Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Une fois par an, le diable se réincarne sur terre sous la forme d'un loup noir. ... C'est pourquoi, en cette année 1780, lorsque le diable se trouve pourchassé par la meute du seigneur Jean, dans les environs d'Haramont, il va chercher refuge dans la cabane d'un pauvre sabotier nommé Thibault.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 415
Veröffentlichungsjahr: 2019
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
(1857)
Table des matières
Introduction ..............................................................................4
I Ce que c’était que Mocquet, et comment cette histoire est
parvenue à la connaissance de celui qui la raconte. ....................4
II ....................................................................................................6
III ..................................................................................................8
IV .................................................................................................10
V .................................................................................................. 12
VI ................................................................................................. 15
VII ............................................................................................... 21
VIII ..............................................................................................28
IX.................................................................................................33
I. Le grand louvetier de monseigneur. ...................................43
II. Le seigneur et le sabotier. ..................................................56
III. Agnelette. ..........................................................................73
IV. Le loup noir. ..................................................................... 88
V. Le pacte.............................................................................103
VI. Le cheveu du diable..........................................................117
VII. Le garçon du moulin...................................................... 132
VIII. Les souhaits de Thibault. ............................................. 146
IX. Le meneur de loups......................................................... 158
X. Le bailli Magloire.............................................................. 172
XI. David et Goliath. ............................................................. 185
XII. Deux loups dans la bergerie. ........................................ 203
XIII. Où il est prouvé qu’une femme ne parle jamais plus
éloquemment que lorsqu’elle ne parle pas. ..........................225
XIV. Une noce de village.......................................................244
XV. Le seigneur de Vauparfond............................................259
XVI. Une soubrette de grande dame. ................................... 271
XVII. Le comte de Mont-Gobert...........................................287
XVIII. Mort et résurrection. .................................................301
XIX. Lequel était vivant, lequel était mort ? ........................ 312
XX. Fidèle au rendez-vous....................................................326
XXI. Le génie du mal. ...........................................................344
XXII. Le dernier souhait de Thibault. ..................................364
XXIII. L’anniversaire. ...........................................................373
XXIV. Une chasse enragée....................................................385
Bibliographie – Œuvres complètes ..................................... 398
– 3 –
I
Ce que c’était que Mocquet, et comment cette his-
toire est parvenue à la connaissance de celui qui la
raconte.
Pourquoi, pendant les vingt premières années de ma vie lit-
téraire, c’est-à-dire de 1827 à 1847, pourquoi ma vue et mon
souvenir se sont-ils si rarement reportés vers la petite ville où je
suis né, vers les bois qui l’environnent, vers les villages qui
l’entourent ? Pourquoi tout ce monde de ma jeunesse me sem-
blait-il disparu et comme voilé par un nuage, tandis que l’avenir
vers lequel je marchais m’apparaissait limpide et resplendissant
comme ces îles magiques que Colomb et ses compagnons pri-
rent pour des corbeilles de fleurs flottant sur la mer ?
Hélas ! c’est que, pendant les vingt premières années de la
vie, on a pour guide l’espérance, et, pendant les vingt dernières,
la réalité.
Du jour où, voyageur fatigué, on laisse tomber son bâton, où
l’on desserre sa ceinture et où l’on s’assied au bord du chemin,
de ce jour-là, on jette les yeux sur la route parcourue, et, comme
c’est l’avenir qui s’embrume, on commence à regarder dans les
profondeurs du passé.
Alors, près d’entrer que l’on est dans les mers de sable, on
est tout étonné de voir peu à peu poindre sur la route déjà par-
– 4 –
courue des oasis merveilleuses d’ombre et de verdure, devant
lesquelles on a passé non seulement sans s’arrêter, mais pres-
que sans les voir.
On marchait si vite dans ce temps-là! On avait si grande
hâte d’arriver où l’on n’arrive jamais… au bonheur !
