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D'après une légende médiévale, les châtelaines d'Eppstein mourant la nuit de Noël reviennent hanter les vivants. Par-delà la mort, la comtesse Albine veille sur son fils, Éverard, amoureux de sa soeur de lait et fille du garde-chasse, et le protège. Car son père, fou de rage devant cette mésalliance, menace de le tuer... Récit fantastique, roman d'amour et de formation, promenant le lecteur de la terreur à la rêverie, Le Château d'Eppstein, en alliant le merveilleux légendaire et les interrogations de la modernité, offre l'exemple parfait d'un fantastique proprement poétique, exprime la quintessence du romantisme européen.
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Seitenzahl: 349
Veröffentlichungsjahr: 2019
Édition de référence :
Paris : Michel Lévi, 1860.
C’était pendant une de ces longues et charmantes soirées que nous passions, durant l’hiver de 1841, chez la princesse Galitzin, à Florence. Il avait été convenu que, dans cette soirée, chacun raconterait son histoire. Cette histoire ne pouvait être qu’une histoire fantastique, et chacun avait déjà raconté la sienne, à l’exception du comte Élim.
Le comte Élim était un beau grand jeune homme blond, mince, pâle, et d’un aspect mélancolique, que faisaient parfois d’autant mieux ressortir des accès de folle gaieté qui lui prenaient comme une fièvre, et qui se passaient de même. Plusieurs fois déjà la conversation était tombée, devant lui, sur des sujets pareils ; et toutes les fois qu’il avait été question d’apparitions, et que nous lui avions demandé son avis, il nous avait répondu avec cet accent de vérité qui n’admet pas de doute :
– J’y crois.
Pourquoi y croyait-il ? Personne ne le lui avait jamais demandé ; d’ailleurs, en pareille matière, on croit ou l’on ne croit pas, et l’on serait fort embarrassé de donner une raison quelconque de sa croyance ou de son incrédulité.
Certes, Hoffmann croyait à la réalité de tous ses personnages : il avait vu maître Floh et avait connu Coppelius.
Tant il y a que, lorsque le comte Élim, à propos des histoires les plus étranges de spectres, d’apparitions et de revenants, nous avait répondu : « J’y crois », personne n’avait douté qu’effectivement il n’y crût.
Lorsque le tour du comte Élim fut venu de raconter son histoire, chacun se tourna donc avec une grande curiosité vers lui, décidé à insister, s’il se défendait de payer sa dette, et convaincu que l’histoire qu’il raconterait aurait le caractère de réalité qui fait le charme principal de ces sortes de récits ; mais le narrateur ne se fit aucunement prier, et à peine la princesse l’eût-elle sommé de tenir son engagement, qu’il s’inclina en signe d’adhésion, en demandant pardon de nous raconter une aventure qui lui était personnelle.
Comme on le comprend bien, le préambule ne fit qu’ajouter d’avance à l’intérêt qu’on se promettait du récit, et, comme chacun se taisait, il commença aussitôt :
– Il y a trois ans que je voyageais en Allemagne ; j’avais des lettres de recommandation pour un riche négociant de Francfort, lequel, ayant une fort belle chasse dans les environs et me sachant grand chasseur, m’invita, non pas à chasser avec lui (il méprisait, je dois le dire, assez franchement cet exercice), mais avec son fils aîné, dont les idées à cet endroit étaient fort différentes de celles de son père.
« Au jour dit, nous nous trouvâmes donc au rendez-vous, donné à l’une des portes de la ville : des chevaux et des voitures nous y attendaient ; chacun de nous prit une place dans un char à bancs ou enfourcha sa monture, et nous partîmes gaiement.
» Nous arrivâmes, au bout d’une heure et demie de marche, à la ferme de notre hôte : nous y étions attendus par un splendide déjeuner, et je fus forcé d’avouer que, si notre hôte n’était point chasseur, il savait admirablement du moins faire aux autres les honneurs de sa chasse.
» Nous étions huit en tout : le fils de notre hôte, son professeur, cinq amis et moi. À table, je me trouvai placé près du professeur : nous parlâmes de voyages ; il avait été en Égypte, j’en arrivais. Ce fut entre nous le motif d’une de ces liaisons momentanées, que l’on croit durables au moment où elles se forment, puis qui, un beau matin, se rompent par le départ, pour ne se reprendre jamais.
» En nous levant de table, nous convînmes de chasser à côté l’un de l’autre : il me donna le conseil de former le pivot et d’appuyer toujours aux montagnes du Taunus, attendu que les lièvres et les perdrix tendaient à regagner les bois qui couvrent ces montagnes, et que, de cette façon, j’aurais la chance de tirer non seulement le gibier que je ferais lever, mais encore celui que feraient lever les autres.
» Je suivis le conseil avec d’autant plus d’ardeur que nous nous mettions en chasse à plus de midi, et qu’au mois d’octobre les journées sont déjà courtes. Il est vrai que nous vîmes bientôt, à l’abondance du gibier, que nous rattraperions facilement le temps perdu.
» Je ne tardai pas à m’apercevoir de l’excellence du conseil que m’avait donné mon brave professeur : non seulement à chaque instant les lièvres et les perdrix se levaient devant moi, mais encore je voyais à tout moment se remettre dans les bois des compagnies entières que faisaient partir mes compagnons, et que je joignais plus facilement à cause du couvert : il en résulta qu’au bout de deux heures de chasse, comme j’avais un bon chien d’arrêt, je résolus de me lancer tout à fait dans la montagne, me promettant de me tenir dans les endroits élevés, afin de ne pas perdre de vue mes compagnons.
» C’est surtout pour le chasseur qu’a été fait le proverbe : « L’homme propose et Dieu dispose. » Quelque temps, effectivement, je me tins en vue de la plaine. Mais une compagnie de perdrix rouges prit son vol vers la vallée ; c’étaient les premières que je voyais de la journée.
» Mes deux coups en avaient abattu deux : avide comme le chasseur de La Fontaine, je me mis à leur poursuite...
