Le Comte de Monte-Cristo - Tome II - Dumas Alexandre - E-Book

Le Comte de Monte-Cristo - Tome II E-Book

Dumas Alexandre

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Beschreibung

Un des romans les plus connus de Dumas: Edmond Dantès, envoyé en prison suite à une machination, va revenir après de longues années d'incarcération au château d'If, pour se venger de ceux qui ont monté ce complot contre lui...

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Le Comte de Monte-Cristo - Tome II

Alexandre Dumas

Publication: 1845Catégorie(s): Fiction, Historique, XIXe siècle
A Propos Dumas:

Alexandre Dumas, père, born Dumas Davy de la Pailleterie (July 24, 1802 – December 5, 1870) was a French writer, best known for his numerous historical novels of high adventure which have made him one of the most widely read French authors in the world. Many of his novels, including The Count of Monte Cristo, The Three Musketeers, and The Man in the Iron Mask were serialized, and he also wrote plays and magazine articles and was a prolific correspondent. 

XXXII – Réveil.

Lorsque Franz revint à lui, les objets extérieurs semblaient une seconde partie de son rêve ; il se crut dans un sépulcre où pénétrait à peine, comme un regard de pitié, un rayon de soleil ; il étendit la main et sentit de la pierre ; il se mit sur son séant : il était couché dans son burnous, sur un lit de bruyères sèches fort doux et fort odoriférant.

Toute vision avait disparu, et, comme si les statues n’eussent été que des ombres sorties de leurs tombeaux pendant son rêve, elles s’étaient enfuies à son réveil.

Il fit quelques pas vers le point d’où venait le jour ; à toute l’agitation du songe succédait le calme de la réalité. Il se vit dans une grotte, s’avança du côté de l’ouverture, et à travers la porte cintrée aperçut un ciel bleu et une mer d’azur. L’air et l’eau resplendissaient aux rayons du soleil du matin ; sur le rivage, les matelots étaient assis causant et riant ; à dix pas en mer la barque se balançait gracieusement sur son ancre.

Alors il savoura quelque temps cette brise fraîche qui lui passait sur le front ; il écouta le bruit affaibli de la vague qui se mouvait sur le bord et laissait sur les roches une dentelle d’écume blanche comme de l’argent ; il se laissa aller sans réfléchir, sans penser à ce charme divin qu’il y a dans les choses de la nature, surtout lorsqu’on sort d’un rêve fantastique ; puis peu à peu cette vie du dehors, si calme, si pure, si grande, lui rappela l’invraisemblance de son sommeil, et les souvenirs commencèrent à rentrer dans sa mémoire.

Il se souvint de son arrivée dans l’île, de sa présentation à un chef de contrebandiers, d’un palais souterrain plein de splendeurs, d’un souper excellent et d’une cuillerée de haschich.

Seulement, en face de cette réalité de plein jour, il lui semblait qu’il y avait au moins un an que toutes ces choses s’étaient passées, tant le rêve qu’il avait fait était vivant dans sa pensée et prenait d’importance dans son esprit. Aussi de temps en temps son imagination faisait asseoir au milieu des matelots, ou traverser un rocher, ou se balancer sur la barque, une de ces ombres qui avaient étoilé sa nuit de leurs baisers. Du reste, il avait la tête parfaitement libre et le corps parfaitement reposé : aucune lourdeur dans le cerveau, mais, au contraire, un certain bien-être général, une faculté d’absorber l’air et le soleil plus grande que jamais.

Il s’approcha donc gaiement de ses matelots.

Dès qu’ils le revirent ils se levèrent, et le patron s’approcha de lui.

« Le seigneur Simbad, lui dit-il, nous a chargés de tous ses compliments pour Votre Excellence, et nous a dit de lui exprimer le regret qu’il a de ne pouvoir prendre congé d’elle ; mais il espère que vous l’excuserez quand vous saurez qu’une affaire très pressante l’appelle à Malaga.

– Ah çà ! mon cher Gaetano, dit Franz, tout cela est donc véritablement une réalité : il existe un homme qui m’a reçu dans cette île, qui m’y a donné une hospitalité royale, et qui est parti pendant mon sommeil ?

– Il existe si bien, que voilà son petit yacht qui s’éloigne, toutes voiles dehors, et que, si vous voulez prendre votre lunette d’approche, vous reconnaîtrez selon toute probabilité, votre hôte au milieu de son équipage. »

Et, en disant ces paroles, Gaetano étendait le bras dans la direction d’un petit bâtiment qui faisait voile vers la pointe méridionale de la Corse.

Franz tira sa lunette, la mit à son point de vue, et la dirigea vers l’endroit indiqué.

Gaetano ne se trompait pas. Sur l’arrière du bâtiment, le mystérieux étranger se tenait debout tourné de son côté, et tenant comme lui une lunette à la main ; il avait en tout point le costume sous lequel il était apparu la veille à son convive, et agitait son mouchoir en signe d’adieu.

Franz lui rendit son salut en tirant à son tour son mouchoir et en l’agitant comme il agitait le sien.

Au bout d’une seconde, un léger nuage de fumée se dessina à la poupe du bâtiment, se détacha gracieusement de l’arrière et monta lentement vers le ciel ; puis une faible détonation arriva jusqu’à Franz.

« Tenez, entendez-vous, dit Gaetano, le voilà qui vous dit adieu ! »

Le jeune homme prit sa carabine et la déchargea en l’air, mais sans espérance que le bruit pût franchir la distance qui séparait le yacht de la côte.

« Qu’ordonne Votre Excellence ? dit Gaetano.

– D’abord que vous m’allumiez une torche.

– Ah ! oui, je comprends, reprit le patron, pour chercher l’entrée de l’appartement enchanté. Bien du plaisir, Excellence, si la chose vous amuse, et je vais vous donner la torche demandée. Moi aussi, j’ai été possédé de l’idée qui vous tient, et je m’en suis passé la fantaisie trois ou quatre fois ; mais j’ai fini par y renoncer. Giovanni, ajouta-t-il, allume une torche et apporte-la à Son Excellence. »

Giovanni obéit. Franz prit la torche et entra dans le souterrain, suivi de Gaetano.

Il reconnut la place où il s’était réveillé à son lit de bruyères encore tout froissé ; mais il eut beau promener sa torche sur toute la surface extérieure de la grotte il ne vit rien, si ce n’est, à des traces de fumée, que d’autres avant lui avaient déjà tenté inutilement la même investigation.

Cependant il ne laissa pas un pied de cette muraille granitique, impénétrable comme l’avenir, sans l’examiner ; il ne vit pas une gerçure qu’il n’y introduisît la lame de son couteau de chasse ; il ne remarqua pas un point saillant qu’il n’appuyât dessus, dans l’espoir qu’il céderait ; mais tout fut inutile, et il perdit, sans aucun résultat, deux heures à cette recherche.

Au bout de ce temps, il y renonça ; Gaetano était triomphant.

Quand Franz revint sur la plage, le yacht n’apparaissait plus que comme un petit point blanc à l’horizon, il eut recours à sa lunette, mais même avec l’instrument il était impossible de rien distinguer.

Gaetano lui rappela qu’il était venu pour chasser des chèvres, ce qu’il avait complètement oublié. Il prit son fusil et se mit à parcourir l’île de l’air d’un homme qui accomplit un devoir plutôt qu’il ne prend un plaisir, et au bout d’un quart d’heure il avait tué une chèvre et deux chevreaux. Mais ces chèvres, quoique sauvages et alertes comme des chamois, avaient une trop grande ressemblance avec nos chèvres domestiques, et Franz ne les regardait pas comme un gibier.

Puis des idées bien autrement puissantes préoccupaient son esprit. Depuis la veille il était véritablement le héros d’un conte des Mille et une Nuits, et invinciblement il était ramené vers la grotte.

Alors, malgré l’inutilité de sa première perquisition, il en recommença une seconde, après avoir dit à Gaetano de faire rôtir un des deux chevreaux. Cette seconde visite dura assez longtemps, car lorsqu’il revint le chevreau était rôti et le déjeuner était prêt.

Franz s’assit à l’endroit où la veille, on était venu l’inviter à souper de la part de cet hôte mystérieux, et il aperçut encore comme une mouette bercée au sommet d’une vague, le petit yacht qui continuait de s’avancer vers la Corse.

« Mais, dit-il à Gaetano, vous m’avez annoncé que le seigneur Simbad faisait voile pour Malaga, tandis qu’il me semble à moi qu’il se dirige directement vers Porto-Vecchio.

– Ne vous rappelez-vous plus, reprit le patron, que parmi les gens de son équipage je vous ai dit qu’il y avait pour le moment deux bandits corses ?

– C’est vrai ! et il va les jeter sur la côte ? dit Franz.

– Justement. Ah ! c’est un individu, s’écria Gaetano, qui ne craint ni Dieu ni diable, à ce qu’on dit, et qui se dérangera de cinquante lieues de sa route pour rendre service à un pauvre homme.