C’est alors que l’on s’aperçoit que l’on a été aveugle et in-
grat ; c’est alors qu’on se dit que, si l’on trouvait encore sur son
chemin un de ces bosquets de verdure, on s’y arrêterait pour le
reste de la vie, on y planterait sa tente pour y terminer ses jours.
Mais, comme le corps ne retourne pas en arrière, c’est la
mémoire seule qui fait ce pieux pèlerinage des premiers jours et
qui remonte à la source de la vie, comme ces barques légères
aux voiles blanches qui remontent le cours des rivières.
Puis le corps continue son chemin ; mais le corps sans la
mémoire, c’est la nuit sans l’étoile, c’est la lampe sans la
flamme.
Alors le corps et la mémoire suivent chacun une route oppo-
sée.
Le corps marche au hasard vers l’inconnu.
La mémoire, brillant feu follet, voltige au-dessus des traces
laissées sur le chemin ; elle seule est sûre de ne point s’égarer.
Puis, chaque oasis visitée, chaque souvenir recueilli, elle re-
vient d’un vol rapide vers le corps de plus en plus lassé, et,
comme un bourdonnement d’abeille, comme un chant d’oiseau,
comme un murmure de source, elle lui raconte ce qu’elle a vu.
– 5 –
Et, à ce récit, l’œil du voyageur se ranime, sa bouche sourit,
sa physionomie s’éclaire.
C’est que, par un bienfait de la Providence, la Providence
permet que, ne pouvant pas retourner vers la jeunesse, la jeu-
nesse revienne à lui.
Et, dès lors, il aime à raconter tout haut ce que lui dit tout
bas sa mémoire.
Est-ce que la vie serait ronde comme la terre ? Est-ce que,
sans s’en apercevoir, on en ferait le tour? Est-ce qu’à mesure
qu’on approche de la tombe, on se rapprocherait de son ber-
ceau ?
II
Je ne sais ; mais je sais ce qui m’est arrivé, à moi.
À ma première halte sur le chemin de la vie, à mon premier
regard en arrière, j’ai d’abord raconté l’histoire de Bernard et de
son oncle Berthelin, puis celle d’Ange Pitou, de sa fiancée et de
tante Angélique, puis celle de Conscience l’Innocent et de sa
fiancée Mariette, puis celle de Catherine Blum et du père Vatrin.
Aujourd’hui, je vais vous raconter celle de Thibault le me-
neur de loups et du seigneur de Vez.
Maintenant, comment les événements que je vais faire pas-
ser sous vos yeux sont-ils venus à ma connaissance ?
Je vais vous le dire.
– 6 –
Avez-vous lu mesMémoireset vous rappelez-vous un ami
de mon père, nommé Mocquet ?
Si vous les avez lus, vous vous souvenez vaguement du per-
sonnage.
Si vous ne les avez pas lus, vous ne vous en souvenez pas du
tout.
Dans l’un et l’autre cas, il est donc important que je remette
Mocquet sous vos yeux.
Du plus loin qu’il me souvienne, c’est-à-dire de l’âge de trois
ans, nous habitions, mon père, ma mère et moi, un petit château
nomméles Fossés,situé sur les limites des départements de
l’Aisne et de l’Oise, entre Haramont et Longpré.
On appelait ce petit châteaules Fossés ;sans doute parce
qu’il était entouré d’immenses fossés remplis d’eau.
Je ne parle pas de ma sœur ; elle était en pension à Paris, et
nous ne la voyions qu’un mois sur onze, c’est-à-dire aux vacan-
ces.
Le personnel de la maison, à part mon père, ma mère et
moi, se composait :
1° D’un gros chien noir nommé Truffe, qui avait le privilège
d’être le bienvenu partout, attendu que j’en avais fait ma mon-
ture ordinaire ;
2° D’un jardinier nommé Pierre, qui faisait pour moi, dans
le jardin, ample provision de grenouilles et de couleuvres, sortes
d’animaux dont j’étais fort curieux ;
– 7 –
3° D’un nègre, valet de chambre de mon père, nommé Hip-
polyte, espèce de Jocrisse noir dont les naïvetés étaient passées
en proverbe, et que mon père gardait, je crois, pour compléter
une série d’anecdotes qu’il eût pu opposer avec avantage aux
1
jeannoteries de Brunet ;
4° D’un garde nommé Mocquet, pour lequel j’avais une
grande admiration, attendu que, tous les soirs, il avait à ra-
conter de magnifiques histoires de revenant et loup-garou, his-
toires qui s’interrompaient aussitôt que paraissaitle général :
c’est ainsi que l’on appelait mon père ;
5° Enfin, d’une fille de cuisine, répondant au nom de Marie.