» Pardon, dit le comte Élim en s’interrompant et en s’adressant à nos dames, pardon de tous ces détails de vénerie ; mais ils sont nécessaires pour expliquer mon isolement, et l’étrange aventure qui en fut la suite. »
Chacun assura le comte Élim qu’il écoutait avec le plus grand intérêt, et le narrateur reprit :
– Je suivis donc avec acharnement ma compagnie de perdrix, qui, de remise en remise, de côte en côte et de vallée en vallée, finit par m’entraîner de plus en plus dans la montagne. J’avais pris tant d’ardeur à sa poursuite que je ne m’étais pas aperçu que le ciel se couvrait de nuages, et qu’un orage menaçait : un coup de tonnerre me tira de ma sécurité. Je promenai mes regards de tous côtés : j’étais dans le fond d’une vallée, au milieu d’une petite clairière qui me permettait de distinguer tout autour de moi des montagnes boisées ; sur le plateau d’une de ces montagnes, j’apercevais les ruines d’un vieux château ; de chemin, pas de traces ! J’étais venu en chassant, et, par conséquent, à travers ronces et bruyères ; si je voulais une route frayée, il fallait l’aller chercher... où ? je n’en savais rien.
» Cependant le ciel se couvrait de plus en plus ; les coups de tonnerre commençaient à se succéder à intervalles toujours plus rapprochés, et quelques larges gouttes de pluie tombaient avec bruit dans les feuilles jaunies que chaque bouffée de vent enlevait par centaines comme des volées d’oiseaux qui quitteraient un arbre.
» Je n’avais pas de temps à perdre : je m’orientai tant bien que mal, et, lorsque je crus m’être orienté, je marchai devant moi, résolu de ne pas dévier de la ligne droite. Il était évident qu’au bout d’un quart de lieue, d’une demi-lieue, je finirais toujours par trouver quelque sentier, quelque chemin, et que ce sentier, ce chemin, me conduirait nécessairement quelque part. D’ailleurs, rien à craindre dans ces montagnes, ni des animaux ni des hommes ; du gibier timide ou de pauvres paysans, voilà tout. Le plus grand malheur qui pût m’arriver était donc de coucher sous quelque arbre, ce qui n’eût été rien encore si le ciel n’eût point pris à chaque minute un aspect de plus en plus menaçant. Je résolus donc de faire un effort pour gagner un gîte quelconque, et je doublai le pas.
» Malheureusement, je marchais, comme je l’ai dit, dans un taillis semé au versant d’une montagne ; il en résulta qu’à chaque instant j’étais arrêté par les obstacles du terrain. Tantôt c’était le fourré qui devenait trop serré et devant lequel mon chien de chasse reculait lui-même, tantôt c’était une de ces déchirures si communes dans les pays montueux, et qui me forçait à faire un long détour ; puis, pour comble d’ennui, l’obscurité descendait rapidement du ciel, et la pluie commençait à tomber d’une façon assez inquiétante pour un homme qui n’a aucune idée sur le gîte qui l’attend. Ajoutez à cela que le déjeuner de notre hôte commençait à être fort loin, et que l’exercice que j’avais fait depuis six heures en avait singulièrement facilité la digestion.
» Cependant, à mesure que j’avançais, le taillis prenait de la force et devenait un bois. Je marchais donc avec plus de facilité ; mais, selon mon calcul, j’avais dû, dans les tours et les détours que j’avais été forcé de faire, dévier de la ligne que je m’étais tracée. Cela toutefois m’inquiétait médiocrement. Le bois prenait à chaque pas un aspect plus grandiose et devenait une forêt. Je m’engageai sous cette forêt, et, selon mes prévisions, j’avais fait un quart de lieue à peine, que je trouvai un sentier.
» Maintenant, ce sentier, de quel côté devais-je le suivre ? était-ce à droite ; était-ce à gauche ? Rien sur ce point ne pouvait fixer ma détermination ; il fallait m’en remettre au hasard. Je pris à droite, ou plutôt je suivis mon chien qui prit de ce côté.
» Si j’avais été à l’abri sous quelque hangar, dans quelque grotte, dans quelque ruine, j’aurais admiré le magnifique spectacle qui se développait devant moi. Les éclairs se succédaient presque sans interruption, éclairant toute la forêt des lueurs les plus fantastiques. La foudre grondait par mugissements redoublés, prenant naissance à une extrémité de la vallée, qu’elle semblait suivre, et allant se perdre à l’extrémité opposée ; puis, de temps en temps, de larges coups de vent passaient sur la cime des arbres, courbant les grands hêtres, les sapins gigantesques, les chênes séculaires, comme la brise de mai courbe les blés en épis. Cependant, la résistance était grande, la lutte était vigoureuse, et les arbres ne se courbaient pas ainsi sans gémir. Aux colères de l’ouragan qui fouettait la forêt avec le vent, la pluie et l’éclair, la forêt répondait par de longues plaintes tristes et solennelles, et pareilles à celles que fait entendre un malheureux que l’adversité poursuit injustement.
» Mais j’étais moi-même mêlé d’une manière trop directe à ce grand cataclysme, dont je ressentais les atteintes, pour en remarquer toute la poésie. L’eau tombait par torrents ; je n’avais pas un fil de mes vêtements qui ne fût mouillé, et ma faim devenait toujours plus pressante. Quant à mon sentier, que je m’obstinais à suivre, je croyais m’apercevoir qu’il commençait à s’élargir et devenait de plus en plus frayé. Il était donc évident qu’il me conduirait à une habitation quelconque.
» En effet, après une demi-heure de marche au milieu de cet horrible désastre de la nature, j’aperçus, à la lueur d’un éclair, une petite chaumière à laquelle aboutissait directement le sentier que je suivais. Je doublai le pas, oubliant à l’instant même toutes mes fatigues dans l’espérance de l’hospitalité qui m’attendait, et, en quelques instants, je me trouvai en face de cet abri si désiré. Mais, à ma grande déception, je n’aperçus aucune lumière. Quoiqu’il ne fût pas encore assez tard pour que le propriétaire de la petite maison fût couché, les portes et les contrevents des fenêtres étaient hermétiquement fermés, et avaient un air de solitude intérieure qui se répandait même au dehors. Au reste, tout autour de la chaumière, à part les dégâts faits par l’orage, il était facile de reconnaître les soins d’une main journalière. Une vigne qui avait déjà perdu une partie de ses feuilles courait le long de la muraille, et de grosses touffes de rosiers, où se balançaient quelques fleurs tardives, ornaient les allées d’un petit jardin fermé par un treillage de bois. Je frappai avec la conviction qu’on ne m’entendrait pas.