– Mais ce genre de service pourrait bien le brouiller avec les autorités du pays où il exerce ce genre de philanthropie, dit Franz.

– Ah ! bien, dit Gaetano en riant, qu’est-ce que ça lui fait, à lui, les autorités ! il s’en moque pas mal ! On n’a qu’à essayer de le poursuivre. D’abord son yacht n’est pas un navire, c’est un oiseau, et il rendrait trois nœuds sur douze à une frégate ; et puis il n’a qu’à se jeter lui-même à la côte, est-ce qu’il ne trouvera pas partout des amis ? »

Ce qu’il y avait de plus clair dans tout cela, c’est que le seigneur Simbad, l’hôte de Franz, avait l’honneur d’être en relation avec les contrebandiers et les bandits de toutes les côtes de la Méditerranée ; ce qui ne laissait pas que d’établir pour lui une position assez étrange.

Quant à Franz, rien ne le retenait plus à Monte-Cristo, il avait perdu tout espoir de trouver le secret de la grotte, il se hâta donc de déjeuner en ordonnant à ses hommes de tenir leur barque prête pour le moment où il aurait fini.

Une demi-heure après, il était à bord.

Il jeta un dernier regard, sur le yacht ; il était prêt à disparaître dans le golfe de Porto-Vecchio.

Il donna le signal du départ.

Au moment où la barque se mettait en mouvement, le yacht disparaissait. Avec lui s’effaçait la dernière réalité de la nuit précédente : aussi souper, Simbad, haschich et statues, tout commençait, pour Franz, à se fondre dans le même rêve. La barque marcha toute la journée et toute la nuit ; et le lendemain, quand le soleil se leva, c’était l’île de Monte-Cristo qui avait disparu à son tour. Une fois que Franz eut touché la terre, il oublia, momentanément du moins, les événements qui venaient de se passer pour terminer ses affaires de plaisir et de politesse à Florence, et ne s’occuper que de rejoindre son compagnon, qui l’attendait à Rome.

Il partit donc, et le samedi soir il arriva à la place de la Douane par la malle-poste.

L’appartement, comme nous l’avons dit, était retenu d’avance, il n’y avait donc plus qu’à rejoindre l’hôtel de maître Pastrini ; ce qui n’était pas chose très facile, car la foule encombrait les rues, et Rome était déjà en proie à cette rumeur sourde et fébrile qui précède les grands événements. Or, à Rome, il y a quatre grands événements par an : le carnaval, la semaine sainte, la Fête-Dieu et la Saint-Pierre.

Tout le reste de l’année, la ville retombe dans sa morne apathie, état intermédiaire entre la vie et la mort, qui la rend semblable à une espèce de station entre ce monde et l’autre, station sublime, halte pleine de poésie et de caractère que Franz avait déjà faite cinq ou six fois, et qu’à chaque fois il avait trouvée plus merveilleuse et plus fantastique encore.

Enfin, il traversa cette foule toujours plus grossissante et plus agitée et atteignit l’hôtel. Sur sa première demande, il lui fut répondu, avec cette impertinence particulière aux cochers de fiacre retenus et aux aubergistes au complet, qu’il n’y avait plus de place pour lui à l’hôtel de Londres. Alors il envoya sa carte à maître Pastrini, et se fit réclamer d’Albert de Morcerf. Le moyen réussi, et maître Pastrini accourut lui-même, s’excusant d’avoir fait attendre Son Excellence, grondant ses garçons, prenant le bougeoir de la main du cicérone qui s’était déjà emparé du voyageur, et se préparait à le mener près d’Albert, quand celui-ci vint à sa rencontre.

L’appartement retenu se composait de deux petites chambres et d’un cabinet. Les deux chambres donnaient sur la rue, circonstance que maître Pastrini fit valoir comme y ajoutant un mérite inappréciable. Le reste de l’étage était loué à un personnage fort riche, que l’on croyait Sicilien ou Maltais ; l’hôtelier ne put pas dire au juste à laquelle des deux nations appartenait ce voyageur.

« C’est fort bien, maître Pastrini, dit Franz, mais il nous faudrait tout de suite un souper quelconque pour ce soir, et une calèche pour demain et les jours suivants.

– Quant au souper, répondit l’aubergiste, vous allez être servis à l’instant même ; mais quant à la calèche…

– Comment ! quant à la calèche ! s’écria Albert. Un instant, un instant ! ne plaisantons pas, maître Pastrini ! il nous faut une calèche.

– Monsieur, dit l’aubergiste, on fera tout ce qu’on pourra pour vous en avoir une. Voilà tout ce que je puis vous dire.

– Et quand aurons-nous la réponse ? demanda Franz.

– Demain matin, répondit l’aubergiste.

– Que diable ! dit Albert, on la paiera plus cher, voilà tout : on sait ce que c’est ; chez Drake ou Aaron vingt-cinq francs pour les jours ordinaires et trente ou trente-cinq francs pour les dimanches et fêtes ; mettez cinq francs par jour de courtage, cela fera quarante et n’en parlons plus.

– J’ai bien peur que ces messieurs, même en offrant le double, ne puissent pas s’en procurer.

– Alors qu’on fasse mettre des chevaux à la mienne ; elle est un peu écornée par le voyage, mais n’importe.

– On ne trouvera pas de chevaux. »

Albert regarda Franz en homme auquel on fait une réponse qui lui paraît incompréhensible.

« Comprenez-vous cela, Franz ! pas de chevaux, dit-il ; mais des chevaux de poste, ne pourrait-on pas en avoir ?

– Ils sont tous loués depuis quinze jours, et il ne reste maintenant que ceux absolument nécessaires au service.

– Que dites-vous de cela ? demanda Franz.

– Je dis que ; lorsqu’une chose passe mon intelligence, j’ai l’habitude de ne pas m’appesantir sur cette chose et de passer à une autre. Le souper est-il prêt, maître Pastrini ?

– Oui, Excellence.

– Eh bien, soupons d’abord.

– Mais la calèche et les chevaux ? dit Franz.

– Soyez tranquille, cher ami, ils viendront tout seuls ; il ne s’agira que d’y mettre le prix. »

Et Morcerf, avec cette admirable philosophie qui ne croit rien impossible tant qu’elle sent sa bourse ronde ou son portefeuille garni, soupa, se coucha, s’endormit sur les deux oreilles, et rêva qu’il courait le carnaval dans une calèche à six chevaux.

XXXIII – Bandits romains.

Le lendemain, Franz se réveilla le premier, et aussitôt réveillé, sonna.

Le tintement de la clochette vibrait encore, lorsque maître Pastrini entra en personne.

« Eh bien, dit l’hôte triomphant, et sans même attendre que Franz l’interrogeât, je m’en doutais bien hier, Excellence, quand je ne voulais rien vous promettre ; vous vous y êtes pris trop tard, et il n’y a plus une seule calèche à Rome : pour les trois derniers jours, s’entend.

– Oui, reprit Franz, c’est-à-dire pour ceux où elle est absolument nécessaire.

– Qu’y a-t-il ? demanda Albert en entrant, pas de calèche ?

– Justement, mon cher ami, répondit Franz, et vous avez deviné du premier coup.

– Eh bien, voilà une jolie ville que votre ville éternelle !

– C’est-à-dire, Excellence reprit maître Pastrini, qui désirait maintenir la capitale du monde chrétien dans une certaine dignité à l’égard de ses voyageurs, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de calèche à partir de dimanche matin jusqu’à mardi soir, mais d’ici là vous en trouverez cinquante si vous voulez.

– Ah ! c’est déjà quelque chose, dit Albert ; nous sommes aujourd’hui jeudi ; qui sait, d’ici à dimanche, ce qui peut arriver ?

– Il arrivera dix à douze mille voyageurs, répondit Franz, lesquels rendront la difficulté plus grande encore.

– Mon ami, dit Morcerf, jouissons du présent et n’assombrissons pas l’avenir.

– Au moins, demanda Franz, nous pourrons avoir une fenêtre ?

– Sur quoi ?

– Sur la rue du Cours, parbleu !

– Ah ! bien oui, une fenêtre ! s’exclama maître Pastrini ; impossible ; de toute impossibilité ! Il en restait une au cinquième étage du palais Doria, et elle a été louée à un prince russe pour vingt sequins par jour. »

Les deux jeunes gens se regardaient d’un air stupéfait.

« Eh bien, mon cher, dit Franz à Albert, savez-vous ce qu’il y a de mieux à faire ? c’est de nous en aller passer le carnaval à Venise ; au moins là, si nous ne trouvons pas de voiture, nous trouverons des gondoles.

– Ah ! ma foi non ! s’écria Albert, j’ai décidé que je verrais le carnaval à Rome, et je l’y verrai, fût-ce sur des échasses.