Cette dernière se perd complètement, pour moi, dans les brouil-
lards crépusculaires de ma vie : c’est un nom que j’ai entendu
donner à une forme restée indécise dans mon esprit, mais qui,
autant que je puis me le rappeler, n’avait rien de bien poétique.
Au reste, nous n’avons aujourd’hui à nous occuper que de
Mocquet.
Essayons de faire connaître Mocquet au physique et au mo-
ral.
III
Mocquet était au physique un homme d’une quarantaine
d’années, court, trapu, solide des épaules, ferme des jarrets. Il
avait la peau brunie par le hâle, de petits yeux perçants, des che-
1
Voir mesMémoires.
– 8 –
veux grisonnants, des favoris noirs passant en collier sous son
cou.
Il m’apparaît au fond de mes souvenirs avec un chapeau à
trois cornes, une veste verte à boutons argentés, une culotte de
velours à côtes, de grandes guêtres de cuir, carnassière à
l’épaule, fusil au bras, brûle-gueule à la bouche.
Arrêtons-nous un instant à ce brûle-gueule.
Ce brûle-gueule était devenu, non pas un accessoire de
Mocquet, mais une partie intégrante de Mocquet.
Nul ne pouvait dire avoir jamais vu Mocquet sans son brûle-
gueule.
Quand, par hasard, Mocquet ne tenait pas son brûle-gueule
à la bouche, il le tenait à la main.
Ce brûle-gueule, destiné à accompagner Mocquet au milieu
des plus épais fourrés, devait présenter le moins de prise possi-
ble aux corps solides qui pouvaient amener son anéantissement.
Or, l’anéantissement d’un brûle-gueule bien culotté était
pour Mocquet une perte que les années seules pouvaient répa-
rer.
Aussi la tige du brûle-gueule de Mocquet ne dépassait ja-
mais cinq ou six lignes, et encore pouvait-on toujours, sur les
cinq ou six lignes, parier pour trois lignes au moins en tuyau de
plume.
Cette habitude de ne pas quitter sa pipe, laquelle avait creu-
sé son étau entre la quatrième incisive et la première molaire de
– 9 –
gauche, en faisant disparaître presque entièrement les deux ca-
nines, avait amené chez Mocquet une autre habitude, qui était
celle de parler les dents serrées, ce qui donnait un caractère par-
ticulier d’entêtement à tout ce qu’il disait.
Or, ce caractère d’entêtement devenait encore plus remar-
quable lorsqu’il ôtait momentanément sa pipe de la bouche, au-
cun obstacle n’empêchant plus ses mâchoires de se rejoindre et
les dents de se serrer, de manière à ne plus laisser passer les
paroles que comme un sifflement à peine intelligible.
Voilà ce qu’était Mocquet au physique.
Les quelques lignes qui vont suivre indiqueront ce qu’il était
au moral.
IV
Un jour, Mocquet entra dès le matin dans la chambre de
mon père, encore couché, et se planta devant son lit, debout et
ferme comme un poteau de carrefour.
– Eh bien, Mocquet, lui demanda mon père, qu’y a-t-il, et
qui me procure l’avantage de te voir de si bon matin ?
– Il y a, général, répondit gravement Mocquet, il y a que je
suiscauchemardé.
Mocquet, sans s’en douter, avait enrichi la langue française
d’un double verbe actif et passif.
– Tu escauchemardé ?Oh ! oh ! fit mon père en se soule-
vant sur le coude, c’est grave, cela, mon garçon.
