Le Comte de Monte-Cristo - Tome III - Dumas Alexandre - E-Book

Le Comte de Monte-Cristo - Tome III E-Book

Dumas Alexandre

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Beschreibung

Un des romans les plus connus de Dumas: Edmond Dantès, envoyé en prison suite à une machination, va revenir après de longues années d'incarcération au château d'If, pour se venger de ceux qui ont monté ce complot contre lui...

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Veröffentlichungsjahr: 2017

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Le Comte de Monte-Cristo - Tome III

Alexandre Dumas

Publication: 1845Catégorie(s): Fiction, Historique, XIXe siècle
A Propos Dumas:

Alexandre Dumas, père, born Dumas Davy de la Pailleterie (July 24, 1802 – December 5, 1870) was a French writer, best known for his numerous historical novels of high adventure which have made him one of the most widely read French authors in the world. Many of his novels, including The Count of Monte Cristo, The Three Musketeers, and The Man in the Iron Mask were serialized, and he also wrote plays and magazine articles and was a prolific correspondent. 

LVI. – Andrea Cavalcanti.

Le comte de Monte-Cristo entra dans le salon voisin que Baptistin avait désigné sous le nom de salon bleu, et où venait de le précéder un jeune homme de tournure dégagée, assez élégamment vêtu, et qu’un cabriolet de place avait, une demi-heure auparavant, jeté à la porte de l’hôtel. Baptistin n’avait pas eu de peine à le reconnaître ; c’était bien ce grand jeune homme aux cheveux blonds, à la barbe rousse, aux yeux noirs, dont le teint vermeil et la peau éblouissante de blancheur lui avaient été signalés par son maître.

Quand le comte entra dans le salon, le jeune homme était négligemment étendu sur un sofa, fouettant avec distraction sa botte d’un petit jonc à pomme d’or.

En apercevant Monte-Cristo, il se leva vivement.

« Monsieur est le comte de Monte-Cristo ? dit-il.

– Oui, monsieur, répondit celui-ci, et j’ai l’honneur de parler, je crois, à monsieur le vicomte Andrea Cavalcanti ?

– Le vicomte Andrea Cavalcanti, répéta le jeune homme en accompagnant ces mots d’un salut plein de désinvolture.

– Vous devez avoir une lettre qui vous accrédite près de moi ? dit Monte-Cristo.

– Je ne vous en parlais pas à cause de la signature, qui m’a paru étrange.

– Simbad le marin, n’est-ce pas ?

– Justement. Or, comme je n’ai jamais connu d’autre Simbad le marin que celui des Mille et une Nuits…

– Eh bien, c’est un de ses descendants, un de mes amis fort riche, un Anglais plus qu’original, presque fou, dont le véritable nom est Lord Wilmore.

– Ah ! voilà qui m’explique tout, dit Andrea. Alors cela va à merveille. C’est ce même Anglais que j’ai connu… à… oui, très bien !… Monsieur le comte, je suis votre serviteur.

– Si ce que vous me faites l’honneur de me dire est vrai, répliqua en souriant le comte, j’espère que vous serez assez bon pour me donner quelques détails sur vous et votre famille.

– Volontiers, monsieur le comte, répondit le jeune homme avec une volubilité qui prouvait la solidité de sa mémoire. Je suis, comme vous l’avez dit, le vicomte Andrea Cavalcanti, fils du major Bartolomeo Cavalcanti descendant des Cavalcanti inscrits au livre d’or de Florence. Notre famille, quoique très riche encore puisque mon père possède un demi-million de rente, a éprouvé bien des malheurs, et moi-même, monsieur, j’ai été à l’âge de cinq ou six ans enlevé par un gouverneur infidèle ; de sorte que depuis quinze ans je n’ai point revu l’auteur de mes jours. Depuis que j’ai l’âge de raison, depuis que je suis libre et maître de moi, je le cherche, mais inutilement. Enfin cette lettre de votre ami Simbad m’annonce qu’il est à Paris, et m’autorise à m’adresser à vous pour en obtenir des nouvelles.

– En vérité, monsieur, tout ce que vous me racontez là est fort intéressant, dit le comte, regardant avec une sombre satisfaction cette mine dégagée, empreinte d’une beauté pareille à celle du mauvais ange, et vous avez fort bien fait de vous conformer en toutes choses à l’invitation de mon ami Simbad, car votre père est en effet ici et vous cherche. »

Le comte, depuis son entrée au salon, n’avait pas perdu de vue le jeune homme, il avait admiré l’assurance de son regard et la sûreté de sa voix ; mais à ces mots si naturels : Votre père est en effet ici et vous cherche, le jeune Andrea fit un bond et s’écria :

« Mon père ! mon père ici ?

– Sans doute, répondit Monte-Cristo, votre père, le major Bartolomeo Cavalcanti. »

L’impression de terreur répandue sur les traits du jeune homme s’effaça presque aussitôt.

« Ah ! oui, c’est vrai, dit-il, le major Bartolomeo Cavalcanti. Et vous dites, monsieur le comte, qu’il est ici, ce cher père.

– Oui, monsieur. J’ajouterai même que je le quitte à l’instant, que l’histoire qu’il m’a contée de ce fils chéri, perdu autrefois, m’a fort touché ; en vérité, ses douleurs, ses craintes, ses espérances à ce sujet composeraient un poème attendrissant. Enfin il reçut un jour des nouvelles qui lui annonçaient que les ravisseurs de son fils offraient de le rendre, ou d’indiquer où il était, moyennant une somme assez forte. Mais rien ne retint ce bon père ; cette somme fut envoyée à la frontière du Piémont, avec un passeport tout visé pour l’Italie. Vous étiez dans le Midi de la France, je crois ?

– Oui, monsieur, répondit Andrea d’un air assez embarrassé ; oui, j’étais dans le Midi de la France.

– Une voiture devait vous attendre à Nice ?

– C’est bien cela, monsieur ; elle m’a conduit de Nice à Gênes, de Gênes à Turin, de Turin à Chambéry, de Chambéry à Pont-de-Beauvoisin, et de Pont-de-Beauvoisin à Paris.

– À merveille ! il espérait toujours vous rencontrer en chemin, car c’était la route qu’il suivait lui-même ; voilà pourquoi votre itinéraire avait été tracé ainsi.

– Mais, dit Andrea, s’il m’eût rencontré, ce cher père, je doute qu’il m’eût reconnu ; je suis quelque peu changé depuis que je l’ai perdu de vue.

– Oh ! la voix du sang, dit Monte-Cristo.

– Ah ! oui, c’est vrai, reprit le jeune homme, je n’y songeais pas à la voix du sang.

– Maintenant, reprit Monte-Cristo, une seule chose inquiète le marquis Cavalcanti, c’est ce que vous avez fait pendant que vous avez été éloigné de lui ; c’est de quelle façon vous avez été traité par vos persécuteurs ; c’est si l’on a conservé pour votre naissance tous les égards qui lui étaient dus ; c’est enfin s’il ne vous est pas resté de cette souffrance morale à laquelle vous avez été exposé, souffrance pire cent fois que la souffrance physique, quelque affaiblissement des facultés dont la nature vous a si largement doué, et si vous croyez vous-même pouvoir reprendre et soutenir dignement dans le monde le rang qui vous appartient.

– Monsieur, balbutia le jeune homme étourdi, j’espère qu’aucun faux rapport…

– Moi ! J’ai entendu parler de vous pour la première fois par mon ami Wilmore, le philanthrope. J’ai su qu’il vous avait trouvé dans une position fâcheuse, j’ignore laquelle, et ne lui ai fait aucune question : je ne suis pas curieux. Vos malheurs l’ont intéressé, donc vous étiez intéressant. Il m’a dit qu’il voulait vous rendre dans le monde la position que vous aviez perdue, qu’il chercherait votre père, qu’il le trouverait ; l’a cherché, il l’a trouvé, à ce qu’il paraît, puisqu’il est là ; enfin il m’a prévenu hier de votre arrivée, en me donnant encore quelques autres instructions relatives à votre fortune ; voilà tout. Je sais que c’est un original, mon ami Wilmore, mais en même temps, comme c’est un homme sûr, riche comme une mine d’or, qui, par conséquent, peut se passer ses originalités sans qu’elles le ruinent, j’ai promis de suivre ses instructions. Maintenant, monsieur, ne vous blessez pas de ma question : comme je serai obligé de vous patronner quelque peu, je désirerais savoir si les malheurs qui vous sont arrivés, malheurs indépendants de votre volonté et qui ne diminuent en aucune façon la considération que je vous porte, ne vous ont pas rendu quelque peu étranger à ce monde dans lequel votre fortune et votre nom vous appelaient à faire si bonne figure.