» En effet, le bruit de mes coups s’éteignit sans éveiller aucun mouvement intérieur ; j’appelai, mais personne ne me répondit.
» J’avoue que, s’il y avait eu un moyen quelconque d’entrer dans cette petite maison, même en l’absence du propriétaire, j’eusse employé ce moyen. Mais les portes et les contrevents étaient non seulement hermétiquement, mais encore solidement fermés, et quelque confiance que j’eusse dans l’hospitalité allemande, j’avoue que cette confiance n’allait pas jusqu’à risquer l’effraction.
» Cependant une chose me consolait : c’est qu’évidemment cette petite maison ne pouvait être entièrement isolée et devait se trouver voisine d’un village ou d’un château. Je frappai donc encore quelques coups un peu plus violents que les autres pour faire une dernière tentative ; mais, cette tentative ayant été infructueuse, je pris mon parti et je me remis en quête.
» Au bout de deux ou trois cents pas, comme je l’avais prévu, j’allai heurter l’enceinte d’un parc. Je la suivis quelque temps pour chercher une grille : une brèche se présenta sur mon passage et m’épargna la peine d’une plus longue investigation. J’enjambai par-dessus les débris de la muraille, et je me trouvai dans le parc.
» Ce parc avait dû être autrefois une de ces magnifiques promenades princières, comme on en trouve encore quelquefois en Allemagne, mais comme on n’en trouvera plus en France dans cinquante ans. C’était quelque chose comme Chambord, Mortefontaine ou Chantilly ; seulement, autant la petite chaumière que je venais de voir, et ses alentours que j’avais embrassés d’un coup d’œil, paraissaient l’objet d’un soin particulier et assidu, autant l’orgueilleux parc semblait solitaire, inculte et abandonné.
» En effet, autant qu’on pouvait en juger à travers certaines éclaircies de nuages et certains relâches de la tempête pendant lesquels la lune essayait de se montrer au ciel, et la nature de reprendre un peu de calme, ce parc, qui autrefois avait dû être si splendide, présentait un caractère de dévastation déplorable à voir : de hautes broussailles avaient poussé sous la futaie, et des arbres, déracinés par la colère des ouragans, ou brisés par la vieillesse, coupaient les allées réservées à la promenade, de façon qu’à tout moment on était forcé de se faire jour à travers des branches ou de franchir des troncs étendus, dépouillés et nus comme des cadavres. Cet aspect était peu rassurant et me donnait de médiocres chances de trouver habité le château auquel ne pouvaient manquer de conduire ces allées sombres et dévastées.
» Cependant, en arrivant à une espèce de carrefour où, sur cinq poteaux autrefois debout, quatre étaient maintenant abattus, j’aperçus une lumière qui, passant, à ce qu’il me sembla, devant une fenêtre, disparut aussitôt. Si rapide qu’eût été cette espèce d’éclair, il avait suffi pour me guider. Je me mis en marche dans la direction indiquée, et, au bout de dix minutes à peu près, je me trouvai hors du parc, et j’aperçus, de l’autre côté d’une pelouse, une masse noire qui me parut enveloppée d’arbres. Je présumai que c’était le château.
» En avançant, je vis que je ne m’étais pas trompé ; seulement, cette lumière, pareille à une étoile qui file, avait complètement disparu ; de plus, à mesure que j’avançais vers l’étrange bâtiment, il me paraissait complètement inhabité.
» C’était un de ces vieux châteaux si communs en Allemagne, auquel un ensemble architectural, qui avait survécu aux travaux successifs que la nécessité des temps ou le caprice de ses propriétaires avaient fait exécuter, imprimait la date du XIVe siècle ; mais ce qui donnait surtout à cette massive construction un air de tristesse indéfinissable, c’est qu’aucune des dix ou douze fenêtres que présentait sa façade n’était éclairée. Seulement, trois de ces fenêtres étaient fermées avec des volets extérieurs ; mais, comme l’un de ces volets était brisé par la moitié et présentait une large solution de continuité, il était évident que cette chambre n’était pas plus éclairée que les autres, attendu que, si elle l’eût été, on eût vu briller la lumière à travers cette ouverture. Quant aux autres fenêtres, elles avaient dû être autrefois garnies de contrevents, comme les trois que nous avons indiquées ; mais ces contrevents, ou étaient à cette heure complètement arrachés, ou pendaient dégingandés, soutenus par un seul gond, et pareils à l’aile brisée d’un oiseau.
» Je longeai toute cette façade, cherchant un moyen de pénétrer dans les cours intérieures, où j’espérais enfin revoir cette lumière à la recherche de laquelle je m’étais mis, et, à l’un des angles du bâtiment, entre deux tourelles, je trouvai enfin une porte qui me parut fermée d’abord, mais qui, faute de serrure et de verrou, céda au premier effort que je fis pour l’ouvrir.
» Je franchis le seuil, je m’engageai sous une voûte obscure, puis enfin j’arrivai dans une cour intérieure pleine d’herbes et de ronces, au fond de laquelle, derrière une vitre opaque, je vis, comme à travers un brouillard, briller cette bienheureuse lumière que je commençais à regarder comme une erreur de mon imagination.
» À la lueur d’une lampe, deux vieillards se chauffaient, le mari et la femme sans doute. Je cherchai la porte : elle était à côté de la fenêtre, et, comme dans mon empressement ma main se porta sur le loquet, elle s’ouvrit vivement ; la femme jeta un cri. Je m’empressai de calmer la crainte que, bien malgré moi, j’avais inspirée à ces braves gens.
» – N’ayez point peur, mes amis, leur dis-je ; je suis un chasseur égaré ; je suis fatigué, j’ai faim, j’ai soif ; je viens vous demander un verre d’eau, un morceau de pain et un lit.
» – Excusez la frayeur de ma femme, me répondit le vieillard en se levant. Ce château est si isolé, qu’un accident seul y conduit par hasard quelque voyageur ; il n’est donc pas étonnant qu’en voyant apparaître un homme armé, la pauvre Bertha ait éprouvé quelque frayeur, quoique, Dieu merci ! nous n’ayons guère à craindre les voleurs, ni pour nous, ni pour notre maître.
