Le Capitaine Richard - Dumas Alexandre - E-Book

Le Capitaine Richard E-Book

Dumas Alexandre

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Beschreibung

Napoléon est devant Ratisbonne. Frédéric Staps, étudiant bavarois, membre de « l'Union de la Vertu », est bien décidé à libérer l'Allemagne du joug français et ce malgré les peurs de sa fiancée Margueritte Stiller. Dans le camp français, Louis et Paul Richard, frères jumeaux que seul distingue leur uniforme, se retrouvent. Paul est chargé d'infiltrer « l'Union de la Vertu » qui se réunit dans les ruines du château d'Abensberg. Il est accompagné du major Schlick, espion badois au service de la France. Au cours de la séance, Staps est désigné pour assassiner Napoléon. Extrait : - Ah ! les circonstances étaient bien différentes ; puis ce fut un grand bonheur pour César d'être tué. Il avait quelque chose comme cinquante-trois ans, c'est-à-dire l'âge où le génie de l'homme commence à baisser ; il avait toujours été heureux. « La Fortune aime les jeunes gens ! » comme disait Louis XIV à M. de Villeroy ; elle allait peut-être lui tourner le dos. Une ou deux défaites, et César n'était plus un Alexandre : c'était un Pyrrhus ou un Annibal. Il a eu le bonheur de trouver une vingtaine de niais qui n'ont pas compris que César n'était point un Romain, que c'était l'esprit de Rome ; ils ont tué l'empereur ; mais, du sang même de l'empereur, est né l'empire ! Sois tranquille, je n'ai point l'âge de César ; la France n'en est point, en 1809, où en était Rome l'an 44 avant Jésus-Christ : on ne me tuera pas, maître Schlick.

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Seitenzahl: 372

Veröffentlichungsjahr: 2019

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Le Capitaine Richard

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIIXIII - 1XIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVPage de copyright

Alexandre Dumas

Le capitaine Richard

Édition de référence :

Paris, Michel Lévy Frères, éditeurs, 1874.

Nouvelle édition.

I

Un héros qui n’est pas celui de notre histoire

À dix-huit lieues à peu près de Munich, que le Guide en Allemagne de MM. Richard et Quetin désigne comme une des villes les plus élevées non seulement de la Bavière, mais encore de l’Europe ; à neuf lieues d’Augsbourg, fameuse par la diète où Mélanchthon rédigea, en 1530, la formule de la loi luthérienne ; à vingt-deux lieues de Ratisbonne, qui, dans les salles obscures de son hôtel de ville, vit, de 1662 à 1806, se tenir les États de l’Empire germanique, s’élève, pareille à une sentinelle avancée, dominant le cours du Danube, la petite ville de Donauwœrth.

Quatre routes aboutissent à l’ancienne cité où Louis le Sévère, sur un injuste soupçon d’infidélité, fit décapiter la malheureuse Marie de Brabant : deux qui viennent de Stuttgart, c’est-à-dire de France, celles de Nordlingen et de Dillingen, et deux qui viennent d’Autriche, celles d’Augsbourg et d’Aichach. Les deux premières suivent la rive gauche du Danube ; les deux autres, situées sur la rive droite du fleuve, le franchissent, en arrivant à Donauwœrth, sur un simple pont de bois.

Aujourd’hui qu’un chemin de fer passe à Donauwœrth et que les steamers descendent le Danube d’Ulm à la mer Noire, la ville a repris quelque importance et affecte une certaine vie ; mais il n’en était point ainsi vers le commencement de ce siècle.

Et, cependant, la vieille cité libre qui, dans les temps ordinaires, semblait un temple élevé à la déesse Solitude et au dieu Silence, présentait, le 17 avril 1809, un spectacle tellement inusité pour ses deux mille cinq cents habitants, qu’à l’exception des enfants au berceau et des vieillards paralytiques qui, les uns par leur faiblesse et les autres par leur infirmité, étaient forcés de tenir la maison, toute la population encombrait ses rues et ses places, et particulièrement la rue à laquelle aboutissent les deux routes venant de Stuttgart et la place du Château.

En effet, depuis le 13 avril au soir – moment où trois chaises de poste, accompagnées de fourgons et de chariots, s’étaient arrêtées à l’hôtel de l’Écrevisse et que de la première était descendu un officier général portant, comme l’empereur, un petit chapeau et une redingote par-dessus son uniforme, et, des deux autres, tout un état-major –, le bruit s’était répandu que le vainqueur de Marengo et d’Austerlitz avait choisi la petite ville de Donauwœrth comme point de départ de ses opérations dans la nouvelle campagne qui allait s’ouvrir contre l’Autriche.

Cet officier général – que de plus curieux avaient, dès ce soir-là, en regardant à travers les carreaux de l’hôtel, reconnu pour un homme de cinquante-six à cinquante-sept ans et que les mieux renseignés prétendaient être le vieux maréchal Berthier, prince de Neuchâtel, qui ne précédait, assurait-on, l’empereur que de deux ou trois jours – avait, dans la nuit même de son arrivée, envoyé des courriers de tous côtés et ordonné, sur Donauwœrth, une concentration de troupes qui, le surlendemain, avait commencé à s’opérer ; de sorte que l’on n’entendait plus, au-dedans et au-dehors de la ville, que tambours et fanfares, et qu’on ne voyait déboucher par les quatre points cardinaux que régiments bavarois, wurtembergeois et français.

Disons un mot de ces deux vieilles ennemies que l’on appelle la France et l’Autriche et des circonstances qui, ayant rompu entre l’empereur Napoléon et l’empereur François II la paix jurée à Presbourg, amenaient tout ce mouvement.

L’empereur était en pleine guerre d’Espagne.

Voici comment la chose était arrivée.

Le traité d’Amiens, qui avait en 1802 amené la paix avec l’Angleterre, n’avait duré qu’un an, l’Angleterre ayant obtenu de Jean VI, roi de Portugal, de manquer à ses engagements avec l’empereur des Français. À cette nouvelle, Napoléon s’était contenté d’écrire cette seule ligne et de la signer de son nom :

« La maison de Bragance a cessé de régner. »

Jean VI, repoussé hors de l’Europe, fut forcé de se mettre à la nage, traversa l’Atlantique et alla demander un asile aux colonies portugaises.

Camoëns, dans son naufrage sur les côtes de la Cochinchine, avait sauvé son poème, qu’il tenait d’une main, tandis qu’il nageait de l’autre ; Jean VI, dans la tempête qui l’emportait vers Rio Janeiro, fut forcé, lui, de lâcher sa couronne. – Il est vrai qu’il en trouva une autre là-bas, et qu’en échange de sa royauté d’Europe perdue, il se fit proclamer empereur du Brésil.

Les armées françaises, qui avaient obtenu passage à travers l’Espagne, occupèrent le Portugal, dont Junot fut nommé gouverneur.