– Monsieur, répondit le jeune homme reprenant son aplomb au fur et à mesure que le comte parlait, rassurez-vous sur ce point : les ravisseurs qui m’ont éloigné de mon père, et qui, sans doute, avaient pour but de me vendre plus tard à lui comme ils l’ont fait ont calculé que, pour tirer un bon parti de moi, il fallait me laisser toute ma valeur personnelle, et même l’augmenter encore, s’il était possible ; j’ai donc reçu une assez bonne éducation, et j’ai été traité par les larrons d’enfants à peu près comme l’étaient dans l’Asie Mineure les esclaves dont leurs maîtres faisaient des grammairiens, des médecins et des philosophes, pour les vendre plus cher au marché de Rome. »

Monte-Cristo sourit avec satisfaction ; il n’avait pas tant espéré, à ce qu’il paraît, de M. Andrea Cavalcanti.

« D’ailleurs, reprit le jeune homme, s’il y avait en moi quelque défaut d’éducation ou plutôt d’habitude du monde, on aurait, je suppose, l’indulgence de les excuser, en considération des malheurs qui ont accompagné ma naissance et poursuivi ma jeunesse.

– Eh bien, dit négligemment Monte-Cristo, vous en ferez ce que vous voudrez, vicomte, car vous êtes le maître, et cela vous regarde ; mais, ma parole, au contraire, je ne dirais pas un mot de toutes ces aventures, c’est un roman que votre histoire, et le monde, qui adore les romans serrés entre deux couvertures de papier jaune, se défie étrangement de ceux qu’il voit reliés en vélin vivant, fussent-ils dorés comme vous pouvez l’être. Voilà la difficulté que je me permettrai de vous signaler, monsieur le vicomte ; à peine aurez-vous raconté à quelqu’un votre touchante histoire, qu’elle courra dans le monde complètement dénaturée. Vous serez obligé de vous poser en Antony, et le temps des Antony est un peu passé. Peut-être aurez-vous un succès de curiosité, mais tout le monde n’aime pas à se faire centre d’observations et cible à commentaires. Cela vous fatiguera peut-être.

– Je crois que vous avez raison, monsieur le comte, dit le jeune homme en pâlissant malgré lui, sous l’inflexible regard de Monte-Cristo ; c’est là un grave inconvénient.

– Oh ! il ne faut pas non plus se l’exagérer dit Monte-Cristo ; car, pour éviter une faute, on tomberait dans une folie. Non, c’est un simple plan de conduite à arrêter ; et, pour un homme intelligent comme vous, ce plan est d’autant plus facile à adopter qu’il est conforme à vos intérêts ; il faudra combattre, par des témoignages et par d’honorables amitiés, tout ce que votre passé peut avoir d’obscur. »

Andrea perdit visiblement contenance.

« Je m’offrirais bien à vous comme répondant et caution, dit Monte-Cristo ; mais c’est chez moi une habitude morale de douter de mes meilleurs amis, et un besoin de chercher à faire douter les autres ; aussi jouerais-je là un rôle hors de mon emploi, comme disent les tragédiens, et je risquerais de me faire siffler, ce qui est inutile.

– Cependant, monsieur le comte, dit Andrea avec audace, en considération de Lord Wilmore qui m’a recommandé à vous…

– Oui, certainement, reprit Monte-Cristo ; mais Lord Wilmore ne m’a pas laissé ignorer, cher monsieur Andrea, que vous aviez eu une jeunesse quelque peu orageuse. Oh ! dit le comte en voyant le mouvement que faisait Andrea, je ne vous demande pas de confession ; d’ailleurs, c’est pour que vous n’ayez besoin de personne que l’on a fait venir de Lucques M. le marquis Cavalcanti, votre père. Vous allez le voir, il est un peu raide, un peu guindé ; mais c’est une question d’uniforme, et quand on saura que depuis dix-huit ans il est au service de l’Autriche, tout s’excusera ; nous ne sommes pas, en général, exigeants pour les Autrichiens. En somme, c’est un père fort suffisant, je vous assure.

– Ah ! vous me rassurez, monsieur ; je l’avais quitté depuis si longtemps, que je n’avais de lui aucun souvenir.

– Et puis, vous savez, une grande fortune fait passer sur bien des choses.

– Mon père est donc réellement riche, monsieur ?

– Millionnaire… cinq cent mille livres de rente.

– Alors, demanda le jeune homme avec anxiété, je vais me trouver dans une position… agréable ?

– Des plus agréables, mon cher monsieur ; il vous fait cinquante mille livres de rente par an pendant tout le temps que vous resterez à Paris.

– Mais j’y resterai toujours, en ce cas.

– Heu ! qui peut répondre des circonstances, mon cher monsieur ? l’homme propose et Dieu dispose… »

Andrea poussa un soupir.

« Mais enfin, dit-il, tout le temps que je resterai à Paris, et… qu’aucune circonstance ne me forcera pas de m’éloigner, cet argent dont vous me parliez tout à l’heure m’est-il assuré ?

– Oh ! parfaitement.

– Par mon père ? demanda Andrea avec inquiétude.

– Oui, mais garanti par Lord Wilmore, qui vous a, sur la demande de votre père, ouvert un crédit de cinq mille francs par mois chez M. Danglars, un des plus sûrs banquiers de Paris.

– Et mon père compte rester longtemps à Paris ? demanda Andrea avec inquiétude.

– Quelque jours seulement, répondit Monte-Cristo, son service ne lui permet pas de s’absenter plus de deux ou trois semaines.

– Oh ! ce cher père ! dit Andrea visiblement enchanté de ce prompt départ.

– Aussi, dit Monte-Cristo, faisant semblant de se tromper à l’accent de ces paroles ; aussi je ne veux pas retarder d’un instant l’heure de votre réunion. Êtes-vous préparé à embrasser ce digne M. Cavalcanti ?

– Vous n’en doutez pas, je l’espère ?

– Eh bien, entrez donc dans le salon, mon cher ami, et vous trouverez votre père, qui vous attend. »

Andrea fit un profond salut au comte et entra dans le salon.

Le comte le suivit des yeux, et, l’ayant vu disparaître, poussa un ressort correspondant à un tableau, lequel, en s’écartant du cadre, laissait, par un interstice habilement ménagé, pénétrer la vue dans le salon.

Andrea referma la porte derrière lui et s’avança vers le major, qui se leva dès qu’il entendit le bruit des pas qui s’approchaient.

« Ah ! monsieur et cher père, dit Andrea à haute voix et de manière que le comte l’entendit à travers la porte fermée, est-ce bien vous ?

– Bonjour, mon cher fils, fit gravement le major.

– Après tant d’années de séparation, dit Andrea en continuant de regarder du côté de la porte, quel bonheur de nous revoir !

– En effet, la séparation a été longue.

– Ne nous embrassons-nous pas, monsieur ? reprit Andrea.

– Comme vous voudrez, mon fils », dit le major.

Et les deux hommes s’embrassèrent comme on s’embrasse au Théâtre-Français, c’est-à-dire en se passant la tête par-dessus l’épaule.

« Ainsi donc nous voici réunis ! dit Andrea.

– Nous voici réunis, reprit le major.

– Pour ne plus nous séparer ?

– Si fait ; je crois, mon cher fils, que vous regardez maintenant la France comme une seconde patrie ?

– Le fait est, dit le jeune homme, que je serais désespéré de quitter Paris.

– Et moi, vous comprenez, je ne saurais vivre hors de Lucques. Je retournerai donc en Italie aussitôt que je pourrai.

– Mais avant de partir, très cher père, vous me remettrez sans doute des papiers à l’aide desquels il me sera facile de constater le sang dont je sors.

– Sans aucun doute, car je viens exprès pour cela, et j’ai eu trop de peine à vous rencontrer, afin de vous les remettre, pour que nous recommencions encore à nous chercher ; cela prendrait la dernière partie de ma vie.

– Et ces papiers ?

– Les voici. »

Andrea saisit avidement l’acte de mariage de son père, son certificat de baptême à lui, et, après avoir ouvert le tout avec une avidité naturelle à un bon fils, il parcourut les deux pièces avec une rapidité et une habitude qui dénotaient le coup d’œil le plus exercé en même temps que l’intérêt le plus vif.

Lorsqu’il eut fini, une indéfinissable expression de joie brilla sur son front ; et regardant le major avec un étrange sourire :

« Ah çà ! dit-il en excellent toscan, il n’y a donc pas de galère en Italie ?… »

Le major se redressa.

« Et pourquoi cela ? dit-il.

– Qu’on y fabrique impunément de pareilles pièces ? Pour la moitié de cela, mon très cher père, en France on nous enverrait prendre l’air à Toulon pour cinq ans.

– Plaît-il ? dit le Lucquois en essayant de conquérir un air majestueux.

– Mon cher monsieur Cavalcanti, dit Andrea en pressant le bras du major, combien vous donne-t-on pour être mon père ? »

Le major voulut parler.

« Chut ! dit Andrea en baissant la voix, je vais vous donner l’exemple de la confiance ; on me donne cinquante mille francs par an pour être votre fils : par conséquent, vous comprenez bien que ce n’est pas moi qui serai disposé à nier que vous soyez mon père. »

Le major regarda avec inquiétude autour de lui.

« Eh ! soyez tranquille, nous sommes seuls, dit Andrea, d’ailleurs nous parlons italien.