– 10 –
– C’est comme cela, mon général.
Et Mocquet tira son brûle-gueule de sa bouche, ce qu’il ne
faisait que rarement et dans les grandes occasions.
– Et depuis quand es-tu cauchemardé, mon pauvre Moc-
quet ? demanda mon père.
– Depuis huit jours, général.
– Et par qui, Mocquet ?
– Oh ! je sais bien par qui, répondit Mocquet, les dents
d’autant plus serrées que son brûle-gueule était à sa main, et sa
main derrière son dos.
– Mais, enfin, peut-on le savoir ?
– Par la mère Durand, de Haramont, qui, vous ne l’ignorez
pas, général, est une vieille sorcière.
– Si fait, je l’ignorais, Mocquet, je te jure.
– Oh ! mais, moi, je le sais ; je l’ai vue passer à cheval sur un
balai pour aller au sabbat.
– Tu l’as vue passer, Mocquet ?
– Comme je vous vois, mon général ; sans compter qu’elle a
chez elle un vieux bouc noir qu’elle adore.
– Et pourquoi te cauchemarde-t-elle ?
– 11 –
– Pour se venger de ce que je l’ai surprise dansant sa ronde
diabolique, à minuit, sur les bruyères de Gondreville.
– Mocquet, c’est une grave accusation que tu portes là, mon
ami, et, avant de répéter tout haut ce que tu me dis tout bas, je
te conseille d’amasser quelques preuves.
– Des preuves ! Allons donc ! est-ce que tout le monde ne
sait pas bien dans le village que, dans sa jeunesse, elle a été la
maîtresse de Thibault, le meneur de loups !
– Diable ! Mocquet, il faut faire attention à cela.
– J’y fais attention aussi, et elle me le payera, la vieille
taupe !
Lavieille taupeétait une expression que Mocquet emprun-
tait à son ami Pierre le jardinier, lequel, n’ayant pas de plus
grand ennemi que les taupes, donnait le nom de taupe à tout ce
qu’il détestait.
V
« Il faut faire attention à cela », avait dit mon père.
Ce n’est pas que mon père crût au cauchemar de Mocquet ;
ce n’est pas même qu’en admettant l’existence du cauchemar, il
crût que c’était la mère Durand quicauchemardaitson garde :
non ; mais mon père connaissait les préjugés de nos paysans ; il
savait que la croyance aux sorts, est encore fort répandue dans
les campagnes. Il avait entendu raconter quelques terribles
exemples de vengeance de la part d’ensorcelés qui avaient cru
rompre le charme en tuant celui ou celle qui les avait charmés,
et Mocquet, lorsqu’il était venu dénoncer la mère Durand à mon
– 12 –
père, avait mis dans sa dénonciation un tel accent de menace, il
avait serré les canons de son fusil de telle façon, que mon père
avait cru devoir abonder dans le sens de Mocquet afin de pren-
dre sur lui assez d’influence pour qu’il ne fit rien sans le consul-
ter.
Aussi, croyant cette influence établie, mon père se hasarda-
t-il à dire :
– Mais, avant qu’elle te le paye, mon cher Mocquet, il fau-
drait bien t’assurer qu’on ne peut te guérir de ton cauchemar.
– On ne peut pas, général, répondit Mocquet d’un ton assu-
ré.
– Comment, on ne peut pas ?
– Non ; j’ai fait l’impossible.
– Qu’as-tu fait ?
– D’abord, j’ai bu un grand bol de vin chaud avant de me
coucher.
– Qui t’a conseillé ce remède-là ? C’est M. Lécosse ?
M. Lécosse était le médecin en renom de Villers-Cotterêts.
– M. Lécosse ? fit Mocquet. Allons donc ! Est-ce qu’il
connaît quelque chose aux sorts ? Non, pardieu ! ce n’est pas
M. Lécosse.
– Qui est-ce donc ?
– 13 –
– C’est le berger de Longpré.
– Mais un bol de vin chaud, animal ! tu as dû être ivre mort
après l’avoir bu ?
