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Classique domaine public. Publié en 1875, Le Chancellor appartient au cycle des Voyages extraordinaires. Jules Verne s'y écarte pourtant totalement de la veine fantastique et d'anticipation qui a fait jusque là son succès. Et c'est sans doute une des raisons pour lesquelles ce texte a été si rarement réédité. Roman maritime par excellence, au suspense redoutable, Le Chancellor exploite le registre de l'horreur pure avec un réalisme saisissant. Le Chancellor, c'est le nom d'un trois mâts, chargé de coton et d'une trentaine de passagers, équipage compris, parti de Charleston en septembre 1869 en direction de Liverpool. Quelques jours après le départ, un incendie prend dans la soute et se propage au pont, avant d'être étouffé par la mer et par la pluie. Quelques jours plus tard, une tempête achève l'oeuvre du feu. Bientôt, il ne reste du fier navire qu'une quinzaine de survivants sur un radeau, portés par le vent au hasard des courants, cernés par les requins, épuisés par la faim et la soif. Les plus faibles n'y résistent pas. Les premiers cadavres sont découpés et utilisés pour amorcer des lignes dans l'espoir d'attraper du poisson. Mais les essais se révèlent peu concluants. Les plus rustres des marins décident alors de se nourrir de la chair de leurs anciens compagnons récemment décédés. D'abord révoltés par cet acte barbare, les autres naufragés finissent par l'imiter, poussés par la nécessité. Hélas, cette « nourriture » vient encore à manquer. Les derniers survivants du Chancellor en viennent alors à tirer au sort lequel d'entre eux sera dévoré par les autres...
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Seitenzahl: 254
Veröffentlichungsjahr: 2018
Charleston. – 27 septembre 1869. – Nous quittons le quai de la Batterie à trois heures du soir, à la pleine mer. Le jusant nous porte rapidement au large. Le capitaine Huntly a fait établir les hautes et basses voiles, et la brise du nord pousse le Chancellor à travers la baie. Bientôt le fort Sumter est doublé, et les batteries rasantes de la côte sont laissées sur la gauche. À quatre heures, le goulet, d’où s’échappe un rapide courant de reflux, livre passage au navire. Mais la haute mer est encore loin, et, pour l’atteindre, il faut suivre les étroites passes que le flot a creusées entre les bancs de sable. Le capitaine Huntly s’engage donc dans le chenal du sud-ouest et met le phare de la pointe par l’angle gauche du fort Sumter. Les voiles du Chancellor sont alors orientées au plus près, et, à sept heures du soir, la dernière pointe sablonneuse de la côte est rangée par notre bâtiment, qui, tout dessus, se lance sur l’Atlantique.
Le Chancellor, beau trois-mâts carré de neuf cents tonneaux, appartient à la riche maison Leard frères, de Liverpool. C’est un navire de deux ans, doublé et chevillé en cuivre, bordé en bois de teck, et dont les bas mâts, sauf l’artimon, sont en fer, ainsi que le gréement. Ce solide et fin bâtiment, coté première cote au Veritas, accomplit en ce moment son troisième voyage entre Charleston et Liverpool. Au sortir des passes de Charleston, le pavillon britannique a été amené, mais à voir ce navire, un marin ne pourrait pas se tromper sur son origine : il est bien ce qu’il paraît être, c’est-à-dire anglais depuis la ligne de flottaison jusqu’à la pomme des mâts.
Voici pourquoi j’ai pris passage à bord du Chancellor, qui retourne en Angleterre.
Il n’existe aucun service direct de navire à vapeur entre la Caroline du Sud et le Royaume-Uni. Pour prendre une ligne transocéanienne, il faut, soit remonter au nord des États-Unis, à New York, soit redescendre au sud, à La Nouvelle-Orléans. Entre New York et l’ancien continent fonctionnent plusieurs lignes, anglaise, française, hambourgeoise, et un Scotia, un Pereire, un Holsatia m’auraient conduit rapidement à destination. Entre La Nouvelle-Orléans et l’Europe, les bateaux de National Steam navigation Co., qui rejoignent la ligne française transatlantique de Colon et d’Aspinwall, font de rapides traversées. Mais, en parcourant les quais de Charleston, je vis le Chancellor. Le Chancellor me plut, et je ne sais quel instinct me poussa à bord de ce navire, dont les aménagements étaient confortables. D’ailleurs, la navigation à la voile, quand elle est favorisée par le vent et la mer – presque aussi rapide que la navigation à vapeur – est préférable à tous égards. Au commencement de l’automne, sous ces latitudes déjà basses, la saison est encore belle. Je me décidai donc à prendre passage sur le Chancellor.