» – En tous cas, mes amis, rassurez-vous sur ce point, leur dis-je ; je suis le comte Élim M... Vous ne me connaissez pas, je le sais ; mais vous devez connaître M. de R..., à qui j’étais recommandé à Francfort et avec lequel je chassais, quand, à la suite d’un vol de perdrix rouges, je me suis égaré dans le Taunus.
» – Oh ! Monsieur, répondit toujours l’homme, tandis que la femme continuait de me regarder curieusement, nous ne connaissons plus personne à la ville, attendu qu’il y a, je crois, bientôt plus de vingt ans que ni ma femme ni moi n’y avons mis les pieds ; mais nous n’avons pas besoin d’autres renseignements que ceux que vous nous donnez. Vous avez faim, vous avez soif, vous avez besoin de repos ; nous allons vous préparer à souper. Quant à un lit (les deux vieillards se regardèrent), ce sera peut-être un peu plus difficile, mais enfin nous verrons.
» – Une part de votre souper, mes amis, et un fauteuil dans un coin du château, c’est tout ce que je vous demande.
» – Laissez-nous faire, Monsieur, répondit la femme ; séchez-vous et réchauffez-vous ; nous allons, pendant ce temps, arranger les choses de notre mieux.
» Cette recommandation de me sécher et de me réchauffer n’était pas inutile : j’étais mouillé jusqu’aux os, et mes dents claquaient de froid ; mon chien, d’ailleurs, me donnait l’exemple, et il était déjà couché au beau travers de l’âtre, supportant une chaleur qui aurait suffi à cuire le gibier à la poursuite duquel il s’était si fort fatigué.
» Comme je présumai que le garde-manger était médiocrement garni, et que, selon toute probabilité, le souper de ces braves gens se bornait au pot-au-feu qui bouillait devant la cheminée, et à la casserole qui chantait sur le réchaud, je mis ma carnassière à leur disposition.
» – Ma foi, dit le mari en y choisissant quelques perdrix et un levraut, cela tombe à merveille, Monsieur, car vous en eussiez été réduit à notre pauvre souper ; et, vu l’appétit que vous avez annoncé, cela ne laissait pas que de nous causer quelque inquiétude.
» Aussitôt le mari et la femme échangèrent tout bas quelques mots ; la femme se mit à plumer les perdreaux et à dépouiller le lièvre, et le mari sortit.
» Dix minutes à peu près se passèrent pendant lesquelles, à force de me tourner et de me retourner devant le feu, je commençais à me sécher. Cependant, quand le mari rentra, je fumais encore des pieds à la tête.
» – Monsieur, me dit-il, si vous voulez passer dans la salle à manger, il y a un grand feu allumé, et vous serez mieux qu’ici. On vous y servira tout à l’heure.
» Je le grondai de la peine qu’il venait de se donner, en lui disant que je me trouvais à merveille où j’étais, et que j’aurais été enchanté de souper à la même table qu’eux. Mais à ceci il me répondit, en s’inclinant, qu’il savait trop ce qu’il devait à M. le comte pour accepter un pareil honneur. Puis, comme il se tenait debout près de la porte, son chapeau à la main, je me levai et lui fis signe que j’étais prêt à passer dans l’appartement préparé. Il marcha devant, et je le suivis. Mon chien poussa un long gémissement, se remit languissamment sur ses quatre pattes, et me suivit à son tour.
» J’avais très grande hâte de retrouver l’équivalent du feu que j’abandonnais, de sorte que je ne fis pas grande attention aux corridors et aux chambres que nous traversâmes ; tout cela seulement me parut être dans un état de délabrement complet.
» Une porte s’ouvrit ; je vis un foyer immense allumé dans une cheminée gigantesque ; je me précipitai vers le feu, où, quelque hâte que je misse, Fido, grâce à ses quatre pattes, qui avaient retrouvé toute leur élasticité, était encore rendu avant son maître.
» Le feu avait eu ma première attention. Mais à peine fus-je installé devant la cheminée, que mes yeux se portèrent sur la table préparée pour moi. Elle était couverte d’une nappe faite avec cette admirable toile qu’on tire de la Hongrie, et couverte d’une vaisselle splendide.
» Cette magnificence inattendue excita ma curiosité. J’examinai les couverts et les assiettes ; tout cela était d’un beau travail et surtout d’une richesse remarquable. Sur chaque objet étaient gravées les armes du propriétaire, surmontées d’une couronne de comte.
» J’étais encore occupé de cette investigation lorsque la porte se rouvrit, et un domestique, vêtu d’une grande livrée, entra, portant le potage dans une soupière d’argent, pareille au reste du service.
» En reportant les yeux de la soupière à celui qui la présentait, je reconnus le vieillard qui m’avait reçu.
» – Mais, mon ami, lui dis-je, je vous le répète, vous me traitez avec beaucoup trop de cérémonie ; et, véritablement, vous allez m’ôter tout le plaisir de l’hospitalité que vous me donnez par le dérangement qu’elle vous cause.
» – Nous savons trop le respect que nous devons à monsieur le comte, reprit de nouveau le vieillard en s’inclinant et en posant la soupière sur la table, pour ne pas le recevoir aussi bien qu’il est en notre pouvoir. D’ailleurs, s’il en était autrement, le comte Éverard ne nous le pardonnerait pas.
» Il fallait se laisser faire. Je voulus m’asseoir sur une chaise ; mais l’étrange majordome avança un grand fauteuil : c’était celui du maître de la maison. Le dossier était orné d’un écusson aux mêmes armes que celles que j’avais déjà remarquées, et, comme celles-ci, surmontées d’une couronne de comte.
» Je pris la place indiquée. Comme je l’avais dit, je mourais de faim et de soif, de sorte que je dévorai d’abord. Au reste, tout ce qu’on m’avait servi, même la portion du dîner que je rognais aux deux serviteurs, était excellent ; le vin surtout était des meilleurs crûs de Bordeaux, de Bourgogne et du Rhin.
» Pendant ce temps, le vieillard se confondait en excuses sur la façon dont il était forcé de me recevoir.
