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L'histoire du bâtard de Mauléon est tirée d'un manuscrit rédigé par le chroniqueur Jehan Froissart, que Dumas dit avoir eu la chance de retrouver. Jehan tient son récit de Mauléon qui, devant sa curiosité admirative, a accepté de lui raconter ses souvenirs. L'histoire débute alors qu'Agénor de Mauléon et son fidèle écuyer Musaron se dirigent vers le Portugal, pour y rejoindre Frédéric, Grand Maître de Saint-Jacques, frère de don Pedro, roi d'Espagne. Agénor rencontre sur sa route un Maure et sa suite, dont une litière aux rideaux fermés qui l'intrigue fort. Ce Maure, Mothril, vient chercher Frédéric pour le conduire à Séville, chez le roi. Agénor les accompagne; il perce alors le secret de la litière: Aïssa, fille adoptive de Mothril, s'y trouve. Lorsque leurs regards se croisent, c'est le coup de foudre. Les tentatives des deux amoureux pour se retrouver serviront de trame de fond à ce roman guerrier. Le roi Pedro avait épousé autrefois Blanche de Bourbon, soeur de Charles V, roi de France; dès le lendemain de la noce, il la fit enfermer. Il l'accuse d'avoir été la maîtresse de son frère Frédéric. Dès l'arrivée de celui-ci à Séville, le roi, conseillé par Mothril et encouragé par Maria Padilla, sa maîtresse, le fait assassiner. Agénor se rend vite auprès de la reine Blanche pour la mettre à l'abri. Trop tard: Mothril l'a assassinée. Agénor recueille son dernier voeu: raconter sa fin au roi Charles.
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Seitenzahl: 266
Veröffentlichungsjahr: 2018
Tome 3
Édition de référence :
Paris, Michel Lévy Frères, Éditeurs, 1871.
Présenté en trois volumes.
Agénor se choisit dans le bourg, situé sur le versant d’une colline, une habitation d’où il pût facilement découvrir la route blanche et tortueuse qui montait entre deux murs de roches à pic.
La troupe se reposait, cependant, et tout le monde en avait besoin.
Musaron avait rédigé, de son plus beau style, une épître au connétable et une autre au prince de Galles, pour donner avis à l’un et à l’autre de l’arrivée des florins d’or.
Un homme d’armes, escorté d’un écuyer breton choisi dans les vassaux de dame Tiphaine, avait été expédié vers Burgos, où, disait-on, le prince se trouvait en ce moment, à cause de bruits de guerre nouvellement éclos dans le pays.
Chaque jour Mauléon supputait, avec la connaissance parfaite qu’il avait des localités, les marches de Gildaz et d’Hafiz.
Selon ses calculs, les deux messagers devaient avoir traversé la frontière depuis quinze jours, au moins.
Dans ces quinze jours, ils avaient eu le temps de retrouver doña Maria, et celle-ci avait pu préparer la fuite d’Aïssa. Une bonne mule fait vingt lieues dans sa journée : cinq à six jours suffisaient donc à la belle Moresque pour arriver jusqu’à Rianzarès.
Mauléon prit discrètement quelques renseignements sur le passage de l’écuyer Gildaz. Il ne paraissait pas impossible, en effet, que les deux hommes eussent passé le défilé à Rianzarès, endroit facile, sûr et connu.
Mais les montagnards répondirent qu’à l’époque dont parlait Mauléon, ils n’avaient vu passer qu’un cavalier more, jeune et d’une mine assez farouche.
– Un More, jeune !
– Vingt ans au plus, répondit le campagnard.
– Il était vêtu de rouge, peut-être ?
– Avec un morion sarrasin, oui, seigneur.
– Armé ?
– D’un large poignard pendu à l’arçon de la selle par une chaîne de soie.
– Et vous dites qu’il passa à Rianzarès seul !
– Absolument seul.
– Que dit-il ?
– Il chercha quelques mots d’espagnol, qu’il prononça mal et vite, demanda si le passage dans le roc était sûr pour les chevaux, et si la petite rivière du bas de la côte était guéable, puis, sur nos affirmations, il poussa son rapide cheval noir et disparut.
– Seul ! c’est étrange, dit Mauléon.
– Hum ! fit Musaron, seul, c’est singulier...
– Gildaz aura voulu entrer par un autre point de la frontière pour éveiller moins les soupçons, qu’en penses-tu, Musaron ?
– Je pense que Hafiz avait une bien laide figure.
– Qui nous dit d’ailleurs, répliqua Mauléon pensif, que ce soit bien Hafiz qui a passé à Rianzarès ?
– Il vaut mieux croire que non, en effet.
– Et puis, j’ai remarqué, ajouta Mauléon, que l’homme à peu près arrivé au comble du bonheur se défie de tout, et voit dans toute chose un obstacle.