– Tiens ! s’écria Franz, c’est une idée triomphante, surtout pour éteindre les moccoletti, nous nous déguiserons en polichinelles vampires ou en habitants des Landes, et nous aurons un succès fou.

– Leurs Excellences désirent-elles toujours une voiture jusqu’à dimanche ?

– Parbleu ! dit Albert, est-ce que vous croyez que nous allons courir les rues de Rome à pied, comme des clercs d’huissier ?

– Je vais m’empresser d’exécuter les ordres de Leurs Excellences, dit maître Pastrini : seulement je les préviens que la voiture leur coûtera six piastres par jour.

– Et moi, mon cher monsieur Pastrini, dit Franz, moi qui ne suis pas notre voisin le millionnaire, je vous préviens à mon tour, qu’attendu que c’est la quatrième fois que je viens à Rome, je sais le prix des calèches, jours ordinaires, dimanches et fêtes. Nous vous donnerons douze piastres pour aujourd’hui, demain et après-demain, et vous aurez encore un fort joli bénéfice.

– Cependant, Excellence !… dit maître Pastrini, essayant de se rebeller.

– Allez, mon cher hôte, allez, dit Franz, ou je vais moi-même faire mon prix avec votre affettatore, qui est le mien aussi, c’est un vieil ami à moi, qui m’a déjà pas mal volé d’argent dans sa vie, et qui, dans l’espérance de m’en voler encore, en passera par un prix moindre que celui que je vous offre : vous perdrez donc la différence et ce sera votre faute.

– Ne prenez pas cette peine, Excellence, dit maître Pastrini, avec ce sourire du spéculateur italien qui s’avoue vaincu, je ferai de mon mieux, et j’espère que vous serez content.

– À merveille ! voilà ce qui s’appelle parler. Quand voulez-vous la voiture ?

– Dans une heure.

– Dans une heure elle sera à la porte. »

Une heure après, effectivement, la voiture attendait les deux jeunes gens : c’était un modeste fiacre que, vu la solennité de la circonstance, on avait élevé au rang de calèche ; mais, quelque médiocre apparence qu’il eût, les deux jeunes gens se fussent trouvés bien heureux d’avoir un pareil véhicule pour les trois derniers jours.

« Excellence ! cria le cicérone en voyant Franz mettre le nez à la fenêtre, faut-il faire approcher le carrosse du palais ? »

Si habitué que fût Franz à l’emphase italienne, son premier mouvement fut de regarder autour de lui mais c’était bien à lui-même que ces paroles s’adressaient.

Franz était l’Excellence ; le carrosse, c’était le fiacre ; le palais, c’était l’hôtel de Londres.

Tout le génie laudatif de la nation était dans cette seule phrase.

Franz et Albert descendirent. Le carrosse s’approcha du palais. Leurs Excellences allongèrent leurs jambes sur les banquettes, le cicérone sauta sur le siège de derrière.

« Où Leurs Excellences veulent-elles qu’on les conduise ?

– Mais, à Saint-Pierre d’abord, et au Colisée ensuite », dit Albert en véritable Parisien.

Mais Albert ne savait pas une chose : c’est qu’il faut un jour pour voir Saint-Pierre, et un mois pour l’étudier : la journée se passa donc rien qu’à voir Saint-Pierre.

Tout à coup, les deux amis s’aperçurent que le jour baissait.

Franz tira sa montre, il était quatre heures et demie.

On reprit aussitôt le chemin de l’hôtel. À la porte, Franz donna l’ordre au cocher de se tenir prêt à huit heures. Il voulait faire voir à Albert le Colisée au clair de lune, comme il lui avait fait voir Saint-Pierre au grand jour. Lorsqu’on fait voir à un ami une ville qu’on a déjà vue, on y met la même coquetterie qu’à montrer une femme dont on a été l’amant.

En conséquence, Franz traça au cocher son itinéraire ; il devait sortir par la porte del Popolo, longer la muraille extérieure et rentrer par la porte San-Giovanni. Ainsi le Colisée leur apparaissait sans préparation aucune, et sans que le Capitole, le Forum, l’arc de Septime Sévère, le temple d’Antonin et Faustine et la Via Sacra eussent servi de degrés placés sur sa route pour le rapetisser.

On se mit à table : maître Pastrini avait promis à ses hôtes un festin excellent ; il leur donna un dîner passable : il n’y avait rien à dire.

À la fin du dîner, il entra lui-même : Franz crut d’abord que c’était pour recevoir ses compliments et s’apprêtait à les lui faire, lorsqu’aux premiers mots il l’interrompit :

« Excellence, dit-il, je suis flatté de votre approbation ; mais ce n’était pas pour cela que j’étais monté chez vous…

– Était-ce pour nous dire que vous aviez trouvé une voiture ? demanda Albert en allumant son cigare.

– Encore moins, et même, Excellence, vous ferez bien de n’y plus penser et d’en prendre votre parti. À Rome, les choses se peuvent ou ne se peuvent pas. Quand on vous a dit qu’elles ne se pouvaient pas, c’est fini.

– À Paris, c’est bien plus commode : quand cela ne se peut pas, on paie le double et l’on a à l’instant même ce que l’on demande.

– J’entends dire cela à tous les Français, dit maître Pastrini un peu piqué, ce qui fait que je ne comprends pas comment ils voyagent.

– Mais aussi, dit Albert en poussant flegmatiquement sa fumée au plafond et en se renversant balancé sur les deux pieds de derrière de son fauteuil, ce sont les fous et les niais comme nous qui voyagent ; les gens sensés ne quittent pas leur hôtel de la rue du Helder, le boulevard de Gand et le café de Paris. »

Il va sans dire qu’Albert demeurait dans la rue susdite, faisait tous les jours sa promenade fashionable, et dînait quotidiennement dans le seul café où l’on dîne, quand toutefois on est en bons termes avec les garçons.

Maître Pastrini resta un instant silencieux, il était évident qu’il méditait la réponse, qui sans doute ne lui paraissait pas parfaitement claire.

« Mais enfin, dit Franz à son tour, interrompant les réflexions géographiques de son hôte, vous étiez venu dans un but quelconque ; voulez-vous nous exposer l’objet de votre visite ?

– Ah ! c’est juste ; le voici : vous avez commandé la calèche pour huit heures ?

– Parfaitement.

– Vous avez l’intention de visiter il Colosseo ?

– C’est-à-dire le Colisée ?

– C’est exactement la même chose.

– Soit.

– Vous avez dit à votre cocher de sortir par la porte del Popolo, de faire le tour des murs et de rentrer par la porte San-Giovanni ?

– Ce sont mes propres paroles.

– Eh bien, cet itinéraire est impossible.

– Impossible !

– Ou du moins fort dangereux.

– Dangereux ! et pourquoi ?

– À cause du fameux Luigi Vampa.

– D’abord, mon cher hôte, qu’est-ce que le fameux Luigi Vampa ? demanda Albert ; il peut être très fameux à Rome, mais je vous préviens qu’il est ignoré à Paris.

– Comment ! vous ne le connaissez pas ?

– Je n’ai pas cet honneur.

– Vous n’avez jamais entendu prononcer son nom ?

– Jamais.

– Eh bien, c’est un bandit auprès duquel les Deseraris et les Gasparone sont des espèces d’enfants de chœur.

– Attention, Albert ! s’écria Franz, voilà donc enfin un bandit !

– Je vous préviens, mon cher hôte, que je ne croirai pas un mot de ce que vous allez nous dire. Ce point arrêté entre nous, parlez tant que vous voudrez, je vous écoute. « Il y avait une fois… » Eh bien, allez donc ! »

Maître Pastrini se retourna du côté de Franz, qui lui paraissait le plus raisonnable des deux jeunes gens. Il faut rendre justice au brave homme : il avait logé bien des Français dans sa vie, mais jamais il n’avait compris certain côté de leur esprit.

« Excellence, dit-il fort gravement, s’adressant, comme nous l’avons dit, à Franz, si vous me regardez comme un menteur, il est inutile que je vous dise ce que je voulais vous dire ; je puis cependant vous affirmer que c’était dans l’intérêt de Vos Excellences.

– Albert ne vous dit pas que vous êtes un menteur, mon cher monsieur Pastrini, reprit Franz, il vous dit qu’il ne vous croira pas, voilà tout. Mais, moi, je vous croirai, soyez tranquille ; parlez donc.

– Cependant, Excellence, vous comprenez bien que si l’on met en doute ma véracité…

– Mon cher, reprit Franz, vous êtes plus susceptible que Cassandre, qui cependant était prophétesse, et que personne n’écoutait ; tandis que vous, au moins, vous êtes sûr de la moitié de votre auditoire. Voyons, asseyez-vous, et dites-nous ce que c’est que M. Vampa.

– Je vous l’ai dit, Excellence, c’est un bandit, comme nous n’en avons pas encore vu depuis le fameux Mastrilla.

– Eh bien, quel rapport a ce bandit avec l’ordre que j’ai donné à mon cocher de sortir par la porte del Popolo et de rentrer par la porte San-Giovanni ?

