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Alors que Paris est en proie au terrorisme, des enfants disparaissent mystérieusement. Tandis que les autorités traquent les responsables des bombes, l’équipe chargée de retrouver les enfants semble peu conventionnelle. Malgré les difficultés, elle parvient à remonter la piste jusqu’à un chirurgien esthétique, solitaire et passionné d’art, qui s’est associé à une organisation mafieuse pour créer le cabinet de curiosités le plus abouti de l’histoire. Parviendront-ils à sauver les enfants à temps ? Quel rôle joue véritablement ce chirurgien dans ces disparitions ? Jusqu’où est prête à aller cette organisation mafieuse pour atteindre ses objectifs ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Journaliste et diplômée en Lettres,
Frédérique Nguyen-Huu prend la plume pour nous offrir "Laissez venir à moi les petits enfants", son premier roman publié.
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Seitenzahl: 315
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Frédérique Nguyen-Huu
Laissez venir à moi
les petits enfants
Roman
© Lys Bleu Éditions – Frédérique Nguyen-Huu
ISBN : 979-10-422-4276-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Aujourd’hui, c’était une chauve. Ici, la monstruosité tenait au genre. Difficile de se concentrer comme d’empêcher son cerveau de vagabonder sur ce qui pouvait être à l’origine de ce crâne exagérément clairsemé : chimiothérapie, surdosage de teinture ammoniaquée ou tout bonnement, la faute à pas de bol ? À l’exception de deux petites zones encore dotées de quelques cheveux filasse, son interlocutrice avait, bel et bien, le crâne glabre. Qu’elles s’affichent ostensiblement, comme aujourd’hui, ou qu’elles cherchent à se dissimuler, aucune des monstruosités de la vie ne lui échappait. Elle n’en ratait aucune, pas même les plus infimes, les invisibles au plus grand nombre. L’aurait-elle voulu, elle ne pouvait les manquer. Leur manifestation avait tout d’une agression, minuscule ou monstrueuse, quel que soit son type, toute bizarrerie ne lui apparaissait jamais autrement qu’en lui sautant au visage. À chaque confrontation, c’était le même scénario. Son esprit cherchait à s’en arracher tandis qu’attirés par l’étrangeté comme par un aimant puissant, ses yeux ne parvenaient à s’en détacher qu’au prix d’incommensurables efforts. Alors, une lutte s’engageait pour chasser le flot de questions que suscitait l’anomalie. Quel défaut de vision pour des verres si épais ? Pourquoi une telle épaisseur de fond de teint ? Aujourd’hui, le problème n’était pas mince. L’entretien s’annonçait laborieux face aux crins clairsemés et jaunasses qui subsistaient sur le crâne de la nounou. Mais pourquoi ne se rase-t-elle pas le peu qui reste ? Une perruque ferait bien l’affaire. Voilà les questions qui repartaient.
Elle aurait mieux fait de commencer par les parents qui, depuis qu’elle avait rencontré cette femme, l’intriguaient grandement. Pour confier un gosse à cette bonne femme, il ne fallait pas être regardant. Lisa ne savait que trop combien il était difficile de trouver un mode de garde. Sa sœur, mère de famille accomplie et communicante parisienne à succès, ne lui ayant jamais épargné les détails de ses déconvenues dans ce domaine. Son aînée n’avait donc rien exagéré dans le récit de ses malheurs. Il fallait en effet que le marché soit tendu pour qu’un père et une mère choisissent de s’en remettre à Annie Prisseux, son maintien flasque, sa tenue plus que négligée et le manque de propreté de son appartement. Pour tenter de balayer de ses pensées ce cuir chevelu et les auréoles du canapé hésitant entre l’orangé et le marron clair, Lisa prend une grande respiration. Puis, après une pause d’une durée plus ou moins contrôlée dont elle est coutumière, elle reprend la parole pour résumer la situation.
Ses sanglots redoublent pendant que Lisa finit de résumer la situation. Après un dernier tour rapide de ce logement social parisien, exigu et crasseux, où s’entassent chaque jour Annie Prisseux, trois enfants, ainsi que deux horribles chiens au pelage irrégulier et parfaitement assorti à la couleur du canapé, elle quitte non sans soulagement l’appartement.
