roi de Scyros, et, sous des habits de femme, le mêla aux filles du roi. L’enfant atteignit l’âge de quinze ans, ignorant qu’il fût un homme...

Mais, lorsque l’Albanaise fut arrivée là de son récit :

– Je connais ton histoire, Nanno, lui dit le jeune officier en l’interrompant ; tu me fais l’honneur de me comparer à Achille, et tu compares Luisa à Déidamie ; mais, sois tranquille, tu n’auras pas même besoin, comme Ulysse, de me montrer une épée pour me rappeler que je suis un homme. On se bat, n’est-ce pas ? continua le jeune officier l’œil étincelant ; et ces décharges d’artillerie annoncent quelque victoire des Napolitains sur les Français. Où se bat-on ?

– Ces cloches et ces décharges d’artillerie annoncent, répondit Nanno, que le roi Ferdinand est entré à Rome et que les massacres ont commencé.

– Merci, dit Salvato en lui saisissant la main ; mais quel intérêt as-tu à venir me donner cet avis, toi, Calabraise, toi, sujette du roi Ferdinand ?

Nanno se redressa de toute la hauteur de sa grande taille.

– Je ne suis point Calabraise, dit-elle ; je suis une fille de l’Albanie, et les Albanais ont fui leur patrie pour n’être les sujets de personne ; ils n’obéissent et n’obéiront jamais qu’aux descendants du grand Scanderberg. Tout peuple qui se lève au nom de la liberté est son frère, et Nanno prie la Panagie pour les Français, qui viennent au nom de la liberté.

– C’est bien, dit Salvato, dont la résolution était prise.

Puis, s’adressant à Michele et à Nina, qui, silencieux, regardaient cette scène :

– Luisa connaissait-elle ces nouvelles, lorsque je lui ai demandé quel était le bruit que nous entendions ?

– Non, répondit Giovannina.

– C’est moi qui les lui ai apprises, ajouta Michele.

– Et que fait-elle ? demanda le jeune homme. Pourquoi n’est-elle point ici ?

– Le chevalier, à cause de tous ces événements, est rentré plus tôt que de coutume, dit Michele, et sans doute ma sœur ne peut le quitter.

– Tant mieux, dit Salvato ; nous aurons le temps de tout préparer.

– Mon Dieu ! monsieur Salvato, s’écria Giovannina, pensez-vous donc à nous quitter ?

– Je pars ce soir, Nina.

– Et votre blessure ?

– Nanno ne t’a-t-elle pas dit qu’elle était guérie ?

– Mais le docteur a dit qu’il fallait encore dix jours.

– Le docteur a dit cela hier ; mais il ne le dirait pas aujourd’hui.

Puis, se tournant vers le jeune lazzarone :

– Michele, mon ami, tu es disposé à me rendre service, n’est-ce pas ?

– Ah ! monsieur Salvato, vous savez que j’aime tout ce qu’aime Luisa !

Giovannina tressaillit.

– Tu crois donc qu’elle m’aime, mon brave garçon ? demanda vivement Salvato sortant de sa réserve habituelle.

– Demandez à Giovannina ! dit le lazzarone.

Salvato se tourna vers la jeune fille ; mais celle-ci ne lui donna pas le temps de l’interroger.

– Les secrets de ma maîtresse ne sont point les miens, dit-elle en devenant très pâle ; et, d’ailleurs, voici madame qui m’appelle.

En effet, le nom de Nina retentissait dans le corridor.

Nina s’élança vers la porte et sortit.

Salvato la suivit des yeux avec un étonnement mêlé d’une certaine inquiétude ; puis, comme si ce n’était pas le moment de s’arrêter aux soupçons qui lui passaient par l’esprit :

– Viens ici, Michele, dit-il ; il y a une centaine de louis dans cette bourse : il me faut pour ce soir, à neuf heures, un cheval, mais, tu entends ? un de ces chevaux du pays, un de ces chevaux de fatigue qui font vingt lieues d’une traite.

– Vous aurez cela, monsieur Salvato.

– Un habit complet de paysan.

– Vous aurez cela.