– Eh bien, à moi, dit le Lucquois, on me donne cinquante mille francs une fois payés.

– Monsieur Cavalcanti, dit Andrea, avez-vous foi aux contes de fées ?

– Non, pas autrefois, mais maintenant il faut bien que j’y croie.

– Vous avez donc eu des preuves ? »

Le major tira de son gousset une poignée d’or.

« Palpables, comme vous voyez.

– Vous pensez donc que je puis croire aux promesses qu’on m’a faites ?

– Je le crois.

– Et que ce brave homme de comte les tiendra ?

– De point en point ; mais, vous comprenez, pour arriver à ce but, il faut jouer notre rôle.

– Comment donc ?…

– Moi de tendre père…

– Moi, de fils respectueux.

– Puisqu’ils désirent que vous descendiez de moi…

– Qui, ils ?

– Dame, je n’en sais rien, ceux qui vous ont écrit ; n’avez vous pas reçu une lettre ?

– Si fait.

– De qui ?

– D’un certain abbé Busoni.

– Que vous ne connaissez pas ?

– Que je n’ai jamais vu.

– Que vous disait cette lettre ?

– Vous ne me trahirez pas ?

– Je m’en garderai bien, nos intérêts sont les mêmes.

– Alors lisez. »

Et le major passa une lettre au jeune homme.

Andrea lut à voix basse :

« Vous êtes pauvre, une vieillesse malheureuse vous attend. Voulez-vous devenir sinon riche, du moins indépendant ?

« Partez pour Paris à l’instant même, et allez réclamer à M. le comte de Monte-Cristo, avenue des Champs-Élysées, n°30, le fils que vous avez eu de la marquise de Corsinari, et qui vous a été enlevé à l’âge de cinq ans.

« Ce fils se nomme Andrea Cavalcanti.

« Pour que vous ne révoquiez pas en doute l’attention qu’a le soussigné de vous être agréable, vous trouverez ci-joint :

« 1. Un bon de deux mille quatre cents livres toscanes, payable chez M. Gozzi, à Florence ;

« 2. Une lettre d’introduction près de M. le comte de Monte-Cristo sur lequel je vous crédite d’une somme de quarante-huit mille francs.

« Soyez chez le comte le 26 mai, à sept heures du soir.

« Signé : ABBÉ BUSONI. »

– C’est cela.

– Comment, c’est cela ? Que voulez-vous dire ? demanda le major.

– Je dis que j’ai reçu la pareille à peu près.

– Vous ?

– Oui, moi.

– De l’abbé Busoni ?

– Non.

– De qui donc ?

– D’un Anglais, d’un certain Lord Wilmore, qui prend le nom de Simbad le marin.

– Et que vous ne connaissez pas plus que je ne connais l’abbé Busoni ?

– Si fait ; moi, je suis plus avancé que vous.

– Vous l’avez vu ?

– Oui, une fois.

– Où cela ?

– Ah ! justement voici ce que je ne puis pas vous dire ; vous seriez aussi savant que moi, et c’est inutile.

– Et cette lettre vous disait ?…

– Lisez. »

« Vous êtes pauvre, et vous n’avez qu’un avenir misérable : voulez-vous avoir un nom, être libre, être riche ? »

– Parbleu ! fit le jeune homme en se balançant sur ses talons, comme si une pareille question se faisait !

« Prenez la chaise de poste que vous trouverez tout attelée en sortant de Nice par la porte de Gênes. Passez par Turin, Chambéry et Pont-de-Beauvoisin. Présentez-vous chez M. le comte de Monte-Cristo, avenue des Champs-Élysées, le 26 mai, à sept heures du soir, et demandez-lui votre père.

« Vous êtes le fils du marquis Bartolomeo Cavalcanti et de la marquise Olivia Corsinari, ainsi que le constateront les papiers qui vous seront remis par le marquis, et qui vous permettront de vous présenter sous ce nom dans le monde parisien.

« Quant à votre rang, un revenu de cinquante mille livres par an vous mettra à même de le soutenir.

« Ci-joint un bon de cinq mille livres payable sur M. Ferrea, banquier à Nice, et une lettre d’introduction près du comte de Monte-Cristo, chargé par moi de pourvoir à vos besoins.

« SIMBAD LE MARIN. »

« Hum ! fit le major, c’est fort beau !

– N’est-ce pas ?

– Vous avez vu le comte ?

– Je le quitte.

– Et il a ratifié ?

– Tout.

– Y comprenez-vous quelque chose ?

– Ma foi non.

– Il y a une dupe dans tout cela.

– En tout cas, ce n’est ni vous ni moi ?

– Non, certainement.

– Et bien, alors !…

– Peu nous importe, n’est-ce pas ?

– Justement, c’est ce que je voulais dire, allons jusqu’au bout et jouons serré.

– Soit ; vous verrez que je suis digne de faire votre partie.

– Je n’en ai pas douté un seul instant, mon cher père.

– Vous me faites honneur, mon cher fils. »

Monte-Cristo choisit ce moment pour rentrer dans le salon. En entendant le bruit de ses pas, les deux hommes se jetèrent dans les bras l’un de l’autre ; le comte les trouva embrassés.

« Eh bien ! monsieur le marquis, dit Monte-Cristo, il paraît que vous avez retrouvé un fils selon votre cœur ?

– Ah ! monsieur le comte, je suffoque de joie.

– Et vous, jeune homme ?

– Ah ! monsieur le comte, j’étouffe de bonheur.

– Heureux père ! heureux enfant ! dit le comte.

– Une seule chose m’attriste, dit le major ; c’est la nécessité où je suis de quitter Paris si vite.

– Oh ! cher monsieur Cavalcanti, dit Monte-Cristo vous ne partirez pas, je l’espère, que je ne vous aie présenté à quelques amis.

– Je suis aux ordres de monsieur le comte, dit le major.

– Maintenant, voyons, jeune homme, confessez-vous.

– À qui ?

– Mais à monsieur votre père ; dites-lui quelques mots de l’état de vos finances.

– Ah ! diable, fit Andrea, vous touchez la corde sensible.

– Entendez-vous, major ? dit Monte-Cristo.

– Sans doute que je l’entends.

– Oui, mais comprenez-vous ?

– À merveille.

– Il dit qu’il a besoin d’argent, ce cher enfant.

– Que voulez-vous que j’y fasse ?

– Que vous lui en donniez, parbleu !

– Moi ?

– Oui, vous. »

Monte-Cristo passa entre les deux hommes.

« Tenez ! dit-il à Andrea en lui glissant un paquet de billets de banque à la main.

– Qu’est-ce que cela ?

– La réponse de votre père.

– De mon père ?

– Oui. Ne venez-vous pas de laisser entendre que vous aviez besoin d’argent ?

– Oui. Eh bien ?

– Eh bien ! il me charge de vous remettre cela.

– A compte sur mes revenus ?

– Non, pour vos frais d’installation.

– Oh ! cher père !

– Silence, dit Monte-Cristo, vous voyez bien qu’il ne veut pas que je dise que cela vient de lui.

– J’apprécie cette délicatesse, dit Andrea, en enfonçant ses billets de banque dans le gousset de son pantalon.

– C’est bien, dit Monte-Cristo, maintenant, allez !

– Et quand aurons-nous l’honneur de revoir M. le comte ? demanda Cavalcanti.

– Ah ! oui, demanda Andrea, quand aurons-nous cet honneur ?

– Samedi, si vous voulez… oui… tenez… samedi. J’ai à dîner à ma maison d’Auteuil, rue de la Fontaine, n°28, plusieurs personnes, et entre autres M. Danglars, votre banquier, je vous présenterai à lui, il faut bien qu’il vous connaisse tous les deux pour vous compter votre argent.

– Grande tenue ? demanda à demi-voix le major.

– Grande tenue : uniforme, croix, culotte courte.

– Et moi ? demanda Andrea.

– Oh ! vous, très simplement : pantalon noir, bottes vernies, gilet blanc, habit noir ou bleu, cravate longue ; prenez Blin ou Véronique pour vous habiller. Si vous ne connaissez pas leurs adresses, Baptistin vous les donnera. Moins vous affecterez de prétention dans votre mise, étant riche comme vous l’êtes, meilleur effet cela fera. Si vous achetez des chevaux, prenez-les chez Devedeux ; si vous achetez un phaéton, allez chez Baptiste.

– À quelle heure pourrons-nous nous présenter ? demanda le jeune homme.

– Mais vers six heures et demie.

– C’est bien, on y sera », dit le major en portant la main à son chapeau.

Les deux Cavalcanti saluèrent le comte et sortirent. Le comte s’approcha de la fenêtre, et les vit qui traversaient la cour bras dessus, bras dessous.

« En vérité, dit-il, voilà deux grands misérables ! Quel malheur que ce ne soit pas véritablement le père et le fils ! »

Puis après un instant de sombre réflexion :

« Allons chez les Morrel, dit-il ; je crois que le dégoût m’écœure encore plus que la haine. »

LVII. – L’enclos à la luzerne.

Il faut que nos lecteurs nous permettent de les ramener à cet enclos qui confine à la maison de M. de Villefort, et, derrière la grille envahie par des marronniers, nous retrouverons des personnages de notre connaissance.