Ai-je bien ou mal fait ? Aurai-je à me repentir de ma détermination ? L’avenir me l’apprendra. Je rédige ces notes jour par jour, et, au moment où j’écris, je n’en sais pas plus que ceux qui lisent ce journal – si ce journal doit jamais trouver de lecteurs.
– 28 septembre. – J’ai dit que le capitaine du Chancellor se nomme Huntly, de ses prénoms John-Silas. C’est un Écossais de Dundee, âgé de cinquante ans, qui a la réputation d’un habile routier de l’Atlantique. Sa taille est moyenne, ses épaules sont étroites, sa tête est petite et par habitude un peu inclinée à gauche. Sans être un physionomiste de premier ordre, il me semble que je puis déjà juger le capitaine Huntly, bien que je ne le connaisse que depuis quelques heures.
Que Silas Huntly ait la réputation d’être un bon marin, qu’il sache parfaitement son métier, je n’y contredis pas ; mais qu’il y ait en cet homme un caractère ferme, une énergie physique et morale à toute épreuve, non ! cela n’est pas admissible.
En effet, l’attitude du capitaine Huntly est lourde, et son corps présente un certain affaissement. Il est nonchalant, et cela se voit à l’indécision de son regard, au mouvement passif de ses mains, à l’oscillation qui le porte lentement d’une jambe sur l’autre. Ce n’est pas, ce ne peut être un homme énergique, pas même un homme entêté, car ses yeux ne se contractent pas, sa mâchoire est molle, ses poings n’ont pas une tendance habituelle à se fermer. En outre, je lui trouve un air singulier, sur lequel je ne saurais m’expliquer encore, mais je l’observerai avec l’attention que mérite le commandant d’un navire, celui qui s’appelle « le maître après Dieu » !
Or, si je ne me trompe, entre Dieu et Silas Huntly il y a à bord un autre homme qui me paraît destiné, le cas échéant, à prendre une place importante. C’est le second du Chancellor, que je n’ai pas encore suffisamment étudié, et dont je me réserve de parler plus tard.
L’équipage du Chancellor se compose du capitaine Huntly, du second Robert Kurtis, du lieutenant Walter, d’un bosseman et de quatorze matelots, anglais ou écossais, soit dix-huit marins, ce qui suffit à la manœuvre d’un trois-mâts de neuf cents tonneaux. Ces hommes ont l’air de bien connaître leur métier. Tout ce que je puis affirmer jusqu’ici, c’est que, sous les ordres du second, ils ont habilement manœuvré dans les passes de Charleston.
Je complète l’énumération des personnes embarquées à bord du Chancellor, en citant le maître d’hôtel Hobbart, le cuisinier nègre Jynxtrop, et en donnant la liste des passagers.
Ces passagers sont au nombre de huit, en me comptant. Je les connais à peine, mais la monotonie d’une traversée, les incidents de chaque jour, le coudoiement quotidien de gens resserrés dans un étroit espace, ce besoin si naturel d’échanger des idées, la curiosité innée au cœur de l’homme, tout cela nous aura bientôt rapprochés. Jusqu’ici, tracas de l’embarquement, prise de possession des cabines, arrangements que nécessite un voyage dont la durée peut être de vingt à vingt-cinq jours, occupations diverses, nous ont tenus éloignés les uns des autres. Hier et aujourd’hui, tous les convives n’ont même pas encore paru à la table du carré, et peut-être quelques-uns sont-ils éprouvés par le mal de mer. Je ne les ai donc pas tous vus, mais je sais qu’au nombre des passagers il y a deux dames qui occupent les cabines de l’arrière, dont les fenêtres sont percées dans le tableau du bâtiment.
Au surplus, voici la liste des passagers, telle que je l’ai relevée sur les rôles du navire :
Mr. et Mrs. Kear, Américains, de Buffalo ;
Miss Herbey, Anglaise, demoiselle de compagnie de Mrs. Kear ;
M. Letourneur et son fils, André Letourneur, Français, du Havre ;
William Falsten, un ingénieur de Manchester, et John Ruby, négociant de Cardiff, Anglais tous deux ;
J.-R. Kazallon, de Londres, l’auteur de ces notes.