– Il y a, répondit maître Pastrini, que vous pourrez bien sortir par l’une, mais que je doute que vous rentriez par l’autre.

– Pourquoi cela ? demanda Franz.

– Parce que, la nuit venue, on n’est plus en sûreté à cinquante pas des portes.

– D’honneur ? s’écria Albert.

– Monsieur le vicomte, dit maître Pastrini, toujours blessé jusqu’au fond du cœur du doute émis par Albert sur sa véracité, ce que je dis n’est pas pour vous, c’est pour votre compagnon de voyage, qui connaît Rome, lui, et qui sait qu’on ne badine pas avec ces choses-là.

– Mon cher, dit Albert s’adressant à Franz, voici une aventure admirable toute trouvée : nous bourrons notre calèche de pistolets, de tromblons et de fusils à deux coups. Luigi Vampa vient pour nous arrêter, nous l’arrêtons. Nous le ramenons à Rome ; nous en faisons hommage à Sa Sainteté, qui nous demande ce qu’elle peut faire pour reconnaître un si grand service. Alors nous réclamons purement et simplement un carrosse et deux chevaux de ses écuries, et nous voyons le carnaval en voiture ; sans compter que probablement le peuple romain, reconnaissant, nous couronne au Capitole et nous proclame, comme Curtius et Horatius Coclès, les sauveurs de la patrie. »

Pendant qu’Albert déduisait cette proposition, maître Pastrini faisait une figure qu’on essayerait vainement de décrire.

« Et d’abord, demanda Franz à Albert, où prendrez-vous ces pistolets, ces tromblons, ces fusils à deux coups dont vous voulez farcir votre voiture ?

– Le fait est que ce ne sera pas dans mon arsenal, dit-il, car à la Terracine, on m’a pris jusqu’à mon couteau poignard ; et à vous ?

– À moi, on m’en a fait autant à Aqua-Pendente.

– Ah çà ! mon cher hôte, dit Albert en allumant son second cigare au reste de son premier, savez-vous que c’est très commode pour les voleurs cette mesure-là, et qu’elle m’a tout l’air d’avoir été prise de compte à demi avec eux ? »

Sans doute maître Pastrini trouva la plaisanterie compromettante, car il n’y répondit qu’à moitié et encore en adressant la parole à Franz, comme au seul être raisonnable avec lequel il pût convenablement s’entendre.

« Son Excellence sait que ce n’est pas l’habitude de se défendre quand on est attaqué par des bandits.

– Comment ! s’écria Albert, dont le courage se révoltait à l’idée de se laisser dévaliser sans rien dire ; comment ! ce n’est pas l’habitude ?

– Non, car toute défense serait inutile. Que voulez-vous faire contre une douzaine de bandits qui sortent d’un fossé, d’une masure ou d’un aqueduc, et qui vous couchent en joue tous à la fois ?

– Eh sacrebleu ! je veux me faire tuer ! » s’écria Albert.

L’aubergiste se tourna vers Franz d’un air qui voulait dire : Décidément, Excellence, votre camarade est fou.

« Mon cher Albert, reprit Franz, votre réponse est sublime, et vaut le Qu’il mourût du vieux Corneille : seulement, quand Horace répondait cela, il s’agissait du salut de Rome, et la chose en valait la peine. Mais quant à nous, remarquez qu’il s’agit simplement d’un caprice à satisfaire, et qu’il serait ridicule, pour un caprice, de risquer notre vie.

– Ah ! per Bacco ! s’écria maître Pastrini, à la bonne heure, voilà ce qui s’appelle parler. »

Albert se versa un verre de lacryma Christi, qu’il but à petits coups, en grommelant des paroles inintelligibles.

« Eh bien, maître Pastrini, reprit Franz, maintenant que voilà mon compagnon calmé, et que vous avez pu apprécier mes dispositions pacifiques, maintenant, voyons qu’est-ce que le seigneur Luigi Vampa ? Est-il berger ou patricien ? est-il jeune ou vieux ? est-il petit ou grand ? Dépeignez-nous le, afin que si nous le rencontrions par hasard dans le monde, comme Jean Sbogar ou Lara, nous puissions au moins le reconnaître.

– Vous ne pouvez pas mieux vous adresser qu’à moi, Excellence, pour avoir des détails exacts, car j’ai connu Luigi Vampa tout enfant ; et, un jour que j’étais tombé moi-même entre ses mains, en allant de Ferentino à Alatri, il se souvint, heureusement pour moi, de notre ancienne connaissance ; il me laissa aller, non seulement sans me faire payer de rançon, mais encore après m’avoir fait cadeau d’une fort belle montre et m’avoir raconté son histoire.

– Voyons la montre », dit Albert.

Maître Pastrini tira de son gousset une magnifique Breguet portant le nom de son auteur, le timbre de Paris et une couronne de comte.

« Voilà, dit-il.

– Peste ! fit Albert je vous en fais mon compliment ; j’ai la pareille à peu près il tira sa montre de la poche de son gilet et elle m’a coûté trois mille francs.

– Voyons l’histoire, dit Franz à son tour, en tirant un fauteuil et en faisant signe à maître Pastrini de s’asseoir.

– Leurs Excellences permettent ? dit l’hôte.

– Pardieu ! dit Albert, vous n’êtes pas un prédicateur, mon cher, pour parler debout. »

L’hôtelier s’assit, après avoir fait à chacun de ses futurs auditeurs un salut respectueux, lequel avait pour but d’indiquer qu’il était prêt à leur donner sur Luigi Vampa les renseignements qu’ils demandaient.

« Ah çà, fit Franz, arrêtant maître Pastrini au moment où il ouvrait la bouche, vous dites que vous avez connu Luigi Vampa tout enfant ; c’est donc encore un jeune homme ?

– Comment, un jeune homme ! je crois bien ; il a vingt-deux ans à peine ! Oh ! c’est un gaillard qui ira loin, soyez tranquille !

– Que dites-vous de cela, Albert ? c’est beau, à vingt-deux ans, de s’être déjà fait une réputation, dit Franz.

– Oui, certes, et, à son âge, Alexandre, César et Napoléon, qui depuis ont fait un certain bruit dans le monde, n’étaient pas si avancés que lui.

– Ainsi, reprit Franz, s’adressant à son hôte, le héros dont nous allons entendre l’histoire n’a que vingt-deux ans.

– À peine, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire.

– Est-il grand ou petit ?

– De taille moyenne : à peu près comme Son Excellence, dit l’hôte en montrant Albert.

– Merci de la comparaison, dit celui-ci en s’inclinant.

– Allez toujours, maître Pastrini, reprit Franz, souriant de la susceptibilité de son ami. Et à quelle classe de la société appartenait-il ?

– C’était un simple petit pâtre attaché à la ferme du comte de San-Felice, située entre Palestrina et le lac de Gabri. Il était né à Pampinara, et était entré à l’âge de cinq ans au service du comte. Son père, berger lui-même à Anagni, avait un petit troupeau à lui ; et vivait de la laine de ses moutons et de la récolte faite avec le lait de ses brebis, qu’il venait vendre à Rome.

« Tout enfant, le petit Vampa avait un caractère étrange. Un jour, à l’âge de sept ans, il était venu trouver le curé de Palestrina, et l’avait prié de lui apprendre à lire. C’était chose difficile ; car le jeune pâtre ne pouvait pas quitter son troupeau. Mais le bon curé allait tous les jours dire la messe dans un pauvre petit bourg trop peu considérable pour payer un prêtre, et qui, n’ayant pas même de nom, était connu sous celui dell’Borgo. Il offrit à Luigi de se trouver sur son chemin à l’heure de son retour et de lui donner ainsi sa leçon, le prévenant que cette leçon serait courte et qu’il eût par conséquent à en profiter.

« L’enfant accepta avec joie.

« Tous les jours, Luigi menait paître son troupeau sur la route de Palestrina au Borgo ; tous les jours, à neuf heures du matin, le curé passait, le prêtre et l’enfant s’asseyaient sur le revers d’un fossé, et le petit pâtre prenait sa leçon dans le bréviaire du curé.

« Au bout de trois mois, il savait lire.

« Ce n’était pas tout, il lui fallait maintenant apprendre à écrire.

« Le prêtre fit faire par un professeur d’écriture de Rome trois alphabets : un en gros, un en moyen, et un en fin, et il lui montra qu’en suivant cet alphabet sur une ardoise il pouvait, à l’aide d’une pointe de fer, apprendre à écrire.

« Le même soir, lorsque le troupeau fut rentré à la ferme, le petit Vampa courut chez le serrurier de Palestrina, prit un gros clou, le forgea, le martela, l’arrondit, et en fit une espèce de stylet antique.

« Le lendemain, il avait réuni une provision d’ardoises et se mettait à l’œuvre.

« Au bout de trois mois, il savait écrire.