Cette fois Maximilien est arrivé le premier. C’est lui qui a collé son œil contre la cloison, et qui guette dans le jardin profond une ombre entre les arbres et le craquement d’un brodequin de soie sur le sable des allées.

Enfin, le craquement tant désiré se fit entendre, et au lieu d’une ombre ce furent deux ombres qui s’approchèrent. Le retard de Valentine avait été occasionné par une visite de Mme Danglars et d’Eugénie, visite qui était prolongée au-delà de l’heure où Valentine était attendue. Alors, pour ne pas manquer à son rendez-vous, la jeune fille avait proposé à Mlle Danglars une promenade au jardin, voulant montrer à Maximilien qu’il n’y avait point de sa faute dans le retard dont sans doute il souffrait.

Le jeune homme comprit tout avec cette rapidité d’intuition particulière aux amants et son cœur fut soulagé. D’ailleurs, sans arriver à la portée de la voix, Valentine dirigea sa promenade de manière que Maximilien pût la voir passer et repasser, et chaque fois qu’elle passait et repassait, un regard inaperçu de sa compagne, mais jeté de l’autre côté de la grille et recueilli par le jeune homme, lui disait :

« Prenez patience, ami, vous voyez qu’il n’y a point de ma faute. »

Et Maximilien, en effet, prenait patience tout en admirant ce contraste entre les deux jeunes filles : entre cette blonde aux yeux languissants et à la taille inclinée comme un beau saule, et cette brune aux yeux fiers et à la taille droite comme un peuplier ; puis il va sans dire que dans cette comparaison entre deux natures si opposées, tout l’avantage, dans le cœur du jeune homme du moins, était pour Valentine.

Au bout d’une demi-heure de promenade, les deux jeunes filles s’éloignèrent. Maximilien comprit que le terme de la visite de Mme Danglars était arrivé.

En effet, un instant après, Valentine reparut seule. De crainte qu’un regard indiscret ne suivît son retour, elle venait lentement ; et, au lieu de s’avancer directement vers la grille, elle alla s’asseoir sur un banc, après avoir sans affectation interrogé chaque touffe de feuillage et plongé son regard dans le fond de toutes les allées.

Ces précautions prises, elle courut à la grille.

« Bonjour, Valentine, dit une voix.

– Bonjour, Maximilien ; je vous ai fait attendre, mais vous avez vu la cause ?

– Oui, j’ai reconnu Mlle Danglars ; je ne vous croyais pas si liée avec cette jeune personne.

– Qui vous a donc dit que nous étions liées, Maximilien ?

– Personne ; mais il m’a semblé que cela ressortait de la façon dont vous vous donnez le bras, de la façon dont vous causiez : on eût dit deux compagnes de pension se faisant des confidences.

– Nous nous faisions nos confidences, en effet, dit Valentine, elle m’avouait sa répugnance pour un mariage avec M. de Morcerf, et moi, je lui avouais de mon côté que je regardais comme un malheur d’épouser M. d’Épinay.

– Chère Valentine !

– Voilà pourquoi, mon ami, continua la jeune fille, vous avez vu cette apparence d’abandon entre moi et Eugénie ; c’est que, tout en parlant de l’homme que je ne puis aimer, je pensais à l’homme que j’aime.

– Que vous êtes bonne en toutes choses, Valentine, et que vous avez en vous une chose que Mlle Danglars n’aura jamais : c’est ce charme indéfini qui est à la femme ce que le parfum est à la fleur, ce que la saveur est au fruit ; car ce n’est pas le tout pour une fleur que d’être belle, ce n’est pas le tout pour un fruit que d’être beau.

– C’est votre amour qui vous fait voir les choses ainsi, Maximilien.

– Non, Valentine, je vous jure. Tenez, je vous regardais toutes deux tout à l’heure, et, sur mon honneur, tout en rendant justice à la beauté de Mlle Danglars, je ne comprenais pas qu’un homme devînt amoureux d’elle.

– C’est que, comme vous le disiez, Maximilien, j’étais là, et que ma présence vous rendait injuste.

– Non… mais dites-moi… une question de simple curiosité, et qui émane de certaines idées que je me suis faites sur Mlle Danglars.

– Oh ! bien injustes, sans que je sache lesquelles certainement. Quand vous nous jugez, nous autres pauvres femmes, nous ne devons pas nous attendre à l’indulgence.

– Avec cela qu’entre vous vous êtes bien justes les unes envers les autres !

– Parce que, presque toujours, il y a de la passion dans nos jugements. Mais revenez à votre question.

– Est-ce parce que Mlle Danglars aime quelqu’un qu’elle redoute son mariage avec M. de Morcerf ?

– Maximilien, je vous ai dit que je n’étais pas l’amie d’Eugénie.

– Eh ! mon Dieu ! dit Morrel, sans être amies, les jeunes filles se font des confidences ; convenez que vous lui avez fait quelques questions là-dessus. Ah ! je vous vois sourire.

– S’il en est ainsi, Maximilien, ce n’est pas la peine que nous ayons entre nous cette cloison de planches.

– Voyons, que vous a-t-elle dit ?

– Elle m’a dit qu’elle n’aimait personne, dit Valentine ; qu’elle avait le mariage en horreur ; que sa plus grande joie eût été de mener une vie libre et indépendante, et qu’elle désirait presque que son père perdît sa fortune pour se faire artiste comme son amie, Mlle Louise d’Armilly.

– Ah ! vous voyez !

– Eh bien, qu’est-ce que cela prouve ? demanda Valentine.

– Rien, répondit en souriant Maximilien.

– Alors, dit Valentine, pourquoi souriez-vous à votre tour ?

– Ah ! dit Maximilien, vous voyez bien que, vous aussi, vous regardez, Valentine.

– Voulez-vous que je m’éloigne ?

– Oh ! non ! non pas ! Mais revenons à vous.

– Ah ! oui, c’est vrai, car à peine avons-nous dix minutes à passer ensemble.

– Mon Dieu ! s’écria Maximilien consterné.

– Oui, Maximilien, vous avez raison, dit avec mélancolie Valentine, et vous avez là une pauvre amie. Quelle existence je vous fais passer, pauvre Maximilien, vous si bien fait pour être heureux ! Je me le reproche amèrement, croyez-moi.

– Eh bien, que vous importe, Valentine : si je me trouve heureux ainsi ; si cette attente éternelle me semble payée, à moi, par cinq minutes de votre vue, par deux mots de votre bouche, et par cette conviction profonde, éternelle, que Dieu n’a pas créé deux cœurs aussi en harmonie que les nôtres, et ne les a pas presque miraculeusement réunis, surtout pour les séparer.

– Bon, merci, espérez pour nous deux, Maximilien : cela me rend à moitié heureuse.

– Que vous arrive-t-il donc encore, Valentine, que vous me quittez si vite ?

– Je ne sais ; Mme de Villefort m’a fait prier de passer chez elle pour une communication de laquelle dépend, m’a-t-elle fait dire, une portion de ma fortune. Eh ! mon Dieu, qu’ils la prennent ma fortune, je suis trop riche, et qu’après me l’avoir prise ils me laissent tranquille et libre ; vous m’aimerez tout autant pauvre, n’est-ce pas, Morrel ?

– Oh ! je vous aimerai toujours, moi ; que m’importe richesse ou pauvreté, si ma Valentine était près de moi et que je fusse sûr que personne ne me la pût ôter ! Mais cette communication, Valentine, ne craignez-vous point que ce ne soit quelque nouvelle relative à votre mariage ?

– Je ne le crois pas.

– Cependant, écoutez-moi, Valentine, et ne vous effrayez pas, car tant que je vivrai je ne serai pas à une autre.

– Vous croyez me rassurer en me disant cela, Maximilien ?

– Pardon ! vous avez raison, je suis un brutal. Eh bien, je voulais donc vous dire que l’autre jour j’ai rencontré M. de Morcerf.

– Eh bien ?

– M. Franz est son ami, comme vous savez.

– Oui ; eh bien ?

– Eh bien, il a reçu une lettre de Franz, qui lui annonce son prochain retour. »

Valentine pâlit et appuya sa main contre la grille.

« Ah ! mon Dieu ! dit-elle, si c’était cela ! Mais non, la communication ne viendrait pas de Mme de Villefort.

– Pourquoi cela ?

– Pourquoi… je n’en sais rien… mais il me semble que Mme de Villefort, tout en ne s’y opposant point franchement, n’est pas sympathique à ce mariage.

– Eh bien, mais, Valentine, il me semble que je vais l’adorer, Mme de Villefort.

– Oh ! ne vous pressez pas, Maximilien, dit Valentine avec un triste sourire.

– Enfin, si elle est antipathique à ce mariage, ne fût-ce que pour le rompre, peut-être ouvrirait-elle l’oreille à quelque autre proposition.

