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Le 24 février 1793, la Convention nationale décréta une levée supplémentaire de trois cent mille hommes pour résister à la coalition étrangère ; le 10 mars suivant, le tirage des conscrits devait avoir lieu à Saint-Florent, en Anjou, pour le contingent de cette commune.
Ni la proscription des nobles, ni la mort de Louis XVI n’avaient pu émouvoir les paysans de l’Ouest ; mais la dispersion de leurs prêtres, la violation de leurs églises, l’intronisation des curés assermentés dans les paroisses, et enfin cette dernière mesure de la conscription, les poussèrent à bout.
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Veröffentlichungsjahr: 2022
Jules Verne
Le comte de Chanteleine
Épisode de la révolution
© 2022 Librorium Editions
ISBN : 9782383836551
Le comte de Chanteleine
Le 24 février 1793, la Convention nationale décréta une levée supplémentaire de trois cent mille hommes pour résister à la coalition étrangère ; le 10 mars suivant, le tirage des conscrits devait avoir lieu à Saint-Florent, en Anjou, pour le contingent de cette commune.
Ni la proscription des nobles, ni la mort de Louis XVI n’avaient pu émouvoir les paysans de l’Ouest ; mais la dispersion de leurs prêtres, la violation de leurs églises, l’intronisation des curés assermentés dans les paroisses, et enfin cette dernière mesure de la conscription, les poussèrent à bout.
– Puisqu’il faut mourir, mourons chez nous ! s’écrièrent-ils.
Ils se jetèrent sur les commissaires de la Convention, et, armés de leurs bâtons, ils mirent en pleine déroute la milice rassemblée pour protéger le tirage.
Ce jour-là, la guerre de Vendée venait de commencer ; le noyau de l’armée catholique et royale se formait sous la direction du voiturier Cathelineau et du garde-chasse Stofflet.
Le 14 mars, la petite troupe s’empara du château de Jallais, défendu par les soldats du 84e et par la garde nationale de Charonnes. Là, fut enlevé aux républicains ce premier canon de l’armée catholique, qui fut baptisé Le Missionnaire.
– À cela il faut une suite, dit Cathelineau à ses camarades.
Cette suite fut la guerre de ces paysans, qui mirent aux abois les meilleures troupes de la République.
Après le coup de main du château de Jallais, les deux chefs vendéens s’emparèrent de Chollet, et firent des cartouches avec les gargousses des canons républicains. Le mouvement gagna, dès lors, les provinces du Poitou et de l’Anjou ; à la fin de mars, Chantonnay fut pillé, Saint-Fulgent pris. Pâques approchait ; les paysans se séparèrent pour aller accomplir leurs devoirs religieux, cuire du pain et changer leurs sabots usés à poursuivre les Bleus.
En avril, l’insurrection recommença : les gars du Marais et ceux du Bocage se rassemblèrent sous les ordres de MM. de Charette, de Bonchamps, d’Elbée, de la Rochejaquelein, de Lescure, de Marigny. Des gentilshommes bretons vinrent se jeter dans le mouvement, et parmi eux, l’un des plus braves, l’un des meilleurs, le comte Humbert de Chanteleine ; il quitta son château, et rejoignit l’armée catholique, forte alors de cent mille hommes.
Le comte de Chanteleine, toujours au premier rang, fut pendant dix mois de toutes les victoires comme de toutes les défaites, vainqueur à Fontenay, à Thouars, à Saumur, à Bressuire, vaincu au siège de Nantes, où mourut le généralissime Cathelineau.
Bientôt, toutes les provinces de l’Ouest furent soulevées.
Les Blancs marchèrent alors de victoire en victoire, et ni Aubert Dubayet, ni Kléber avec ses terribles Mayençais, ni les troupes du général Canclaux ne purent résister à leur indomptable ardeur.
La Convention, effrayée, ordonna de détruire le sol de la Vendée et d’en chasser les « populations ». Le général Santerre demanda des mines pour faire sauter le pays, et des fumées soporifiques pour l’étouffer ; il voulait procéder par l’asphyxie générale. Les Mayençais furent chargés de « créer le désert » décrété par le Comité de salut public.
Les troupes royales, à ces nouvelles, devinrent terribles ; le comte de Chanteleine commandait alors un corps de cinq mille hommes ; il se battit en héros à Doué, aux Ponts-de-Cé, à Torfou, à Montaigu. Mais enfin, l’heure des revers sonna.
Le 9 octobre, de Lescure fut vaincu à Châtillon ; le 15, les Vendéens étaient chassés de Chollet ; quelques jours plus tard, Bonchamps et d’Elbée tombaient frappés à mort. Marigny et Chanteleine firent des prodiges de valeur, mais les colonnes républicaines les serraient de près ; il fallut songer alors à repasser la Loire avec une armée fugitive qui comptait encore quarante mille hommes en état de combattre.