En sortant de l’immeuble, Lisa se dirige vers la rue de la Croix. Là, elle s’assied sur un des bancs. C’est vite vu. Comment l’enfant a-t-il pu échapper à la surveillance de Prisseux ? Le square tient dans une parcelle rectangulaire d’à peine 200 mètres carrés prise entre trois immeubles. Une grille plus rouillée que verte et de maigres buissons le séparent de la rue. À côté de la porte, une petite cahute en bois et, au centre, plantés sur un sol en plastique mou, un mini-toboggan et des animaux sur ressort. Ces interprétations ludiques, mais ratées du crocodile, du castor ou du canard en bêtes à bascule ultracolorées ont dû en effrayer plus d’un… Des bancs, verts bien sûr, sont disposés autour des jeux et dans l’angle gauche, une petite fontaine. Bientôt, un cortège de trois poussettes fait son entrée dans les lieux. Aussi longues que larges, elles ploient sous un chargement mêlant sacs et marmots. Le timing est respecté : il est presque 16 heures. Une petite dizaine de gamins et trois femmes qui les accompagnent prennent possession de l’espace. Les plus grands enfourchent les animaux tandis que les nounous se posent sur les bancs à côté des cargaisons roulantes qu’elles viennent de garer. Restés dans les poussettes, les plus jeunes ne tardent pas à manifester leur impatience. Les grognements se font cris puis pleurs, s’arrêtent quelques secondes, avant de reprendre. Les larmes succèdent aux hurlements et, ainsi de suite. Rien n’y fait, même les appels les plus stridents restent sans effet. Ils ne sont pas extraits de leurs sièges. On les calme à coup de biscuits, quignons de pain et petits jouets en plastique. Léchés, triturés, jetés à terre non sans violence parfois, ces objets ou denrées sont inlassablement ramassés et rendus aux petites mains, qui de même que les contours de bouches, prennent peu à peu la teinte grisâtre des gravillons poussiéreux qui composent le sol. Ce manège conduit d’une main distraite se fait en parallèle des conversations téléphoniques et discussions entre collègues dont le niveau sonore se module en fonction de celui émanant des chariots. Les plus grands ne se sont pas attardés sur les monstres à ressort et, s’arrosent, à présent, à l’aide d’une bouteille en plastique crevée ramassée sous un buisson. Son contenu se vide presque entièrement au sol avant d’atteindre ses cibles, mais le jeu semble plaire. Deux jeunes filles s’assoient sur le banc resté vide à côté de celui de Lisa. Rivées sur l’écran d’un portable, elles rient en regardant ce qui semble être des vidéos, tandis que les trois vieux assis en face se lèvent pour partir. Rien de particulier. Des retraités, des ados, des petits et des tout-petits dans un square parisien à l’heure du goûter, pense-t-elle en quittant les lieux.
Les parents d’Hector habitent à quelques pas dans un immeuble haussmannien plus cossu que la plupart des bâtisses de ce quartier populaire à tendance bobo. Deux coups de sonnette. Plusieurs minutes d’attente. À nouveau, un coup avec une pression du doigt un peu plus longue et marquée. Finalement, Marie Warrière ouvre la porte. Lisa se présente. La jeune mère l’invite à entrer et la fait asseoir dans la pièce située dans le prolongement de l’entrée. Un salon de rêve, digne d’un magazine de déco. Lumière, hauteur sous plafond, harmonie des teintes, vastes canapés et, posés dans un « ça et là » très étudié, quelques beaux objets. Tout est à sa place. On est loin du désordre et de la crasse de chez Prisseux. Lisa observe l’espace, la femme qui lui fait face. Les marques sous ses yeux, certainement liées à l’angoisse et au manque de sommeil, ne parviennent pas à enlaidir cette blonde, au visage doux, d’un ovale fin et régulier, éclairé par des iris d’un bleu froid et clair de glacier.