– Ne croyez point cela, Maximilien ; ce ne sont point les maris que Mme de Villefort repousse, c’est le mariage.

– Comment ? le mariage ! Si elle déteste si fort le mariage, pourquoi s’est-elle mariée elle-même ?

– Vous ne me comprenez pas, Maximilien ; ainsi, lorsqu’il y a un an j’ai parlé de me retirer dans un couvent, elle avait, malgré les observations qu’elle avait cru devoir faire, adopté ma proposition avec joie ; mon père même y avait consenti, à son instigation, j’en suis sûre ; il n’y eut que mon pauvre grand-père qui m’a retenue. Vous ne pouvez vous figurer, Maximilien, quelle expression il y a dans les yeux de ce pauvre vieillard, qui n’aime que moi au monde, et qui, Dieu me pardonne si c’est un blasphème, et qui n’est aimé au monde que de moi. Si vous saviez, quand il a appris ma résolution, comme il m’a regardée, ce qu’il y avait de reproche dans ce regard et de désespoir dans ces larmes qui roulaient sans plaintes, sans soupirs, le long de ses joues immobiles ! Ah ! Maximilien, j’ai éprouvé quelque chose comme un remords, je me suis jetée à ses pieds en lui criant : « Pardon ! pardon ! mon père ! On fera de moi ce qu’on voudra, mais je ne vous quitterai jamais. » Alors il leva les yeux au ciel !… Maximilien, je puis souffrir beaucoup, ce regard de mon vieux grand-père m’a payée d’avance pour ce que je souffrirai.

– Chère Valentine ! vous êtes un ange, et je ne sais vraiment pas comment j’ai mérité, en sabrant à droite et à gauche des Bédouins, à moins que Dieu ait considéré que ce sont des infidèles, je ne sais pas comment j’ai mérité que vous vous révéliez à moi. Mais enfin, voyons, Valentine, quel est donc l’intérêt de Mme de Villefort à ce que vous ne vous mariiez pas ?

– N’avez-vous pas entendu tout à l’heure que je vous disais que j’étais riche, Maximilien, trop riche ? J’ai, du chef de ma mère, près de cinquante mille livres de rente ; mon grand-père et ma grand-mère, le marquis et la marquise de Saint-Méran, doivent m’en laisser autant ; M. Noirtier a bien visiblement l’intention de me faire sa seule héritière. Il en résulte donc que, comparativement à moi, mon frère Édouard, qui n’attend, du côté de Mme de Villefort, aucune fortune, est pauvre. Or, Mme de Villefort aime cet enfant avec adoration, et si je fusse entrée en religion, toute ma fortune, concentrée sur mon père, qui héritait du marquis, de la marquise et de moi, revenait à son fils.

– Oh ! que c’est étrange cette cupidité dans une jeune et belle femme !

– Remarquez que ce n’est point pour elle, Maximilien, mais pour son fils, et que ce que vous lui reprochez comme un défaut, au point de vue de l’amour maternel, est presque une vertu.

– Mais voyons, Valentine, dit Morrel, si vous abandonniez une portion de cette fortune à ce fils.

– Le moyen de faire une pareille proposition, dit Valentine, et surtout à une femme qui a sans cesse à la bouche le mot de désintéressement ?

– Valentine, mon amour m’est toujours resté sacré, et comme toute chose sacrée, je l’ai couvert du voile de mon respect et enfermé dans mon cœur ; personne au monde, pas même ma sœur, ne se doute donc de cet amour que je n’ai confié à qui que ce soit au monde. Valentine, me permettez-vous de parler de cet amour à un ami ? »

Valentine tressaillit.

« À un ami ? dit-elle. Oh ! mon Dieu ! Maximilien, je frissonne rien qu’à vous entendre parler ainsi ! À un ami ? et qui donc est cet ami ?

– Écoutez, Valentine : avez-vous jamais senti pour quelqu’un une de ces sympathies irrésistibles qui font que, tout en voyant cette personne pour la première fois, vous croyez la connaître depuis longtemps, et vous vous demandez où et quand vous l’avez vue, si bien que, ne pouvant vous rappeler ni le lieu ni le temps, vous arrivez à croire que c’est dans un monde antérieur au nôtre, et que cette sympathie n’est qu’un souvenir qui se réveille ?

– Oui.

– Eh bien, voilà ce que j’ai éprouvé la première fois que j’ai vu cet homme extraordinaire.

– Un homme extraordinaire ?

– Oui.

– Que vous connaissez depuis longtemps alors ?

– Depuis huit ou dix jours à peine.

– Et vous appelez votre ami un homme que vous connaissez depuis huit jours ? Oh ! Maximilien, je vous croyais plus avare de ce beau nom d’ami.

– Vous avez raison en logique, Valentine ; mais dites ce que vous voudrez, rien ne me fera revenir sur ce sentiment instinctif. Je crois que cet homme sera mêlé à tout ce qui m’arrivera de bien dans l’avenir, que parfois son regard profond semble connaître et sa main puissante diriger.

– C’est donc un devin ? dit en souriant Valentine.

– Ma foi, dit Maximilien, je suis tenté de croire souvent qu’il devine… le bien surtout.

– Oh ! dit Valentine tristement, faites-moi connaître cet homme, Maximilien, que je sache de lui si je serai assez aimée pour me dédommager de tout ce que j’ai souffert.

– Pauvre amie ! mais vous le connaissez !

– Moi ?

– Oui. C’est celui qui a sauvé la vie à votre belle-mère et à son fils.

– Le comte de Monte-Cristo ?

– Lui-même.

– Oh ! s’écria Valentine, il ne peut jamais être mon ami, il est trop celui de ma belle-mère.

– Le comte, l’ami de votre belle-mère, Valentine ? mon instinct ne faillirait pas à ce point ; je suis sûr que vous vous trompez.

– Oh ! si vous saviez, Maximilien ! mais ce n’est plus Édouard qui règne à la maison, c’est le comte : recherché de madame de Villefort, qui voit en lui le résumé des connaissances humaines ; admiré, entendez-vous, admiré de mon père, qui dit n’avoir jamais entendu formuler avec plus d’éloquence des idées plus élevées ; idolâtré d’Édouard, qui, malgré sa peur des grands yeux noirs du comte, court à lui aussitôt qu’il le voit arriver, et lui ouvre la main, où il trouve toujours quelque jouet admirable : M. de Monte-Cristo n’est pas ici chez mon père ; M. de Monte-Cristo n’est pas ici chez Mme de Villefort : M. de Monte-Cristo est chez lui.

– Eh bien, chère Valentine, si les choses sont ainsi que vous dites, vous devez déjà ressentir ou vous ressentirez bientôt les effets de sa présence. Il rencontre Albert de Morcerf en Italie, c’est pour le tirer des mains des brigands ; il aperçoit Mme Danglars, c’est pour lui faire un cadeau royal ; votre belle-mère et votre frère passent devant sa porte, c’est pour que son Nubien leur sauve la vie. Cet homme a évidemment reçu le pouvoir d’influer sur les choses. Je n’ai jamais vu des goûts plus simples alliés à une haute magnificence. Son sourire est si doux, quand il me l’adresse que j’oublie combien les autres trouvent son sourire amer. Oh ! dites-moi, Valentine, vous a-t-il souri ainsi ? S’il l’a fait, vous serez heureuse.

– Moi ! dit la jeune fille, oh ! mon Dieu ! Maximilien, il ne me regarde seulement pas, ou plutôt, si je passe par hasard, il détourne la vue de moi. Oh ! il n’est pas généreux, allez ! ou il n’a pas ce regard profond qui lit au fond des cœurs, et que vous lui supposez à tort ; car s’il eût été généreux, me voyant seule et triste au milieu de toute cette maison, il m’eût protégée de cette influence qu’il exerce ; et puisqu’il joue, à ce que vous prétendez, le rôle de soleil, il eût réchauffé mon cœur à l’un de ses rayons. Vous dites qu’il vous aime, Maximilien ; eh ! mon Dieu, qu’en savez-vous ? Les hommes font gracieux visage à un officier de cinq pieds six pouces comme vous, qui a une longue moustache et un grand sabre, mais ils croient pouvoir écraser sans crainte une pauvre fille qui pleure.

– Oh ! Valentine ! vous vous trompez, je vous jure.

– S’il en était autrement, voyons, Maximilien, s’il me traitait diplomatiquement, c’est-à-dire en homme qui, d’une façon ou de l’autre, veut s’impatroniser dans la maison, il m’eût, ne fût-ce qu’une seule fois honorée de ce sourire que vous me vantez si fort, mais non, il m’a vue malheureuse, il comprend que je ne puis lui être bonne à rien, et il ne fait pas même attention à moi. Qui sait même si, pour faire sa cour à mon père, à Mme de Villefort ou à mon frère, il ne me persécutera point aussi en tant qu’il sera en son pouvoir de le faire ? Voyons, franchement, je ne suis pas une femme que l’on doive mépriser ainsi sans raison ; vous me l’avez dit. Ah ! pardonnez-moi, continua la jeune fille en voyant l’impression que ces paroles produisaient sur Maximilien, je suis mauvaise, et je vous dis là sur cet homme des choses que je ne savais pas même avoir dans le cœur. Tenez, je ne nie pas que cette influence dont vous me parlez existe, et qu’il ne l’exerce même sur moi ; mais s’il l’exerce, c’est d’une manière nuisible et corruptrice, comme vous le voyez, de bonnes pensées.