C’était si peu de chose que le Portugal, qu’on ne lui nommait qu’un gouverneur.

Mais les projets de l’empereur ne s’arrêtaient point là.

Le traité de Presbourg, imposé à l’Autriche après la bataille d’Austerlitz, avait assuré à Eugène Beauharnais la vice-royauté de l’Italie ; le traité de Tilsitt, imposé à la Prusse et à la Russie après la bataille de Friedland, avait donné à Jérôme le royaume de Westphalie ; – il s’agissait de déplacer Joseph et de placer Murat.

Les précautions étaient prises.

Un article secret du traité de Tilsitt autorisait l’empereur de Russie à s’emparer de la Finlande et l’empereur des Français à s’emparer de l’Espagne.

Restait à en trouver l’occasion.

L’occasion ne tarda pas à se présenter.

Murat était resté à Madrid avec des instructions secrètes. Le roi Charles IV se plaignait fort à Murat de ces querelles avec son fils qui venait de le forcer d’abdiquer et qui lui avait succédé sous le nom de Ferdinand VII. Murat conseilla à Charles IV d’en appeler à son allié Napoléon ; Charles IV, qui n’avait plus rien à perdre, accepta l’arbitrage avec reconnaissance et Ferdinand VII, qui n’était pas le plus fort, y consentit avec inquiétude.

Murat les poussa tout doucement vers Bayonne, où Napoléon les attendait. Une fois sous la griffe du lion, tout fut dit pour eux : Charles IV abdiqua en faveur de Joseph, déclarant Ferdinand VII indigne de régner. Alors Napoléon mit la main droite sur le père, la main gauche sur le fils, puis envoya le premier au palais de Compiègne et le second au château de Valençay.

Si la chose arrangeait la Russie, avec laquelle elle était convenue et qui avait sa compensation, elle n’arrangeait pas l’Angleterre qui n’y gagnait que le système continental. Aussi cette dernière avait-elle ses yeux glauques fixés sur l’Espagne et se tenait-elle prête à profiter de la première insurrection – laquelle, du reste, ne se fit pas attendre.

Le 27 mai 1808, jour de la Saint-Ferdinand, l’insurrection éclate sur dix points différents et particulièrement à Cadix, où les insurgés s’emparent de la flotte française qui s’y est réfugiée après le désastre de Trafalgar.

Puis, en moins d’un mois, par toute l’Espagne se répand le catéchisme suivant :

« Qui es-tu, mon enfant ?

» – Espagnol, par la grâce de Dieu.

» – Que veux-tu dire par là ?

» – Je veux dire que je suis homme de bien.

» – Quel est l’ennemi de notre félicité ?

» – L’empereur des Français.

» – Qu’est-ce que l’empereur des Français ?

» – Un méchant ! la source de tous les maux, le destructeur de tous les biens, le foyer de tous les vices !

» – Combien a-t-il de natures ?

» – Deux : la nature humaine et la nature diabolique.

» – Combien y a-t-il d’empereurs des Français ?

» – Un véritable, en trois personnes trompeuses.

» – Comment les nomme-t-on ?

» – Napoléon, Murat et Manuel Godoï.

» – Lequel des trois est le plus méchant ?

» – Ils le sont tous également.

» – De qui dérive Napoléon ?

» – Du péché.

» – Et Murat ?

» – De Napoléon.

» – Et Godoï ?

» – De la fornication des deux.

» – Quel est l’esprit du premier ?

» – L’orgueil et le despotisme.

» – Du second ?

» – La rapine et la cruauté.

» – Du troisième ?

» – La cupidité, la trahison, l’ignorance.

» – Que sont les Français ?

» – D’anciens chrétiens devenus hérétiques.

» – Quel supplice mérite l’Espagnol qui manque à ses devoirs ?

» – La mort et l’infamie des traîtres.

» – Comment les Espagnols doivent-ils se conduire ?

» – D’après les maximes de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

» – Qui nous délivrera de nos ennemis ?

» – La confiance entre nous autres et les armes.

» – Est-ce un péché que de mettre un Français à mort ?

» – Non, mon père ; au contraire : on gagne le ciel en tuant un de ces chiens d’hérétiques. »

C’étaient là de singuliers principes ; mais ils étaient en harmonie avec l’ignorance sauvage du peuple qui les invoquait.

Il s’ensuivit un soulèvement général, lequel eut pour résultat la capitulation de Baylen, c’est-à-dire la première tache honteuse faite à nos armes depuis 1792.

La capitulation avait été signée le 22 juillet 1808.

Le 31 du même mois, une armée anglaise débarquait au Portugal.

Le 21 août, avait lieu la bataille de Vimeiro, qui nous coûtait douze pièces de canon et quinze cents tués ou blessés ; enfin, le 30, la convention de Cintra, stipulant l’évacuation du Portugal par Junot et son armée.

L’effet de ces nouvelles avait été terrible à Paris.

À ce revers, Napoléon ne connaît qu’un remède, sa présence.

Dieu est encore avec lui : sa fortune l’accompagnera. La terre d’Espagne, à son tour, verra les miracles de Rivoli, des Pyramides, de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna et de Friedland.

Il va serrer la main de l’empereur Alexandre, s’assurer des dispositions de la Prusse et de l’Autriche – que le nouveau roi de Saxe surveille de Dresde et le nouveau roi de Westphalie de Hesse-Cassel –, emmène avec lui d’Allemagne quatre-vingt mille vétérans, touche Paris en passant pour annoncer au corps législatif que bientôt les aigles planeront sur les tours de Lisbonne, et part pour l’Espagne.

Le 4 novembre, il arrive à Tolosa.

Le 10, le maréchal Soult, aidé du général Mouton, emporte Burgos, prend vingt canons, tue trois mille Espagnols et fait autant de prisonniers.

Le 12, le maréchal Victor écrase les deux corps d’armée de la Romana et de Blake à Espinosa, leur tue huit mille hommes, dix généraux, leur fait douze mille prisonniers et leur prend cinquante canons.

Le 23, le maréchal Lannes anéantit, à Tudela, les armées de Palafox et de Castanos, leur enlève trente canons, leur fait trois mille prisonniers et leur tue ou leur noie quatre mille hommes.

La route de Madrid est ouverte ! Entrez dans la ville de Philippe V, sire. N’êtes-vous pas l’héritier de Louis XIV, et ne savez-vous pas le chemin de toutes les capitales ? D’ailleurs, une députation de la ville de Madrid vous attend et vient au-devant de vous pour vous rendre grâce du pardon que vous voulez bien lui accorder... Maintenant, montez sur la plate-forme de l’Escurial et écoutez : vous n’entendrez plus de tous côtés que des échos de victoire !