– Ah ! monsieur, vous touchez au bonheur, en effet, et c’est aujourd’hui, si nous ne nous sommes pas trompés, que doña Aïssa doit arriver... Il serait bon que durant toute la nuit nous fissions bonne garde aux environs de la rivière.
– Oui, car je ne voudrais pas que nos compagnons la vissent arriver. Je crains l’effet de cette fuite sur leur esprit un peu étroit. Un chrétien amoureux d’une Moresque, en voilà assez pour troubler le courage des plus intrépides ; on m’attribuerait tous les malheurs qui sont arrivés, comme un châtiment de Dieu. Mais malgré moi, le More seul, vêtu de rouge, ayant le poignard à l’arçon de la selle, cette ressemblance avec Hafiz me préoccupe.
– Encore quelques instants, quelques heures, quelques jours, tout au plus, et nous saurons à quoi nous en tenir, répondit le philosophe. Jusque-là, monsieur, comme nous n’avons pas sujet d’être tristes, vivons en joie, s’il vous plaît.
C’est en effet ce qu’Agénor avait de mieux à faire. Il vécut en joie et attendit.
Mais le premier jour, le septième du mois, passa, et rien ne parut sur la route, sinon des trafiquants de laine et des soldats blessés, ou des chevaliers ayant fui de Navarette, et à pied, ruinés, faisant de petites journées par les bois, de grands détours dans les montagnes, et regagnant ainsi le pays natal après mille angoisses et mille privations.
Agénor apprit de ces pauvres gens qu’en plusieurs endroits déjà se réveillait la guerre ; que la tyrannie de don Pedro, alourdie par celle de Mothril, pesait insupportable sur les Castilles, que beaucoup d’émissaires du prétendant vaincu à Navarette parcouraient les villes, ameutant les hommes sages contre l’abus du pouvoir rétabli.
Ces fugitifs assurèrent qu’ils avaient vu déjà plusieurs corps organisés avec l’espérance d’un prochain retour de Henri de Transtamare. Ils ajoutèrent que bon nombre de leurs compagnons avaient vu des lettres de ce prince, dans lesquelles il promettait de revenir bientôt avec un corps d’armée levé en France.
Tous ces bruits de guerre enflammaient l’esprit belliqueux d’Agénor, et comme Aïssa n’arrivait pas, l’amour ne pouvait calmer en lui cette fièvre qui s’allume chez les jeunes gens au cliquetis des armes.
Musaron commençait à désespérer ; il fronçait le sourcil plus souvent qu’il n’en avait l’habitude, et en revenait assez aigrement sur le compte de Hafiz, auquel avec obstination il attribuait, comme à un démon malfaisant, le retard d’Aïssa, pour ne pas dire plus, ajoutait-il, quand sa mauvaise humeur était au comble.
Quant à Mauléon, semblable au corps qui cherche son âme, il errait incessamment sur le chemin, dont ses yeux, familiarisés avec toutes les sinuosités, connaissaient chaque buisson, chaque pierre, chaque ombre, et il devinait le pas d’une mule de deux lieues de loin.
Aïssa n’arrivait pas ; rien ne venait d’Espagne.
Bien au contraire, il arrivait de France, à des intervalles mesurés comme par l’aiguille d’une horloge, des troupes de gens armés, qui prenaient position dans les environs, et semblaient attendre un signal pour entrer simultanément.
Les chefs de ces différentes troupes s’abouchaient à l’arrivée de chaque nouvelle troupe, échangeaient un mot d’ordre et des instructions qui leur paraissaient satisfaisantes, car, sans autre précaution, hommes de toutes armes et de tous pays commerçaient ensemble et vivaient dans une intelligence parfaite.
Le jour où Mauléon, moins occupé d’Aïssa, voulut en savoir plus long sur ces arrivages d’hommes et de chevaux, il apprit que ces différentes troupes attendaient un chef suprême et de nouveaux renforts pour rentrer en Espagne.
– Et le nom du chef ? demanda-t-il.
– Nous l’ignorons : il nous l’apprendra lui-même.
– Ainsi tout le monde va entrer en Espagne, excepté moi ! s’écriait Agénor au désespoir... Oh ! mon serment, mon serment !
– Eh ! monsieur, répliqua Musaron, la douleur vous fait perdre la tête. Il n’y a plus de serment si doña Aïssa n’arrive pas ; elle n’arrive pas, poussons en avant.
– Il n’est pas temps encore, Musaron ; l’espoir me reste, j’ai encore l’espoir ! Je l’aurai toujours, car j’aimerai toujours !