– Et, ma foi, Michele, ajouta le jeune homme en riant, le plus beau sabre que tu pourras trouver ; choisis-le à ton goût et à ta main, attendu que ce sera ton sabre de colonel.

– Ah ! monsieur Salvato, s’écria Michele radieux, comment ! vous vous rappelez votre promesse ?

– Il est trois heures, dit le jeune homme, tu n’as pas de temps à perdre pour faire tes emplettes ; à neuf heures sonnantes, trouve-toi avec le cheval dans la petite ruelle qui est derrière la maison, de plain-pied avec la fenêtre.

– C’est convenu, fit le lazzarone.

Puis, allant à Nanno :

– Dites donc, Nanno, continua Michele, puisque vous voilà seule avec lui, ne pourriez-vous pas arranger les choses de manière que le danger qui menaçait ma pauvre petite sœur soit conjuré ?

– Je viens pour cela, répondit Nanno.

– Eh bien, alors, vous êtes une brave femme, parole d’honneur ! Quant à moi, continua le lazzarone avec une certaine mélancolie, tu comprends, Nanno, s’il faut absolument, pour que ma sœur soit heureuse, faire la part du diable, eh bien, laisse le bout de ma corde aux mains de maître Donato, et ne t’occupe que d’elle ; il y a, du Pausilippe au pont de la Madeleine, des Michele à n’en savoir que faire et des fous à revendre, sans compter ceux d’Aversa ; mais il n’y a, dans tout l’univers, qu’une seule Luisa San Felice.

– Monsieur Salvato, votre commission sera faite, et bien faite, soyez tranquille.

Et il sortit à son tour.

Le jeune homme resta seul avec Nanno ; il avait entendu ce qu’avait dit Michele.

– Nanno, dit-il, voilà plusieurs fois que j’entends parler de prédictions sombres faites par toi à Luisa ; qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ?

– Jeune homme, répondit-elle, tu le sais : les arrêts du ciel ne sont jamais si clairement expliqués que l’on puisse s’y soustraire ; mais la prédiction des astres, confirmée par les lignes de la main, menace celle que tu aimes d’une mort sanglante, et il m’est positivement révélé que c’est son amour pour toi qui causera sa mort.

– Son amour pour moi ou mon amour pour elle ? demanda Salvato.

– Son amour pour toi ; et voilà pourquoi les lois de l’honneur, comme Français, les lois de l’humanité, comme amant, t’ordonnent de la quitter pour ne jamais la revoir. Séparez-vous l’un de l’autre, séparez-vous pour toujours, et peut-être cette séparation conjurera le sort. J’ai dit.

Et Nanno, ramenant son capuchon sur ses yeux, se retira sans vouloir davantage répondre aux questions ou écouter les prières du jeune homme.

À la porte, elle rencontra Luisa.

– Tu pars, Nanno ? lui demanda celle-ci.

– Ma mission est accomplie, répondit la sorcière, pourquoi resterais-je ?

– Et ne puis-je savoir ce que tu étais venue faire ? demanda Luisa.

– Celui-là te le dira, répliqua Nanno en montrant du doigt le jeune homme.

Et elle s’éloigna de ce même pas silencieux et grave dont elle était entrée.

Luisa, comme fascinée par une vision fantastique, la suivit des yeux ; elle la vit traverser le long corridor, franchir la salle à manger, descendre le perron, puis enfin ouvrir la porte du jardin et la tirer derrière elle.

Mais, malgré sa disparition, Luisa demeura immobile ; on eût dit que, comme la nymphe Daphné, ses pieds étaient restés attachés à la terre.

– Luisa !... murmura Salvato de sa plus douce voix.

La jeune femme tressaillit ; la fascination était rompue. Elle se retourna vers celui qui l’appelait, et, le voyant les yeux brillant d’une flamme inaccoutumée, qui n’était ni celle de la fièvre ni celle de l’amour, mais celle de l’enthousiasme :

– Oh ! s’écria-t-elle, malheur à moi, vous savez tout !

– Oui, chère Luisa, répondit Salvato.

– C’est pour cela que Nanno était venue alors ?

– C’est pour cela.

– Et... (la jeune femme fit un effort), et quand partez-vous ? demanda-elle.