« Le curé, étonné de cette profonde intelligence et touché de cette aptitude, lui fit cadeau de plusieurs cahiers de papier, d’un paquet de plumes et d’un canif.

« Ce fut une nouvelle étude à faire, mais étude qui n’était rien auprès de la première. Huit jours après, il maniait la plume comme il maniait le stylet.

« Le curé raconta cette anecdote au comte de San-Felice, qui voulut voir le petit pâtre, le fit lire et écrire devant lui, ordonna à son intendant de le faire manger avec les domestiques, et lui donna deux piastres par mois.

« Avec cet argent, Luigi acheta des livres et des crayons.

« En effet, il avait appliqué à tous les objets cette facilité d’imitation qu’il avait, et, comme Giotto enfant, il dessinait sur ses ardoises ses brebis, les arbres, les maisons.

« Puis, avec la pointe de son canif, il commença à tailler le bois et à lui donner toutes sortes de formes. C’est ainsi que Pinelli, le sculpteur populaire, avait commencé.

« Une jeune fille de six ou sept ans, c’est-à-dire un peu plus jeune que Vampa, gardait de son côté les brebis dans une ferme voisine de Palestrina ; elle était orpheline, née à Valmontone, et s’appelait Teresa.

« Les deux enfants se rencontraient, s’asseyaient l’un près de l’autre, laissaient leurs troupeaux se mêler et paître ensemble, causaient, riaient et jouaient puis, le soir, on démêlait les moutons du comte de San-Felice d’avec ceux du baron de Cervetri, et les enfants se quittaient pour revenir à leur ferme respective, en se promettant de se retrouver le lendemain matin.

« Le lendemain ils tenaient parole, et grandissaient ainsi côte à côte.

« Vampa atteignit douze ans, et la petite Teresa onze.

« Cependant, leurs instincts naturels se développaient.

« À côté du goût des arts que Luigi avait poussé aussi loin qu’il le pouvait faire dans l’isolement, il était triste par boutade, ardent par secousse, colère par caprice, railleur toujours. Aucun des jeunes garçons de Pampinara, de Palestrina ou de Valmontone n’avait pu non seulement prendre aucune influence sur lui, mais encore devenir son compagnon. Son tempérament volontaire, toujours disposé à exiger sans jamais vouloir se plier à aucune concession, écartait de lui tout mouvement amical, toute démonstration sympathique. Teresa seule commandait d’un mot, d’un regard, d’un geste à ce caractère entier qui pliait sous la main d’une femme, et qui, sous celle de quelque homme que ce fût, se serait raidi jusqu’à rompre.

« Teresa était, au contraire, vive, alerte et gaie, mais coquette à l’excès, les deux piastres que donnait à Luigi l’intendant du comte de San-Felice, le prix de tous les petits ouvrages sculptés qu’il vendait aux marchands de joujoux de Rome passaient en boucles d’oreilles de perles, en colliers de verre, en aiguilles d’or. Aussi, grâce à cette prodigalité de son jeune ami, Teresa était-elle la plus belle et la plus élégante paysanne des environs de Rome.

« Les deux enfants continuèrent à grandir, passant toutes leurs journées ensemble, et se livrant sans combat aux instincts de leur nature primitive. Aussi, dans leurs conversations, dans leurs souhaits, dans leurs rêves, Vampa se voyait toujours capitaine de vaisseau, général d’armée ou gouverneur d’une province ; Teresa se voyait riche, vêtue des plus belles robes et suivie de domestiques en livrée, puis, quand ils avaient passé toute la journée à broder leur avenir de ces folles et brillantes arabesques, ils se séparaient pour ramener chacun leurs moutons dans leur étable, et redescendre, de la hauteur de leurs songes, à l’humilité de leur position réelle.

« Un jour, le jeune berger dit à l’intendant du comte qu’il avait vu un loup sortir des montagnes de la Sabine et rôder autour de son troupeau. L’intendant lui donna un fusil : c’est ce que voulait Vampa.

« Ce fusil se trouva par hasard être un excellent canon de Brescia, portant la balle comme une carabine anglaise ; seulement un jour le comte, en assommant un renard blessé, en avait cassé la crosse et l’on avait jeté le fusil au rebut.

« Cela n’était pas une difficulté pour un sculpteur comme Vampa. Il examina la couche primitive, calcula ce qu’il fallait y changer pour la mettre à son coup d’œil, et fit une autre crosse chargée d’ornements si merveilleux que, s’il eût voulu aller vendre à la ville le bois seul, il en eût certainement tiré quinze ou vingt piastres.

« Mais il n’avait garde d’agir ainsi : un fusil avait longtemps été le rêve du jeune homme. Dans tous les pays où l’indépendance est substituée à la liberté, le premier besoin qu’éprouve tout cœur fort, toute organisation puissante, est celui d’une arme qui assure en même temps l’attaque et la défense, et qui faisant celui qui la porte terrible, le fait souvent redouté.

« À partir de ce moment, Vampa donna tous les instants qui lui restèrent à l’exercice du fusil ; il acheta de la poudre et des balles, et tout lui devint un but : le tronc de l’olivier, triste, chétif et gris, qui pousse au versant des montagnes de la Sabine ; le renard qui, le soir, sortait de son terrier pour commencer sa chasse nocturne, et l’aigle qui planait dans l’air. Bientôt il devint si adroit, que Teresa surmontait la crainte qu’elle avait éprouvée d’abord en entendant la détonation, et s’amusa à voir son jeune compagnon placer la balle de son fusil où il voulait la mettre, avec autant de justesse que s’il l’eût poussée avec la main.

« Un soir, un loup sortit effectivement d’un bois de sapins près duquel les deux jeunes gens avaient l’habitude de demeurer : le loup n’avait pas fait dix pas en plaine qu’il était mort.

« Vampa, tout fier de ce beau coup, le chargea sur ses épaules et le rapporta à la ferme.

« Tous ces détails donnaient à Luigi une certaine réputation aux alentours de la ferme ; l’homme supérieur partout où il se trouve, se crée une clientèle d’admirateurs. On parlait dans les environs de ce jeune pâtre comme du plus adroit, du plus fort et du plus brave contadino qui fût à dix lieues à la ronde ; et quoique de son côté Teresa, dans un cercle plus étendu encore, passât pour une des plus jolies filles de la Sabine, personne ne s’avisait de lui dire un mot d’amour, car on la savait aimée par Vampa.

« Et cependant les deux jeunes gens ne s’étaient jamais dit qu’ils s’aimaient. Ils avaient poussé l’un à côté de l’autre comme deux arbres qui mêlent leurs racines sous le sol, leurs branches dans l’air, leur parfum dans le ciel ; seulement leur désir de se voir était le même ; ce désir était devenu un besoin, et ils comprenaient plutôt la mort qu’une séparation d’un seul jour.

« Teresa avait seize ans et Vampa dix-sept.

« Vers ces temps, on commença de parler beaucoup d’une bande de brigands qui s’organisait dans les monts Lepini. Le brigandage n’a jamais été sérieusement extirpé dans le voisinage de Rome. Il manque de chefs parfois, mais quand un chef se présente, il est rare qu’il lui manque une bande.

« Le célèbre Cucumetto, traqué dans les Abruzzes chassé du royaume de Naples, où il avait soutenu une véritable guerre, avait traversé Garigliano comme Manfred, et était venu entre Sonnino et Juperno se réfugier sur les bords de l’Amasine.

« C’était lui qui s’occupait à réorganiser une troupe, et qui marchait sur les traces de Decesaris et de Gasparone, qu’il espérait bientôt surpasser. Plusieurs jeunes gens de Palestrina, de Frascati et de Pampinara disparurent. On s’inquiéta d’eux d’abord puis bientôt on sut qu’ils étaient allés rejoindre la bande de Cucumetto.

« Au bout de quelque temps, Cucumetto devint l’objet de l’attention générale. On citait de ce chef de bandits des traits d’audace extraordinaires et de brutalité révoltante.

« Un jour, il enleva une jeune fille : c’était la fille de l’arpenteur de Frosinone. Les lois des bandits sont positives : une jeune fille est à celui qui l’enlève d’abord, puis les autres la tirent au sort, et la malheureuse sert aux plaisirs de toute la troupe jusqu’à ce que les bandits l’abandonnent ou qu’elle meure.

« Lorsque les parents sont assez riches pour la racheter, on envoie un messager qui traite de la rançon ; la tête de la prisonnière répond de la sécurité de l’émissaire. Si la rançon est refusée, la prisonnière est condamnée irrévocablement.

« La jeune fille avait son amant dans la troupe de Cucumetto : il s’appelait Carlini.

« En reconnaissant le jeune homme, elle tendit les bras vers lui et se crut sauvée. Mais le pauvre Carlini, en la reconnaissant, lui, sentit son cœur se briser, car il se doutait bien du sort qui attendait sa maîtresse.