Après la chauve, c’est un véritable soulagement. Lisa demande à faire le tour de l’appartement. Partout le même ordre et un style épuré sans faute de goût. Jouets en bois, cubes et livres cartonnés, rien ne retient son attention dans la chambre d’Hector. Les deux femmes retournent au salon. S’asseoir sans se vautrer dans ce canapé bas, à l’assise très large, lui demande pas mal de concentration. Tout dans le maintien de son interlocutrice, cette façon de croiser les jambes et de garder le dos droit sans paraître rigide, trahit son appartenance à la grande bourgeoisie. Pas vraiment à son aise dans ce décor trop parfait, carnet sur les genoux et stylo en main, Lise écoute la mère d’Hector.
Marie Warrière lui raconte comment Mme Prisseux lui a appris la nouvelle. Lisa l’interroge ensuite sur leur vie quotidienne, leurs habitudes, avant d’orienter ses questions vers la nourrice. La chauve est-elle fiable ? N’ont-ils jamais eu de problème avec elle ou entendu parler d’un incident par d’autres parents ? Depuis quand s’occupe-t-elle d’Hector ? Ça fait maintenant près d’une heure que Lisa questionne la jeune mère. Malgré quelques brefs sanglots et une respiration qui peine parfois à retenir des montées mêlant angoisse et chagrin, elle répond cependant de façon claire et structurée à ses questions. À l’évocation de la nounou, l’ensemble s’émousse un peu, son ton perd de son calme, la partition dérape.
Lisa opine tout en continuant de noter les éléments susceptibles d’orienter ses recherches. Tout semble si logique, simple et bien rangé dans l’esprit comme dans la vie de cette femme. Absolument l’inverse de sa boîte crânienne pour le moins bordélique. Elle lui demande de la prévenir dès que son mari aura pu quitter New York, où il est bloqué par la tempête qui paralyse depuis quarante-huit heures la Côte-Est des États-Unis. Marie acquiesce. Puis, elle lui donne les coordonnées de ses beaux-parents et parents auxquels Hector est régulièrement confié.
Lisa est un être aléatoire. C’était ainsi. Elle n’y peut rien. De là, vient certainement son admiration pour ceux qui, comme Marie Warrière, possèdent une tête bien ordonnée. Ceux que guide une résolution sans faille, ceux capables de dérouler un discours logique sans pause ni hésitation. Ceux qui, comme sa sœur et ses parents, savent sans jamais tergiverser, ce qu’il est bon et juste de faire. « Du chaos naissent les étoiles ». Elle avait fait sienne cette citation, trouvée au hasard d’une lecture dont elle s’était empressée d’oublier l’auteur. Peu importait. Là n’était pas la question. Elle se retrouvait dans cette phrase, qui la rassurait, non sans l’inquiéter aussi un peu. Ses étoiles, c’étaient les idées qui, sans qu’elle sache comment, naissaient du grand bordel de son esprit et de sa vie et qui lui permettaient de résoudre des affaires généralement assez peu jolies, voire pour certaines parfaitement sordides. Quand elle prenait le temps, ce qui lui arrivait plutôt rarement, d’une petite introspection, elle se demandait s’il ne fallait pas trouver dans le désordre et l’indécision qui la caractérisaient, la raison de sa fascination pour l’ordre et la beauté, de même que son inconfort face à tout ce qui pouvait venir les troubler.
Pour regagner son bureau sur les quais, Lisa choisit de marcher. Ça ne prendrait pas beaucoup plus qu’une grosse demi-heure. Et puis, elle tenterait pendant le trajet de trier un peu tout ça, de réfléchir à ce qu’elle allait dire à son équipe.