– J’étais résolu à partir ce soir à neuf heures, Luisa ; mais je ne vous avais pas revue !...

– Et maintenant que vous m’avez revue... ?

– Je partirai quand vous voudrez.

– Vous êtes bon et doux comme un enfant, Salvato, vous, le guerrier terrible ! Vous partirez ce soir, mon ami, à l’heure que vous aviez résolu de partir.

Salvato la regarda avec étonnement.

– Avez-vous cru, continua la jeune femme, que je vous aimerais si mal et aurais si peu de gloire de moi-même, que de vous conseiller jamais de faire quelque chose contre votre honneur ? Votre départ me coûtera bien des larmes, Salvato, et je serai bien malheureuse quand vous serez parti, car cette âme inconnue que vous avez apportée avec vous et mise en moi, vous l’emporterez avec vous, et Dieu seul peut savoir ce qu’il y aura de tristesse et de solitude dans le vide qui va se faire autour de mon cœur... Ô pauvre chambre déserte ! continua-t-elle en regardant autour d’elle tandis que deux grosses larmes coulaient de ses yeux sans altérer la profonde suavité de sa voix, combien de fois je viendrai, la nuit, chercher le rêve au lieu de la réalité ! comme tous ces vulgaires objets vont me devenir chers et se poétiser par votre absence ! Ce lit où vous avez souffert, ce fauteuil où j’ai veillé près de vous, ce verre où vous avez bu, cette table où vous vous êtes appuyé, ce rideau que j’écartais pour laisser parvenir jusqu’à vous un rayon de soleil, tout me parlera de vous, mon ami, tandis qu’à vous rien ne parlera de moi...

– Excepté mon cœur, Luisa, qui est plein de vous !

– Si cela est, Salvato, vous êtes moins malheureux que moi ; car vous continuerez à me voir : vous savez les heures qui sont à moi ou plutôt qui étaient à vous ; votre absence n’y changera rien, mon ami ; vous me verrez entrer dans cette chambre ou en sortir aux mêmes heures où j’y entrais et en sortais quand vous étiez là. Pas un des jours, pas un des instants que nous avons passés dans cette chambre ne sera oublié, tandis que, moi, où vous chercherai-je ? Sur les champs de bataille, au milieu du feu et de la fumée, parmi les blessés ou les morts !... Oh ! écrivez-moi, écrivez-moi, Salvato ! ajouta la jeune femme en poussant un cri de douleur.

– Mais le puis-je ? demanda le jeune homme.

– Et qui vous en empêcherait ?

– Si une de mes lettres s’égarait, si elle était trouvée !...

– Ce serait un grand malheur en effet, dit la jeune femme, non pour moi, mais pour lui.

– Pour lui !... Qui ?... Je ne vous comprends pas, Luisa.

– Non, vous ne me comprenez pas ; non, vous ne pouvez pas comprendre, car vous ignorez quel ange de bonté j’ai pour mari. Il serait malheureux de ne pas me savoir heureuse. Oh ! soyez tranquille, je veillerai sur son bonheur.

– Mais si j’écrivais à une autre adresse ? à la duchesse Fusco, à Nina ?

– Inutile, mon ami ; et puis ce serait une tromperie, et pourquoi tromper quand il n’y a pas et même quand il y a nécessité absolue ? Non, vous m’écrirez : « À Luisa San Felice, à Mergellina, maison du Palmier. »

– Mais si une de mes lettres tombe entre les mains de votre mari ?

– Si elle est cachetée, il me la donnera sans la décacheter ; si elle est décachetée, il me la donnera sans la lire.

– Mais enfin s’il la lisait ? dit Salvato étonné de cette opiniâtre confiance.

– Me diriez-vous autre chose, dans ces lettres que ce qu’un tendre frère dirait à une sœur bien-aimée ?

– Je vous dirai que je vous aime.

– Si vous ne me dites que cela, Salvato, il vous plaindra et me plaindra moi-même.

– Alors, si cet homme est tel que vous dites, c’est plus qu’un homme.