» Pour le détourner de cette inquiétude, qui paraissait l’agiter, autant que par curiosité, je lui demandai ce qu’était son maître et s’il n’habitait point le château.
» – Mon maître, me dit-il, est le comte Éverard d’Eppstein, le dernier des comtes de ce nom. Non seulement il habite le château, mais encore il y a bientôt vingt-cinq ans qu’il ne l’a quitté. La maladie d’une personne à laquelle il porte une grande affection l’a appelé à Vienne. Voilà six jours qu’il est parti, et nous ne savons quand il reviendra.
» – Mais, continuai-je, quelle est cette petite chaumière si propre, si charmante, si entourée de fleurs, que j’ai aperçue à un quart de lieue d’ici, et qui fait un si grand contraste avec le château ?
» – C’est la véritable demeure du comte Éverard, répondit le vieillard. Ses anciens habitants sont tous morts, et, depuis la mort du dernier, c’est-à-dire du garde-chasse Jonathas, M. le comte se l’est réservée pour lui. Il y passe ses journées, et ne rentre guère au château que pour se coucher. Aussi le pauvre château, comme vous l’avez pu voir ce soir, et comme vous le verrez encore bien mieux demain, tombe-t-il en ruine ; si bien qu’à l’exception de la chambre rouge, il ne reste pas une seule chambre habitable au château.
» – Et qu’est-ce que la chambre rouge ?
» – C’est la chambre qu’ont de père en fils habitée les comtes d’Eppstein ; c’est dans cette chambre qu’ils sont nés ; c’est dans cette chambre qu’ils sont morts, depuis la comtesse Éléonore jusqu’au comte Maximilien.
» Je remarquai qu’en prononçant ces mots, le vieillard baissait la voix et semblait, avec une certaine inquiétude, regarder autour de lui. Cependant je ne fis aucune observation ni ne renouvelai aucune demande. Je réfléchissais à cette poétique et étrange chose, du dernier comte d’Eppstein vivant solitaire dans son vieux château, qui, quelque temps après sa mort peut-être, croulerait sur sa tombe.
» J’avais fini de dîner, et, la faim et la soif apaisées, le besoin du sommeil commençait à se faire impérieusement sentir. Je me levai donc, et je priai le majordome qui m’avait si bien fait les honneurs du château de vouloir bien me conduire à ma chambre.
» Sur cette demande, il parut éprouver quelque embarras, balbutia des excuses presque inintelligibles ; puis, comme s’il en avait pris enfin son parti :
» – Eh bien, monsieur le comte, dit-il, suivez-moi.
» Je le suivis, Fido qui, de son côté, avait fêté le souper presque à l’égal de son maître, et qui avait repris sa place en travers du feu, se leva en murmurant et ferma la marche.
» Le vieillard me ramena dans la première pièce, c’est-à-dire dans celle où j’étais entré d’abord ; le lit était couvert de draps blancs et fins.
» – Mais, lui dis-je, c’est votre chambre que vous me donnez.
» – J’en demande bien pardon à monsieur le comte, répondit le vieillard se trompant sur le sens de mon exclamation ; mais, dans tout le château, il n’y a pas une autre chambre qui soit habitable.
» – Où coucherez-vous alors, vous et votre femme ?
» – Dans la salle à manger, chacun sur un grand fauteuil.
» – Je ne le souffrirai pas ! m’écriai-je. C’est moi qui coucherai dans un fauteuil. Gardez votre lit ou donnez-moi une autre chambre.
» – J’ai déjà eu l’honneur de dire à monsieur le comte qu’il n’y avait pas, dans tout le château, une autre chambre habitable, à l’exception de celle...
» – À l’exception de celle... ? répétai-je.
» – À l’exception de celle du comte Éverard, de la chambre rouge.
» – Et tu sais qu’il est impossible que M. le comte couche dans celle-là ! s’écria vivement la femme.
» Je les regardai fixement tous deux. Ils baissèrent les yeux avec une expression d’embarras visible. Ma curiosité, déjà excitée par tout ce qui m’était arrivé jusque-là, était portée à son comble.
» – Et pourquoi impossible ? demandai-je. Est-ce une défense du maître ?
» – Non, monsieur le comte.
» – Si le comte Éverard savait qu’un étranger a couché dans cette chambre, en résulterait-il quelque reproche pour vous ?
» – Je ne crois pas.
» – Mais alors pourquoi cette impossibilité ? Et qu’y a-t-il donc dans cette mystérieuse chambre rouge dont je ne vous entends parler qu’avec terreur ?
» – Il y a, Monsieur...
» Il s’arrêta et regarda sa femme, qui, par un mouvement des épaules, semblait lui dire : « Dame, dis-le si tu veux. »
» – Il y a... ? repris-je. Voyons, parlez.
» – Il y a qu’elle est hantée, monsieur le comte.
» Comme le brave homme me parlait en allemand, je crus avoir mal entendu.
» – Comment dites-vous, mon ami ? lui demandai-je.
» – Il y a, dit la femme, qu’il y apparaît des revenants. Voilà ce qu’il y a.
» – Des revenants ! m’écriai-je ; ah ! pardieu ! si ce n’est que cela, mon brave homme, j’ai toujours eu le plus grand désir de voir un revenant. Ainsi, loin de trouver bonne votre raison de m’exclure de la terrible chambre, je vous déclare qu’elle me donne le plus grand désir d’y passer la nuit.
» – Que monsieur le comte y réfléchisse bien avant d’insister.
» – Oh ! toutes mes réflexions sont faites. D’ailleurs, je vous le répète, j’ai le plus grand désir de me trouver en relation avec un spectre.
» – Cela a mal réussi au comte Maximilien, murmura la vieille femme.
» – Le comte Maximilien avait peut-être des motifs de craindre les morts ; moi, je n’en ai pas, et je suis convaincu que, s’ils sortent de terre, c’est pour protéger ou pour punir. Or, ce ne peut être pour me punir que les morts sortiraient de terre, car je ne me rappelle pas avoir, dans toute ma vie, une action mauvaise à me reprocher. Si, au contraire, c’est pour me protéger, je n’aurai aucun motif de craindre une ombre qui viendrait à moi dans une si charitable intention.
» – Oh ! c’est impossible, dit la femme.