« Cependant, comme il était le favori de Cucumetto, comme il avait partagé ses dangers depuis trois ans, comme il lui avait sauvé la vie en abattant d’un coup de pistolet un carabinier qui avait déjà le sabre levé sur sa tête, il espéra que Cucumetto aurait quelque pitié de lui.

« Il prit donc le chef à part, tandis que la jeune fille, assise contre le tronc d’un grand pin qui s’élevait au milieu d’une clairière de la forêt, s’était fait un voile de la coiffure pittoresque des paysannes romaines et cachait son visage aux regards luxurieux des bandits.

« Là, il lui raconta tout, ses amours avec la prisonnière, leurs serments de fidélité, et comment chaque nuit, depuis qu’ils étaient dans les environs, ils se donnaient rendez-vous dans une ruine.

« Ce soir-là justement, Cucumetto avait envoyé Carlini dans un village voisin, il n’avait pu se trouver au rendez-vous ; mais Cucumetto s’y était trouvé par hasard, disait-il, et c’est alors qu’il avait enlevé la jeune fille.

« Carlini supplia son chef de faire une exception en sa faveur et de respecter Rita, lui disant que le père était riche et qu’il payerait une bonne rançon.

« Cucumetto parut se rendre aux prières de son ami, et le chargea de trouver un berger qu’on pût envoyer chez le père de Rita à Frosinone.

« Alors Carlini s’approcha tout joyeux de la jeune fille, lui dit qu’elle était sauvée, et l’invita à écrire à son père une lettre dans laquelle elle racontait ce qui lui était arrivé, et lui annoncerait que sa rançon était fixée à trois cents piastres.

« On donnait pour tout délai au père douze heures, c’est-à-dire jusqu’au lendemain neuf heures du matin.

« La lettre écrite, Carlini s’en empara aussitôt et courut dans la plaine pour chercher un messager.

« Il trouva un jeune pâtre qui parquait son troupeau. Les messagers naturels des bandits sont les bergers, qui vivent entre la ville et la montagne, entre la vie sauvage et la vie civilisée.

« Le jeune berger partit aussitôt, promettant d’être avant une heure à Frosinone.

« Carlini revint tout joyeux pour rejoindre sa maîtresse et lui annoncer cette bonne nouvelle.

« Il trouva la troupe dans la clairière, où elle soupait joyeusement des provisions que les bandits levaient sur les paysans comme un tribut seulement ; au milieu de ces gais convives, il chercha vainement Cucumetto et Rita.

« Il demanda où ils étaient, les bandits répondirent par un grand éclat de rire. Une sueur froide coula sur le front de Carlini, et il sentit l’angoisse qui le prenait aux cheveux.

« Il renouvela sa question. Un des convives remplit un verre de vin d’Orvieto et le lui tendit en disant :

« – À la santé du brave Cucumetto et de la belle Rita !

« En ce moment, Carlini crut entendre un cri de femme. Il devina tout. Il prit le verre, le brisa sur la face de celui qui le lui présentait, et s’élança dans la direction du cri.

« Au bout de cent pas, au détour d’un buisson, il trouva Rita évanouie entre les bras de Cucumetto.

« En apercevant Carlini, Cucumetto se releva tenant un pistolet de chaque main.

« Les deux bandits se regardèrent un instant : l’un le sourire de la luxure sur les lèvres, l’autre la pâleur de la mort sur le front.

« On eût cru qu’il allait se passer entre ces deux hommes quelque chose de terrible. Mais peu à peu les traits de Carlini se détendirent, sa main, qu’il avait portée à un des pistolets de sa ceinture, retomba près de lui pendante à son côté.

« Rita était couchée entre eux deux.

« La lune éclairait cette scène.

« – Eh bien, lui dit Cucumetto, as-tu fait la commission dont tu t’étais chargé ?

« – Oui, capitaine, répondit Carlini, et demain, avant neuf heures, le père de Rita sera ici avec l’argent.

« – À merveille. En attendant, nous allons passer une joyeuse nuit. Cette jeune fille est charmante, et tu as, en vérité, bon goût, maître Carlini. Aussi comme je ne suis pas égoïste nous allons retourner auprès des camarades et tirer au sort à qui elle appartiendra maintenant.

« – Ainsi vous êtes décidé à l’abandonner à la loi commune ? demanda Carlini.

« – Et pourquoi ferait-on exception en sa faveur ?

« – J’avais cru qu’à ma prière…

« – Et qu’es-tu plus que les autres ?

« – C’est juste.

« – Mais sois tranquille, reprit Cucumetto en riant, un peu plus tôt, un peu plus tard, ton tour viendra.

« Les dents de Carlini se serraient à se briser.

« – Allons, dit Cucumetto en faisant un pas vers les convives, viens-tu ?

« – Je vous suis…

« Cucumetto s’éloigna sans perdre de vue Carlini, car sans doute il craignait qu’il ne le frappât par derrière. Mais rien dans le bandit ne dénonçait une intention hostile.

« Il était debout, les bras croisés, près de Rita toujours évanouie.

« Un instant, l’idée de Cucumetto fut que le jeune homme allait la prendre dans ses bras et fuir avec elle. Mais peu lui importait maintenant, il avait eu de Rita ce qu’il voulait ; et quant à l’argent, trois cents piastres réparties à la troupe faisaient une si pauvre somme qu’il s’en souciait médiocrement.

« Il continua donc sa route vers la clairière ; mais, à son grand étonnement, Carlini y arriva presque aussitôt que lui.

« – Le tirage au sort ! le tirage au sort ! crièrent tous les bandits en apercevant le chef.

« Et les yeux de tous ces hommes brillèrent d’ivresse et de lascivité, tandis que la flamme du foyer jetait sur toute leur personne une lueur rougeâtre qui les faisait ressembler à des démons.

« Ce qu’ils demandaient était juste ; aussi le chef fit-il de la tête un signe annonçant qu’il acquiesçait à leur demande. On mit tous les noms dans un chapeau, celui de Carlini comme ceux des autres, et le plus jeune de la bande tira de l’urne improvisée un bulletin.

« Ce bulletin portait le nom de Diavolaccio.

« C’était celui-là même qui avait proposé à Carlini la santé du chef, et à qui Carlini avait répondu en lui brisant le verre sur la figure.

« Une large blessure ouverte de la tempe à la bouche, laissait couler le sang à flots.

« Diavolaccio, se voyant ainsi favorisé de la fortune, poussa un éclat de rire.

« – Capitaine, dit-il, tout à l’heure Carlini n’a pas voulu boire à votre santé, proposez-lui de boire à la mienne ; il aura peut-être plus de condescendance pour vous que pour moi. »

« Chacun s’attendait à une explosion de la part de Carlini ; mais au grand étonnement de tous, il prit un verre d’une main, un fiasco de l’autre, puis, remplissant le verre :

« – À ta santé, Diavolaccio, dit-il d’une voix parfaitement calme.

« Et il avala le contenu du verre sans que sa main tremblât. Puis, s’asseyant près du feu :

« – Ma part de souper ! dit-il ; la course que je viens de faire m’a donné de l’appétit.

« – Vive Carlini ! s’écrièrent les brigands.

« – À la bonne heure, voilà ce qui s’appelle prendre la chose en bon compagnon.

« Et tous reformèrent le cercle autour du foyer, tandis que Diavolaccio s’éloignait.

« Carlini mangeait et buvait, comme si rien ne s’était passé.

« Les bandits le regardaient avec étonnement, ne comprenant rien à cette impassibilité, lorsqu’ils entendirent derrière eux retentir sur le sol un pas alourdi.

« Ils se retournèrent et aperçurent Diavolaccio tenant la jeune fille entre ses bras.

« Elle avait la tête renversée, et ses longs cheveux pendaient jusqu’à terre.

« À mesure qu’ils entraient dans le cercle de la lumière projetée par le foyer, on s’apercevait de la pâleur de la jeune fille et de la pâleur du bandit.

« Cette apparition avait quelque chose de si étrange et de si solennel, que chacun se leva, excepté Carlini, qui resta assis et continua de boire et de manger, comme si rien ne se passait autour de lui.

« Diavolaccio continuait de s’avancer au milieu du plus profond silence, et déposa Rita aux pieds du capitaine.

« Alors tout le monde put reconnaître la cause de cette pâleur de la jeune fille et de cette pâleur du bandit : Rita avait un couteau enfoncé jusqu’au manche au-dessous de la mamelle gauche.

« Tous les yeux se portèrent sur Carlini : la gaine était vide à sa ceinture.

« – Ah ! ah ! dit le chef, je comprends maintenant pourquoi Carlini était resté en arrière.

« Toute nature sauvage est apte à apprécier une action forte ; quoique peut-être aucun des bandits n’eût fait ce que venait de faire Carlini, tous comprirent ce qu’il avait fait.

« – Eh bien, dit Carlini en se levant à son tour et en s’approchant du cadavre, la main sur la crosse d’un de ses pistolets, y a-t-il encore quelqu’un qui me dispute cette femme ?