– Mais pensez donc, mon ami, que c’est un père bien plus qu’un époux. Depuis l’âge de cinq ans, j’ai grandi sous ses yeux. Réchauffée à son cœur, vous me trouvez compatissante, instruite, intelligente ; c’est lui qui est compatissant, qui est instruit ; c’est lui qui est intelligent, car intelligence, instruction, bienveillance, je tiens tout de lui. Vous êtes bien bon, n’est-ce pas, Salvato ? vous êtes bien grand, vous êtes bien généreux ; je vous vois et je vous juge avec les yeux de la femme qui aime. Eh bien, il est meilleur, il est plus grand, il est plus généreux que vous, et Dieu veuille qu’il n’ait pas l’occasion de vous le prouver un jour !

– Mais vous allez me rendre jaloux de cet homme, Luisa !

– Oh ! soyez-en jaloux, mon ami, si toutefois un amant peut-être jaloux de l’affection d’une fille pour son père. Je vous aime bien, Salvato, bien profondément, puisqu’à l’heure de vous quitter, je vous le dis de moi-même et sans que vous me le demandiez ; eh bien, si je vous voyais tous deux courant un danger égal, réel, suprême, et que mon secours pût sauver un seul de vous deux, c’est lui que je sauverais, Salvato, quitte à revenir mourir avec vous.

– Ah ! Luisa, que le chevalier est heureux d’être aimé ainsi !

– Et cependant, vous ne voudriez point de cet amour, Salvato, car c’est celui que l’on a pour les êtres immatériels et supérieurs, car cet amour n’a pas su empêcher celui que je vous ai donné : je l’aime mieux que vous et je vous aime plus que lui, voilà tout.

Et, en disant ces mots, comme si Luisa eût épuisé toutes ses forces dans la lutte de ces deux affections qui tenaient l’une son âme, l’autre son cœur, elle se laissa tomber sur une chaise, renversa sa tête en arrière, joignit les mains, et, les yeux au ciel, le sourire des bienheureux sur les lèvres, elle murmura des mots inintelligibles.

– Que faites-vous ? demanda Salvato.

– Je prie, répondit Luisa.

– Qui ?

– Mon ange gardien... Agenouillez-vous, Salvato, et priez avec moi.

– Étrange ! étrange ! murmura le jeune homme vaincu par une force supérieure.

Et il s’agenouilla.

Au bout de quelques instants, Luisa abaissa la tête, Salvato releva la sienne, tous deux se regardèrent avec une profonde tristesse, mais une suprême sérénité de cœur.

Les heures passèrent.

Les heures tristes s’écoulent avec la même rapidité, quelquefois plus rapidement que les heures heureuses. Les deux jeunes gens ne se promirent rien pour l’avenir, ils ne parlèrent que du passé. Nina entra, Nina sortit ; ils ne firent point attention à elle, ils vivaient dans une espèce de monde inconnu, suspendus entre le ciel et la terre ; seulement, à chaque heure que sonnait la pendule, ils tressaillaient et poussaient un soupir.

À huit heures, Nina entra.

– Voici ce que Michele envoie, dit-elle.

Et elle déposa aux pieds des deux jeunes gens un paquet noué dans une serviette.

Ils ouvrirent le paquet : c’était le costume de paysan acheté par Michele.

Les deux femmes sortirent.

En quelques minutes, Salvato eut revêtu les habits sous lesquels il devait fuir ; il alla rouvrir la porte.

Luisa jeta un cri d’étonnement : il était plus beau et plus élégant encore, s’il était possible, sous l’habit de montagnard que sous celui de citadin.

La dernière heure s’écoula comme si les minutes en eussent été changées en secondes.

Neuf heures sonnèrent.

Luisa et Salvato comptèrent, les uns après les autres, les neuf coups frissonnants du timbre, et cependant ils savaient bien que c’était neuf heures qui sonnaient.

Salvato regarda Luisa, elle se leva la première.

Nina entra.

La jeune fille était pâle comme un linge, ses sourcils étaient contractés, ses lèvres entrouvertes laissaient voir ses dents blanches et aiguës, sa voix semblait avoir peine à passer entre ses dents serrées.

– Michele attend ! dit-elle.

– Allons ! dit la jeune femme en tendant la main à Salvato.

– Vous êtes noble et grande, Luisa, dit celui-ci.

Et il se leva ; mais, tout homme qu’il était, il chancela.