» – Si cependant monsieur le veut absolument, reprit le mari.
» – Je ne le veux point, dis-je, parce que je n’ai point ici le droit de vouloir. Si j’avais ce droit, je l’exigerais, je vous le déclare. Mais, ne l’ayant pas, je vous en prie.
» – Eh bien ? dit la femme.
» – Eh bien, faisons donc comme le désire Monsieur. Tu sais ce que dit toujours le comte :
« L’hôte est le maître du maître. »
» – J’y consens, dit la femme à son mari ; mais à une condition : c’est que tu viendras préparer le lit avec moi. Pour tout l’or du monde, je n’irais pas seule.
» – Volontiers, dit le mari. Monsieur attendra ici ou dans la salle à manger que nous ayons fini.
» – Allez, mes amis, j’attendrai.
» Les deux vieux serviteurs prirent alors chacun une bougie et sortirent de la chambre, le mari marchant le premier et la femme ensuite. Je restai tout pensif au coin du feu.
» J’avais mille fois, dans ma jeunesse, entendu raconter des aventures pareilles arrivées dans de vieux châteaux à des voyageurs égarés, et j’avais toujours souri d’incrédulité à ces récits, que je regardais comme fantastiques ; aussi me trouvais-je tout étonné d’être sur le point de devenir à mon tour le héros d’une semblable histoire. Je me tâtais pour voir si je ne taisais pas un rêve. Je regardai autour de moi, pour m’assurer que j’étais dans une situation extraordinaire. Je sortis pour me convaincre que j’étais bien dans ce vieux château même dont j’avais entrevu dans l’obscurité le cadavre massif et sombre. Le ciel était redevenu serein, et la lune argentait les sommets des toits. Tout était muet, tout semblait mort, et le silence de la nuit n’était troublé que par le cri aigu d’une chouette cachée dans les branches d’un arbre dont on distinguait la masse noire dans un angle de la cour.
» J’étais bien dans un de ces châteaux aux vieilles traditions et aux légendes merveilleuses. Et, certes, si l’apparition promise me manquait, c’est que le fantôme y mettrait de la mauvaise volonté. Le château où Wilhelm conduisit Lénore n’avait pas un aspect plus fantastique que celui dans lequel j’allais passer la nuit.
» Bien convaincu que je ne faisais pas un rêve, mais que je marchais en pleine réalité, je rentrai dans la chambre des deux vieillards : la femme y était déjà de retour, tant elle s’était pressée d’accomplir son service ; le mari était resté derrière elle pour allumer le feu.
» Tout à coup, le bruit d’une sonnette retentit. Je tressaillis malgré moi.
» – Qu’est-ce que cela ? demandai-je.
» – Oh ! ce n’est rien, répondit la femme, c’est mon mari qui sonne pour me prévenir que tout est prêt. Je vais conduire monsieur le comte jusqu’au bas de l’escalier ; mon mari l’attendra en haut.
» – Venez donc, repris-je vivement, car j’ai hâte, je vous l’avoue, de voir cette fameuse chambre rouge.
» La bonne femme s’arma d’une bougie et marcha devant. Je la suivis, et Fido, qui ne comprenait rien à toutes ces pérégrinations, quitta une troisième fois le feu et nous accompagna. À tout hasard, je pris mon fusil.
» Nous suivîmes le même corridor dans lequel nous nous étions déjà engagés pour aller à la salle à manger. Seulement, au lieu de prendre à gauche, nous tournâmes à droite, et nous nous trouvâmes près d’un de ces gigantesques escaliers à balustrade de pierre comme on n’en voit plus en France que dans les châteaux royaux ou dans les monuments publics. Au haut de cet escalier, le vieux serviteur m’attendait.
» Je montai ces larges marches, qui semblaient faites pour des géants ; puis, à son tour, le vieillard me servit de guide et pénétra dans la fameuse chambre rouge. Je le suivis.
» Un grand feu brûlait dans l’âtre, deux candélabres à trois branches étaient allumés sur la cheminée, et cependant, au premier coup d’œil, je ne pus embrasser la vaste étendue de la chambre.
» Le vieillard me demanda si j’avais besoin de quelque chose, et, sur ma réponse négative, il se retira. Je vis la porte se refermer derrière lui, j’entendis ses pas qui s’éloignaient ; enfin le bruit finit par s’éteindre, et je me trouvai non seulement dans la solitude, mais encore dans le silence.
» Mes yeux, qui étaient fixés sur la porte, se reportèrent alors sur la chambre ; ne pouvant, comme je l’ai dit, l’embrasser d’un coup d’œil, je résolus de l’examiner en détail. Je pris donc un candélabre et je commençai mon inspection.
» Son nom de chambre rouge lui venait de grandes tapisseries datant du XVIe siècle et dans lesquelles la couleur rouge dominait ; elles représentaient, traitées à la manière de la renaissance, les guerres d’Alexandre ; elles étaient encadrées dans de larges panneaux de bois qui avaient dû être redorés dans le XVIIIe siècle, et dont certaines parties, restées brillantes, étincelaient ou réfléchissaient les rayons des bougies.
» Dans l’angle à gauche de la porte, était un grand lit surmonté d’un dais avec les armes des comtes d’Eppstein ; il était garni de vastes rideaux de damas rouge. Les rideaux du lit et les dorures du dais avaient dû être remis à neuf il y avait quelque vingt-cinq ans.
» Entre les fenêtres étaient des consoles dorées du temps de Louis XIV, surmontées de glaces à cadres enjolivés de fleurs et d’oiseaux ; au plafond pendait un grand lustre de cuivre avec des ornements de cristal, mais il était facile de voir qu’il y avait bien longtemps qu’il n’avait servi.