– Je voudrais bien causer seulement une demi-heure avec ce petit noiraud d’Hafiz, grommelait Musaron. Je voudrais... le regarder seulement... bien en face...
– Eh ! que peut Hafiz contre la volonté toute puissante de doña Maria... C’est elle qu’il faut accuser, Musaron, elle... ou bien ma mauvaise fortune !
Huit jours se passèrent encore et rien n’arriva d’Espagne. Agénor faillit devenir fou d’impatience et Musaron de colère.
Au bout de ces huit jours, il y avait cinq mille hommes armés répandus sur la frontière.
Des chariots chargés de vivres, quelques-uns chargés d’argent, disait-on, escortaient ces forces imposantes.
Les hommes du sire de Laval, les Bretons de Tiphaine Raguenel attendaient impatiemment aussi le retour de leur messager pour savoir si le prince de Galles consentait à libérer le connétable.
Enfin le messager revint, et Agénor courut avec empressement à sa rencontre jusqu’à la rivière.
L’homme d’armes avait vu le connétable, l’avait embrassé, avait été festoyé par le prince anglais, et avait reçu de la princesse de Galles un magnifique présent. Cette princesse avait daigné leur dire qu’elle attendait le brave chevalier de Mauléon pour récompenser son dévouement, et que la vertu honorait tous les hommes, de quelque nation qu’ils fussent.
Ce messager ajoutait que le prince avait accepté les trente-six mille florins à compte, et que la princesse, le voyant hésiter un moment, avait dit :
– Sire, mon époux, je veux que le bon connétable soit libre de par moi, qui l’admire autant que ses compatriotes. Nous sommes un peu Bretons, nous autres de la Grande-Bretagne, je paierai trente mille florins d’or pour la rançon de messire Bertrand.
Il en résultait que le connétable allait être libre s’il ne l’était déjà même avant le paiement.
Ces nouvelles faisaient bondir de joie tous les Bretons escortant la rançon, et comme la joie est plus communicative que la douleur, toutes les troupes réunies sur Rianzarès avaient poussé, en apprenant le résultat de l’ambassade, un hourra de joie dont les vieilles montagnes avaient frissonné jusqu’en leur racines de granit.
– Entrons en Espagne, avaient crié les Bretons, et ramenons notre connétable !
– Il le faut bien, dit Musaron tout bas à Agénor... Pas d’Aïssa, pas de serment ; le temps se perd, marchons, monsieur !
Et Mauléon, cédant à son ardente inquiétude, avait répondu :
– Marchons !
La petite troupe, escortée des vœux et des bénédictions de tous, franchit le défilé neuf jours après le délai fixé par Maria Padilla pour l’arrivée de la Moresque.
– Nous la trouverons peut-être bien en route, dit Musaron, pour achever de décider son maître.
Quant à nous, les précédant à la cour du roi don Pedro, nous allons peut-être découvrir et apprendre au lecteur la cause de ce retard de mauvais augure.
Doña Maria se tenait à sa terrasse, comptant les jours et les heures, car elle devinait pour elle et Aïssa, ou plutôt elle sentait un malheur dans la persévérante quiétude du More.
Mothril n’était pas homme à s’endormir ainsi ; jamais il n’avait su tellement dissimuler sa soif de vengeance que rien ne l’eût annoncée à ses ennemis durant quinze grands jours.
Tout entier à donner des fêtes au roi, à faire arriver l’or aux coffres de don Pedro, tout prêt à faire entrer les Sarrasins auxiliaires en Espagne et à joindre enfin les deux couronnes promises sur le front de son maître, telles étaient ses occupations apparentes. Il négligeait Aïssa, il ne la voyait qu’une fois le soir, et presque toujours accompagné de don Pedro, qui envoyait à la jeune fille les présents les plus rares et les plus magnifiques.
Aïssa, prévenue d’abord par son amour pour Mauléon, puis par son amitié pour doña Maria, acceptait les présents, quitte à les dédaigner une fois reçus ; puis, usant de la même froideur avec le prince, sans se douter qu’elle irritait ainsi un désir ardent, elle cherchait de cette conduite loyale un remerciement dans le regard de Maria lorsqu’elle venait à la rencontrer.
Doña Maria, elle, lui disait aussi par un pareil regard :
– Espère ! le plan que nous avons conçu mûrit chaque jour dans son ombre ; mon messager va revenir, et te rapportera et l’amour de ton beau chevalier, et la liberté sans laquelle il n’est pas de réel amour.
Enfin, ce jour que doña Maria désirait si ardemment vint à luire pour elle.
C’était par une de ces matinées comme il en éclate avec l’été sous le beau ciel d’Espagne ; la rosée tremblait à chaque feuille sur les terrasses fleuries d’Aïssa quand doña Maria vit entrer dans sa chambre la vieille que nous connaissons.