– 29septembre. – Le connaissement du capitaine Huntly, c’est-à-dire l’acte qui constate le chargement des marchandises sur le Chancellor et les conditions du transport de ces marchandises, est conçu en ces termes :
« Bronsfield & co., commissionnaires, charleston.
« Je, John-Silas Huntly, de Dundee (Écosse), commandant le navire Chancellor, jaugeant neuf cents tonneaux ou environ, étant du présent à Charleston, pour, du premier temps convenable, aller en droite route, sous la garde de Dieu, jusqu’au-devant de la ville de Liverpool, là où sera ma décharge, reconnais avoir reçu dans mondit navire et sous son franc tillac, de vous, MM. Bronsfield & Co., commissionnaires en marchandises à Charleston, dix-sept cents balles de coton allant pour vingt-six mille livres1, le tout entier et bien conditionné, marqué et numéroté comme en marge ; lesquels effets je promets de conduire en bon état, sauf les périls et fortunes de mer, à Liverpool, et là les délivrer à MM. Leard frères ou à leur ordre, en me payant pour mon fret la somme de deux mille livres2, sans plus, suivant charte-partie, en outre, les avaries suivant les us et coutumes de mer. Et pour l’accomplissement de ce que ci-dessus, j’ai obligé et oblige ma personne, mes biens et mondit bâtiment, avec toutes ses dépendances.
« En foi de quoi, j’ai signé trois connaissements d’une même teneur, l’un accompli, les autres seront de nulle valeur.
« Fait à Charleston, le 13 septembre 1870.
« J.-S. Huntly. »
Ainsi donc, le Chancellor porte à Liverpool dix-sept cents balles de coton. Expéditeurs : Bronsfield & Co., de Charleston. Destinataires : Leard frères, de Liverpool.
Ce chargement a été fait avec le plus grand soin, le bâtiment étant spécialement construit pour le transport du coton. Les balles occupent toute la cale, sauf une petite partie qui est spécialement réservée aux colis des passagers, et ces balles, dont le tassement a été obtenu au moyen de crics, ne forment plus qu’une masse extrêmement compacte. Donc, pas une place de la cale n’est perdue, avantage considérable pour un navire qui peut ainsi prendre son plein de marchandises.
– Du 30 septembre au 6 octobre. – Le Chancellor est un rapide marcheur, qui rendrait sans peine les perroquets à plus d’un navire de même taille, et, depuis que la brise a fraîchi, un long sillage, nettement tracé, s’étend à perte de vue à l’arrière. On dirait une longue dentelle blanche, étendue sur la mer comme sur un fond bleu.
L’Atlantique n’est pas très tourmenté par le vent. Personne, à bord, que je sache, n’est plus incommodé ni par le roulis ni par le tangage du navire. D’ailleurs, aucun des passagers n’en est à sa première traversée, et tous sont plus ou moins familiarisés avec la mer. Aussi, pas de place inoccupée autour de la table, à l’heure des repas.
Les relations entre les passagers commencent à s’établir, et la vie du bord devient moins monotone. Le Français, M. Letourneur, et moi, nous causons souvent ensemble.
M. Letourneur est un homme de cinquante-cinq ans, de haute taille, les cheveux blancs, la barbe grisonnante. Il paraît certainement plus vieux que son âge, ce qui tient à ce qu’il a beaucoup souffert. De profonds chagrins l’ont éprouvé, et, j’ajoute, l’éprouvent encore. Cet homme porte évidemment en lui une source intarissable de tristesse, et cela se voit à son corps un peu affaissé, à sa tête le plus souvent inclinée sur sa poitrine. Jamais il ne rit, il sourit à peine, et seulement à son fils. Ses yeux sont doux, mais il me semble que leur regard n’apparaît qu’à travers un voile humide. Sa figure offre un mélange caractérisé d’amertume et d’amour, et l’expression générale de sa physionomie est celle d’une bonté caressante.
On dirait que M. Letourneur a quelque malheur involontaire à se reprocher.
En effet ! mais qui ne sera profondément touché en apprenant quels sont les reproches exagérés, à coup sûr, que ce « père » se fait à lui-même !