Tenez, voici le vent d’est qui vous apporte le bruit des combats de Cardenen, de Clinas, de LLobregat, de San Felice et de Molino del Rey ; cinq nouveaux noms à écrire dans nos éphémérides, et plus d’ennemis en Catalogue !

Tenez, voici le vent d’ouest, à son tour, qui vient doucement caresser votre oreille ; il accourt de Galicie et vous annonce que Soult a battu l’arrière-garde de Moore, et a fait mettre bas les armes à toute une division espagnole ; puis, mieux encore, votre lieutenant a passé sur le corps des Espagnols ; il a atteint les Anglais, les a rejetés sur leurs vaisseaux, qui ont ouvert leurs voiles et ont disparu, laissant sur le champ de bataille le général en chef et deux généraux tués !

Tenez, voici le vent du nord qui, tout chargé de flammes, vous apporte la nouvelle de la prise de Sarragosse. On s’est battu vingt-huit jours avant d’entrer dans la place, sire ! et, vingt-huit jours encore après y être entré, on s’est battu de maison en maison, comme à Sagonte, comme à Numance, comme à Calahorra ! Les hommes se sont battus, les femmes se sont battues, les vieillards se sont battus, les enfants se sont battus, les prêtres se sont battus ! Les Français sont maîtres de Sarragosse, c’est-à-dire de ce qui fut une ville et n’est plus qu’une ruine !

Tenez, voici le vent du sud qui vous apporte la nouvelle de la prise d’Oporto. L’insurrection est étouffée, sinon éteinte, en Espagne ; le Portugal est envahi, sinon reconquis ; vous avez tenu votre parole, sire ! vos aigles planent sur les tours de Lisbonne !

Mais où donc êtes-vous, ô vainqueur ! et pourquoi, comme vous êtes venu, êtes-vous reparti d’un seul bond ?

Ah ! oui, votre vieille ennemie l’Angleterre vient de séduire l’Autriche ; elle lui a dit que vous étiez à sept cents lieues de Vienne, que vous aviez besoin de toutes vos forces autour de vous et que le moment était bon pour vous reprendre – à vous que le pape Pie VII vient d’excommunier comme Henri IV d’Allemagne et Philippe Auguste de France –, pour vous reprendre l’Italie et vous chasser de l’Allemagne. Et elle a cru cela, la présomptueuse ! elle a réuni cinq cent mille hommes, elle les a remis aux mains de ses trois archiducs, Charles, Louis et Jean, et elle leur a dit : « Allez, mes aigles noirs ! je vous donne à déchirer l’aigle roux de France ! »

Le 17 janvier, Napoléon est parti à cheval de Valladolid ; le 18, il est arrivé à Burgos, et le 19 à Bayonne ; là, il est monté en voiture et, quand tout le monde le croit encore dans la Vieille-Castille, le 22 à minuit, il frappe aux portes des Tuileries en disant : « Ouvrez, c’est le futur vainqueur d’Eckmühl et de Wagram ! »

Au reste, le futur vainqueur d’Eckmühl et de Wagram rentrait à Paris de fort mauvaise humeur ; – il y avait de quoi.

Cette guerre d’Espagne, qu’il avait crue utile, ne lui était pas sympathique ; mais, une fois engagée, elle avait eu au moins cet avantage d’attirer les Anglais sur ce continent.

Comme le géant libyen, c’était lorsqu’il touchait la terre que Napoléon se sentait réellement fort. S’il eût été Thémistocle, il eût attendu les Perses à Athènes et n’eût point détaché Athènes de son rivage pour la transporter dans le golfe de Salamine.

La Fortune, cette maîtresse qui lui avait toujours été si fidèle, soit qu’il l’eût forcée de l’accompagner de l’Adige au Nil ou de le suivre du Niémen au Mançanarez, la Fortune l’avait trahi à Aboukir et à Trafalgar !

Et c’était au moment où il venait de remporter trois victoires sur les Anglais, de leur tuer deux généraux, de leur en blesser un troisième, de les repousser à la mer comme Hector faisait des Grecs en l’absence d’Achille, qu’il était tout à coup forcé de quitter la Péninsule à l’annonce de ce qui se passait en Autriche et même en France !

Aussi, arrivé aux Tuileries et rentré dans ses appartements, à peine jeta-t-il un regard sur son lit et, passant de sa chambre à coucher dans son cabinet de travail :

– Qu’on aille éveiller l’archichancelier, dit-il, et que l’on prévienne le ministre de la Police et le grand électeur que je les attends, le premier à quatre heures, le second à cinq.

– Doit-on prévenir Sa Majesté l’impératrice du retour de Votre Majesté ? demanda l’huissier à qui cet ordre venait d’être donné.

L’empereur réfléchit un instant.

– Non, dit-il, je désire voir auparavant le ministre de la Police... Seulement, veillez à ce qu’on ne me dérange pas jusqu’à son arrivée ; je vais dormir.

L’huissier sortit et Napoléon resta seul.

Alors, tournant les yeux vers la pendule :

– Deux heures un quart, dit-il ; à deux heures et demie je me réveillerai.

Et, se jetant dans un fauteuil, il étendit sa main gauche sur le bras du siège, passa sa main droite entre son gilet et sa chemise, appuya sa tête au dossier d’acajou, ferma les yeux, poussa un faible soupir et s’endormit.

Napoléon possédait, comme César, cette précieuse faculté de s’endormir où il pouvait, quand il le voulait, et le temps qu’il devait ; lorsqu’il avait dit : « Je dormirai un quart d’heure », il était rare que l’aide de camp, l’huissier ou le secrétaire à qui l’ordre avait été donné et qui, à l’heure précise, entrait pour le réveiller, ne le trouvât point rouvrant les yeux.

En outre – privilège accordé, comme le premier, à certains hommes de génie –, Napoléon s’éveillait sans transition aucune du sommeil à la veille ; ses yeux, en se rouvrant, semblaient immédiatement illuminés ; son cerveau était aussi net, ses idées étaient aussi précises, une seconde après son réveil, qu’une seconde avant son sommeil.

La porte s’était donc à peine refermée derrière l’huissier chargé de convoquer les trois hommes d’État, que Napoléon était endormi, et cela, chose étrange ! sans qu’aucune trace des passions qui agitaient son âme se reflétât sur son visage.

Une seule bougie brûlait dans le cabinet. Au désir exprimé par l’empereur de dormir pendant quelques instants, l’huissier avait emporté les deux candélabres dont la lumière trop vive eût pu, même à travers ses paupières, affecter l’œil de Napoléon ; il n’avait laissé que le bougeoir à l’aide duquel il avait éclairé son maître et allumé les candélabres.

Le cabinet tout entier nageait ainsi dans une de ces douces et transparentes demi-teintes qui donnent aux objets un vague si charmant et si vaporeux. C’est au milieu de cette obscurité lumineuse, ou de cette lumière obscure, comme on voudra, qu’aiment à passer les rêves qu’éveille le sommeil ou les fantômes qu’évoquent les remords.