– Señora ! dit-elle avec un long soupir, señora !
– Eh bien ! qu’y a-t-il ?
– Señora, Hafiz est là !
– Hafiz !... qui cela, Hafiz !
– Le compagnon de Gildaz, señora.
– Quoi ! Hafiz et point Gildaz ?
– Hafiz et point Gildaz, oui, señora.
– Mon Dieu ! qu’il entre ; sais-tu quelque autre chose ?
– Non, Hafiz ne m’a rien voulu dire, rien, et je pleure, voyez-vous, señora, parce que le silence d’Hafiz est plus cruel que toutes les sinistres paroles de tout autre.
– Allons, console-toi, dit doña Maria toute frissonnante, console-toi, ce n’est rien, un retard, sans doute, et voilà tout.
– Alors pourquoi Hafiz n’est-il pas retardé ?
– Au contraire, vois-tu, ce qui me rassure, c’est le retour d’Hafiz ; certes, Gildaz ne l’eût pas gardé près de lui me sachant inquiète ; il l’envoie, donc les nouvelles sont bonnes.
La nourrice n’était pas facile à consoler ; d’ailleurs il y avait peu de vraisemblance dans les consolations trop précipitées de sa maîtresse.
Hafiz entra.
Il était calme et humble, ainsi qu’à son ordinaire. Son œil exprimait le respect, comme l’œil des chats et des tigres qui, dilaté en face de quiconque les craint, se resserre et se ferme à demi, quand on les regarde avec colère ou une volonté dominatrice.
– Quoi ! seul ? dit Maria Padilla.
– Seul, oui, madame, répliqua timidement Hafiz.
– Et Gildaz ?
– Gildaz, maîtresse, répondit le Sarrasin en regardant autour de lui, Gildaz est mort.
– Mort ! s’écria doña Padilla, qui joignit les deux mains avec angoisse ; mort ! pauvre garçon, est-il possible ?
– Madame, il a été pris de la fièvre en route.
– Lui, si robuste !
– Robuste, en effet, mais la volonté de Dieu est plus forte que l’homme, répliqua sentencieusement Hafiz.
– Une fièvre, oh ! et pourquoi ne m’a-t-il pas prévenue ?
– Madame, dit Hafiz, nous voyagions tous deux, dans la Gascogne, à un défilé, nous avons été attaqués par des montagnards que le son de l’or avait attirés.
– Le son de l’or. Imprudents !
– Le maître français nous avait donné de l’or, il était si joyeux ! Gildaz se crut seul en ces montagnes, seul avec moi, et il eut la fantaisie de recompter notre trésor : alors il fut tout à coup frappé d’une flèche, et nous vîmes s’approcher plusieurs hommes armés. Gildaz était brave, nous nous sommes défendus.
– Mon Dieu !
– Comme nous allions succomber, car Gildaz était blessé, son sang coulait...
– Pauvre Gildaz !... et toi ?
– Moi aussi, maîtresse, dit Hafiz en retroussant lentement sa manche large, qui mit à nu son bras sillonné par le fer d’un poignard ; comme nous étions blessés, on nous prit notre or, et aussitôt les voleurs s’enfuirent.
– Après, mon Dieu ! après ?
– Après, maîtresse, Gildaz fut pris de la fièvre, et il se sentit près de la mort...
– Ne t’a-t-il rien dit ?
– Si, maîtresse, quand ses yeux s’appesantirent : Tiens, me dit-il, tu vas échapper, toi ! sois fidèle comme je l’étais ; cours chez notre maîtresse, et remets dans ses mains ce dépôt que m’a confié le maître français. Voici le dépôt.
Hafiz tira de son sein une enveloppe de soie toute trouée de coups de poignards et souillée de sang.
Doña Maria frémissante toucha le satin avec horreur, et l’examinant :
– Cette lettre a été ouverte, dit-elle.
– Ouverte ! dit le Sarrasin avec de gros yeux étonnés.
– Oui, le cachet est brisé.
– Je ne sais, dit Hafiz.
– Tu l’as ouverte, toi ?
– Moi ! je ne sais pas lire, maîtresse.
– Quelqu’un alors ?...
– Non, maîtresse ; regarde bien, vois, à l’endroit du cachet, cette ouverture : la flèche du montagnard a troué la cire et le parchemin.
– C’est vrai ! c’est vrai ! dit doña Maria, défiante encore.
– Et le sang de Gildaz est autour des déchirures, maîtresse.
– C’est vrai ! pauvre Gildaz !
Et la jeune femme, fixant un dernier regard sur le Sarrasin, trouva si calme, si stupide, si parfaitement muette cette physionomie enfantine, qu’elle ne put conserver un soupçon.