– Le berger en a bu la moitié.
– Je comprends l’ordonnance, alors. Et le bol de vin chaud
n’a rien fait ?
– Non, général. Elle est venue piétiner cette nuit-là sur ma
poitrine comme si je n’avais absolument rien pris.
– Et qu’as-tu fait encore ? Car tu ne t’es pas borné, je pré-
sume, à ton bol de vin chaud ?
–J’ai fait ce que je fais quand je veux prendre unebête
fausse.
Mocquet avait une phraséologie qui lui était particulière ;
jamais on n’avait pu lui faire dire une bête fauve ; toutes les fois
que mon père disait : « Unebête fauve», Mocquet reprenait :
« Oui, général, unebête fausse.»
– Tu tiens donc à tabête fausse ?avait dit une fois mon
père.
– J’y tiens, non pas par entêtement, mon général.
– Et pourquoi donc y tiens-tu, alors ?
– Parce que, sauf votre respect, mon général, vous vous
trompez.
– 14 –
– Comment ! je me trompe ?
– Oui, l’on ne dit pas unebête fauve,on dit unebête fausse.
–Et que veut dire une bête fausse, Mocquet ?
– Cela veut dire une bête qui ne va que la nuit ; ça veut dire
une bête qui se glisse dans les pigeonniers, pour étrangler les
pigeons, comme les fouines ; dans les poulaillers pour étrangler
les poules, comme les renards ; dans les bergeries pour étran-
gler les moutons, comme les loups ; ça veut dire une bête qui
trompe, une bête fausse, enfin.
La définition était si logique, qu’il n’y avait rien à répondre.
Aussi mon père ne répondit-il rien, et Mocquet, triomphant,
continua-t-il d’appeler les bêtes fauves des bêtes fausses, ne
comprenant rien à l’entêtement de mon père, qui continuait
d’appeler des bêtes fausses des bêtes fauves.
Voilà pourquoi, à la question de mon père : « Et qu’as-tu
fait encore ? » Mocquet avait répondu : « J’ai fait ce que je fais
quand je veux prendre une bête fausse. »
Nous avons interrompu le dialogue pour donner
l’explication que l’on vient de lire ; mais entre Mocquet et mon
père, qui n’avait pas besoin d’explication, le dialogue continuait.
VI
– Et que fais-tu, Mocquet, quand tu veux prendre une bête
fauve ? demanda mon père.
– 15 –
– Général, je préparé unpierge.
–Comment ! tu as préparé un piège pour prendre la mère
Durand ?
Mocquet n’aimait pas que l’on prononçât les mots autre-
ment que lui. Aussi reprit-il :
– J’ai préparé unpiergepour la mère Durand, oui, général.
– Et où l’as-tu mis, tonpierge ?À ta porte ?
Mon père, comme on le voit, faisait des concessions.
– Ah bien, oui, à ma porte ! dit Mocquet. Est-ce qu’elle
passe par ma porte, la vieille sorcière ? Elle entre dans ma
chambre que je ne sais seulement point par où.
– Par la cheminée, peut-être ?
– Il n’y en a point ; d’ailleurs, je ne la vois que quand je la
sens.
– Tu la vois ?
– Comme je vous vois, général.
– Et que fait-elle ?
– Oh ! quant à cela, rien de bon ; elle me piétine sur la poi-
trine : vlan, vlan, vlan !
– Enfin, où as-tu mis le piège ?
– 16 –
– Lepierge !Je l’ai mis sur mon estomac, donc !
– Et quelpiergeas-tu mis ?
– Oh ! un fameuxpierge !
–Lequel ?
– Celui que j’avais préparé pour prendre le loup gris qui ve-
nait étrangler les moutons de M. Destournelles.
– Pas si fameux, tonpierge,Mocquet, puisque le loup gris a
mangé ton appât et ne s’est pas pris.
– Il ne s’est pas pris, vous savez bien pourquoi, général.
– Non.
– Il ne s’est pas pris parce que c’est le loup noir de Thibault
le sabotier.