Le fleuve fut franchi au milieu d’une extrême confusion. Chanteleine et les siens rallièrent l’armée de La Rochejaquelein, qui venait d’être nommé généralissime, et là, malgré Kléber, les Blancs remportèrent une grande victoire devant Lavai, la dernière de cette héroïque campagne.
En effet, les Blancs étaient désorganisés. Chanteleine travailla de son mieux à refaire l’armée royale ; il n’en avait ni le temps ni les moyens. Marceau venait d’être nommé général en chef par le Comité de salut public, et il poursuivait les royalistes avec une extrême vigueur. La Rochejaquelein, Marigny, Chanteleine, durent se replier sur le Mans, puis se rejeter dans Lavai, d’où ils furent chassés une troisième fois, et fuir enfin vers Ancenis, afin de repasser sur la rive gauche de la Loire.
Mais pas un pont, pas un bateau ; la masse désespérée des paysans descendit la rive droite du fleuve, et, ne pouvant regagner la Vendée, les fuyards n’eurent d’autre ressource que de se jeter sur la Bretagne. À Blain, ils remportèrent un dernier avantage d’arrière-garde, et se précipitèrent vers Savenay.
Le comte de Chanteleine n’avait pas un seul instant failli à son devoir ; ce fut pendant la journée du 22 décembre que Marigny et lui, suivis d’une foule effarée, arrivèrent devant la ville ; ils s’embusquèrent avec une poignée de Vendéens dans deux petits bois qui couvrent Savenay.
– C’est ici qu’il faut mourir, dit Chanteleine.
Quelques heures plus tard, parurent Kléber et l’avant-garde républicaine ; le général lança trois compagnies sur les gars de Marigny et de Chanteleine ; malgré leurs efforts opiniâtres, il les débusqua et les força de rentrer dans la ville. Puis il s’arrêta, et ne fit plus un pas en avant. Marceau et Westerman le pressèrent d’attaquer ; mais Kléber, voulant donner le temps à toute l’armée royale de se concentrer dans Savenay, ne bougea pas. Il disposa ses troupes en croissant, sur les hauteurs voisines, et il attendit patiemment l’heure d’écraser les Blancs d’un seul coup.
La nuit qui vint fut sinistre et silencieuse. On sentait que le dénouement de cette guerre était proche. Les chefs royalistes se réunirent dans un conseil suprême. Il n’y avait plus rien à attendre que de l’énergie du désespoir ; pas de quartier à espérer, pas de reddition à tenter, toute fuite impossible, il fallait donc se battre, et, pour mieux se battre, attaquer.
Le lendemain, le 23 décembre, ou, pour parler le langage du calendrier républicain, le 3 nivôse de l’an II, à huit heures du matin, les Blancs se jetèrent sur les Bleus.
Il faisait un temps affreux ; une pluie froide et glaciale tombait à torrents ; les marais étaient chargés de brouillards ; la Loire disparaissait sous la brume ; le combat allait se livrer dans la boue.
Quoique inférieurs en nombre, les Vendéens attaquèrent avec une irrésistible ardeur. Aux cris de Vive le roi ! répondaient les cris de Vive la République ! Le choc fut terrible ; l’avant-garde républicaine plia ; le désordre se mit dans les premiers rangs des Bleus, qui refluèrent jusqu’au quartier général de Kléber. Les munitions vinrent à leur manquer.
– Nous n’avons plus de cartouches ! crièrent quelques soldats à leur général.
– Eh bien ! les enfants, à coups de crosse ! répondit Kléber.
Et en même temps il lança un bataillon du 31e ; les chevaux manquaient comme les munitions ; mais le général républicain, faisant une cavalerie de son état-major, jeta ses officiers sur l’ennemi.
Les Blancs commencèrent alors à rompre, il leur fallut rentrer dans Savenay où ils furent poursuivis à outrance. En vain firent-ils des prodiges de valeur, ils durent céder au nombre. Piron, Lyrot furent tués, les armes à la main. Fleuriot, après avoir vainement essayé de rallier ses bandes éparses, dut percer l’armée républicaine pour se précipiter avec une poignée d’hommes dans les forêts voisines.
Pendant ce temps Marigny et Chanteleine luttaient avec désespoir ; mais les rangs des paysans s’éclaircissaient, la mort et la fuite creusaient des vides.
– Tout est perdu ! dit Marigny au comte de Chanteleine, qui combattait en héros à ses côtés.