On eût cru qu’un de ces rêves ou un de ces fantômes avait attendu pour surgir que cette mystérieuse clarté régnât autour de l’empereur ; car, aussitôt qu’il eut fermé les yeux, la tapisserie, qui retombait devant une petite porte cachée par elle, se souleva et l’on vit apparaître une forme blanche ayant, grâce à la gaze dont elle était enveloppée et à la flexibilité de ses mouvements, tout le fantastique aspect d’une ombre.

L’ombre s’arrêta un instant sur la porte, comme dans un encadrement de ténèbres ; puis, d’un pas si léger, si aérien, que le silence ne fut pas même troublé par le craquement du parquet, elle s’approcha lentement de Napoléon.

Arrivée près de lui, elle sortit d’un nuage de mousseline une main charmante qu’elle posa sur le dossier du fauteuil près de cette tête qui semblait celle d’un empereur romain ; elle regarda quelque temps avec un indicible amour ce beau visage calme comme la médaille d’Auguste, poussa un soupir à moitié retenu, appuya sa main gauche sur son cœur pour en comprimer les battements, se pencha en retenant son haleine, effleura le front du dormeur de son souffle plutôt que de ses lèvres, et sentant à ce contact, tout léger qu’il était, un frissonnement courir sur les muscles de ce visage si immobile qu’elle avait cru embrasser un masque de cire, elle se rejeta vivement en arrière.

Le mouvement qu’elle avait provoqué, au reste, fut aussi imperceptible que passager : ce calme visage, ridé un instant au souffle de cette haleine d’amour, comme la surface d’un lac à celui de la brise nocturne, reprit sa placide physionomie, tandis que, la main toujours sur son cœur, l’ombre visiteuse s’approchait du bureau, écrivait quelques mots sur une demi-feuille de papier, revenait vers le dormeur, glissait le papier dans l’ouverture produite entre le gilet et la chemise par l’introduction d’une main qui n’était guère moins blanche et moins délicate que la sienne ; puis, aussi légèrement qu’elle était venue, étouffant le bruit de ses pas dans la ouate moelleuse du tapis, disparaissait par la même porte qui lui avait donné entrée.

Quelques secondes après l’évanouissement de cette vision, et comme la pendule allait sonner deux heures et demie, le dormeur ouvrit les yeux et retira sa main de sa poitrine.

La pendule sonna.

Napoléon sourit comme eût souri Auguste en voyant qu’il était aussi maître de lui dans le sommeil que dans la veille, et ramassa un papier qu’il avait fait tomber en ramenant sa main hors de son gilet.

Sur ce papier, il distingua quelques mots écrits et se pencha vers l’unique lumière qui éclairait l’appartement ; mais, avant même qu’il eût pu déchiffrer ces mots, il avait reconnu l’écriture.

Il poussa un soupir et lut :

« Te voilà ! je t’ai embrassé ; il ne m’en faut pas davantage.

» Celle qui t’aime plus que tout au monde ! »

– Joséphine, murmura-t-il en regardant autour de lui comme s’il s’attendait à la voir apparaître dans les profondeurs de l’appartement ou surgir derrière quelque meuble.

Mais il était bien seul.

En ce moment, la porte s’ouvrit ; l’huissier rentra, portant les deux candélabres et annonçant :

– Son Excellence monsieur l’archichancelier.

Napoléon se leva, alla s’appuyer à la cheminée et attendit.

II

Trois hommes d’État

Derrière l’huissier parut le haut personnage que l’on venait d’annoncer.

Régis de Cambacérès avait, à cette époque, cinquante-six ans, c’est-à-dire quinze ou seize ans de plus que celui qui le faisait appeler.

Au moral, c’était un homme doux et bienveillant. Savant jurisconsulte, il avait succédé à son père dans la charge de conseiller à la Cour des comptes ; en 1792, il avait été élu député à la Convention nationale ; le 19 janvier 1793, il avait voté pour le sursis ; était devenu en 1794 président du Comité de salut public ; avait été nommé l’année suivante ministre de la Justice ; en 1799, avait été choisi par Bonaparte comme second consul ; enfin, en 1804, avait été nommé archichancelier, créé prince de l’Empire et fait duc de Parme.

Au physique, c’était un homme de taille moyenne menaçant de tourner à l’obésité, très gourmand, très propre, très coquet, et qui, quoique de noblesse de robe, avait pris les airs de la cour avec une promptitude et une facilité qu’appréciait fort le grand reconstructeur de l’édifice social.

Puis, aux yeux de Napoléon, il avait encore un autre genre de mérite : Cambacérès avait parfaitement compris que l’homme de génie qu’il avait devancé sur la scène politique et qui, en passant à côté de lui l’avait attaché à sa fortune après l’avoir, comme son égal, reçu dans sa familiarité, avait droit à ses respects en devenant cet élu du destin qui, à l’heure où nous sommes arrivés, commandait à l’Europe ; sans descendre jusqu’à l’humilité, il se tenait donc, vis-à-vis de lui, dans la position, non pas d’un homme qui flatte, mais d’un homme qui admire.

Au reste, toujours prêt à se rendre au premier désir de l’empereur, un quart d’heure lui avait suffi pour faire une toilette qui eût été jugée irréprochable au cercle des Tuileries, et, bien que réveillé à deux heures du matin, c’est-à-dire au beau milieu de son sommeil – ce qui lui était essentiellement désagréable –, il arrivait, l’œil aussi vif, la bouche aussi souriante que si on l’eût envoyé chercher à sept heures du soir, c’est-à-dire au moment où, après être sorti de table et avoir pris son café, il eût joui de ce bien-être qui, à la suite d’un bon dîner, accompagne une digestion facile.

Le visage auquel il venait de se heurter était loin d’avoir l’air de bonne humeur qui éclairait le sien ; aussi, en l’apercevant, l’archichancelier fit-il un mouvement qui ressemblait à un pas de retraite.

Napoléon, au regard d’aigle duquel rien n’échappait, non seulement dans les grandes choses, mais encore – ce qui est bien plus extraordinaire – dans les petites, vit le mouvement, en comprit la cause et, adoucissant à l’instant même l’expression de son visage :

– Oh ! venez, venez, dit-il, monsieur l’archichancelier ! ce n’est point à vous que j’en veux !

– Et Votre Majesté ne m’en voudra jamais, je l’espère, répondit Cambacérès ; car je serais un homme malheureux le jour où j’aurais encouru son déplaisir.

En ce moment, le valet de chambre se retirait, laissant les deux candélabres et emportant les bougies.

– Constant, fit l’empereur, fermez la porte ; veillez dans l’antichambre et faites entrer dans le salon vert les personnes que j’attends.