Paul était parvenu à battre le rappel, comme elle le lui avait demandé au téléphone alors qu’elle regagnait leurs locaux. Son équipe au complet l’attendait autour des tables de la salle de réunion qu’ils avaient aménagée sur le palier desservant leurs bureaux. Ici, comme dans toute administration parisienne n’ayant pas encore opéré sa réimplantation dans la petite couronne, le manque de place se faisait cruellement sentir. Avec trois bureaux et ce qu’ils appelaient leur salle de réunion, Lisa et ses hommes s’en tiraient mieux que nombre de leurs collègues, contraints de s’entasser parfois jusqu’à cinq dans une seule et même pièce. Les gars se partageaient deux pièces en soupente chacune dotée de deux tables et deux chaises. Que demander de plus ? Également niché sous les toits, son bureau à elle tenait tout à fait du cagibi. N’était son ouverture, à peine plus large qu’une meurtrière, c’était l’exact pendant du placard à balais et produits d’entretien qui lui faisait face. Lisa et ses hommes vivaient ici, à l’écart du centre névralgique de la fourmilière. Le gros des équipes était logé aux 2e et 3e étages du bâtiment principal. Quant aux bureaux des grands chefs, on les trouvait à l’étage noble. Ils étaient même agrémentés, pour le haut du panier, d’une porte-fenêtre ouvrant sur la cour d’honneur de ce bâtiment empreint d’histoire, mais conçu pour répondre à des exigences autres que celles de la police parisienne. Lisa, qui goûtait peu la vie en meute, ne détestait pas cet isolement. Ses hommes en souffraient. Ils s’en plaignaient à chaque fois qu’il leur fallait se rendre aux toilettes et pour se faire, descendre un étage et traverser dans son entièreté la salle de lecture du service des archives et de la documentation. Pour elle, c’était pire. Atteindre les toilettes des femmes nécessitait de descendre non pas un, mais deux niveaux et de longer quasiment jusqu’au bout le couloir desservant les onze bureaux de la scientifique.
Comme demandé, les garçons l’attendaient. À son arrivée, ils sortent de leurs bureaux et prennent place en silence face au tableau plus gris clair que blanc qui orne le seul mur plan de leur palier.
Cet échange illustrait à merveille l’atmosphère qui régnait dans son équipe qui n’en était pas une. Comme auraient dit les coaches des séminaires annuels de « management » que la police payait à ses « leaders » : il faudrait travailler le « team building ». Appliquer les méthodes qu’on leur débitait lors de ces formations sous forme de graphiques colorés et d’exercices pratiques, à grand renfort de mauvais anglais, elle n’y avait jamais songé, pas plus qu’à « libérer la parole ». Elle assumait parfaitement son côté rétrograde et continuait de penser que les équipes se soudent dans les méandres des affaires les plus épineuses. D’ailleurs, elle souhaitait bien du plaisir à quiconque tenterait de réduire les antagonismes existant entre les mecs formant son unité. Fallait-il même le souhaiter ? Elle en doutait. Elle serait des plus sordides l’affaire susceptible de rapprocher des types aussi opposés que Misant, Villard et Sekko.
Le premier était discret, longiligne et réfléchi autant que les deux autres étaient grandes gueules, imposants et impulsifs. Au-delà d’une simple opposition de nature, c’était bien de la haine qu’elle lisait parfois dans les regards échangés avec Villard. Seul un individu animé d’une curiosité malsaine, couplée à une bonne dose de perversité, aurait pu souhaiter et tenter de faire remonter à la surface les raisons d’une telle animosité. Lisa refusait également de s’appesantir sur ce qui séparait Villard et Sekko. A priori, plus ordinaire, leur mésentente découlait d’amitiés antagonistes au sein de l’administration policière et judiciaire, de même que de sensibilités divergentes en politique comme dans leurs éthiques personnelles. Leur point commun, car ils en avaient tout de même un, consistait à posséder un corps sculptural agrémenté d’une sacrée belle gueule de Normand pour l’un et de Malien, pour l’autre. C’était le genre de types sur lesquels les regards se tournent dans la rue. Des mecs dont l’arrivée dans un bar avait la faculté, ne serait-ce que quelques instants, de faire s’arrêter les conversations. Peu progressiste, pour ne pas dire facho, Armand Villard se tapait à peu près tout ce qui passait de bien roulée n’ayant pas dépassé les trente ans. Père de famille fidèle et débordé, Sekko était un pur produit de l’école de la République. Il croyait en ses valeurs que Villard n’avait certainement fait qu’effleurer sur les bancs des collèges catholiques fréquentés dans sa Vendée natale. Comme Lisa et ses collègues, Olivier Misant venait de passer la barre des 35 ans. Il parlait peu et n’évoquait jamais sa vie privée. Ses fiches d’évaluation annuelles le décrivaient comme un « en-quêteur fiable, réfléchi et technique. » Par Sekko, elle savait qu’il vivait seul, courait au moins deux marathons par an et prenait des cours de chinois aux Langues orientales. Et puis, il y avait Lumel. Sorti de l’école depuis presque six mois, Paul avait tout de l’élève sérieux. Il écoutait les histoires de ses collègues en ouvrant de grands yeux qu’il avait magnifiques, d’un bleu unique, intense et lumineux en perpétuel mouvement. Depuis son arrivée, c’était le calme plat. Lisa sentait qu’il commençait à se poser des questions sur l’intérêt du métier qu’il s’était choisi et, certainement aussi sur le service auquel il avait été affecté, en dépit d’un classement de sortie d’école des plus honorables.