– Ce n’est pas le loup noir de Thibault le sabotier, Mocquet,
puisque tu avoues toi-même que le loup qui venait étrangler les
moutons de M. Destournelles était gris.
– Il est gris aujourd’hui, mon général ; mais, du temps de
Thibault le sabotier, c’est-à-dire il y a trente ans, il était noir ; à
preuve, mon général, c’est qu’il y a trente ans, j’étais noir
comme un corbeau, et qu’à présent, je suis gris comme le Doc-
teur.
Le Docteur était un chat auquel j’ai essayé, dans mesMé-
moires,de donner une célébrité relative, et qu’on appelait le
– 17 –
Docteur à cause de la magnifique fourrure dont la nature l’avait
doué.
– Oui, dit mon père, je connais ton histoire de Thibault le
sabotier. Mais, si le loup noir est le diable, comme tu dis, Moc-
quet, il ne doit pas changer.
– Si fait, mon général ; seulement, il met cent ans à devenir
tout blanc, et, à chaque minuit de la centième année, il rede-
vient noir comme un charbon.
– Je passe condamnation, Mocquet ; seulement, je te prie
de ne pas raconter cette belle histoire-là à mon fils avant qu’il
ait quinze ans au moins.
– Pourquoi cela, mon général ?
– Parce qu’il est inutile de lui farcir l’esprit de pareilles sot-
tises avant qu’il soit assez grand pour se moquer des loups,
qu’ils soient blancs, gris ou noirs.
– C’est bien, mon général, on ne lui en parlera point.
– Continue.
– Où en étions-nous, mon général ?
– Nous en étions aupiergeque tu as mis sur ton estomac, et
tu disais que c’était un fameuxpierge.
–Ah ! ma foi, oui, mon général, que c’en était un fameux
pierge !Il pesait bien dix livres ; qu’est-ce que je dis donc !
quinze livres au moins, avec sa chaîne ! La chaîne, je l’avais pas-
sée à mon poignet.
– 18 –
– Et cette nuit-là ?
– Oh ! cette nuit-là, ç’a été bien pis ! Ordinairement, c’était
avec des galoches qu’elle me pétrissait la poitrine ; cette nuit là,
elle est venue avec des sabots.
– Et elle vient ainsi… ?
– Toutes les nuits que le Bon Dieu fait ; aussi j’en maigris :
vous voyez bien, général, que j’en deviens étique ; mais, ce ma-
tin, j’ai pris mon parti.
– Et quel parti as-tu pris, Mocquet ?
– J’ai pris le parti de lui flanquer un coup de fusil, donc !
– C’est un parti sage. Et quand dois-tu le mettre à exécu-
tion ?
– Oh ! ce soir ou demain, général.
– Diable ! et moi qui voulais t’envoyer à Villers-Hellon.
– Ça ne fait rien, général. Était-ce pressé, ce que j’allais y
faire ?
–Très pressé !
– Eh bien, je puis aller à Villers-Hellon – il n’y a que quatre
lieues en passant sous bois – et être revenu ce soir ; ça ne fait
que huit lieues ; nous en avons avalé bien d’autres en chassant,
général.
– 19 –
– C’est dit, Mocquet ; je vais te donner une lettre pour
M. Collard, et tu partiras.
– Et je partirai, oui, général.
Mon père se leva et écrivit à M. Collard. La lettre était
conçue en ces termes :
Mon cher Collard,
Je vous envoie mon imbécile de garde, que vous connais-
sez ; il s’imagine qu’une vieille femme le cauchemarde toute la
nuit, et, pour en finir avec son vampire, il veut tout simplement
la tuer. Mais, comme la justice pourrait trouver mauvaise cette
manière de se traiter soi-même des étouffements, je vous
l’envoie sous un prétexte quelconque. De votre côté, sous le pré-
texte qu’il vous plaira, vous l’enverrez chez Danré, de Vouty,
lequel l’enverra chez Dulauloy, lequel, avec ou sans prétexte,
l’enverra au diable, s’il veut.