– Raconte-moi la fin, Hafiz.
– La fin, maîtresse, c’est que Gildaz m’eut à peine remis la lettre qu’il expira ; aussitôt, je pris ma course, ainsi qu’il l’avait dit, et pauvre, affamé, mais courant toujours, je suis venu t’apporter le message.
– Oh ! tu seras bien récompensé, enfant, dit doña Maria, émue jusqu’aux larmes ; oui, tu ne me quitteras pas, et si tu es fidèle... si tu es intelligent...
Un éclair parut sur le front du More, éclair éteint aussi vite qu’allumé.
Alors Maria lut la lettre que nous connaissons, rapprocha les dates, et se livrant à l’impétuosité naturelle de son caractère :
– Allons ! se dit-elle à elle-même, allons, à l’œuvre !
Elle donna au Sarrasin une poignée d’or en lui disant :
– Repose-toi, bon Hafiz, et dans quelques jours tiens-toi prêt ; je me servirai de toi.
Le jeune homme partit radieux ; il touchait le seuil, emportant son or et sa joie, quand les gémissements de la nourrice éclatèrent avec plus de force. Elle venait d’apprendre la fatale nouvelle.
De la mission qu’avait Hafiz, et comment il l’avait remplie.
La veille du jour où Hafiz était venu rapporter à doña Maria la lettre de France, un pâtre s’était présenté aux portes de la ville et avait demandé à parler au seigneur Mothril.
Mothril, occupé à dire ses prières à la mosquée, avait tout quitté pour suivre ce singulier messager, qui ne devait pas annoncer un bien haut et bien puissant ambassadeur.
Mothril, à peine sorti de la ville avec son guide, avait aperçu dans une lande un petit cheval andalou paissant dans la bruyère, et, couché dans l’herbe rare, au milieu des cailloux, le sarrasin Hafiz, qui guettait avec ses gros yeux tout ce qui sortait de la ville.
Le pâtre, payé par Mothril, avait couru gaiement rejoindre ses maigres chèvres sur le coteau. Mothril, oubliant toute étiquette, s’était assis, lui le premier ministre, auprès du sombre enfant à la face immobile.
– Dieu soit avec toi ! Hafiz, tu reviens donc ?
– Oui, seigneur, me voici.
– Et tu as laissé ton compagnon assez loin pour qu’il ne se doute de rien ?
– Très loin, seigneur, et il ne se doute assurément de rien.
Mothril connaissait son messager. Il savait le besoin d’euphémisme commun à tous les Arabes, pour qui c’est un point capital que d’éviter le plus longtemps possible de prononcer le mot : Mort.
– Tu as la lettre ? dit-il.
– Oui, seigneur.
– Comment te l’es-tu procurée ?
– Si je l’eusse demandée à Gildaz, il l’eût refusée. Si j’eusse voulu la lui prendre de force, il m’eût battu, et tué sans doute, lui plus fort que moi.
– Tu as usé d’adresse ?
– J’ai attendu qu’il fût arrivé avec moi au cœur de la montagne qui sert de frontière à l’Espagne et à la France. Les chevaux étaient bien las, Gildaz les fit reposer, lui même s’endormit sur la mousse au pied d’un grand rocher. Je choisis ce moment, j’approchai de Gildaz en rampant, et le frappai dans la poitrine avec mon poignard ; il étendit les bras en poussant un cri sourd, et ses mains furent toutes arrosées de sang. Mais il n’était pas mort, je le sentis bien. Il avait pu dégainer son coutelas et m’en frapper au bras gauche ; je lui perçai le cœur avec ma pointe, il expira aussitôt. La lettre était dans le pourpoint, je l’en tirai : marchant toute la nuit dans la direction du vent avec mon petit cheval, j’abandonnai le cadavre et l’autre cheval aux loups et aux corbeaux. Je franchis la frontière, et sans être inquiété, j’achevai ma route. Voici la lettre que je t’ai promise.
Mothril prit le parchemin dont le cachet était bien entier, mais qui avait cependant été percée d’outre en outre par le poignard d’Hafiz sur le cœur de Gildaz.
Avec une flèche qu’il prit au carquois d’une sentinelle, il troua le cachet de telle sorte que la soie du scel fut rompue, puis parcourut avidement la lettre.
– Bien ! dit-il, nous y serons tous à ce rendez-vous.
Et il se mit à rêver. Hafiz attendait.
– Que ferai-je, maître ?
– Tu vas remonter à cheval et reprendre cette lettre ; tu frapperas dès l’aurore aux portes de doña Maria. Tu lui annonceras que les montagnards ont attaqué Gildaz et l’ont blessé de flèches et de poignards ; qu’en mourant il t’a remis la lettre. Ce sera tout.