– Appuyez-vous sur moi une fois encore, mon ami, dit-elle ; hélas ! ce sera la dernière.

En entrant dans la chambre qui donnait sur la ruelle, ils entendirent hennir un cheval.

Michele était à son poste.

– Ouvre la fenêtre, Giovannina, dit la jeune femme.

Giovannina obéit.

Un peu au-dessous de l’appui de la fenêtre, on distinguait dans l’obscurité un groupe formé par un homme et un cheval ; la fenêtre s’ouvrait de plain-pied avec le parquet sur un petit balcon.

Les deux jeunes gens s’approchèrent ; Nina, qui avait ouvert la fenêtre, s’effaça et se tint derrière eux comme une ombre.

Tous deux pleuraient dans l’obscurité, mais silencieusement, sans sanglots, pour ne point s’affaiblir l’un l’autre.

Nina ne pleurait pas, ses paupières étaient sèches et brûlantes, sa respiration sifflait dans sa poitrine.

– Luisa, disait Salvato d’une voix entrecoupée, j’ai roulé dans un papier une chaîne d’or pour Nina, vous la lui donnerez de ma part.

Luisa répondit oui par un mouvement de tête et un serrement de main, mais sans parler.

Puis, au jeune lazzarone :

– Merci, Michele, dit Salvato. Tant que vivra dans mon cœur le souvenir de cet ange, – et il passa son bras autour du cou de la San Felice, – c’est-à-dire tant que mon cœur battra, chacun de ses battements me rappellera le souvenir des bons amis entre les mains desquels je la laisse et à qui je la confie.

Par un mouvement convulsif, indépendant de sa volonté peut-être, Giovannina saisit la main du jeune homme, la baisa, la mordit presque.

Salvato, étonné, tourna la tête de son côté ; elle se jeta en arrière.

– Monsieur Salvato, dit Michele, j’ai des comptes à vous rendre.

– Tu les rendras à ta vieille mère, Michele, et tu lui diras de prier Dieu et la Madone pour Luisa et pour moi.

– Ah bon ! dit Michele, voilà que je pleure, à présent...

– Au revoir, mon ami ! dit Luisa. Que le Seigneur et tous les anges du ciel vous gardent !

– Au revoir ? murmura Salvato. Eh ! ne savez-vous donc pas qu’il y a danger de mort pour nous si nous nous revoyons ?

Luisa le laissa à peine achever.

– Silence ! silence ! dit-elle ; remettons aux mains de Dieu les choses inconnues de l’avenir ; mais, quelque chose qui doive arriver, je ne vous quitterai pas sur le mot adieu.

– Eh bien, soit ! dit Salvato enjambant le balcon et se mettant en selle sans desserrer ses deux bras noués autour du cou de Luisa, qui se laissa courber vers lui avec la souplesse d’un roseau ; eh bien, soit ! chère adorée de mon cœur. Au revoir !

Et la dernière syllabe du mot symbole de l’espérance se perdit entre leurs lèvres dans un premier baiser.

Salvato poussa un cri tout à la fois de joie et de douleur, et piqua des deux son cheval, qui, partant au galop, l’arracha des bras de Luisa et se perdit dans l’obscurité.

– Oh ! oui, murmura la jeune femme, te revoir... et mourir !

LIV

La bataille

Nous avons vu Championnet se retirer de Rome en faisant solennellement, à Thiébault et à ses cinq cents hommes, le serment de les venir délivrer avant vingt jours.

En quarante-huit heures et en deux étapes, il se trouva à Civita Castellana.

Son premier soin fut de visiter la ville et ses environs.

Civita Castellana, que l’on crut longtemps, à tort, l’ancienne Véies, préoccupa d’abord Championnet comme archéologue ; mais, en calculant la distance qui sépare Civita Castellana de Rome, distance qui est de plus de trente milles, il comprit qu’il y avait erreur de la part de ces grands faiseurs d’erreurs que l’on appelle les savants, et que les ruines que l’on trouvait à quelque distance de la ville devaient être celles de Faléries.

Des études toutes modernes ont prouvé que c’était Championnet qui avait raison.