Puis, se retournant vers Cambacérès :

– Ah ! dit-il comme s’il respirait enfin après une longue suffocation, me voilà en France ! me voilà aux Tuileries ! Nous sommes seuls, monsieur l’archichancelier : parlons à cœur ouvert.

– Sire, dit l’archichancelier, à part le respect qui met une barrière à mes paroles, je ne parle jamais autrement à Votre Majesté.

L’empereur fixa sur lui un regard perçant.

– Vous vous fatiguez, Cambacérès ; vous vous attristez ; tout au contraire des autres, qui n’ont pour but que de se mettre en lumière, vous tendez à vous effacer chaque jour davantage : je n’aime pas cela ; songez que, dans l’ordre civil, vous êtes le premier après moi.

– Je sais que Votre Majesté m’a traité selon ses bontés et non selon mes mérites.

– Vous vous trompez, je vous ai traité selon votre valeur ; c’est pour cela que je vous ai confié la conduite des lois, non seulement quand elles sont nées, mais encore pendant la gestation de leur mère la Justice quand elles sont à naître. Eh bien ! le code d’instruction criminelle ne va pas, n’avance pas ; je vous avais dit que je voulais qu’il fût terminé dans l’année 1808 ; or, nous voici au 22 janvier 1809 et, quoique le corps législatif soit resté assemblé pendant mon absence, ce code n’est point achevé et ne le sera peut-être pas de trois mois encore.

– Votre Majesté me permet-elle de lui dire à ce sujet toute la vérité ? hasarda l’archichancelier.

– Parbleu ! dit l’empereur.

– Eh bien, sire, je vois, je ne dirai pas avec crainte – je n’aurai jamais aucune crainte tant que Votre Majesté tiendra le sceptre ou l’épée –, mais avec regret, qu’un esprit d’inquiétude et d’indiscipline commence à se glisser partout.

– Vous n’avez pas besoin de me le dire, monsieur ; je le vois ! et c’est autant pour combattre cet esprit que pour combattre les Autrichiens, que j’accours.

– Ainsi, par exemple, sire, reprit Cambacérès, le corps législatif...

– Le corps législatif ! répéta Napoléon en accentuant ces deux mots et en haussant les épaules.

– Le corps législatif, continua Cambacérès en homme qui tient à achever sa pensée, le corps législatif, où les rares opposants n’arrivaient jamais à réunir plus de douze ou quinze votes contre les projets que nous leur soumettions, le corps législatif nous tient tête et a deux fois mis quatre-vingts boules noires, une fois cent !

– Eh bien, je briserai le corps législatif !

– Non, sire ; vous choisirez un moment où il sera plus disposé à l’approbation. Restez seulement à Paris... Oh ! mon dieu, quand Votre Majesté est à Paris, tout va bien.

– Je le sais ; mais, par malheur, je n’y puis rester.

– Tant pis !

– Oui, tant pis ! Tout à l’heure, je me rappellerai ce mot, et si je ne me le rappelle pas, faites-moi souvenir d’un certain Malet.

– Votre Majesté disait qu’elle ne pouvait rester à Paris ?

– Croyez-vous que ce soit pour rester à Paris que je suis venu en quatre jours de Valladolid ? Non ; il faut que dans trois mois je sois à Vienne.

– Oh ! sire, dit Cambacérès avec un soupir, encore la guerre !

– Vous aussi, Cambacérès !... Mais est-ce moi qui la fais, la guerre ?

– Sire, l’Espagne..., hasarda timidement l’archichancelier.

– Oui, cette guerre-là peut-être ; mais pourquoi l’avais-je entreprise ? parce que je croyais être sûr de la paix dans le Nord. Pouvais-je me douter qu’avec la Russie pour alliée, la Westphalie et la Hollande pour sœurs, la Bavière pour amie, la Prusse réduite à une armée de quarante mille hommes, l’Autriche à l’aigle de laquelle j’ai coupé une de ses deux têtes : l’Italie, – pouvais-je me douter que l’Autriche trouverait moyen de soulever et d’armer cinq cent mille hommes contre moi ? Mais ce sont donc les eaux du Léthé, et non celles du Danube, qui coulent à Vienne ? On y a donc oublié jusqu’aux leçons de l’expérience ? Il en faut donc de nouvelles ? On les aura, et cette fois terribles, j’en réponds ! Je ne veux pas la guerre, je n’y ai pas d’intérêt, et l’Europe entière est témoin que tous mes efforts, toute mon attention, étaient dirigés vers ce champ de bataille que l’Angleterre a choisi, c’est-à-dire l’Espagne. L’Autriche, qui a déjà sauvé les Anglais une fois en 1805, au moment où j’allais franchir le détroit de Calais, les sauve encore aujourd’hui en m’arrêtant au moment où j’étais en train de les jeter à la mer depuis le premier jusqu’au dernier ! Je sais bien que, disparaissant sur un endroit, ils reparaissent sur l’autre ; mais l’Angleterre n’est pas, comme la France, une nation guerrière ; c’est une nation commerçante, c’est Carthage, et Carthage sans Annibal ; j’eusse fini par l’épuiser de soldats ou par la forcer à dégarnir l’Inde ; et, si l’empereur Alexandre est fidèle à sa parole, c’est là que je l’attends... Oh ! l’Autriche ! l’Autriche ! elle paiera cher cette diversion ! Ou elle désarmera sur-le-champ, ou elle aura à soutenir une guerre de destruction ; si elle désarme de manière à ne me laisser aucun doute sur ses intentions futures, je remettrai moi-même l’épée au fourreau – car je n’ai envie de la tirer qu’en Espagne et contre les Anglais –, sinon je jette quatre cent mille hommes sur Vienne et, à l’avenir, l’Angleterre n’aura plus d’alliés sur le continent.

– Quatre cent mille hommes, sire ? répéta Cambacérès.

– Vous me demandez où ils sont, n’est-ce pas ?

– Oui, sire ; à peine en vois-je cent mille disponibles.

– Ah ! l’on commence à compter mes soldats, et vous tout le premier, monsieur l’archichancelier !

– Sire...

– On dit : « Il n’a plus que deux cent mille hommes, que cent cinquante mille hommes, que cent mille hommes ! » On dit : « Nous pouvons échapper au maître ; le maître s’affaiblit, le maître n’a plus que deux armées ! » On se trompe...

Napoléon frappa sur son front.

– Ma force est là !

Puis, étendant ses deux bras :

– Et voici mes armées ! ajouta-t-il. Vous voulez savoir comment je pourrai réunir quatre cent mille hommes ? Je vais vous le dire...

– Sire...