Le comte était un homme âgé de quarante-cinq ans à peu près, d’une belle stature, la figure noble, hardie, mais triste sous la poudre et le sang, superbe à voir, malgré ses vêtements souillés ; il tenait d’une main un pistolet déchargé, de l’autre son sabre sanglant et faussé ; il venait de rejoindre Marigny, après avoir fait une trouée dans les rangs républicains.
– Il n’y a plus à nous défendre, dit Marigny.
– Non ! non ! répondit le comte avec un geste de désespoir, mais ces femmes, ces enfants, ces vieillards dont regorge la ville, les abandonnerons-nous ?
– Non pas, Chanteleine ! mais où les diriger ?
– Sur la route de Guérande.
– Va donc ! entraîne-les à ta suite.
– Mais toi !
– Moi ! je vous protégerai tous de mes derniers coups de canon.
– Au revoir, Marigny.
– Adieu, Chanteleine.
Les deux officiers se serrèrent la main. Chanteleine se précipita dans la ville, et bientôt une longue colonne de fuyards quitta Savenay sous ses ordres en descendant vers Guérande.
– À moi, les gars ! avait crié Marigny en se séparant de son compagnon d’armes.
À ce cri, les paysans rallièrent leur chef, traînant avec eux deux pièces de huit ; Marigny les établit sur une hauteur, de manière à couvrir la retraite ; deux mille hommes, les seuls survivants de son armée, l’entouraient, prêts à se faire hacher.
Mais ils ne purent tenir contre la masse des républicains. Après deux heures d’une lutte suprême, les derniers Blancs, décimés, durent se débander, et ils s’élancèrent à travers la campagne.
Ce jour-là, 23 décembre 1793, la grande armée catholique et royale avait fini d’exister.
Une immense foule effrayée, éperdue, fuyait du côté de Guérande ; elle descendait les pentes de la ville comme un torrent, se heurtant aux angles, et rejaillissait au-delà du talus. Plus d’un achevait là de mourir, que le sabre des Bleus avait mutilé pendant la bataille. La confusion était inexprimable.
Cependant, en moins d’une heure, la ville fut entièrement évacuée ; la résistance de Marigny avait donné aux fuyards le temps de rassembler femmes, vieillards, enfants et de les pousser sur la route. Ils pouvaient entendre au-dessus de leur tête le canon qui protégeait la retraite. Mais quand celui-ci vint à se taire, les Blancs accueillirent son silence par des cris de désespoir. Ils allaient avoir à leurs trousses toute l’armée ennemie. En effet, des coups de fusil plus nombreux, plus rapprochés, éclatèrent bientôt sur les flancs de la longue colonne, et les malheureux tombèrent en grand nombre pour ne plus se relever.
Le spectacle de cette débandade est impossible à décrire ; la pluie redoublait au milieu d’un brouillard illuminé çà et là par les coups de feu, d’immenses mares d’eau mêlées d’un sang vif coupaient la route. Mais, coûte que coûte, il fallait les franchir. La seule chance de salut était en avant ; à droite, des marais immenses, à gauche, le fleuve grossi et débordé ; impossible de s’écarter de la ligne droite, et si quelque royaliste désespéré se fût jeté du côté de la Loire, il eût trouvé ses bords encore encombrés des cadavres de Carrier.
Les généraux républicains harcelaient les fugitifs, les décimant ou les dispersant ; les blessés, les vieillards, les femmes retardaient la marche du funèbre convoi ; des enfants nés de la veille étaient exposés nus à toutes les rigueurs de la saison ; les mères n’avaient pas de quoi les couvrir ; la faim et le froid ajoutaient leurs tortures à toutes ces souffrances ; les bestiaux qui fuyaient par la même route dominaient la tempête de leurs mugissements, et souvent, pris d’insurmontables terreurs, ils donnaient tête baissée à travers les groupes et faisaient de leurs cornes des trouées sanglantes dans la foule.
Là, au milieu de cet encombrement, les rangs, les classes, tout se confondait ; un grand nombre de jeunes femmes des plus nobles familles de la Vendée, de l’Anjou, du Poitou, de la Bretagne, celles qui avaient suivi leurs frères, leurs pères, leurs maris pendant la grande guerre, partageaient la souffrance des plus humbles paysannes. Quelques-unes de ces vaillantes filles, d’une bravoure à toute épreuve, protégeaient elles-mêmes les flancs de la colonne. Souvent, l’une d’elles s’écriait :
– Au feu ! les Vendéennes !
Alors, à la façon des Blancs, elles s’égayaient parmi les halliers de la route, et faisaient le coup de fusil avec les soldats républicains.
Cependant, la nuit approchait ; le comte de Chanteleine, sans songer à lui, encourageait ces infortunés ; il relevait les uns qui s’embourbaient, les autres que trahissaient leurs forces ; il se demandait si l’obscurité protégerait les fuyards ou permettrait à leurs ennemis de les achever. Son cœur saignait à la vue de tant de souffrances, et des larmes lui venaient aux yeux ; il ne pouvait accoutumer ses regards à ce sinistre spectacle.