M. Letourneur est à bord avec son fils André, âgé de vingt ans environ, de figure douce et intéressante. Ce jeune homme est le portrait un peu effacé de M. Letourneur, mais – et c’est là l’incurable douleur de son père – André est infirme. Sa jambe gauche, misérablement déjetée en dehors, l’oblige à boiter, et il ne peut marcher sans s’appuyer sur une canne.
Le père adore cet enfant, et on sent que toute sa vie est à ce pauvre être. Il souffre de l’infirmité native de son fils plus encore que son fils n’en souffre lui-même, et il lui en demande peut-être pardon ! Son dévouement pour André est de tous les instants. Il ne le quitte pas, il guette ses moindres désirs, il épie ses moindres actes. Ses bras appartiennent plus à son fils qu’à lui-même, et ils l’entourent, ils le soutiennent, pendant que le jeune homme se promène sur le pont du Chancellor.
M. Letourneur s’est plus spécialement lié avec moi et me parle toujours de son enfant.
Aujourd’hui je lui dis :
– Je viens de quitter M. André. Vous avez là un bon fils, monsieur Letourneur. C’est un jeune homme intelligent et instruit.
– Oui, monsieur Kazallon, me répond M. Letourneur, dont les lèvres ébauchent un sourire, c’est une belle âme renfermée dans un misérable corps – l’âme de sa pauvre mère, morte en le mettant au monde !
– Il vous aime, monsieur.
– Le cher enfant ! murmure M. Letourneur en baissant la tête. Ah ! reprend-il, vous ne pouvez pas comprendre ce que souffre un père à la vue de son enfant infirme... infirme de naissance !
– Monsieur Letourneur, ai-je répondu, dans le malheur qui a frappé votre enfant, et vous, par suite, vous ne faites pas la part égale à chacun. M. André est à plaindre, sans doute, mais n’est-ce donc rien d’être aimé de vous comme il l’est ? Une infirmité physique se supporte mieux qu’une douleur morale, et la douleur morale est surtout pour vous. J’observe attentivement votre fils, et si quelque chose l’affecte particulièrement, je crois pouvoir affirmer que c’est votre propre affliction...
– Je ne la lui laisse pas voir ! répond vivement M. Letourneur. Je n’ai qu’une occupation : le distraire à tous les instants de sa vie. J’ai reconnu que, en dépit de son infirmité, mon enfant avait la passion des voyages. Son esprit a des jambes et même des ailes, et, depuis plusieurs années, nous voyageons ensemble. Nous avons visité toute l’Europe, d’abord, et nous venons de parcourir les principaux États de l’Union. J’ai moi-même fait l’éducation d’André, que je ne voulais pas envoyer dans un collège, et cette éducation, je la complète par les voyages. André est doué d’une intelligence vive, d’une imagination ardente. Il est sensible, et, quelquefois, je me plais à penser qu’il oublie, en se passionnant devant les grands spectacles de la nature !
– Oui, monsieur... sans doute... dis-je.
– Mais s’il oublie, reprend M. Letourneur en me serrant la main, je n’oublie pas, moi ! et je n’oublierai jamais ! Monsieur, monsieur, croyez-vous que mon fils pardonne à sa mère et à moi de l’avoir créé infirme ?
La douleur de ce père, s’accusant d’un malheur dont la responsabilité n’était à personne, me navre. Je veux le consoler, mais son fils paraît en ce moment. M. Letourneur court à lui, et il l’aide à monter l’escalier un peu raide qui aboutit à la dunette.
Là, André Letourneur s’assied sur un des bancs disposés au-dessus des cages à poules, et son père se place près de lui. Tous deux causent, et je prends part à leur conversation. Elle a pour objet la navigation du Chancellor, les chances de la traversée, le programme de la vie à bord. M. Letourneur s’est fait, comme moi, une médiocre idée du capitaine Huntly. L’indécision de cet homme, son apparence endormie, l’ont désagréablement impressionné. L’opinion de M. Letourneur est, au contraire, très favorable au second, Robert Kurtis, homme de trente ans, bien constitué, d’une grande force musculaire, toujours dans l’attitude de l’action, et dont la volonté vivace semble sans cesse prête à se manifester par des actes.
Robert Kurtis vient de monter en ce moment sur le pont. Je l’observe attentivement, et je suis frappé des symptômes que présentent sa puissance et son expansion vitale. Il est là, le corps droit, l’allure aisée, le regard superbe, les muscles sourciliers à peine contractés. C’est un homme énergique, et il doit posséder ce froid courage qui est indispensable au vrai marin. C’est en même temps un être bon, car il s’intéresse au jeune Letourneur et s’empresse de lui être utile en toute occasion.