Son premier soin fut de mettre en état la citadelle bâtie par Alexandre VI, et qui ne servait plus que de prison, ainsi que de faire prendre position aux différents corps de sa petite armée.

Il plaça Macdonald – auquel il réserva tous les honneurs de la bataille qui devait avoir lieu – avec sept mille hommes, à Borghetto, en lui ordonnant de tirer, comme défense, le meilleur parti possible de la maison de poste et des quelques masures qui l’entouraient, en s’appuyant à Civita Castellana, qui formait l’extrême droite de l’armée française ou plutôt au pied de laquelle était groupée l’armée française ; il envoya le général Lemoine avec cinq cents hommes dans les défilés de Terni, placés à sa gauche, en lui disant, comme Léonidas aux Spartiates : « Faites-vous tuer ! » Casabianca et Rusca reçurent le même ordre pour les défilés d’Ascoli, formant l’extrême gauche. Tant que Lemoine, Casabianca et Rusca tiendraient, Championnet ne craignait pas d’être tourné, et, tant qu’il serait attaqué de face seulement, il espérait pouvoir se défendre. Enfin il envoya des courriers au général Pignatelli, qui était en train de reformer sa légion romaine entre Civitaducale et Marano, afin de lui porter l’ordre de se mettre en marche dès que ses hommes seraient prêts et de rallier le général polonais Kniasewitch, qui avait sous son commandement les 2e et 3e bataillons de la 30e demi-brigade de ligne, deux escadrons du 16e régiment de dragons, une compagnie du 19e de chasseurs à cheval et trois pièces d’artillerie, et de marcher droit au canon, dans quelque direction qu’il l’entendit.

En outre, le chef de brigade Lahure fut chargé, avec la 15e demi-brigade, de prendre position à Regnano, en avant de Civita Castellana, et le général Maurice Mathieu de se porter sur Vignanello, pour couper aux Napolitains la position d’Orte et les empêcher de passer le Tibre.

En même temps, il envoya des courriers sur la route de Spolette et de Foligno, pour presser l’arrivée des trois mille hommes de renfort, promis par Joubert.

Ces dispositions prises, il attendit de pied ferme l’ennemi, dont il pouvait suivre tous les mouvements du haut de sa position de Civita Castellana, où il se tenait avec une réserve d’un millier d’hommes, pour se porter où besoin serait.

Par bonheur, au lieu de poursuivre sans relâche Championnet avec sa nombreuse et magnifique cavalerie napolitaine, Mack perdit trois jours à Rome et trois ou quatre autres jours à réunir toutes ses forces, c’est-à-dire quarante mille hommes, pour marcher sur Civita Castellana.

Enfin le général Mack divisa son armée en cinq colonnes et se mit en marche.

Au dire des stratégistes, voici ce que Mack eut dû faire :

Il eût dû appeler par Pérouse le corps du général Naselli, conduit et escorté à Livourne par Nelson ; il eût dû conduire les principales forces de son armée, sur la gauche du Tibre et camper à Terni ; il eût dû enfin attaquer avec des forces sextuples la petite troupe de Macdonald, qui, pris entre les sept mille hommes de Naselli et trente ou trente-cinq mille hommes que Mack eût gardés dans sa main, n’eût pu résister à cette double attaque ; mais, au contraire, il dissémina ses forces en s’avançant sur cinq colonnes, et laissa libre la route de Pérouse.

Il est vrai que les populations environnantes, c’est-à-dire celles de Rieti, d’Otricoli et de Viterbe, excitées par les proclamations du roi Ferdinand, s’étaient révoltées et que de toutes parts on les sentait prêtes à seconder les mouvements du général Mack.

Celui-ci s’avança, précédé d’une proclamation ridicule à force de barbarie. Championnet, en abandonnant Rome, avait laissé dans les hôpitaux trois cents malades qu’il avait recommandés à l’honneur et à l’humanité du général ennemi ; mais, averti par une dépêche du roi Ferdinand, de la sortie qu’avait faite la garnison du château Saint-Ange et de la façon dont les deux consuls, prêts à être pendus, avaient été enlevés au pied même de l’échafaud, Mack rédigea un manifeste dans lequel il déclarait à Championnet que, s’il n’abandonnait pas sa position de Civita Castellana, et s’il osait s’y défendre, les trois cents malades, abandonnés dans les hôpitaux romains, répondraient tête pour tête des soldats qu’il perdrait dans le combat et seraient livrés à la juste indignation du peuple romain ; ce qui voulait dire qu’ils seraient mis en morceaux par la populace du Transtévère.