Pourtant, il en avait bien vu, pendant cette guerre de dix mois ; au premier soulèvement de Saint-Florent, quittant son château de Chanteleine, sa femme, sa fille, tout ce qu’il aimait, il vola à la défense de l’autel. Audacieux, dévoué, héroïque, le premier au feu à tous les combats de l’armée royale, il était de ces gens qui firent dire au général Beaupuy :
– Des troupes qui ont vaincu de tels Français peuvent se flatter de vaincre tous les peuples de l’Europe réunis contre un seul.
Cependant, sa tâche n’était pas finie avec la défaite de Savenay ; il se tenait en queue de l’immense colonne, activant, pressant les rangs des fugitifs, brûlant ses dernières cartouches et repoussant du sabre les Bleus trop avancés. Mais, en dépit de tout, il voyait ses compagnons tomber peu à peu en arrière, et il entendait leurs cris pendant qu’on les égorgeait dans l’ombre.
Alors, les bras étendus, il poussait cette foule sur la route de Guérande, il l’exhortait, il la pressait de ses paroles !
– Mais allez donc ! disait-il aux retardataires.
– Mon officier, je n’en puis plus, lui répondait l’un.
– Je meurs, s’écriait un autre.
– À moi ! à moi ! faisait une femme qu’une balle ennemie venait de frapper à ses côtés.
– Ma fille ! ma fille ! s’écriait une mère brusquement séparée de son enfant.
Le comte de Chanteleine, consolant, soutenant, aidant, allait de l’un à l’autre ; mais il se sentait débordé.
Vers quatre heures du soir, il fut rejoint par un paysan, qu’il reconnut, malgré l’obscurité et le brouillard.
– Kernan ! s’écria-t-il.
– Oui ! notre maître.
– Vivant !
– Oui ! mais marchons ! marchons ! répondit le paysan en essayant d’entraîner le comte.
– Et ces malheureux, dit celui-ci, montrant les groupes épars, nous ne pouvons les abandonner !
– Votre courage n’y fera rien, notre maître !... Venez ! venez !
– Kernan ! que me veux-tu ?
– Je veux vous dire que de grands malheurs vous attendent !
– Moi ?
– Oui ! notre maître. Mme la comtesse, ma nièce Marie...
– Ma femme ! ma fille ! s’écria le comte en saisissant le bras de Kernan.
– Oui ! j’ai vu Karval !
– Karval ! s’écria le comte, entraînant hors de la foule l’homme qui lui parlait.
C’était un paysan coiffé d’un bonnet de laine brune ; par-dessus, un chapeau à large bord, entouré d’un chapelet, maintenait dans l’ombre sa figure énergique et rude : ses longs cheveux souillés de sang retombaient sur ses larges épaules ; des braies de toile descendaient en plis flottants jusqu’à ses genoux nus et rouges de froid ; au-dessous, des guêtres drapées se rattachaient par des jarretières multicolores ; ses pieds, engouffrés dans d’énormes sabots à demi brisés, reposaient sur une litière de paille et de sang. Une peau de bique jetée sur le dos du Breton complétait son costume ; le manche d’un coutelas sortait de sa ceinture à large boucle, et de la main droite il tenait son fusil par le milieu du canon.
Ce paysan devait être d’une extrême vigueur ; en effet, il passait dans son pays pour avoir une force formidable, surhumaine ; on citait de lui des traits étonnants, et jamais le terrible lutteur n’avait trouvé son maître dans les pardons de Bretagne.
Ses vêtements déchirés, souillés, ensanglantés, disaient assez la part qu’il avait prise aux derniers combats de l’armée catholique.
Il suivit le comte de Chanteleine à grands pas ; celui-ci, pour se frayer un chemin plus rapide, prit par les douves à demi pleines d’eau et de fange. Les paroles que venait de prononcer Kernan l’avaient épouvanté. Lorsqu’il eut gagné la tête de la colonne, il se trouva près d’un petit bois, une sorte de taillis, dans lequel il poussa le Breton, et d’une voix altérée il lui dit :
– Tu as vu Karval ?
– Oui ! notre maître !
– Où ?
– Dans la mêlée ! parmi les Bleus !
– Et t’a-t-il reconnu ?
– Oui !
– Et il t’a parlé ?
– Oui, après avoir déchargé des pistolets sur moi.
– Tu n’es pas blessé ? s’écria vivement le comte.
– Non ! pas encore ! répondit le Breton avec un triste sourire.
– Et que t’a dit ce misérable ?