Après avoir examiné l’état du ciel et la voilure du bâtiment, le second s’approche de nous et prend part à notre entretien.
Je vois que le jeune Letourneur aime à causer avec lui.
Robert Kurtis nous donne quelques détails sur ceux des passagers avec lesquels nous n’avons encore établi que des relations fort imparfaites.
Mr. et Mrs. Kear sont deux Américains du North-Amérique, qui ont fait de gros bénéfices dans l’exploitation de sources de pétrole. On sait, en effet, que là est l’origine des grandes fortunes modernes des États-Unis. Mais ce Mr. Kear, homme de cinquante ans, qui paraît être plutôt enrichi que riche, est un triste commensal, ne cherchant et ne voulant que ses aises. Un bruit métallique sort à chaque instant de ses poches, dans lesquelles ses deux mains sont incessamment plongées. Orgueilleux, vaniteux, contemplateur de lui-même et contempteur des autres, il affecte une suprême indifférence pour tout ce qui n’est pas lui. Il se rengorge comme un paon, « il se flaire, il se savoure, il se goûte », pour employer les termes du savant physionomiste Gratiolet. Enfin, c’est un sot doublé d’un égoïste. Je ne m’explique pas pourquoi il a pris passage à bord du Chancellor, simple navire de commerce, qui ne peut lui offrir le confortable des transatlantiques.
Mrs. Kear est une femme insignifiante, nonchalante, indifférente, que la quarantaine a déjà touchée aux tempes, sans esprit, sans lecture, sans conversation. Elle regarde, mais elle ne voit pas ; elle écoute, mais elle n’entend pas. Pense-t-elle ? je ne saurais l’affirmer.
L’unique occupation de cette femme est de se faire servir à tout propos par sa demoiselle de compagnie, miss Herbey, jeune Anglaise de vingt ans, douce et calme, qui ne gagne pas sans humiliation les quelques livres que lui jette le marchand de pétrole.
Cette jeune personne est fort jolie. C’est une blonde avec des yeux bleus très foncés, et sa physionomie gracieuse n’a pas cette insignifiance qui se rencontre chez certaines Anglaises. Sa bouche serait charmante, si elle avait jamais le temps ou l’occasion de sourire. Mais à qui, à propos de quoi sourirait la pauvre fille, en butte aux incessantes taquineries, aux caprices ridicules de sa maîtresse ? Toutefois, si miss Herbey souffre au-dedans, elle se soumet, du moins, et paraît résignée à son sort.
William Falsten, lui, est un ingénieur de Manchester, qui a l’air très Anglais. Il dirige une vaste usine hydraulique dans la Caroline du Sud et va chercher en Europe de nouveaux appareils perfectionnés, entre autres les moulins à force centrifuge de la maison Cail. C’est un homme de quarante-cinq ans, une sorte de savant qui ne pense qu’aux machines, que la mécanique ou le calcul absorbent tout entier et qui ne voit rien au-delà. Lorsqu’il vous tient dans sa conversation, il n’est plus possible de se dégager, et on y passe tout entier comme dans un engrenage.
Quant au sieur Ruby, il représente le négociant vulgaire, sans grandeur, sans originalité. Depuis vingt ans, cet homme n’a rien fait qu’acheter et vendre, et, comme il a généralement vendu plus cher qu’il n’a acheté, sa fortune est faite. Ce qu’il en fera, il ne saurait le dire. Ce Ruby, dont toute l’existence s’est abrutie dans le commerce de détail, ne pense pas, ne réfléchit plus ; son cerveau est désormais fermé à toute impression, et il ne justifie en aucune façon ce mot de Pascal : « L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite. »
– 7 octobre. – Voilà dix jours que nous avons quitté Charleston, et il me semble que nous avons fait bonne et rapide route. Il m’arrive souvent de causer avec le second, et une certaine intimité s’est établie entre nous.
Aujourd’hui, Robert Kurtis m’apprend que nous ne devons pas être très éloignés du groupe des Bermudes, c’est-à-dire au large du cap Hatteras. Le point par observation a donné 32°20’ en latitude nord et 64°50’ en longitude à l’ouest du méridien de Greenwich.