– C’est bien, Valentine, dit Morrel avec un soupir, n’en parlons plus ; je ne lui dirai rien.

– Hélas ! mon ami, dit Valentine, je vous afflige, je le vois. Oh ! que ne puis-je vous serrer la main pour vous demander pardon ! Mais enfin je ne demande pas mieux que d’être convaincue ; dites, qu’a donc fait pour vous ce comte de Monte-Cristo ?

– Vous m’embarrassez fort, je l’avoue, Valentine, en me demandant ce que le comte a fait pour moi : rien d’ostensible, je le sais bien. Aussi, comme je vous l’ai déjà dit, mon affection pour lui est-elle tout instinctive et n’a-t-elle rien de raisonné. Est-ce que le soleil m’a fait quelque chose ? Non ; il me réchauffe, et à sa lumière je vous vois, voilà tout. Est-ce que tel ou tel parfum a fait quelque chose pour moi ? Non ; son odeur récrée agréablement un de mes sens. Je n’ai pas autre chose à dire quand on me demande pourquoi je vante ce parfum, mon amitié pour lui est étrange comme la sienne pour moi. Une voix secrète m’avertit qu’il y a plus que du hasard dans cette amitié imprévue et réciproque. Je trouve de la corrélation jusque dans ses plus simples actions, jusque dans ses plus secrètes pensées entre mes actions et mes pensées. Vous allez encore rire de moi, Valentine, mais depuis que je connais cet homme, l’idée absurde m’est venue que tout ce qui m’arrive de bien émane de lui. Cependant, j’ai vécu trente ans sans avoir eu besoin de ce protecteur, n’est-ce pas ? n’importe, tenez, un exemple : il m’a invité à dîner pour samedi, c’est naturel au point où nous en sommes, n’est-ce pas ? Eh bien, qu’ai-je su depuis ? Votre père est invité à ce dîner, votre mère y viendra. Je me rencontrerai avec eux, et qui sait ce qui résultera dans l’avenir de cette entrevue ? Voilà des circonstances fort simples en apparence ; cependant, moi, je vois là-dedans quelque chose qui m’étonne ; j’y puise une confiance étrange. Je me dis que le comte, cet homme singulier qui devine tout, a voulu me faire trouver avec M. et Mme de Villefort, et quelquefois je cherche, je vous le jure, à lire dans ses yeux s’il a deviné mon amour.

– Mon bon ami, dit Valentine, je vous prendrais pour un visionnaire, et j’aurais véritablement peur pour votre bon sens, si je n’écoutais de vous que de semblables raisonnements. Quoi ! vous voyez autre chose que du hasard dans cette rencontre ? En vérité, réfléchissez donc. Mon père, qui ne sort jamais, a été sur le point dix fois de refuser cette invitation à Mme de Villefort, qui, au contraire, brûle du désir de voir chez lui ce nabab extraordinaire, et c’est à grand-peine qu’elle a obtenu qu’il l’accompagnerait. Non, non, croyez-moi, je n’ai, à part vous, Maximilien d’autre secours à demander dans ce monde qu’à mon grand-père, un cadavre ! d’autre appui à chercher que dans ma pauvre mère, une ombre !

– Je sens que vous avez raison, Valentine, et que la logique est pour vous, dit Maximilien ; mais votre douce voix, toujours si puissante sur moi, aujourd’hui, ne me convainc pas.

– Ni la vôtre non plus, dit Valentine, et j’avoue que si vous n’avez pas d’autre exemple à me citer…

– J’en ai un, dit Maximilien en hésitant ; mais en vérité, Valentine, je suis forcé de l’avouer moi-même, il est encore plus absurde que le premier.

– Tant pis, dit en souriant Valentine.

– Et cependant, continua Morrel, il n’en est pas moins concluant pour moi, homme tout d’inspiration et de sentiment, et qui ai quelquefois, depuis dix ans que je sers, dû la vie à un de ces éclairs intérieurs qui vous dictent un mouvement en avant ou en arrière, pour que la balle qui devait vous tuer passe à côté de vous.

– Cher Maximilien, pourquoi ne pas faire honneur à mes prières de cette déviation des balles ? Quand vous êtes là-bas, ce n’est plus pour moi que je prie Dieu et ma mère, c’est pour vous.

– Oui, depuis que je vous connais, dit en souriant Morrel ; mais avant que je vous connusse, Valentine ?

– Voyons, puisque vous ne voulez rien me devoir, méchant, revenez donc à cet exemple que vous-même avouez être absurde.

– Eh bien, regardez par les planches, et voyez là-bas, à cet arbre, le cheval nouveau avec lequel je suis venu.

– Oh ! l’admirable bête ! s’écria Valentine, pourquoi ne l’avez-vous pas amené près de la grille ? je lui eusse parlé et il m’eût entendue.

– C’est en effet, comme vous le voyez, une bête d’un assez grand prix, dit Maximilien. Eh bien, vous savez que ma fortune est bornée, Valentine, et que je suis ce qu’on appelle un homme raisonnable. Eh bien, j’avais vu chez un marchand de chevaux ce magnifique Médéah, je le nomme ainsi. Je demandai quel était son prix : on me répondit quatre mille cinq cents francs ; je dus m’abstenir, comme vous le comprenez bien, de le trouver beau plus longtemps, et je partis, je l’avoue, le cœur assez gros, car le cheval m’avait tendrement regardé, m’avait caressé avec sa tête et avait caracolé sous moi de la façon la plus coquette et la plus charmante. Le même soir j’avais quelques amis à la maison : M. de Château-Renaud, M. Debray et cinq ou six autres mauvais sujets que vous avez le bonheur de ne pas connaître, même de nom. On proposa une bouillotte ; je ne joue jamais, car je ne suis pas assez riche pour pouvoir perdre, ni assez pauvre pour désirer gagner. Mais j’étais chez moi, vous comprenez, je n’avais autre chose à faire que d’envoyer chercher des cartes, et c’est ce que je fis.

« Comme on se mettait à table, M. de Monte-Cristo arriva. Il prit sa place, on joua, et, moi, je gagnai ; j’ose à peine vous avouer cela, Valentine, je gagnai cinq mille francs. Nous nous quittâmes à minuit. Je n’y pus tenir, je pris un cabriolet et me fis conduire chez mon marchand de chevaux. Tout palpitant, tout fiévreux, je sonnai ; celui qui vint m’ouvrir dut me prendre pour un fou. Je m’élançai de l’autre côté de la porte à peine ouverte. J’entrai dans l’écurie, je regardai au râtelier. Oh ! bonheur ! Médéah grignotait son foin. Je saute sur une selle ; je la lui applique moi-même sur le dos, je lui passe la bride, Médéah se prête de la meilleure grâce du monde à cette opération ! Puis, déposant les quatre mille cinq cents francs entre les mains du marchand stupéfait, je reviens ou plutôt je passe la nuit à me promener dans les Champs-Élysées. Eh bien, j’ai vu de la lumière à la fenêtre du comte, il m’a semblé apercevoir son ombre derrière les rideaux. Maintenant Valentine, je jurerais que le comte a su que je désirais ce cheval, et qu’il a perdu exprès pour me le faire gagner.

– Mon cher Maximilien, dit Valentine, vous êtes trop fantastique, en vérité… vous ne m’aimerez pas longtemps… Un homme qui fait ainsi de la poésie ne saurait s’étioler à plaisir dans une passion monotone comme la nôtre… Mais, grand Dieu ! tenez, on m’appelle… entendez-vous ?

– Oh ! Valentine, dit Maximilien, par le petit jour de la cloison… votre doigt le plus petit, que je le baise.

– Maximilien, nous avions dit que nous serions l’un pour l’autre deux voix, deux ombres !

– Comme il vous plaira, Valentine.

– Serez-vous heureux si je fais ce que vous voulez ?

– Oh ! oui. »

Valentine monta sur un banc et passa, non pas son petit doigt à travers l’ouverture, mais sa main tout entière par-dessus la cloison.

Maximilien poussa un cri, et s’élançant à son tour sur la borne, saisit cette main adorée et y appliqua ses lèvres ardentes ; mais aussitôt la petite main glissa entre les siennes, et le jeune homme entendit fuir Valentine, effrayée peut-être de la sensation qu’elle venait d’éprouver !

LVIII. – M. Noirtier de Villefort.

Voici ce qui s’était passé dans la maison du procureur du roi après le départ de Mme Danglars et de sa fille, et pendant la conversation que nous venons de rapporter.

M. de Villefort était entré chez son père, suivi de Mme de Villefort ; quant à Valentine, nous savons où elle était.

Tous deux, après avoir salué le vieillard, après avoir congédié Barrois, vieux domestique depuis plus de vingt-cinq ans à son service, avaient pris place à ses côtés.