» Je fis lentement le tour de la chambre, suivi de Fido, qui, chaque fois que je m’arrêtais, s’arrêtait aussi et ne comprenait rien à cette rage de promenade dont il me voyait possédé. Entre la tête du lit et la fenêtre, c’est-à-dire en longeant la muraille du fond de la chambre qui faisait face à la cheminée, Fido s’arrêta tout à coup, flaira le lambris, se dressa tout debout, puis se coucha, appuyant son nez contre la base de la muraille en soufflant fortement et en donnant des signes visibles d’agitation. Je cherchai quelle cause pouvait lui inspirer cette inquiétude, mais je ne trouvai rien qui pût la motiver : le lambris paraissait parfaitement plein, je n’apercevais aucune solution de continuité ; j’appuyai le pouce en plusieurs endroits, cherchant s’il n’y aurait pas là quelque ressort caché ; mais rien ne céda, et, après dix minutes de recherches infructueuses, je continuai mon voyage autour de la chambre rouge. Fido me suivit, mais en tournant toutefois la tête vers l’endroit qu’il avait paru et qu’il paraissait encore désigner à mon attention.
» Je revins près de la cheminée, et tout retomba dans le silence, qui n’avait été troublé que par le bruit de mes pas ; cependant, au milieu de ce silence, un autre bruit se faisait encore entendre, c’était le cri funèbre et monotone de la chouette. Je regardai à ma montre : il était dix heures. Malgré la fatigue qui m’écrasait, mon envie de dormir avait disparu. Cette chambre immense, son aspect d’un autre âge, les événements qui avaient dû s’y écouler depuis des siècles, ce que m’avaient dit les deux vieillards des hôtes surnaturels qui la fréquentaient, tout cela m’inspirait une émotion à laquelle je n’essayerai pas de trouver un nom. Ce n’était pas de la peur ; non, c’était de l’inquiétude, une espèce de malaise mêlé de curiosité. Je ne savais pas ce qui se passerait pour moi dans cette chambre, mais je sentais qu’il s’y passerait quelque chose.
» Je demeurai une demi-heure à peu près encore dans le fauteuil et les jambes étendues devant le feu ; puis, n’entendant rien, ne voyant rien, je me décidai à me coucher tout en laissant brûler un des candélabres sur la cheminée.
» Une fois dans le grand lit des comtes d’Eppstein, j’appelai Fido, et Fido vint se coucher à côté de moi.
» Il n’y a personne qui, dans une situation pareille, en attendant un événement quelconque, n’ait essayé de dormir. On sait alors comment les yeux se ferment lentement pour, au moindre bruit, se rouvrir tout à coup ; comment le regard embrasse d’un seul jet toute la chambre où l’on est couché, puis, la voyant toujours solitaire et muette, comment la paupière se referme pour se rouvrir encore. Il en fut ainsi de moi ; deux ou trois fois déjà, presque entré dans le sommeil, je me réveillai en sursaut ; puis, peu à peu, malgré la lumière des bougies allumées dans le candélabre, les objets commencèrent à se confondre. Les grandes figures de la tapisserie semblèrent se mouvoir, le foyer parut jeter des lueurs fantastiques et inusitées, mes pensées se mêlèrent comme un écheveau de fil inextricable, et je m’endormis.
» Combien de temps dura mon sommeil, je n’en sais rien ; seulement, je fus réveillé par une sensation indéfinissable de terreur. Je rouvris les yeux, les bougies étaient consumées et le feu éteint. Seulement un tison avait roulé et fumait sur le marbre ; je regardai autour de moi ; je ne vis absolument rien.
» La chambre, au reste, n’était éclairée que par un rayon de lune qui passait à travers le contrevent brisé.
» Seulement, comme je le dis, je sentais en moi quelque chose d’extraordinaire, d’indéfinissable, d’inouï.
» Je me soulevai sur mon coude. En ce moment Fido, qui était couché sur la descente de mon lit, hurla tristement.
» Cette plainte lugubre et prolongée me fit frissonner malgré moi.
» – Fido, dis-je, Fido. Eh bien, mon chien, qu’y a-t-il ?
» Mais, au lieu de me répondre, je sentis le pauvre chien tout tremblant s’enfoncer sous mon lit, du fond duquel il poussa un second gémissement.
» Au même instant un léger bruit se fit entendre ; c’était celui d’une porte qui grince sur ses gonds.
» Puis une portion du lambris se détacha et tourna sur elle-même. C’était celle devant laquelle s’était arrêté Fido.
» Alors, sur le carré sombre qu’elle venait de découvrir en s’ouvrant, je vis se dessiner une forme blanche, aérienne, transparente, qui, sans paraître toucher le parquet, sans qu’aucun bruit se fît entendre, s’avança flottante vers mon lit.
» Je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête, et une sueur froide me perler au front.
» Je reculai à mon tour jusque dans la ruelle ; l’ombre s’approcha de mon lit, monta sur l’estrade où il était posé, me regarda un instant en secouant la tête comme pour dire :
» – Ce n’est pas lui.
» Puis elle poussa un soupir, descendit la marche qu’elle avait montée, repassa dans le rayon lumineux, qui me permit de m’assurer de sa singulière transparence, se retourna encore de mon côté, poussa un second soupir, secoua encore une fois la tête, et rentra par l’ouverture du lambris, dont la porte se referma sur elle en grinçant comme lorsqu’elle s’était ouverte.
» Je restai, je l’avoue, sans voix, sans force, ne sentant la vie qu’aux battements redoublés de mon cœur. Un instant après, j’entendis Fido qui quittait son asile et reprenait sa première place. Je l’appelai ; il se dressa sur ses pattes de derrière, appuyant ses pattes de devant sur mon lit. Le pauvre animal était tout frissonnant encore.
» Ce que j’avais vu était donc bien réel, ce n’était pas une erreur de mon esprit, un rêve de mon imagination. C’était bien une apparition, une ombre, un fantôme. J’étais réellement sous le poids d’un événement surnaturel. Cette chambre avait sans doute été le théâtre de quelque terrible et mystérieux événement. Que pouvait-il s’être passé dans cette chambre ? Voilà dans quelle vague investigation mon esprit se perdit jusqu’au jour, car, ainsi qu’on le pense bien, je ne me rendormis pas.
» Au premier rayon de l’aube, je me jetai à bas de mon lit et je m’habillai.
» Comme j’achevais de me vêtir, j’entendis marcher dans le corridor. Cette fois, c’étaient des pas humains. Je ne m’y trompai pas.
» Les pas s’arrêtèrent devant ma porte.
» – Entrez, dis-je.
» Le vieillard parut.
» – Monsieur, dit-il, j’était inquiet de la manière dont vous aviez passé la nuit, et je venais m’informer de votre santé.