Visiblement, ça l’était. Sans question, ni commentaire, Sekko et Vuillard reprennent le chemin de leur bureau pour se plonger sur le net, tandis que Misant et Paul descendent fouiller un peu les archives. Restée seule sur le palier vite déserté, Lisa finit de noter tout ce qui vient d’être dit sur leur tableau gris.
Elle était leur chef depuis six mois. Au cours de cette moitié d’année, elle n’avait pas eu matière à faire ce qu’on appelle ses preuves. Outre la déception consistant à s’être « récupéré une meuf » – ici, c’était la seule de son espèce à cet échelon – elle sentait qu’ils imputaient, plus ou moins consciemment, leur manque d’activité à l’incapacité de leur cheffe à se mettre en avant face à ses collègues masculins. Parce que, oui, se mettre en avant n’était pas son truc. Elle se refusait, par exemple, à prendre la parole au cours de la grande réunion mensuelle des services pour discourir de rien ou pas grand-chose, comme le faisaient ses homologues. Parler en public n’était pas sa passion, mais elle exposerait les détails et étapes de son enquête, quand elle serait chargée d’une affaire digne d’être débattue dans cette enceinte collégiale, conçue comme un lieu de partage d’expériences. En attendant, elle s’était tout de même exprimée, à plusieurs reprises, pour défendre leurs revendications sur le calcul du paiement de leurs heures supplémentaires, mais elle ignorait s’ils lui en savaient gré. Elle ne pouvait pas dire non plus qu’ils ne la respectaient pas, ce qu’elle devait très probablement à ses faits d’armes passés, plus qu’à ses talents syndicaux. Pour l’instant, ils attendaient clairement qu’une affaire vienne confirmer ce qu’ils avaient entendu d’elle.
Parisienne de naissance, elle avait grandi et étudié dans la capitale. À sa sortie de l’école de police, le hasard des affectations l’avait conduite dans le Sud-Ouest. L’idée de quitter Paris lui avait d’abord paru étrange. Un sentiment vite estompé par les dossiers qui faisaient alors le quotidien de cette région et touchaient aussi bien au démantèlement des filières nord-africaines de trafic de drogue qu’à la traque des activistes de l’ETA. Dès les premières enquêtes, elle avait été confortée dans l’idée que ce travail lui convenait. Contrairement à ce que n’avait cessé de lui répéter sa famille, son tempérament ne s’était pas avéré incompatible avec le fonctionnement de cette administration, multiple et diverse, parfait miroir de la société. Les rapprochements et collaborations renforcées entre les polices européennes, et plus particulièrement franco-espagnoles, lui avaient offert une histoire d’amour, fauchée par balles en pleine forêt près d’une cache d’armes entre brouillard et alignements de pins. Quand on lui avait fait comprendre qu’il fallait quitter la province pour évoluer, elle s’était résignée, sans trop de difficulté, à regagner la capitale, espérant que resterait dans le sud le fantôme qui la hantait depuis deux ans. Elle s’était trompée. Sa position géographique n’avait pas atténué le manque ni modifié le contact des draps glacés. Le boulot aurait pu l’aider à combler, ne serait-ce que par intermittence, ce vide. Mais depuis son arrivée, Lisa s’emmerdait ferme au travail. Et, cette douleur, au creux de son ventre, demeurait.