« – Non, dit le chef, elle est à toi ! »

« Alors Carlini la prit à son tour dans ses bras, et l’emporta hors du cercle de lumière que projetait la flamme du foyer.

« Cucumetto disposa les sentinelles comme d’habitude, et les bandits se couchèrent, enveloppés dans leurs manteaux, autour du foyer.

« À minuit, la sentinelle donna l’éveil, et en un instant le chef et ses compagnons furent sur pied.

« C’était le père de Rita, qui arrivait lui-même, portant la rançon de sa fille.

« – Tiens, dit-il à Cucumetto en lui tendant un sac d’argent, voici trois cents pistoles, rends-moi mon enfant.

« Mais le chef, sans prendre l’argent, lui fit signe de le suivre. Le vieillard obéit ; tous deux s’éloignèrent sous les arbres, à travers les branches desquels filtraient les rayons de la lune. Enfin Cucumetto s’arrêta étendant la main et montrant au vieillard deux personnes groupées au pied d’un arbre :

« – Tiens, lui dit-il, demande ta fille à Carlini, c’est lui qui t’en rendra compte.

« Et il s’en retourna vers ses compagnons.

« Le vieillard resta immobile et les yeux fixes. Il sentait que quelque malheur inconnu, immense, inouï, planait sur sa tête.

« Enfin, il fit quelques pas vers le groupe informe dont il ne pouvait se rendre compte.

« Au bruit qu’il faisait en s’avançant vers lui, Carlini releva la tête, et les formes des deux personnages commencèrent à apparaître plus distinctes aux yeux du vieillard.

« Une femme était couchée à terre, la tête posée sur les genoux d’un homme assis et qui se tenait penché vers elle ; c’était en se relevant que cet homme avait découvert le visage de la femme qu’il tenait serrée contre sa poitrine.

« Le vieillard reconnut sa fille, et Carlini reconnut le vieillard.

« – Je t’attendais, dit le bandit au père de Rita.

« – Misérable ! dit le vieillard, qu’as-tu fait ?

« Et il regardait avec terreur Rita, pâle, immobile, ensanglantée, avec un couteau dans la poitrine.

« Un rayon de la lune frappait sur elle et l’éclairait de sa lueur blafarde.

« – Cucumetto avait violé ta fille, dit le bandit, et, comme je l’aimais, je l’ai tuée ; car, après lui, elle allait servir de jouet à toute la bande.

« Le vieillard ne prononça point une parole, seulement il devint pâle comme un spectre.

« – Maintenant, dit Carlini, si j’ai eu tort, venge-la.

« Et il arracha le couteau du sein de la jeune fille et, se levant, il l’alla offrir d’une main au vieillard tandis que de l’autre il écartait sa veste et lui présentait sa poitrine nue.

« – Tu as bien fait, lui dit le vieillard d’une voix sourde. Embrasse-moi, mon fils.

« Carlini se jeta en sanglotant dans les bras du père de sa maîtresse. C’étaient les premières larmes que versait cet homme de sang.

« – Maintenant, dit le vieillard à Carlini, aide-moi à enterrer ma fille.

« Carlini alla chercher deux pioches, et le père et l’amant se mirent à creuser la terre au pied d’un chêne dont les branches touffues devaient recouvrir la tombe de la jeune fille.

« Quand la tombe fut creusée, le père l’embrassa le premier, l’amant ensuite ; puis, l’un la prenant par les pieds, l’autre par-dessous les épaules, ils la descendirent dans la fosse.

« Puis ils s’agenouillèrent des deux côtés et dirent les prières des morts.

« Puis, lorsqu’ils eurent fini, ils repoussèrent la terre sur le cadavre jusqu’à ce que la fosse fût comblée.

« Alors, lui tendant la main :

« – Je te remercie, mon fils ! dit le vieillard à Carlini ; maintenant, laisse-moi seul.

« – Mais cependant… dit celui-ci.

« – Laisse-moi, je te l’ordonne.

« Carlini obéit, alla rejoindre ses camarades, s’enveloppa dans son manteau, et bientôt parut aussi profondément endormi que les autres.

« Il avait été décidé la veille que l’on changerait de campement.

« Une heure avant le jour Cucumetto éveilla ses hommes et l’ordre fut donné de partir.

« Mais Carlini ne voulut pas quitter la forêt sans savoir ce qu’était devenu le père de Rita.

« Il se dirigea vers l’endroit où il l’avait laissé.

« Il trouva le vieillard pendu à une des branches du chêne qui ombrageait la tombe de sa fille.

« Il fit alors sur le cadavre de l’un et sur la fosse de l’autre le serment de les venger tous deux.

« Mais il ne put tenir ce serment ; car, deux jours après dans une rencontre avec les carabiniers romains, Carlini fut tué.

« Seulement, on s’étonna que, faisant face à l’ennemi, il eût reçu une balle entre les deux épaules.

« L’étonnement cessa quand un des bandits eut fait remarquer à ses camarades que Cucumetto était placé dix pas en arrière de Carlini lorsque Carlini était tombé.

« Le matin du départ de la forêt de Frosinone, il avait suivi Carlini dans l’obscurité, avait entendu le serment qu’il avait fait, et, en homme de précaution, il avait pris l’avance.

« On racontait encore sur ce terrible chef de bande dix autres histoires non moins curieuses que celle-ci.

« Ainsi, de Fondi à Pérouse, tout le monde tremblait au seul nom de Cucumetto.

« Ces histoires avaient souvent été l’objet des conversations de Luigi et de Teresa.

« La jeune fille tremblait fort à tous ces récits ; mais Vampa la rassurait avec un sourire, frappant son bon fusil, qui portait si bien la balle ; puis, si elle n’était pas rassurée, il lui montrait à cent pas quelque corbeau perché sur une branche morte, le mettait en joue, lâchait la détente, et l’animal, frappé, tombait au pied de l’arbre.

« Néanmoins, le temps s’écoulait : les deux jeunes gens avaient arrêté qu’ils se marieraient lorsqu’ils auraient, Vampa vingt ans, et Teresa dix-neuf.

« Ils étaient orphelins tous deux ; ils n’avaient de permission à demander qu’à leur maître ; ils l’avaient demandée et obtenue.

« Un jour qu’ils causaient de leur projet d’avenir, ils entendirent deux ou trois coups de feu ; puis tout à coup un homme sortit du bois près duquel les deux jeunes gens avaient l’habitude de faire paître leurs troupeaux, et accourut vers eux.

« Arrivé à la portée de la voix :

« – Je suis poursuivi ! leur cria-t-il ; pouvez-vous me cacher ?

« Les deux jeunes gens reconnurent bien que ce fugitif devait être quelque bandit ; mais il y a entre le paysan et le bandit romain une sympathie innée qui fait que le premier est toujours prêt à rendre service au second.

« Vampa, sans rien dire, courut donc à la pierre qui bouchait l’entrée de leur grotte, démasqua cette entrée en tirant la pierre à lui, fit signe au fugitif de se réfugier dans cet asile inconnu de tous, repoussa la pierre sur lui et revint s’asseoir près de Teresa.

« Presque aussitôt, quatre carabiniers à cheval apparurent à la lisière du bois ; trois paraissaient être à la recherche du fugitif, le quatrième traînait par le cou un bandit prisonnier.

« Les trois carabiniers explorèrent le pays d’un coup d’œil, aperçurent les deux jeunes gens, accoururent à eux au galop, et les interrogèrent.

« Ils n’avaient rien vu.

« – C’est fâcheux, dit le brigadier, car celui que nous cherchons, c’est le chef.

« – Cucumetto ? ne purent s’empêcher de s’écrier ensemble Luigi et Teresa.

« – Oui, répondit le brigadier ; et comme sa tête est mise à prix à mille écus romains, il y en aurait eu cinq cents pour vous si vous nous aviez aidés à le prendre.

« Les deux jeunes gens échangèrent un regard. Le brigadier eut un instant d’espérance. Cinq cents écus romains font trois mille francs, et trois mille francs sont une fortune pour deux pauvres orphelins qui vont se marier.

« – Oui, c’est fâcheux, dit Vampa, mais nous ne l’avons pas vu.

« Alors les carabiniers battirent le pays dans des directions différentes, mais inutilement.

« Puis, successivement, ils disparurent.

« Alors Vampa alla tirer la pierre, et Cucumetto sortit.

« Il avait vu, à travers les jours de la porte de granit, les deux jeunes gens causer avec les carabiniers ; il s’était douté du sujet de leur conversation, il avait lu sur le visage de Luigi et de Teresa l’inébranlable résolution de ne point le livrer et tira de sa poche une bourse pleine d’or et la leur offrit.

« Mais Vampa releva la tête avec fierté ; quant à Teresa, ses yeux brillèrent en pensant à tout ce qu’elle pourrait acheter de riches bijoux et beaux habits avec cette bourse pleine d’or.