– Nous aurons connaissance des Bermudes et plus particulièrement de l’île Saint-Georges avant la nuit, me dit le second.
– Comment, ai-je répondu, nous rallions les Bermudes ? Mais je croyais qu’un navire qui sort de Charleston, à destination de Liverpool, devait faire le nord et suivre le courant du Gulf Stream !
– Sans doute, monsieur Kazallon, répond Robert Kurtis, c’est la direction que l’on prend généralement, mais il paraît que, cette fois, le capitaine n’a pas été d’avis de la suivre.
– Pourquoi ?
– Je l’ignore, mais il a donné la route à l’est, et le Chancellor va à l’est.
– Et vous ne lui avez pas fait observer ?...
– Je lui ai fait observer que ce n’était pas la route habituelle, et il m’a répondu qu’il savait ce qu’il avait à faire !
En parlant ainsi, Robert Kurtis fronce plusieurs fois le sourcil, il passe machinalement sa main sur son front, et je crois comprendre qu’il ne dit pas tout ce qu’il voudrait dire.
– Cependant, monsieur Kurtis, ai-je repris, nous sommes déjà au 7 octobre, et ce n’est pas le cas d’essayer des routes nouvelles. Nous n’avons pas un jour à perdre, si nous voulons arriver en Europe avant la mauvaise saison !
– Non, monsieur Kazallon, pas un jour !
– Monsieur Kurtis, serais-je bien indiscret en vous demandant ce que vous pensez du capitaine Huntly ?
– Je pense, me répond le second, je pense que... c’est mon capitaine !
Cette évasive réponse ne laisse pas de me préoccuper.
Robert Kurtis ne s’est pas trompé. Vers trois heures, le matelot de vigie annonce la terre au vent à nous, dans le nord-est, mais elle n’apparaît encore que comme une vapeur.
À six heures, je monte sur le pont en compagnie de MM. Letourneur, et nous regardons ce groupe des Bermudes, îles relativement peu élevées, que défend une chaîne formidable de brisants.
– Voilà donc cet archipel enchanté, dit André Letourneur, ce groupe pittoresque, que votre poète, Thomas Moore, monsieur Kazallon, a célébré dans ses odes ! Déjà, en 1643, l’exilé Walter avait fait une enthousiaste description de ces îles, et, si je ne me trompe, les dames anglaises, pendant quelque temps, ne voulurent plus porter que des chapeaux faits d’une certaine feuille de palmier bermudien.
– Vous avez raison, mon cher André, ai-je répondu, et l’archipel des Bermudes a été fort à la mode au dix-septième siècle ; mais, maintenant, il est tombé dans l’oubli le plus complet.
– D’ailleurs, monsieur André, dit alors Robert Kurtis, les poètes qui parlent avec enthousiasme de cet archipel ne seront pas d’accord avec les marins, car ce séjour dont l’aspect les a séduits est difficilement abordable aux navires, et les écueils, à deux ou trois lieues de la terre, forment une ceinture semi-circulaire, noyée sous les eaux, qui est particulièrement redoutée des navigateurs. J’ajouterai que la sérénité du ciel, que vantent les Bermudiens, est le plus souvent troublée par les ouragans. Leurs îles reçoivent la queue de ces tempêtes qui désolent les Antilles, et cette queue, comme la queue d’une baleine, c’est ce qui est le plus redoutable. Je n’engage donc point les routiers de l’Océan à se fier aux récits de Walter et de Thomas Moore !
– Monsieur Kurtis, reprend en souriant André Letourneur, vous devez avoir raison ; mais les poètes sont comme les proverbes : l’un est toujours là pour contredire l’autre. Si Thomas Moore et Walter ont célébré cet archipel comme un séjour merveilleux, au contraire, le plus grand de vos poètes, Shakespeare, qui le connaissait mieux sans doute, a cru devoir y placer les plus terribles scènes de sa Tempête !
En effet, ce sont de dangereux parages que ceux qui avoisinent l’archipel bermudien. Les Anglais, auquel ce groupe a toujours appartenu depuis sa découverte, ne l’utilisent que comme un poste militaire, jeté entre les Antilles et la Nouvelle-Écosse. D’ailleurs, il est destiné à s’accroître, et probablement sur une vaste échelle. Avec le temps – ce principe du travail de la nature – cet archipel, déjà composé de cent cinquante îles ou îlots, en comptera un plus grand nombre, car les madrépores travaillent incessamment à construire de nouvelles Bermudes, qui se relieront entre elles et formeront peu à peu un nouveau continent.