M. Noirtier, assis dans son grand fauteuil à roulettes, où on le plaçait le matin et d’où on le tirait le soir, assis devant une glace qui réfléchissait tout l’appartement et lui permettait de voir, sans même tenter un mouvement devenu impossible, qui entrait dans sa chambre, qui en sortait, et ce qu’on faisait tout autour de lui ; M. Noirtier, immobile comme un cadavre, regardait avec des yeux intelligents et vifs ses enfants, dont la cérémonieuse révérence lui annonçait quelque démarche officielle inattendue.

La vue et l’ouïe étaient les deux seuls sens qui animassent encore, comme deux étincelles, cette matière humaine déjà aux trois quarts façonnée pour la tombe ; encore, de ces deux sens, un seul pouvait-il révéler au-dehors la vie intérieure qui animait la statue ; et le regard qui dénonçait cette vie intérieure était semblable à une de ces lumières lointaines qui, durant la nuit, apprennent au voyageur perdu dans un désert qu’il y a encore un être existant qui veille dans ce silence et cette obscurité.

Aussi, dans cet œil noir du vieux Noirtier, surmonté d’un sourcil noir, tandis que toute la chevelure, qu’il portait longue et pendante sur les épaules, était blanche ; dans cet œil, comme cela arrive pour tout organe de l’homme exercé aux dépens des autres organes, s’étaient concentrées toute l’activité, toute l’adresse, toute la force, toute l’intelligence, répandues autrefois dans ce corps et dans cet esprit. Certes, le geste du bras, le son de la voix, l’attitude du corps manquaient, mais cet œil puissant suppléait à tout : il commandait avec les yeux ; il remerciait avec les yeux ; c’était un cadavre avec des yeux vivants, et rien n’était plus effrayant parfois que ce visage de marbre au haut duquel s’allumait une colère ou luisait une joie. Trois personnes seulement savaient comprendre ce langage du pauvre paralytique : c’était Villefort, Valentine et le vieux domestique dont nous avons déjà parlé. Mais comme Villefort ne voyait que rarement son père, et, pour ainsi dire, quand il ne pouvait faire autrement ; comme, lorsqu’il le voyait, il ne cherchait pas à lui plaire en le comprenant, tout le bonheur du vieillard reposait en sa petite-fille, et Valentine était parvenue, à force de dévouement, d’amour et de patience, à comprendre du regard toutes les pensées de Noirtier. À ce langage muet ou inintelligible pour tout autre, elle répondait avec toute sa voix, toute sa physionomie, toute son âme, de sorte qu’il s’établissait des dialogues animés entre cette jeune fille et cette prétendue argile, à peu près redevenue poussière, et qui cependant était encore un homme d’un savoir immense, d’une pénétration inouïe et d’une volonté aussi puissante que peut l’être l’âme enfermée dans une matière par laquelle elle a perdu le pouvoir de se faire obéir.

Valentine avait donc résolu cet étrange problème de comprendre la pensée du vieillard pour lui faire comprendre sa pensée à elle ; et, grâce à cette étude, il était bien rare que, pour les choses ordinaires de la vie, elle ne tombât point avec précision sur le désir de cette âme vivante, ou sur le besoin de ce cadavre à moitié insensible.

Quant au domestique, comme depuis vingt-cinq ans, ainsi que nous l’avons dit, il servait son maître, il connaissait si bien toutes ses habitudes, qu’il était rare que Noirtier eût besoin de lui demander quelque chose.

Villefort n’avait en conséquence besoin du secours ni de l’un ni de l’autre pour entamer avec son père l’étrange conversation qu’il venait provoquer. Lui-même, nous l’avons dit, connaissait parfaitement le vocabulaire du vieillard, et s’il ne s’en servait point plus souvent, c’était par ennui et par indifférence. Il laissa donc Valentine descendre au jardin, il éloigna donc Barrois, et après avoir pris sa place à la droite de son père, tandis que Mme de Villefort s’asseyait à sa gauche :

« Monsieur, dit-il, ne vous étonnez pas que Valentine ne soit pas montée avec nous et que j’aie éloigné Barrois, car la conférence que nous allons avoir ensemble est de celles qui ne peuvent avoir lieu devant une jeune fille ou un domestique ; Mme de Villefort et moi avons une communication à vous faire. »

Le visage de Noirtier resta impassible pendant ce préambule, tandis qu’au contraire l’œil de Villefort semblait vouloir plonger jusqu’au plus profond du cœur du vieillard.

« Cette communication, continua le procureur du roi avec son ton glacé et qui semblait ne jamais admettre la contestation, nous sommes sûrs, Mme de Villefort et moi, qu’elle vous agréera. »

L’œil du vieillard continua de demeurer atone ; il écoutait : voilà tout.

« Monsieur, reprit Villefort, nous marions Valentine. »

Une figure de cire ne fût pas restée plus froide à cette nouvelle que ne resta la figure du vieillard.

« Le mariage aura lieu avant trois mois », reprit Villefort.

L’œil du vieillard continua d’être inanimé.

Mme de Villefort prit la parole à son tour, et se hâta d’ajouter :

« Nous avons pensé que cette nouvelle aurait de l’intérêt pour vous, monsieur ; d’ailleurs Valentine a toujours semblé attirer votre affection ; il nous reste donc à vous dire seulement le nom du jeune homme qui lui est destiné. C’est un des plus honorables partis auxquels Valentine puisse prétendre ; il y a de la fortune, un beau nom et des garanties parfaites de bonheur dans la conduite et les goûts de celui que nous lui destinons, et dont le nom ne doit pas vous être inconnu. Il s’agit de M. Franz de Quenelle, baron d’Épinay. »

Villefort, pendant le petit discours de sa femme, attachait sur le vieillard un regard plus attentif que jamais. Lorsque Mme de Villefort prononça le nom de Franz, l’œil de Noirtier, que son fils connaissait si bien, frissonna, et les paupières, se dilatant comme eussent pu faire des lèvres pour laisser passer des paroles, laissèrent, elles, passer un éclair.

Le procureur du roi, qui savait les anciens rapports d’inimitié publique qui avaient existé entre son père et le père de Franz, comprit ce feu et cette agitation ; mais cependant il les laissa passer comme inaperçus, et reprenant la parole où sa femme l’avait laissée :

« Monsieur, dit-il, il est important, vous le comprenez bien, près comme elle est d’atteindre sa dix-neuvième année, que Valentine soit enfin établie. Néanmoins, nous ne vous avons point oublié dans les conférences, et nous nous sommes assurés d’avance que le mari de Valentine accepterait, sinon de vivre près de nous, qui gênerions peut-être un jeune ménage, du moins que vous, que Valentine chérit particulièrement, et qui, de votre côté, paraissez lui rendre cette affection, vivriez près d’eux, de sorte que vous ne perdrez aucune de vos habitudes, et que vous aurez seulement deux enfants au lieu d’un pour veiller sur vous. »

L’éclair du regard de Noirtier devint sanglant.

Assurément il se passait quelque chose d’affreux dans l’âme de ce vieillard ; assurément le cri de la douleur et de la colère montait à sa gorge, et, ne pouvant éclater, l’étouffait, car son visage s’empourpra et ses lèvres devinrent bleues.

Villefort ouvrit tranquillement une fenêtre en disant :

« Il fait bien chaud ici, et cette chaleur fait mal à M. Noirtier. »

Puis il revint, mais sans se rasseoir.

« Ce mariage, ajouta Mme de Villefort, plaît à M. d’Épinay et à sa famille ; d’ailleurs sa famille se compose seulement d’un oncle et d’une tante. Sa mère étant morte au moment où elle le mettait au monde, et son père ayant été assassiné en 1815, c’est-à-dire quand l’enfant avait deux ans à peine, il ne relève donc que de sa propre volonté.

– Assassinat mystérieux, dit Villefort, et dont les auteurs sont restés inconnus, quoique le soupçon ait plané sans s’abattre au-dessus de la tête de beaucoup de gens. »

Noirtier fit un tel effort que ses lèvres se contractèrent comme pour sourire.

« Or, continua Villefort, les véritables coupables, ceux-là qui savent qu’ils ont commis le crime, ceux-là sur lesquels peut descendre la justice des hommes pendant leur vie et la justice de Dieu après leur mort, seraient bien heureux d’être à notre place, et d’avoir une fille à offrir à M. Franz d’Épinay pour éteindre jusqu’à l’apparence du soupçon. »

Noirtier s’était calmé avec une puissance que l’on n’aurait pas dû attendre de cette organisation brisée.

« Oui, je comprends », répondit-il du regard à Villefort ; et ce regard exprimait tout ensemble le dédain profond et la colère intelligente.

Villefort, de son côté, répondit à ce regard, dans lequel il avait lu ce qu’il contenait, par un léger mouvement d’épaules.

Puis il fit signe à sa femme de se lever.