Reilloux n’avait rien en commun avec ses alter ego, quadras ou quinquas assis au physique imposant. Chez lui, c’était d’abord la voix qui étonnait. Elle appartenait à la catégorie des suraiguës, mais connaissait des descentes aussi inattendues que brèves dans les graves. Petit et maigre, le chef virait au rouge dès que l’énervement montait ou qu’un rayon de soleil l’effleurait. On ne distinguait pas ses yeux, cachés derrière les verres teintés de ses énormes lunettes carrées, répliques exactes de celles de l’ancien général polonais Jaruzelski. Il lui avait fallu quelques jours pour trouver, fouillant dans ses souvenirs d’enfant et plus particulièrement dans les images des vieux JT en noir et blanc que regardaient ses parents, à qui son nouveau boss lui faisait penser. Une fois le rapprochement fait avec le dirigeant communiste, elle avait été chercher de vieux clichés sur Internet. La ressemblance elle était frappante : mêmes lèvres fines, même bouche aux commissures pincées et descendantes et même calvitie. Chez Reilloux, le temps semblait s’être arrêté dans les années 70. Époque à laquelle la production des lunettes qu’il arborait avait d’ailleurs dû cesser. Était-il possible que cette paire ait traversé quatre décennies, sans que son chef n’ait eu le désir d’en changer ? Sans les casser ni les égarer ? Au vu de sa garde-robe complètement improbable et de sa méticulosité maladive, tout bien réfléchi, l’hypothèse tenait la route.
À peine franchi le seuil et quitté ce personnage détestable et sordide, ses épaules se délestent d’une charge de plusieurs tonnes. La soirée est fraîche. Elle offre un spectacle pas inintéressant. Dans quelques minutes, le soleil aura disparu. Apparaissant entre de gros nuages noirs, ses derniers halos éclairent les quais d’une lumière crue manquant de chaleur, mais faisant ressortir les lignes des façades des bords de Seine. Noir sur blanc, comme un dessin d’architecture. Le trajet jusque chez elle ne durerait pas plus d’un quart d’heure.
Revenant à Paris, par réflexe ou instinct, sans vraiment réfléchir, elle s’était installée dans le quartier de son enfance, celui où elle avait grandi et où vivaient encore ses parents. Comme dans bien d’autres centres-villes, avec les années, les lieux avaient perdu de leur authenticité. Ou bien, était-ce simplement son regard d’adulte qui lui faisait apparaître cette autre réalité où l’esprit de village et l’ambiance estudiantine de la montagne Sainte-Geneviève finissaient de disparaître sous les flots de touristes, les enseignes de fringues et de fast-food continuant leur inexorable progression au-delà des artères principales pour coloniser toutes les rues jusqu’aux plus petites.
Les prix des loyers s’étaient envolés. Ce qui n’avait pas été le cas des traitements des fonctionnaires de police et expliquait qu’elle occupe un studio de 30 m2 avec lit en mezzanine et kitchenette. L’ensemble tenait plus de la cellule monacale que de l’appartement d’une bientôt quarantenaire. L’essentiel de ses affaires était resté dans les cartons de son déménagement, répartis entre la cave parentale et le grenier normand de sa grand-mère. Totalement dépourvue de sens pratique, Lisa avait procédé à une sélection confuse, ou plutôt à une non-sélection, meublant cet espace avec ce qu’elle avait pu extraire des paquets les plus accessibles. Elle vivait recroquevillée, souffrant du manque d’espace, de l’absence de ses livres et objets préférés, tout en étouffant sous un monceau de choses absolument inutiles. L’exiguïté compliquait tout. Ranger revenait à entasser ses affaires dans des placards minuscules et ne pas les retrouver plus facilement que lorsque qu’elle les laissait traîner. Recevoir n’était tout simplement pas envisageable puisque se mouvoir seul, en ces petits lieux, constituait déjà une difficulté. Cuisiner impliquait de s’endormir sous un édredon parfumé au graillon. Et comme elle avait espacé le rythme des dîners chez ses parents, sentant que ses horaires, pour le moins variables, dérangeaient leur routine, ce soir, elle poursuivrait son régime habituel.