» – Mais comme vous voyez, lui répondis-je, elle est excellente.
« – Vous avez bien dormi ?
» – Parfaitement.
» Il hésita un instant.
» – Et rien n’a troublé votre sommeil ?... ajouta-t-il.
» – Rien.
» – Tant mieux. Maintenant, si Monsieur veut donner ses ordres pour l’heure où il compte partir.
» – Mais aussitôt après mon déjeuner.
» – Alors on va le préparer à l’instant même et quand Monsieur voudra descendre, s’il veut bien nous laisser un quart d’heure seulement, il trouvera tout prêt.
» – Eh bien, soit, dans un quart d’heure.
» Le vieillard sortit en saluant.
» Je restai seul un quart d’heure, c’était juste le temps qu’il me fallait pour approfondir ce que je voulais savoir.
» À peine le bruit des pas eut-il cessé de se faire entendre, que j’allai à la porte et que je poussai le verrou. Puis je m’élançai vers la portion de la muraille que j’avais vue s’ouvrir.
» Je comptais sur Fido pour me guider dans mes recherches ; mais, cette fois, quoique j’employasse les menaces et même le fouet pour lui faire quitter la place qu’il avait prise, il ne voulut pas même s’approcher du lambris.
» Je cherchai dans toutes les moulures de la boiserie, mais je ne pus trouver aucune solution de continuité visible à l’œil. J’appuyai sur tous les endroits saillants, mais aucun ne céda sous mes doigts.
» Je vis qu’il existait quelque ressort que je ne connaissais pas et qu’il était impossible de faire jouer sans le connaître.
» Après vingt minutes de recherches infructueuses, je fus donc forcé de renoncer à mon entreprise. D’ailleurs, j’entendais les pas du vieillard qui se rapprochaient. Je ne voulais pas qu’il me retrouvât enfermé ; je courus vers la porte et je tirai le verrou au moment où il allait frapper.
» – Le déjeuner de monsieur le comte est prêt, dit-il.
» Je pris mon fusil et je le suivis en jetant un regard sur le mystérieux lambris.
» J’entrai dans la salle à manger ; mon déjeuner était servi avec le même luxe d’argenterie que mon souper de la veille.
» Quoique très préoccupé de mon aventure de la nuit, je n’en ouvris pas la bouche : j’avais compris que ce n’était pas à des serviteurs nés dans la maison, et vieillis sans doute dans la fidélité, qu’il fallait demander le secret de leurs maîtres. Je me hâtai donc de déjeuner ; puis, mon déjeuner achevé, je remerciai encore une fois mes hôtes de la bonne hospitalité qu’ils m’avaient accordée, et je priai le vieillard de m’indiquer mon chemin pour retourner à la ville.
» Il s’offrit à m’accompagner jusqu’à un sentier qui me conduirait hors des montagnes du Taunus : comme je ne me souciais pas de m’égarer de nouveau, j’acceptai.
» Nous fîmes un quart de lieue à peu près ; alors nous trouvâmes un chemin assez frayé pour qu’il n’y eût aucune crainte de se tromper en le suivant. Une demi-heure après, j’étais hors des montagnes du Taunus ; trois heures après, j’étais à Francfort.
» À peine pris-je le temps de changer de costume ; j’avais hâte de voir mon professeur, je courus chez lui. Je le trouvai extrêmement inquiet de mon absence ; il avait envoyé à ma recherche les deux gardes et trois ou quatre valets de ferme.
» – Enfin, me demanda-t-il, où avez-vous passé la nuit ?
» – Au château d’Eppstein, répondis-je.
» – Au château d’Eppstein ! s’écria-t-il, et dans quelle partie du château ?
» – Dans la chambre du comte Éverard, qui était à Vienne.
» – Dans la chambre rouge ?
» – Dans la chambre rouge.
» – Et vous n’avez rien vu ? me demanda le professeur avec une curiosité mêlée d’hésitation.
» – Si fait, lui répondis-je, j’ai vu un fantôme.
» – Oui, murmura-t-il, c’est celui de la comtesse Albine.
» – Qu’est-ce que la comtesse Albine ? demandai-je.
» – Oh ! me répondit-il, c’est toute une histoire, terrible, incroyable, inouïe : une de ces histoires comme on n’en trouve que dans nos vieux châteaux des bords du Rhin, et dans nos montagnes du Taunus, une histoire... que vous ne croiriez pas si vous n’aviez pas couché dans la chambre rouge.
» – Oui, mais que je croirai maintenant que j’y ai couché, je vous le jure. Vous pouvez donc me la conter, mon cher professeur, et je vous proteste que vous n’aurez jamais eu un auditeur plus attentif.
» – Eh bien, me dit mon compagnon de chasse, le récit est un peu long ; faites-moi le plaisir de venir dîner avec moi, et, au dessert, d’excellents cigares à la bouche et les pieds sur les chenets, je vous conterai cette terrible légende, dont notre fantastique Hoffmann eût certainement fait, s’il l’eût connue, le plus terrifiant de ses contes.
» Comme on le comprend bien, je n’avais garde de refuser une pareille invitation. Je me trouvai donc, à l’heure dite, chez mon professeur, lequel, après le dîner, me raconta, selon la promesse faite, l’histoire de la chambre rouge... »
– Eh bien, cette histoire ? demandâmes-nous tout d’une voix au comte Élim.
– Cette histoire, j’en ai fait une espèce de livre fort gros et fort ennuyeux, que je vous apporterai demain si vous le voulez absolument, et que je vous lirai le plus rapidement possible.
– Et pourquoi pas ce soir ? demandai-je dans mon impatience.
– Parce qu’il est trois heures du matin, répondit le comte Élim, et que cela me paraît une heure raisonnable pour se retirer.
Chacun fut de l’avis du préopinant. On prit rendez-vous pour le lendemain, à dix heures du soir. À dix heures moins un quart, tous les auditeurs étaient rassemblés ; à dix heures juste, le comte Élim arriva, son manuscrit sous le bras. À peine lui donna-t-on le temps de s’asseoir, tant le désir d’entendre le récit des événements promis était vif. On prit place autour du lecteur, et, au milieu du plus profond silence, le comte Élim commença l’histoire si impatiemment attendue.