– Je vais vous le dire... pas pour vous, Cambacérès, qui peut-être avez encore foi en ma fortune, mais je vais vous le dire pour que vous le répétiez aux autres. Mon armée du Rhin compte vingt et un régiments d’infanterie qui ont quatre bataillons chacun – ils devraient en avoir cinq ; mais, en face de la réalité, pas d’illusion ! – cela me fait donc quatre-vingt-quatre bataillons, c’est-à-dire soixante et dix mille hommes d’infanterie. J’ai en outre mes quatre divisions Carra Saint-Cyr, Legrand, Boudet, Molitor ; elles n’ont que trois bataillons : soit trente mille hommes ; en voilà cent mille, sans compter les cinq mille hommes de la division Dupas. J’ai quatorze régiments de cuirassiers qui me donnent douze mille cavaliers au moins, et, en prenant tout ce qui reste de disponible dans les dépôts, je les porterai à quatorze mille. J’ai dix-sept régiments d’infanterie légère : mettons dix-sept mille hommes ; en outre, mes dépôts regorgent de dragons tout formés ; en les faisant venir du Languedoc, de la Guyenne, du Poitou et de l’Anjou, j’en aurai facilement cinq ou dix mille. Ainsi nous voilà déjà avec cent mille hommes d’infanterie et trente ou trente-cinq mille hommes de cavalerie.

– Sire, tout cela fait cent trente-cinq mille hommes, et Votre Majesté a dit quatre cent mille !

– Attendez... Vingt mille d’artillerie, vingt mille de la garde, cent mille Allemands !

– Cela, sire, fait en tout deux cent soixante-sept mille hommes.

– Bon !... J’en tire cinquante mille de mon armée d’Italie ; ils marchent par Tarvis et viennent me rejoindre en Bavière. Joignez-y dix mille Italiens, dix mille Français tirés de la Dalmatie, et nous voilà avec soixante et dix mille hommes de plus.

– Qui nous font trois cent trente-sept mille hommes.

– Eh bien, vous allez voir que nous en aurons de trop tout à l’heure !

– Je cherche le complément, sire.

– Vous oubliez mes conscrits, monsieur ; vous oubliez que votre sénat vient d’autoriser, en septembre dernier, deux levées d’hommes.

– L’une, celle de 1809, est déjà sous les armes ; celle de 1810 ne doit, aux termes de la loi, servir la première année que dans l’intérieur.

– Oui, monsieur ; mais croyez-vous que, pour cent quinze départements, ce soit assez de quatre-vingt mille hommes ? Non ; je porte la levée à cent mille et je fais un rappel de vingt mille sur les classes de 1809, 1808, 1807 et 1806. Cela me donne quatre-vingt mille hommes, monsieur, et quatre-vingt mille hommes faits, des hommes de vingt, vingt et un, vingt-deux et vingt-trois ans, tandis que ceux de 1810 n’ont que dix-huit ans ; aussi pourrai-je sans inconvénient laisser vieillir ceux-là.

– Sire, les cent quinze départements ne fournissent, tous les ans, que trois cent trente-sept mille hommes ayant atteint l’âge du service militaire ; prendre cent mille hommes sur trois cent trente-sept mille, c’est prendre plus du quart, et il n’est point de population qui ne périsse bientôt si on lui prend, chaque année, le quart des mâles parvenus à l’âge viril.

– Et qui vous dit qu’on les lui prendra chaque année ? Je les lui prends pour quatre ans et libère définitivement les classes antérieures... Une fois n’est pas coutume, c’est la première et la dernière. Je donne ces quatre-vingt milles hommes à former à ma garde : elle s’y entend ; ce sera pour elle l’affaire de trois mois. Avant la fin d’avril, je serai sur le Danube avec quatre cent mille hommes ; alors, comme elle fait aujourd’hui, l’Autriche comptera mes légions et, je vous le dis, si elle me force à frapper, l’Europe sera à tout jamais épouvanté des coups que je frapperai !

Cambacérès poussa un soupir.

– Votre Majesté n’a pas d’autres ordres à me donner ? dit-il.

– Qu’on rassemble pour demain le corps législatif.

– Il est en séance depuis votre départ, sire.

– C’est vrai... Demain, je m’y rendrai et il connaîtra ma volonté.

Cambacérès fit un mouvement pour se retirer, puis revenant :

– Votre Majesté m’avait dit de lui rappeler un certain général Malet.

– Ah ! vous avez raison... Mais c’est avec M. Fouché que je causerai de cela. Dites, en vous en allant, qu’on m’envoie M. Fouché, qui doit être dans le salon vert.

Cambacérès s’inclina pour sortir.

Puis, quand il fut à la porte :

– Adieu, mon cher archichancelier ! lui cria Napoléon de sa voix la plus douce et en accompagnant cet adieu d’un geste amical ; ce qui fit que l’archichancelier se retira plus tranquille pour lui-même, mais non moins inquiet pour la France.

Lui sorti, Napoléon se mit à marcher à grands pas.

Depuis neuf ans de règne véritable – car le consulat avait été un règne –, il avait vu, à travers l’admiration qu’il inspirait, les défiances, les improbations même, jamais le doute.

On doutait ! De quoi ? de sa fortune !

On blâmait même ! Et où avait-il recueilli ses premiers blâmes ? dans son armée, dans sa garde, chez ses vétérans !

Baylen, avec sa fatale capitulation, avait porté un coup terrible à sa renommée.

Varus, au moins, s’était fait tuer avec les trois légions que lui redemandait Auguste : Varus ne s’était pas rendu !

Avant même d’avoir quitté Valladolid, Napoléon était instruit de tout ce que venait de lui dire Cambacérès, et de beaucoup d’autres choses encore.

La veille de son départ, il avait passé une revue de ses grenadiers ; on lui avait rapporté que ces prétoriens murmuraient de ce qu’on les laissait en Espagne, il voulait voir de près tous ces vieux visages hâlés par le soleil d’Italie et d’Égypte pour savoir s’ils auraient l’audace d’être mécontents.

Il descendit de cheval et passa à pied dans leurs rangs.

Les grenadiers, sombres et muets, lui présentèrent les armes ; pas un cri de « Vive l’empereur ! » ne se fit entendre. Un seul homme murmura :

– Sire, en France !

C’est ce que Napoléon attendait.

D’un mouvement irrésistible, il lui arracha le fusil des mains et, le tirant hors des rangs :

– Malheureux ! lui dit-il, tu mériterais que je te fisse fusiller, et peu s’en faut que je ne le fasse !

Puis, s’adressant à tous :

– Ah ! je le sais bien, dit-il, vous voulez retourner à Paris pour y retrouver vos habitudes et vos maîtresses. Eh bien, je vous retiendrai encore sous les armes à quatre-vingts ans !

Et il rejeta le fusil au bras du grenadier, qui le laissa tomber de douleur.

En ce moment d’exaspération, il aperçut le général Legendre, un des signataires de la capitulation de Baylen.

Il marcha droit à lui, l’œil menaçant.