– Bien ! maître.
– Va, cours toute la nuit ; que tes vêtements soient au matin trempés de rosée, ton cheval de sueur, comme si tu arrivais seulement ce matin-là. Et puis, attends mes ordres, et de huit jours n’approche pas de ma maison.
– Le Prophète est content de moi ?
– Oui, Hafiz.
– Merci, maître.
Voilà comment la lettre avait été décachetée ; voilà de quelle nature était l’orage qui grondait sur la tête de doña Maria.
Cependant Mothril ne s’en tint pas à ce qu’il avait fait. Il attendit le matin, et se parant d’habits magnifiques, il alla trouver le roi don Pedro.
Le More, en entrant chez le roi, trouva le prince assis dans un large fauteuil de velours, et jouant machinalement avec les oreilles d’un jeune loup qu’il aimait à apprivoiser.
À sa gauche, dans un fauteuil pareil, était assise doña Maria, pâle et comme irritée. En effet, depuis qu’elle était là, si près de don Pedro, le prince, occupé sans doute d’autres pensées, ne lui avait pas adressé la parole.
Doña Maria, fière comme les femmes de son pays, dévorait cet affront avec impatience. Elle non plus ne parlait pas, et comme elle n’avait pas de loup familier à agacer, elle se contentait d’entasser en son cœur défiances sur défiances, colères sur colères, projets sur projets.
Mothril entra, et ce fut pour Maria Padilla une occasion de sortir avec fracas.
– Vous partez, madame, dit don Pedro inquiet malgré lui de cette sortie furieuse, qu’il avait provoquée par l’indolent accueil fait à sa maîtresse.
– Oui, je pars, dit-elle, et je veux ménager votre gracieuseté, dont vous faites provision sans doute pour le sarrasin Mothril.
Mothril entendit, mais il ne parut pas s’irriter. Si doña Maria eût été moins furieuse, elle eût deviné que le calme du More naissait de quelque assurance secrète d’un triomphe très prochain.
Mais la colère ne calcule pas ; elle porte assez de satisfaction en elle. Elle est réellement une passion. Qui l’assouvit y trouve un plaisir.
– Sire, dit Mothril affectant une douleur profonde, je le vois, mon roi n’est pas heureux.
– Non, répliqua don Pedro avec un soupir.
– Nous avons beaucoup d’or, ajouta Mothril. Cordoue a contribué.
– Tant mieux, dit nonchalamment le roi.
– Séville arme douze mille hommes, continua Mothril, nous gagnons deux provinces.
– Ah ! dit le roi sur le même ton.
– Si l’usurpateur rentre en Espagne, je pense d’ici à huit jours l’enfermer dans quelque château... le prendre.
Jamais ce nom de l’usurpateur n’avait failli d’exciter chez le roi une violente tempête, cette fois don Pedro se contenta de dire sans fureur :
– Qu’il y vienne, tu as de l’or, des soldats ; nous le prendrons, nous le ferons juger, et on lui tranchera la tête.
Mothril à ce moment se rapprocha du roi.
– Oui, mon roi est bien malheureux, reprit-il.
– Et pourquoi, ami ?
– Parce que l’or ne te plaît plus, parce que le pouvoir te dégoûte, parce que tu ne vois rien de doux dans la vengeance, parce qu’enfin tu ne trouves plus pour ta maîtresse un regard d’amour.
– Sans doute, je ne l’aime plus, Mothril, et à cause de ce vide de mon cœur, rien ne me paraît plus désirable.
– Quand ce cœur semble si vide, roi, n’est-ce pas qu’il est plein de désirs ; le désir, tu sais, c’est l’air renfermé dans les outres.
– Je le sais, oui, mon cœur est plein de désirs.
– Tu aimes alors ?
– Oui, je crois que j’aime...
– Tu aimes Aïssa, la fille d’un puissant monarque. Oh ! je te plains et je t’envie à la fois, car tu peux être bien heureux ou bien à plaindre, seigneur.
– C’est vrai, Mothril, je suis bien à plaindre.
– Elle ne t’aime pas, veux-tu dire ?
– Non, elle ne m’aime pas.
– Crois-tu, seigneur, que ce sang, pur comme celui d’une déesse, soit agité par les passions auxquelles céderait une autre femme ? Aïssa ne vaut rien pour le harem d’un prince voluptueux ; c’est une reine, Aïssa, elle ne sourira que sur un trône. Il y a de ces fleurs, vois-tu, mon roi, qui ne s’épanouissent que sur le sommet des montagnes.
– Un trône... moi... épouser Aïssa, Mothril ; que diraient les chrétiens ?
– Qui te dit, seigneur, que doña Aïssa, t’aimant parce que tu seras son époux, ne te fera pas le sacrifice de son Dieu, elle qui t’aura donné son âme.