La veille du jour où l’on aperçut les têtes de colonne des Napolitains, ces manifestes furent apportés aux avant-postes français par des paysans ; ils tombèrent entre les mains de Macdonald.

Cette nature loyale en fut exaspérée.

Macdonald prit la plume et écrivit au général Mack :

Monsieur le général,

J’ai reçu le manifeste ; prenez garde ! les républicains ne sont point des assassins ; mais je vous déclare, de mon côté, que la mort violente d’un seul malade des hôpitaux romains sera la condamnation à mort de toute l’armée napolitaine, et que je donnerai l’ordre à mes soldats de ne point faire de prisonniers.

Votre lettre, dans une heure, sera connue de toute l’armée, où vos menaces exciteront une indignation et une horreur qui ne pourront être surpassées que par le mépris qu’inspirera celui qui les a faites.

Macdonald.

Et, en effet, à l’instant même, Macdonald distribua une douzaine de ces manifestes et les fit lire par les chefs de corps à leurs hommes, tandis que lui, montant à cheval, se rendait au galop à Civita Castellana pour communiquer cette proclamation au général Championnet et lui demander ses ordres.

Il trouva le général sur le magnifique pont à double arcade jeté sur le Rio Maggiore, et bâti en 1712 par le cardinal Imperiali ; il tenait sa lunette de campagne à la main, examinait les approches de la ville, et faisait prendre par son secrétaire des notes sur une carte militaire.

En voyant venir à lui, au grand galop de son cheval, Macdonald pâle et agité :

– Général, lui dit-il à distance, j’ai cru que vous m’apportiez des nouvelles de l’ennemi ; mais, maintenant, je vois que je me trompe ; car, en ce cas, vous seriez calme et non agité.

– J’en apporte, cependant, général, dit Macdonald en sautant à bas de son cheval ; les voici !

Et il lui présenta le manifeste.

Championnet le lut sans le moindre signe de colère, mais seulement en haussant les épaules.

– Ne connaissez-vous pas l’homme auquel nous avons affaire ? dit-il. Et qu’avez-vous répondu à cela ?

– J’ai d’abord donné l’ordre de lire le manifeste dans l’armée.

– Vous avez bien fait ; il est bon que le soldat connaisse son ennemi, et il est encore mieux qu’il le méprise ; mais ce n’est point le tout ; vous avez répliqué au général Mack, à ce que je présume ?

– Oui, que chaque prisonnier napolitain répondrait à son tour tête pour tête pour les Français malades à Rome.

– Cette fois, vous avez eu tort.

– Tort ?

Championnet regarda Macdonald avec une douceur infinie, et, lui posant la main sur l’épaule :

– Ami, lui dit-il, ce n’est point avec des représailles sanglantes que les républicains doivent répondre à leurs ennemis ; les rois ne sont que trop disposés à nous calomnier, ne leur donnons pas même l’occasion de médire. Redescendez vers vos hommes, Macdonald, et lisez-leur l’ordre du jour que je vais vous donner.

Et, se tournant vers son secrétaire, il lui dicta l’ordre du jour suivant, que celui-ci écrivit au crayon :

Ordre du jour du général Championnet avant la bataille de Civita Castellana.

– C’est ainsi, interrompit Championnet, que s’appellera la bataille que vous gagnerez demain, Macdonald.

Et il continua :

Tout soldat napolitain prisonnier sera traité avec l’humanité et la douceur ordinaires des républicains envers les vaincus.

Tout soldat qui se permettrait un mauvais traitement quelconque envers un prisonnier désarmé, sera sévèrement puni.

Les généraux seront responsables de l’exécution de ces deux ordres...

Championnet prenait le crayon pour signer, lorsqu’un chasseur à cheval, couvert de boue, blessé au front, apparut à l’extrémité du pont, et, venant droit à Championnet :