Le général s’arrêta, comme si ses pieds eussent pris racine en terre.

– Votre main, général, dit-il.

Le général tendit la main avec hésitation.

– Cette main, reprit l’empereur en la regardant, comment ne s’est-elle pas séché en signant la capitulation de Baylen ?

Et il la repoussa comme il eût fait de celle d’un traître.

Le général qui, en signant, n’avait fait qu’obéir à des ordres supérieurs, resta anéanti.

Alors Napoléon, remontant à cheval, le visage enflammé, était rentré à Valladolid d’où, comme nous l’avons dit, il était parti le lendemain pour la France.

Eh bien ! il était encore dans cette position d’esprit lorsque l’huissier, rouvrant la porte, annonça :

– Son Excellence le ministre de la Police.

Et la figure pâle de Fouché, pâlie encore par la crainte, parut hésitante sur le seuil de la porte.

– Oui, monsieur, dit Napoléon, je comprends que vous hésitiez à vous présenter devant moi.

Fouché était un de ces caractères qui reculent devant le danger inconnu, mais qui marchent à lui, ou qui l’attendent, dès qu’il a pris une forme.

– Moi, sire ? dit-il en redressant sa tête aux cheveux jaunes, au teint livide, aux yeux bleu faïence, à la bouche largement fendue ; moi, l’ancien mitrailleur de Lyon, pourquoi hésiterais-je à me présenter devant Votre Majesté ?

– Parce que je ne suis pas un Louis XVI, moi !

– Votre Majesté fait allusion – et ce n’est pas la première fois – à mon vote du 19 janvier...

– Eh bien ! quand j’y ferais allusion ?

– Je répondrais alors que, député à la Convention nationale, j’avais fait serment à la nation et non au roi : j’ai tenu mon serment à la nation.

– Et à qui aviez-vous fait serment le 13 thermidor an VII ? Était-ce à moi ?

– Non, sire.

– Pourquoi donc m’avez-vous si bien servi le 18 brumaire ?

– Votre Majesté se rappelle-t-elle le mot de Louis XIV ? « L’État, c’est moi. »

– Oui, monsieur.

– Eh bien, sire, au 18 brumaire, la nation, c’était vous ; voilà pourquoi je vous ai servi.

– Ce qui ne m’a point empêché, en 1802, de vous retirer le portefeuille de la Police.

– Votre Majesté espérait trouver un ministre de la Police, sinon plus fidèle, du moins plus habile que moi... Elle m’a rendu mon portefeuille en 1804 !

Napoléon fit quelques pas en long et en large devant la cheminée, la tête inclinée sur sa poitrine et froissant dans sa main le papier où Joséphine avait écrit quelques mots.

Puis, tout à coup, s’arrêtant et redressant la tête :

– Qui vous a autorisé, demanda-t-il en fixant son œil de faucon, comme dit Dante, sur son ministre de la Police, qui vous a autorisé à parler de divorce à l’impératrice ?

Si Fouché n’eût pas été trop loin de la lumière, on eût pu voir une teinte plus livide encore que la première passer sur son visage.

– Sire, répondit-il, je crois savoir que Votre Majesté désire ardemment le divorce.

– Vous ai-je confié ce désir ?

– J’ai dit je crois savoir ; et j’ai pensé être agréable à Votre Majesté en préparant l’impératrice à ce sacrifice.

– Oui, brutalement, selon vos habitudes.

– Sire, on ne change pas sa nature ; j’ai commencé par être préfet chez les Oratoriens et par commander à des enfants indociles ; il m’est toujours resté quelque chose de mes impatiences de jeune homme. Je suis un arbre à fruits ; ne me demandez pas de fleurs.

– Monsieur Fouché, votre ami (et Napoléon appuya à dessein sur ces deux mots), votre ami M. de Talleyrand ne fait qu’une recommandation à ses serviteurs : « Pas de zèle ! » Je lui emprunterai cet axiome pour vous l’appliquer ; vous avez eu trop de zèle, cette fois : je ne veux pas qu’on prenne l’initiative pour moi, ni dans les affaires d’État, ni dans les affaires de famille.

Fouché garda le silence.

– Et, à propos de M. de Talleyrand, dit l’empereur, d’où vient que, vous ayant quittés ennemis mortels, je vous retrouve amis intimes ? Pendant dix ans de haine et de dénigrement réciproques, je vous ai entendus, vous, le traiter de diplomate frivole, et lui, vous traiter de grossier intrigant ; vous, mépriser une diplomatie qui allait toute seule, prétendiez-vous, aidée par la victoire ; lui, railler le vain étalage d’une police que la soumission générale rendait facile et même inutile. Voyons, la situation est-elle donc si grave que, vous sacrifiant à la nation, comme vous dîtes, vous oubliiez tous les deux vos dissentiments ? Rapprochés par des officieux, vous vous êtes réconciliés publiquement, publiquement visités ; vous vous êtes dit tout bas qu’il était possible que je rencontrasse en Espagne le couteau d’un fanatique, ou, en Autriche, un boulet de canon ; n’est-ce pas, vous vous êtes dit cela ?

– Sire, répondit Fouché, les couteaux espagnols se connaissent en grands rois : témoin Henri IV ; les boulets autrichiens, en grands capitaines : témoin Turenne et le maréchal de Berwick.

– Vous répondez par une flatterie à un fait, monsieur. Je ne suis pas mort et je ne veux pas qu’on l’on partage ma succession de mon vivant.

– Sire, cette idée est loin de toutes les pensées, et surtout de la nôtre.

– Si peu loin de votre pensée, au contraire, que mon successeur était déjà choisi, désigné par vous ! Que ne le faites-vous sacrer d’avance ? Le moment est bon : le pape vient de m’excommunier ! Ah çà ! mais vous croyez donc, monsieur, que la couronne de France va à toutes les têtes ? On peut faire d’un grand-duc de Saxe un roi de Saxe, monsieur ; mais on ne fait pas du grand-duc de Berry un roi de France ou un empereur des Français : pour être l’un, il faut être du sang de saint Louis ; pour être l’autre, il faut être du mien. Il est vrai que vous avez un moyen, monsieur, de hâter le moment où je ne serai plus là.

– Sire, dit Fouché, j’attends que Votre Majesté me l’indique.

– Eh ! morbleu ! c’est de laisser les conspirateurs impunis.

– Des hommes ont conspiré contre Votre Majesté et sont restés impunis ? Sire, nommez-les.

– Oh ! ce n’est pas bien difficile et je vais vous en nommer trois, moi.

– Votre Majesté veut parler de la prétendue conspiration découverte par votre préfet de Police, M. Dubois ?

– Oui, mon préfet de Police, M. Dubois, qui n’est pas, comme vous, dévoué à la nation, monsieur Fouché, mais qui m’est dévoué, à moi !