Un soupir presque voluptueux s’échappa de la poitrine du roi.
– Elle m’aimerait !...
– Elle t’aimera.
– Non, Mothril.
– Eh bien ! seigneur, plonge-toi dans la douleur alors, car tu n’es pas digne d’être heureux ; car tu désespères avant le but.
– Aïssa me fuit.
– Je croyais les chrétiens plus ingénieux à deviner le cœur des femmes. Chez nous, les passions se concentrent et s’effacent en apparence sous la couche épaisse de l’esclavage, mais nos femmes si libres de tout dire, et par conséquent de tout cacher, nous rendent plus clairvoyants à lire dans leur cœur ; comment veux-tu que la fière Aïssa aime, ostensiblement, celui qui ne marche qu’escorté d’une femme rivale de toutes les femmes qui aimeraient don Pedro.
– Aïssa serait jalouse ?
Un sourire du More fut sa réponse, puis il ajouta :
– Chez nous, la tourterelle est jalouse de sa compagne, et la noble panthère se déchire aux dents et aux griffes de la panthère en présence du tigre qui va choisir l’une ou l’autre.
– Ah ! Mothril, j’aime Aïssa.
– Épouse-la.
– Et doña Maria ?
– L’homme qui a fait tuer sa femme pour ne pas déplaire à sa maîtresse, hésite à congédier sa maîtresse qu’il n’aime plus, pour conquérir cinq millions de sujets et un amour plus précieux que la terre entière !
– Tu as raison, mais doña Maria en mourrait.
Le More sourit encore.
– Elle t’aime donc bien ?
– Si elle m’aime ! tu en doutes ?
– Oui, seigneur.
Don Pedro pâlit.
– Il l’aime encore ! pensa Mothril, n’éveillons pas sa jalousie, car il la préférerait à toutes les autres.
– J’en doute, reprit-il, non parce qu’elle te serait infidèle, je ne le crois pas, mais parce que, se voyant moins aimée, elle persiste à vivre près de toi.
– J’eusse appelé cela de l’amour, Mothril.
– Moi, je nomme ce sentiment ambition.
– Tu chasserais Maria ?
– Pour obtenir Aïssa, oui.
– Oh ! non... non !
– Souffre, alors.
– Je croyais, dit don Pedro en fixant sur Mothril un regard enflammé, que si tu voyais souffrir ton roi, tu n’aurais pas le courage de lui dire : Souffre !... Je croyais que tu ne manquerais pas de t’écrier : Je te soulagerai, mon seigneur.
– Aux dépens de l’honneur d’un grand roi de mon pays, non ; plutôt la mort !
Don Pedro demeura plongé dans une sombre rêverie.
– Je mourrai donc, dit-il, car j’aime cette fille, on plutôt, s’écria-t-il avec une sinistre flamme, non, je ne mourrai pas.
Mothril connaissait assez le roi, et savait assez qu’aucune barrière n’était de force à arrêter l’élan des passions chez cet homme indomptable.
– Il userait de violence, pensa-t-il, empêchons ce résultat.
– Seigneur, dit Mothril, Aïssa est une belle âme, elle croirait aux serments... Si vous lui juriez de l’épouser après avoir quitté solennellement doña Maria, je crois qu’Aïssa confierait sa destinée à votre amour.
– T’y engagerais-tu ?
– Je m’y engagerais.
– Eh bien ! s’écria don Pedro, je romprai avec doña Maria, je le jure.
– C’est autre chose, faites vos conditions, monseigneur.
– Je romprai avec doña Maria et lui laisserai un million d’écus. Il n’y aura pas, dans le pays qu’elle choisira pour sa résidence, une princesse plus riche et plus honorée.
– Soit, c’est d’un prince magnifique, mais enfin, ce pays ne sera pas l’Espagne !
– Il faut cela ?
– Aïssa ne sera rassurée que si la mer, une mer infranchissable, sépare votre ancien amour du nouveau.
– Nous mettrons la mer entre Aïssa et doña Maria, Mothril.
– Bien, monseigneur.
– Mais je suis le roi, tu sais que je n’accepte de conditions de personne.
– C’est juste, sire.
– Il faut donc que le marché, un peu semblable au marché des juifs, s’accomplisse entre nous sans engager d’abord d’autre que toi.
– Comment cela ?
– Il faut que doña Aïssa me soit remise comme otage.
– Rien que cela ? dit Mothril avec ironie.
– Insensé ! ne vois-tu pas que l’amour me brûle, me dévore, que je joue en ce moment à des délicatesses qui me font rire, comme si le lion avait des scrupules dans sa faim ? Ne vois-tu pas que si tu me fais marchander Aïssa, je la prendrai ! Que si tu roules tes yeux irrités, je te fais arrêter et pendre, et que tous les chevaliers chrétiens seront là pour regarder ton corps au gibet, et pour faire la cour à ma nouvelle maîtresse ?