Ni les trois autres passagers ni Mrs. Kear n’ont pris la peine de monter sur le pont pour examiner ce curieux archipel. Quant à miss Herbey, elle n’était pas arrivée à la dunette, que la voix traînante de Mrs. Kear se faisait entendre et obligeait la jeune fille à venir reprendre sa place près d’elle.
– Du 8 au 13 octobre. – Le vent commence à souffler du nord-est avec une certaine violence, et le Chancellor, sous ses huniers au bas ris et sa misaine, a dû se mettre en cape courante.
La mer est très houleuse et le navire fatigue beaucoup. Les cloisons du carré gémissent avec un bruit qui finit par agacer. Les passagers se tiennent pour la plupart sous la dunette.
Quant à moi, je préfère rester sur le pont, bien qu’une pluie fine me pénètre de ses molécules pulvérisées par le vent.
Pendant deux jours, nous courons ainsi au plus près. De « grand frais », le déplacement des couches atmosphériques est passé à l’état de « coup de vent ». Les mâts de perroquet sont calés. Le vent fait, en ce moment, de cinquante à soixante milles à l’heure1.
Malgré les excellentes qualités du Chancellor, sa dérive est considérable, et nous sommes entraînés dans le sud. L’état du ciel, obscurci par les nuages, ne permet pas de prendre hauteur, et le point n’étant pas établi, force est de ne s’en rapporter qu’à l’estime.
Mes compagnons de voyage, auxquels le second n’en a rien dit, ne peuvent savoir que nous faisons une route absolument inexplicable. L’Angleterre est dans le nord-est, et nous courons dans le sud-est ! Robert Kurtis ne comprend rien à l’obstination du capitaine, qui devrait, au moins, changer ses amures, et, en poussant au nord-ouest, aller reprendre les courants favorables. Mais non ! Depuis que le vent a halé le nord-est, le Chancellor s’enfonce encore plus dans le sud.
Ce jour-là, me trouvant seul sur la dunette avec Robert Kurtis :
– Est-il donc fou, votre capitaine ? lui ai-je dit.
– Je vous le demanderai, monsieur Kazallon, me répond Robert Kurtis, puisque vous l’avez attentivement observé déjà.
– Je ne sais trop que vous répondre, monsieur Kurtis, mais j’avoue que sa physionomie singulière, ses yeux quelquefois hagards !... Est-ce que vous avez déjà navigué avec lui ?
– Non, c’est la première fois.
– Et vous lui avez renouvelé vos observations à propos de la route que nous faisons ?
– Oui, mais il m’a répondu que c’était la bonne.
– Monsieur Kurtis, ai-je repris, que pensent le lieutenant Walter et le bosseman de cette manière d’agir ?
– Ils pensent comme moi.
– Et si le capitaine Huntly voulait conduire son navire en Chine ?
– Ils obéiraient comme moi.
– Cependant, l’obéissance a des limites ?
– Non, tant que la conduite du capitaine ne met pas le navire en perdition.
– Mais s’il est fou ?
– S’il est fou, monsieur Kazallon, je verrai ce que j’aurai à faire.
Voilà une complication à laquelle je ne m’attendais guère, en embarquant sur le Chancellor.
Cependant, le temps est devenu de plus en plus mauvais, et un véritable coup de vent se déchaîne sur cette partie de l’Atlantique. Le navire a été forcé de prendre la cape sous son grand hunier au bas ris et son petit foc, c’est-à-dire qu’il fait pour ainsi dire tête au vent en présentant ses fortes joues à la mer. Mais, ainsi que je l’ai dit, sa dérive est considérable, et nous sommes de plus en plus rejetés dans le sud.
Et cela est bien évident, lorsque, dans la nuit du 11 au 12, le Chancellor donne en grand dans la mer des Sargasses.
Cette mer, enserrée par le tiède courant du Gulf Stream, est une vaste étendue d’eau, couverte de ces varechs que les Espagnols appellent « sargasso », et les vaisseaux de Colomb n’y naviguèrent pas sans peine pendant leur première traversée de l’Océan.