« Maintenant, monsieur, dit Mme de Villefort, agréez tous mes respects. Vous plaît-il qu’Édouard vienne vous présenter ses respects ? »

Il était convenu que le vieillard exprimait son approbation en fermant les yeux, son refus en les clignant à plusieurs reprises, et avait quelque désir à exprimer quand il les levait au ciel.

S’il demandait Valentine, il fermait l’œil droit seulement.

S’il demandait Barrois, il fermait l’œil gauche.

À la proposition de Mme de Villefort, il cligna vivement les yeux.

Mme de Villefort, accueillie par un refus évident, se pinça les lèvres.

« Je vous enverrai donc Valentine, alors ? dit-elle.

– Oui », fit le vieillard en fermant les yeux avec vivacité.

M. et Mme de Villefort saluèrent et sortirent en ordonnant qu’on appelât Valentine, déjà prévenue au reste qu’elle aurait quelque chose à faire dans la journée près de M. Noirtier.

Derrière eux, Valentine, toute rose encore d’émotion, entra chez le vieillard. Il ne lui fallut qu’un regard pour qu’elle comprît combien souffrait son aïeul et combien de choses il avait à lui dire.

« Oh ! bon papa, s’écria-t-elle, qu’est-il donc arrivé ? On t’a fâché, n’est-ce pas, et tu es en colère ?

– Oui, fit-il, en fermant les yeux.

– Contre qui donc ? contre mon père ? non ; contre Mme de Villefort ? non ; contre moi ? »

Le vieillard fit signe que oui.

« Contre moi ? » reprit Valentine étonnée.

Le vieillard renouvela le signe.

« Et que t’ai-je donc fait, cher bon papa ? » s’écria Valentine.

Pas de réponse, elle continua :

« Je ne t’ai pas vu de la journée ; on t’a donc rapporté quelque chose de moi ?

– Oui, dit le regard du vieillard avec vivacité.

– Voyons donc que je cherche. Mon Dieu, je te jure, bon père… Ah !… M. et Mme de Villefort sortent d’ici, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Et ce sont eux qui t’ont dit ces choses qui te fâchent ? Qu’est-ce donc ? Veux-tu que j’aille le leur demander pour que je puisse m’excuser près de toi ?

– Non, non, fit le regard.

– Oh ! mais tu m’effraies. Qu’ont-ils pu dire, mon Dieu ! »

Et elle chercha.

« Oh ! j’y suis, dit-elle en baissant la voix et en se rapprochant du vieillard. Ils ont parlé de mon mariage peut-être ?

– Oui, répliqua le regard courroucé.

– Je comprends ; tu m’en veux de mon silence. Oh ! vois-tu, c’est qu’ils m’avaient bien recommandé de ne t’en rien dire ; c’est qu’ils ne m’en avaient rien dit à moi-même, et que j’avais surpris en quelque sorte ce secret par indiscrétion ; voilà pourquoi j’ai été si réservée avec toi. Pardonne-moi, bon papa Noirtier. »

Redevenu fixe et atone, le regard sembla répondre : « Ce n’est pas seulement ton silence qui m’afflige. »

« Qu’est-ce donc ? demanda la jeune fille : tu crois peut-être que je t’abandonnerais, bon père, et que mon mariage me rendrait oublieuse ?

– Non, dit le vieillard.

– Ils t’ont dit alors que M. d’Épinay consentait à ce que nous demeurassions ensemble ?

– Oui.

– Alors pourquoi es-tu fâché ? »

Les yeux du vieillard prirent une expression de douceur infinie.

« Oui, je comprends, dit Valentine ; parce que tu m’aimes ? »

Le vieillard fit signe que oui.

« Et tu as peur que je ne sois malheureuse ?

– Oui.

– Tu n’aimes pas M. Franz ? »

Les yeux répétèrent trois ou quatre fois :

« Non, non, non.

– Alors tu as bien du chagrin, bon père ?

– Oui.

– Eh bien, écoute, dit Valentine en se mettant à genoux devant Noirtier et en lui passant ses bras autour du cou, moi aussi, j’ai bien du chagrin, car, moi non plus, je n’aime pas M. Franz d’Épinay. »

Un éclair de joie passa dans les yeux de l’aïeul.

« Quand j’ai voulu me retirer au couvent, tu te rappelles bien que tu as été si fort fâché contre moi ? »

Une larme humecta la paupière aride du vieillard.

« Eh bien, continua Valentine, c’était pour échapper à ce mariage qui fait mon désespoir. »

La respiration de Noirtier devint haletante.

« Alors, ce mariage te fait bien du chagrin, bon père ? Ô mon Dieu, si tu pouvais m’aider, si nous pouvions à nous deux rompre leur projet ! Mais tu es sans force contre eux, toi dont l’esprit cependant est si vif et la volonté si ferme, mais quand il s’agit de lutter tu es aussi faible et même plus faible que moi. Hélas ! tu eusses été pour moi un protecteur si puissant aux jours de ta force et de ta santé ; mais aujourd’hui tu ne peux plus que me comprendre et te réjouir ou t’affliger avec moi. C’est un dernier bonheur que Dieu a oublié de m’enlever avec les autres. »

Il y eut à ces paroles, dans les yeux de Noirtier, une telle impression de malice et de profondeur, que la jeune fille crut y lire ces mots :

« Tu te trompes, je puis encore beaucoup pour toi.

– Tu peux quelque chose pour moi, cher bon papa ? traduisit Valentine.

– Oui. »

Noirtier leva les yeux au ciel. C’était le signe convenu entre lui et Valentine lorsqu’il désirait quelque chose.

« Que veux-tu, cher père ? voyons. »

Valentine chercha un instant dans son esprit, exprima tout haut ses pensées à mesure qu’elles se présentaient à elle, et voyant qu’à tout ce qu’elle pouvait dire le vieillard répondait constamment non :

« Allons, fit-elle, les grands moyens, puisque je suis si sotte ! »

Alors elle récita l’une après l’autre toutes les lettres de l’alphabet, depuis A jusqu’à N, tandis que son sourire interrogeait l’œil du paralytique ; à N, Noirtier fit signe que oui.

« Ah ! dit Valentine, la chose que vous désirez commence par la lettre N ! c’est à l’N que nous avons affaire ? Eh bien, voyons, que lui voulons-nous à l’N ? Na, ne, ni, no.

– Oui, oui, oui, fit le vieillard.

– Ah ! c’est no ?

– Oui. »

Valentine alla chercher un dictionnaire qu’elle posa sur un pupitre devant Noirtier : elle l’ouvrit, et quand elle eut vu l’œil du vieillard fixé sur les feuilles, son doigt courut vivement du haut en bas des colonnes. L’exercice, depuis six ans que Noirtier était tombé dans le fâcheux état où il se trouvait, lui avait rendu les épreuves si faciles, qu’elle devinait aussi vite la pensée du vieillard que si lui-même eût pu chercher dans le dictionnaire.

Au mot notaire, Noirtier fit signe de s’arrêter.

« Notaire, dit-elle ; tu veux un notaire, bon papa ? »

Le vieillard fit signe que c’était effectivement un notaire qu’il désirait.

« Il faut donc envoyer chercher un notaire ? demanda Valentine.

– Oui, fit le paralytique.

– Mon père doit-il le savoir ?

– Oui.

– Es-tu pressé d’avoir ton notaire ?

– Oui.

– Alors on va te l’envoyer chercher tout de suite, cher père. Est-ce tout ce que tu veux ?

– Oui. »

Valentine courut à la sonnette et appela un domestique pour le prier de faire venir M. ou Mme de Villefort chez le grand-père.

« Es-tu content ? dit Valentine ; oui… je le crois bien : hein ? ce n’était pas facile à trouver, cela ? »

Et la jeune fille sourit à l’aïeul comme elle eût pu faire à un enfant.

M. de Villefort entra ramené par Barrois.

« Que voulez-vous, monsieur ? demanda-t-il au paralytique.

– Monsieur, dit Valentine, mon grand-père désire un notaire. »

À cette demande étrange et surtout inattendue, M. de Villefort échangea un regard avec le paralytique.

« Oui », fit ce dernier avec une fermeté qui indiquait qu’avec l’aide de Valentine et de son vieux serviteur, qui savait maintenant ce qu’il désirait, il était prêt à soutenir la lutte.

« Vous demandez le notaire ? répéta Villefort.

– Oui.

– Pour quoi faire ? »

Noirtier ne répondit pas.

« Mais qu’avez-vous besoin d’un notaire ? » demanda Villefort.

Le regard du paralytique demeura immobile et par conséquent muet, ce qui voulait dire : Je persiste dans ma volonté.

« Pour nous faire quelque mauvais tour ? dit Villefort ; est-ce la peine ?

– Mais enfin, dit Barrois, prêt à insister avec la persévérance habituelle aux vieux domestiques, si monsieur veut un notaire, c’est apparemment qu’il en a besoin. Ainsi je vais chercher un notaire. »

Barrois ne reconnaissait d’autre maître que Noirtier et n’admettait jamais que ses volontés fussent contestées en rien.