– C’est vrai, pensa Mothril ; mais doña Maria, seigneur ?
– Que j’aie faim d’amour, te dis-je, et doña Maria verra comment mourut doña Bianca de Bourbon.
– Votre colère est terrible, mon maître, répliqua humblement Mothril, bien fou qui ne plierait le genou devant vous.
– Tu me livreras Aïssa ?
– Si vous me le commandez, oui, seigneur ; mais si vous n’avez pas suivi mes conseils, si vous ne vous êtes pas défait de doña Maria, si vous n’avez terrassé ses amis, qui sont vos ennemis, si vous n’avez levé tous les scrupules d’Aïssa, songez-y, vous ne posséderez pas cette femme, elle se tuera !
Ce fut au tour du roi de frémir et de rêver.
– Que veux-tu donc ? dit-il.
– Je désire que vous attendiez huit jours. – Ne m’interrompez point ! – Alors laissez doña Maria vous tenir rigueur... Aïssa partira pour un château royal, sans que nul devine sa fuite ou la destination de son voyage ; vous convaincrez cette jeune fille, elle deviendra vôtre et elle vous aimera.
– Et doña Maria ? te dis-je.
– Assoupie d’abord, elle se réveillera vaincue. – Laissez-la gémir et s’irriter ; vous aurez échangé la maîtresse contre une amante, jamais Maria ne vous pardonnera cette infidélité, elle-même vous débarrassera d’elle.
– Oui, elle est fière, c’est vrai, et tu crois qu’Aïssa viendra ?
– Je ne crois pas, je sais.
– Ce jour-là, Mothril, demande-moi la moitié de mon royaume, elle est à toi.
– Vous n’aurez jamais plus justement récompensé de loyaux services.
– Ainsi donc dans huit jours ?
– À la dernière heure du jour, oui, monseigneur Aïssa sortira de la ville escortée par un More, je te la conduirai.
– Va, Mothril.
– Jusque-là, n’éveillez pas les soupçons de doña Maria.
– Ne crains rien. J’ai bien caché mon amour, ma douleur ; crois-tu que je ne cacherai pas ma joie !
– Annoncez donc, monseigneur, que vous voulez partir pour un château de campagne.
– Je le ferai, dit le roi.
Cependant doña Maria, depuis le retour d’Hafiz, avait renoué ses intelligences avec Aïssa.
Celle-ci ne savait pas lire, mais la vue du parchemin qu’avait effleuré la main de son amant, cette croix surtout, représentation de sa volonté loyale, avaient comblé de joie le cœur de la jeune fille, et sollicité vingt fois ses lèvres qui s’y étaient reposées ivres d’amour.
– Chère Aïssa, dit Maria, tu vas partir. Dans huit jours tu seras loin d’ici, mais tu seras bien près de celui que tu aimes, et je ne crois pas que tu regrettes ce pays.
– Oh ! non, non ; ma vie, c’est de respirer l’air qu’il respire.
– Donc vous serez réunis. Hafiz est un enfant prudent, bien fidèle, et rempli d’intelligence. Il connaît la route, puis tu ne craindras pas cet enfant comme tu ferais d’un homme, et j’en suis sûre tu voyageras avec plus de confiance en sa compagnie. Il est de ton pays, vous parlerez tous deux la langue que tu chéris. Ce coffret contient tous tes joyaux : rappelle-toi qu’en France un seigneur bien riche ne possède pas la moitié de ce que tu vas porter à ton amant. D’ailleurs, mes bienfaits accompagneront le jeune homme, allât-il avec toi jusqu’au bout du monde. Une fois en France, tu n’as plus rien à craindre. Je médite ici une grande réforme. Il faut que le roi chasse d’Espagne les Mores ennemis de notre religion, prétexte dont se servent les envieux pour ternir la gloire de don Pedro. Toi absente, je me mettrai à l’œuvre sans hésiter.
– Quel jour verrai-je Mauléon ? dit Aïssa qui n’avait rien écouté que le nom de son amant.
– Tu peux être dans ses bras cinq jours après ton départ de cette ville.
– Je mettrai moitié moins de temps que le plus rapide cavalier, madame.
Ce fut après cet entretien que doña Maria fit venir Hafiz et lui demanda s’il ne voudrait pas retourner en France pour accompagner la sœur de ce pauvre Gildaz.
– Pauvre enfant, inconsolable de la mort de son frère, ajouta-t-elle, et qui voudrait donner une sépulture chrétienne à ses restes infortunés.