Quand le jour vient, l’Atlantique s’offre à nos yeux sous un singulier aspect, et MM. Letourneur viennent l’observer, malgré les bruyantes rafales qui font résonner les haubans métalliques comme de véritables cordes de harpe. Nos vêtements, collés à notre corps, s’en iraient en lambeaux, s’ils donnaient la moindre prise à l’air. Le navire bondit sur cette mer, épaissie par cette prolifique famille des fucus, vaste plaine herbeuse que son étrave tranche comme un soc de charrue. Quelquefois, de longs filaments, enlevés par le vent, se contournent aux cordages ainsi que des sarments de vigne folle, et forment un berceau de verdure tendu d’un mât à l’autre. De ces longues algues – interminables rubans qui ne mesurent pas moins de trois ou quatre cents pieds – il en est qui vont s’enrouler jusqu’à la pomme des mâts comme autant de flammes flottantes. Pendant quelques heures, il faut lutter contre cette invasion de varechs, et, à de certains moments, le Chancellor, avec sa mâture couverte d’hydrophytes reliées par ces lianes capricieuses, doit ressembler à un bosquet mouvant au milieu d’une prairie immense.
– 14 octobre. – Le Chancellor a enfin quitté cet océan végétal, et la violence du vent a beaucoup diminué. Il est revenu à « bon frais », et nous marchons rapidement avec deux ris dans les huniers.
Le soleil a paru aujourd’hui et brille d’un vif éclat. La température commence à devenir très chaude. Le point, établi dans de bonnes conditions, donne 21°33’ de latitude nord et 50°17’ de longitude ouest. Le Chancellor a donc descendu de plus de dix degrés dans le sud.
Et sa route est toujours au sud-est !
J’ai voulu me rendre compte de cette inconcevable obstination du capitaine Huntly, et j’ai plusieurs fois causé avec lui. A-t-il son bon sens ou ne l’a-t-il pas ? je ne sais que croire. En général, il parle raisonnablement. Est-il donc sous l’influence d’une folie partielle, d’une sorte « d’absence » qui porte précisément sur les choses de son métier ? On a déjà observé quelques-uns de ces cas physiologiques, et j’en parle à Robert Kurtis, qui m’écoute froidement. Le second me l’a dit et me le répète encore : il n’a pas le droit de démonter son capitaine tant que le navire n’est pas en perdition par suite d’un acte de folie bien constaté. C’est, en effet, une mesure grave et qui engagerait sérieusement sa responsabilité.
J’ai regagné ma cabine vers huit heures du soir, et, à la clarté de ma lampe de roulis, j’ai passé une heure à lire et à réfléchir aussi. Puis, je me suis couché et endormi.
Je suis réveillé, quelques heures après, par un bruit inaccoutumé. Des pas pesants résonnent sur le pont, et de vives interpellations se font entendre. Il me semble que les gens de l’équipage courent avec une certaine précipitation. Quelle est donc la cause de cette agitation extraordinaire ? Sans doute, un brassiage de vergues, nécessité par quelque virement de bord... Mais non ! Ce ne peut être cela, car le bâtiment continue de donner la bande sur tribord, et, par conséquent, il n’a pas changé ses amures.
Je songe un instant à monter sur le pont, mais le bruit cesse bientôt. J’entends alors le capitaine Huntly rentrer dans sa cabine, placée à l’avant de la dunette, et je me blottis de nouveau dans mon cadre. C’est sans doute une manœuvre qui a motivé ces allées et venues. Toutefois, les mouvements du navire n’ont pas augmenté. Donc, il ne survente pas.
Le lendemain, 14, je monte sur la dunette à six heures du matin, et je regarde le bâtiment.
Rien n’est changé à bord, en apparence. Le Chancellor court, bâbord amures, sous ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets. Il est bien appuyé et se comporte admirablement sur cette mer que soulève une brise fraîche et maniable. Sa vitesse est considérable, en ce moment, et ne doit pas être inférieure à onze milles à l’heure.
Bientôt M. Letourneur et son fils paraissent sur le pont. J’aide le jeune homme à monter sur la dunette. André vient respirer avec bonheur cet air matinal si vivifiant et tout chargé de senteurs marines.
Je demande à ces messieurs s’ils n’ont pas été réveillés cette nuit par un bruit de pas qui dénotait une certaine agitation à bord.
– Non, pour mon compte, répond André Letourneur, et je n’ai fait qu’un somme.