Elle venait d’entrer chez Léo. Son petit restaurant se trouvait à quelques numéros de son immeuble. Comme d’habitude, l’ami de Phong, son voisin de palier, était parti lui chercher son dîner dans l’arrière-boutique, loin des plats alignés dans le présentoir vitré, la ravitaillant directement au fond des marmites où mitonnaient son propre repas et celui de quelques habitués. Professeur de physique, bricoleur et méthodique, depuis son arrivée, Phong n’avait cessé de l’aider et de lui rendre de multiples services, au premier rang desquels figurait l’adresse de cette cantine unique en son genre. Très vite, il l’avait cernée et envoyée chercher sa pitance à l’entrée de leur rue : « parce qu’il te faut un peu de solide pour alourdir cette tête très aérée et nourrir ce corps pas bien épais… »
***
Tout l’emmerdait. Rien que du déjà-vu. Ça faisait deux ans maintenant qu’il ne bandait plus que sur le cul des filles très très jolies qu’il se levait à coup de paquet de fric. Et ça restait des plaisirs bien passagers. L’excitation, la vraie, celle qui vous saisit quand on vous appelle et, qui ne vous lâche pas, il l’avait perdue, tout comme l’attente avant de pouvoir toucher, regarder, évaluer et, la tension qui vous tient, avant d’être certain que c’est bien dans votre vitrine que l’objet finira. Il était passé à autre chose dorénavant et n’aurait pas dû se rendre à cette vente. Mais que voulez-vous ? La force de l’habitude.
On lui avait annoncé des pièces hors du commun. Que dalle ! Rien de nouveau, inutile de rester plus longtemps. Il regarde sa montre alors qu’il franchit la porte pour regagner l’arrière du taxi. Il n’est pas resté plus de dix minutes dans la salle d’exposition. Il n’y avait plus rien à attendre de tous ces marchands âpres aux gains et plus sensibles aux modes et aux tendances qu’au beau et au rare.
— Rien de mon côté. J’ai interrogé les commerçants, les gardiennes d’immeubles et la dame qui fait traverser les enfants devant l’école. Rien. Personne n’a rien remarqué de suspect le 6 mars vers 16 heures. Je n’ai rien appris de spécial sur les parents ni sur la nounou. Une chose seulement, à la boulangerie de la rue de la Croix, on m’a dit qu’il y avait des travaux de raccordement au gaz de ville au niveau du square. J’ai appelé la voirie de la Mairie du XIe et j’ai pu obtenir le numéro de la boîte qui s’est chargée de ces travaux. Près du square, pas le moindre trou ou palissade qui aurait pu servir de planque à un éventuel kidnappeur. Rien quoi, conclut Sekko. Puis regardant Lumel « et toi, tu as trouvé des trucs sur la nounou ? »
— Oui et non. Son mari a fait quelques séjours en tôle pour toutes sortes de petits trafics auxquels Annie Prisseux était sans doute plus ou moins mêlée. Mais elle n’a jamais été inquiétée ni inculpée. Leurs magouilles ont duré une dizaine d’années. Tout s’arrête, il y a 25 ans. Date à laquelle Jean-Claude Prisseux meurt d’une hépatite C. Ensuite, rien… Elle est enregistrée comme nounou auprès des services de la Protection maternelle et infantile du XIe depuis plus de 20 ans. C’est la première fois qu’un problème est signalé au sujet d’un enfant sous sa garde.
— En effet, c’est classé tout ça. Rien d’intéressant pour nous. Et toi ? Des trucs de ton côté, continue Lisa en se tournant vers Misant.