Fouché haussa légèrement les épaules ; le mouvement, si imperceptible qu’il fût, n’échappa point à l’empereur.

– Haussez les épaules, n’osant pas hausser la voix ! reprit Napoléon le sourcil froncé. Je n’aime pas les esprits forts, en fait de complots.

– Votre Majesté connaît-elle les hommes dont il est question ?

– J’en connais deux sur trois, monsieur : je connais le général Malet, un conspirateur incorrigible...

– Votre Majesté craint une conspiration conduite par un fou ?

– Vous vous trompez doublement : d’abord, je ne crains rien ; ensuite, le général Malet n’est pas un fou.

– C’est au moins un monomane.

– Oui, mais dont la monomanie est terrible, vous en conviendrez ; car elle consiste à profiter, un jour ou l’autre, de mon absence, à attendre que je sois à trois cent lieues, à quatre cents lieues, à six cents lieues, peut-être, pour répandre tout à coup le bruit de ma mort et, avec cette nouvelle, faire un soulèvement.

– Votre Majesté croit-elle la chose possible ?

– Tant que je n’aurai pas un héritier, oui.

– Voilà pourquoi je me suis hasardé à parler de divorce à Sa Majesté l’impératrice.

– Ne revenons point là-dessus... Vous méprisez Malet ; vous l’avez remis en liberté. Savez-vous une chose, monsieur, une chose que mon ministre de la Police eût dû m’apprendre, et que je vais apprendre à mon ministre de la Police ? C’est que Malet n’est qu’un des fils d’une conspiration invisible qui se trame au sein même de l’armée !

– Ah ! oui, les Philadelphes... Votre Majesté croit à la magie du colonel Oudet.

– Je crois à Aréna, monsieur ; je crois à Cadoudal ; je crois à Moreau. Le général Malet est un de ces rêveurs, un de ces illuminés, un de ces fous, si vous voulez, mais un de ces fous dangereux auxquels il faut le cabanon et la camisole de force : vous, vous avez mis le vôtre en liberté ! Quant au second conspirateur, M. Servan, est-ce un fou, celui-là, un régicide ?

– Comme moi, sire.

– Oui, mais un régicide de l’école de la Gironde, un ancien amant de madame Roland ; un homme qui, ministre de Louis XVI, a trahi Louis XVI et qui, pour se venger de sa disgrâce, a fait le 10 août.

– Avec le peuple.

– Eh ! monsieur, le peuple ne fait que ce qu’on lui fait faire ! Voyez vos deux faubourgs, le faubourg Saint-Marceau et le faubourg Saint-Antoine, si remuants avec MM. Alexandre et Santerre, bronchent-ils, aujourd’hui que j’ai la main étendue sur eux ?... Je ne connais pas le troisième fanatique, un M. Florent Guyot ; mais je connais Malet et Servan ; défiez-vous de ces deux-là ! d’ailleurs, l’un est général, l’autre, colonel ; il est de mauvais exemple, sous un gouvernement militaire, que deux officiers conspirent.

– Sire, on aura l’œil sur eux.

– Et maintenant, monsieur, il me reste à vous faire le reproche le plus grave que j’avais à vous adresser.

Fouché s’inclina en homme qui attend.

– Qu’avez-vous fait de l’esprit public, monsieur ?

Un autre ministre eût fait répéter une seconde fois ; Fouché comprit parfaitement ; seulement, pour se donner le temps de répondre, il eut l’air d’avoir mal entendu.

– L’esprit public ? répéta-t-il. Je me demande ce que Votre Majesté veut dire.

– Je veux dire, reprit Napoléon dont la colère s’usait en paroles, que vous avez laissé les esprits s’égarer sur les événements du jour, que vous avez permis qu’on interprétât ma dernière campagne, marquée à chaque pas par des succès, comme une campagne féconde en revers. Ce sont les propos de Paris qui soulèvent l’étranger ! Savez-vous par où ils me reviennent ? Par Pétersbourg ! J’ai des ennemis, Dieu merci ! Eh bien ! vous leur donnez leur franc-parler ; vous leur laissez dire que mon autorité est affaiblie, que la nation est dégoûtée de ma politique, que mes moyens d’action sont diminués ; il en résulte que l’Autriche, qui croit à toutes ces balivernes, pense le moment favorable et veut m’attaquer... Mais, ennemis du dedans, ennemis du dehors, j’exterminerai tout ! À propos, vous avez reçu ma lettre du 31 décembre ?

– Laquelle, sire ?

– Datée de Bénévent.

– Celle où il était question des fils d’émigrés ?

– Vous me faites l’effet de l’avoir un peu oubliée.

– Votre Majesté veut-elle que je la lui répète mot pour mot ?

– Je ne suis point fâché de m’assurer de votre mémoire. Voyons.

– D’abord, dit Fouché tirant un portefeuille de sa poche, voici la lettre.

Et il sortit la lettre de son portefeuille.

– Ah ! ah ! dit Napoléon, vous l’avez sur vous ?

– La correspondance autographe de Votre Majesté ne me quitte jamais, sire. Quand j’étais préfet chez les Oratoriens, je lisais tous les matins mon bréviaire ; depuis que je suis ministre de la Police, je lis tous les matins les lettres de Votre Majesté. Voici, continua Fouché sans ouvrir la lettre, voici ce que contenait cette dépêche...

– Oh ! monsieur, ce n’est pas le texte que je vous demande, c’est la substance.

– Eh bien, Votre Majesté me disait que des familles d’émigrés avaient soustrait leurs enfants à la conscription en les tenant dans une coupable oisiveté ; elle ajoutait qu’elle désirait que je fisse dresser une liste de dix de ces familles par département, et de cinquante pour Paris, afin d’envoyer à l’école militaire de Saint-Cyr tous les jeunes gens de ces familles qui seraient âgés de plus de dix-huit ans. Votre Majesté ajoutait encore que si l’on se plaignait, j’aurais à répondre purement et simplement que c’était son bon plaisir...

– C’est bien ! je ne veux pas que, par la fâcheuse division des familles qui ne sont pas dans le système, une fraction de la France, si minime qu’elle soit, puisse se soustraire aux efforts que fait la génération présente pour la gloire de la génération à venir... Maintenant, allez ! c’est tout ce que j’avais à vous dire.

Fouché s’inclina ; mais, comme il ne se retirait pas avec la promptitude d’un homme congédié :

– Eh bien ? demanda Napoléon.

– Sire, répondit le ministre, Votre Majesté m’a dit beaucoup de choses pour me prouver que ma police était mal faite.

– Après ?

– Je ne lui en dirai qu’une seul pour lui prouver le contraire. À Bayonne, Votre Majesté s’est arrêtée deux heures.

– Oui.

– Votre Majesté s’est fait présenter un rapport.

– Un rapport ?