« Cucumetto était un Satan fort habile : il avait pris la forme d’un bandit au lieu de celle d’un serpent ; il surprit ce regard, reconnut dans Teresa une digne fille d’Ève, et rentra dans la forêt en se retournant plusieurs fois sous prétexte de saluer ses libérateurs.

« Plusieurs jours s’écoulèrent sans que l’on revit Cucumetto, sans qu’on entendit reparler de lui.

« Le temps du carnaval approchait. Le comte de San-Felice annonça un grand bal masqué où tout ce que Rome avait de plus élégant fut invité.

« Teresa avait grande envie de voir ce bal. Luigi demanda à son protecteur l’intendant la permission pour elle et pour lui d’y assister cachés parmi les serviteurs de la maison. Cette permission lui fut accordée.

« Ce bal était surtout donné par le comte pour faire plaisir à sa fille Carmela, qu’il adorait.

« Carmela était juste de l’âge et de la taille de Teresa, et Teresa était au moins aussi belle que Carmela.

« Le soir du bal, Teresa mit sa plus belle toilette ses plus riches aiguilles, ses plus brillantes verroteries. Elle avait le costume des femmes de Frascati.

« Luigi avait l’habit si pittoresque du paysan romain les jours de fête.

« Tous deux se mêlèrent, comme on l’avait permis, aux serviteurs et aux paysans.

« La fête était magnifique. Non seulement la villa était ardemment illuminée, mais des milliers de lanternes de couleur étaient suspendues aux arbres du jardin. Aussi bientôt le palais eut-il débordé sur les terrasses et les terrasses dans les allées.

« À chaque carrefour ; il y avait un orchestre, des buffets et des rafraîchissements ; les promeneurs s’arrêtaient, les quadrilles se formaient et l’on dansait là où il plaisait de danser.

« Carmela était vêtue en femme de Sonino. Elle avait son bonnet tout brodé de perles, les aiguilles de ses cheveux étaient d’or et de diamants, sa ceinture était de soie turque à grandes fleurs brochées, son surtout et son jupon étaient de cachemire, son tablier était de mousseline des Indes ; les boutons de son corset étaient autant de pierreries.

« Deux autres de ses compagnes étaient vêtues, l’une en femme de Nettuno, l’autre en femme de la Riccia.

« Quatre jeunes gens des plus riches et des plus nobles familles de Rome les accompagnaient avec cette liberté italienne qui a son égale dans aucun autre pays du monde : ils étaient vêtus de leur côté en paysans d’Albano, de Velletri, de Civita-Castellana et de Sora.

« Il va sans dire que ces costumes de paysans, comme ceux de paysannes, étaient resplendissant d’or et de pierreries.

« Il vint à Carmela l’idée de faire un quadrille uniforme, seulement il manquait une femme.

« Carmela regardait tout autour d’elle, pas une de ses invitées n’avait un costume analogue au sien et à ceux de ses compagnes.

« Le comte San-Felice lui montra, au milieu des paysannes, Teresa appuyée au bras de Luigi.

« – Est-ce que vous permettez, mon père ? dit Carmela.

« – Sans doute, répondit le comte, ne sommes-nous pas en carnaval !

« Carmela se pencha vers un jeune homme qui l’accompagnait en causant, et lui dit quelques mots tout en lui montrant du doigt la jeune fille.

« Le jeune homme suivit des yeux la jolie main qui lui servait de conductrice, fit un geste d’obéissance et vint inviter Teresa à figurer au quadrille dirigé par la fille du comte.

« Teresa sentit comme une flamme qui lui passait sur le visage. Elle interrogea du regard Luigi : il n’y avait pas moyen de refuser. Luigi laissa lentement glisser le bras de Teresa, qu’il tenait sous le sien, et Teresa, s’éloignant conduite par son élégant cavalier, vint prendre, toute tremblante, sa place au quadrille aristocratique.

« Certes, aux yeux d’un artiste, l’exact et sévère costume de Teresa eût eu un bien autre caractère que celui de Carmela et des ses compagnes, mais Teresa était une jeune fille frivole et coquette ; les broderies de la mousseline, les palmes de la ceinture, l’éclat du cachemire l’éblouissaient, le reflet des saphirs et des diamants la rendaient folle.

« De son côté Luigi sentait naître en lui un sentiment inconnu : c’était comme une douleur sourde qui le mordait au cœur d’abord, et de là, toute frémissante, courait par ses veines et s’emparait de tout son corps ; il suivit des yeux les moindres mouvements de Teresa et de son cavalier ; lorsque leurs mains se touchaient il ressentait comme des éblouissements, ses artères battaient avec violence, et l’on eût dit que le son d’une cloche vibrait à ses oreilles. Lorsqu’ils se parlaient, quoique Teresa écoutât, timide et les yeux baissés, les discours de son cavalier, comme Luigi lisait dans les yeux ardents du beau jeune homme que ces discours étaient des louanges, il lui semblait que la terre tournait sous lui et que toutes les voix de l’enfer lui soufflaient des idées de meurtre et d’assassinat. Alors, craignant de se laisser emporter à sa folie, il se cramponnait d’une main à la charmille contre laquelle il était debout, et de l’autre il serrait d’un mouvement convulsif le poignard au manche sculpté qui était passé dans sa ceinture et que, sans s’en apercevoir, il tirait quelquefois presque entier du fourreau.

« Luigi était jaloux ! il sentait qu’emportée par sa nature coquette et orgueilleuse Teresa pouvait lui échapper.

« Et cependant la jeune paysanne, timide et presque effrayée d’abord, s’était bientôt remise. Nous avons dit que Teresa était belle. Ce n’est pas tout, Teresa était gracieuse, de cette grâce sauvage bien autrement puissante que notre grâce minaudière et affectée.

« Elle eut presque les honneurs du quadrille, et si elle fut envieuse de la fille du comte de San-Felice, nous n’oserions pas dire que Carmela ne fut pas jalouse d’elle.

« Aussi fût-ce avec force compliments que son beau cavalier la reconduisit à la place où il l’avait prise, et où l’attendait Luigi.

« Deux ou trois fois, pendant la contredanse, la jeune fille avait jeté un regard sur lui, et à chaque fois elle l’avait vu pâle et les traits crispés. Une fois même la lame de son couteau, à moitié tirée de sa gaine, avait ébloui ses yeux comme un sinistre éclair.

« Ce fut donc presque en tremblant qu’elle reprit le bras de son amant.

« Le quadrille avait eu le plus grand succès, et il était évident qu’il était question d’en faire une seconde édition ; Carmela seule s’y opposait ; mais le comte de San-Felice pria sa fille si tendrement, qu’elle finit par consentir.

« Aussitôt un des cavaliers s’avança pour inviter Teresa, sans laquelle il était impossible que la contredanse eût lieu ; mais la jeune fille avait déjà disparu.

« En effet, Luigi ne s’était pas senti la force de supporter une seconde épreuve ; et, moitié par persuasion, moitié par force, il avait entraîné Teresa vers un autre point du jardin. Teresa avait cédé bien malgré elle ; mais elle avait vu à la figure bouleversée du jeune homme, elle comprenait à son silence entrecoupé de tressaillements nerveux, que quelque chose d’étrange se passait en lui. Elle-même n’était pas exempte d’une agitation intérieure, et sans avoir cependant rien fait de mal, elle comprenait que Luigi était en droit de lui faire des reproches : sur quoi ? elle l’ignorait ; mais elle ne sentait pas moins que ces reproches seraient mérités.

« Cependant, au grand étonnement de Teresa, Luigi demeura muet, et pas une parole n’entrouvrit ses lèvres pendant tout le reste de la soirée. Seulement, lorsque le froid de la nuit eut chassé les invités des jardins et que les portes de la villa se furent refermées sur eux pour une fête intérieure, il reconduisit Teresa ; puis, comme elle allait rentrer chez elle :

« – Teresa, dit-il, à quoi pensais-tu lorsque tu dansais en face de la jeune comtesse de San-Felice ?

« – Je pensais, répondit la jeune fille dans toute la franchise de son âme, que je donnerais la moitié de ma vie pour avoir un costume comme celui qu’elle portait.

« – Et que te disait ton cavalier ?

« – Il me disait qu’il ne tiendrait qu’à moi de l’avoir, et que je n’avais qu’un mot à dire pour cela.

« – Il avait raison, répondit Luigi. Le désires-tu aussi ardemment que tu le dis ?

« – Oui.

« – Eh bien tu l’auras !

« La jeune fille, étonnée, leva la tête pour le questionner ; mais son visage était si sombre et si terrible que la parole se glaça sur ses lèvres.

« D’ailleurs, en disant ces paroles, Luigi s’était éloigné.

« Teresa le suivit des yeux dans la nuit tant qu’elle put l’apercevoir. Puis, lorsqu’il eut disparu, elle rentra chez elle en soupirant.