En somme, il faut que sa tournée dure au moins une quin-
zaine de jours. Dans quinze jours, nous aurons déménagé et
nous habiterons Antilly, et alors, comme il ne sera plus dans le
voisinage de Haramont, et que, selon toute probabilité, son
cauchemar le quittera en route, la mère Durand pourra dor-
mir tranquille ; ce que je ne lui conseillerais pas de faire si
Mocquet demeurait dans les environs.
Il vous porte une douzaine de bécassines et un lièvre que
nous avons tués hier en chassant dans les marais de Vallue.
Mille tendres souvenirs à votre belle Herminie et mille baisers
à votre chère petite Caroline. Votre ami,
ALEX. DUMAS.
– 20 –
Mocquet partit une heure après la lettre écrite, et, au bout
de trois semaines, vint nous rejoindre à Antilly.
– Eh bien, lui demanda mon père en le voyant gaillard et
bien portant, eh bien, la mère Durand ?
– Eh bien, mon général, répondit Mocquet tout joyeux, elle
m’a quitté, la vieille taupe ; il paraît qu’elle n’avait de pouvoir
que dans le canton.
VII
Douze ans s’étaient écoulés depuis le cauchemar de Moc-
quet. J’en avais quinze passés.
C’était dans l’hiver de 1817 à 1818.
Hélas ! depuis dix ans, mon père était mort.
Nous n’avions plus de jardinier Pierre, plus de valet de
chambre Hippolyte, plus de garde Mocquet.
Nous n’habitions plus le châteaules Fossésni la villa
d’Antilly ; nous habitions une petite maison sur la place de Vil-
lers-Cotterêts, en face de la fontaine, où ma mère tenait un bu-
reau de tabac.
Elle y joignait un débit de poudre de chasse, de plomb et de
balles.
Tout jeune que j’étais, j’étais déjà, comme je l’ai raconté
dans mesMémoires,un chasseur enragé.
– 21 –
Seulement, je ne chassais, dans l’acception du mot, que
quand mon cousin, M. Deviolaine, inspecteur de la forêt de Vil-
lers-Cotterêts, voulait bien me demander à ma mère.
Le reste du temps, je braconnais.
J’avais, pour ce double exercice de la chasse et du bracon-
nage, un charmant fusil à un coup, qui avait appartenu à la prin-
cesse Borghèse, et sur lequel son chiffre était gravé.
Mon père me l’avait donné comme j’étais tout enfant, et, à
la vente qui avait suivi sa mort, j’avais tant réclamé mon fusil,
qu’on ne l’avait pas vendu avec les autres armes, les chevaux et
les voitures.
Le temps de mes joies était l’hiver.
L’hiver, la terre se couvre de neige, et les oiseaux, embarras-
sés de trouver leur nourriture, viennent là où on leur jette du
grain.
J’avais quelques vieux amis de mon père, possédant de
beaux et grands jardins, qui me permettaient alors de faire dans
ces jardins la chasse aux oiseaux.
Je balayais la neige, je semais une traînée de grain, et, d’un
abri quelconque, ménagé à demi-portée de fusil, je faisais feu,
tuant quelquefois six, huit, dix oiseaux d’un seul coup.
Puis, quand la neige persistait, il y avait une autre espé-
rance : c’est que l’on détournerait un loup.
Le loup détourné appartient à tout le monde.
– 22 –
C’est un ennemi public, un assassin mis hors la loi. Chacun
peut tirer dessus. Alors, il ne faut pas demander si, malgré les
cris de ma mère, qui redoutait pour moi un double danger, il ne
faut pas demander, dis-je, si je prenais mon fusil et si j’étais le
premier au rendez-vous.
L’hiver de 1817 à 1818 avait été rude.
Il était tombé un pied de neige ; il avait gelé par-dessus, de
sorte que la neige tenait bon depuis une quinzaine de jours.
Et cependant on n’entendait parler de rien.
Un soir, vers quatre heures de l’après-midi, Mocquet vint à
la maison.
Il venait faire sa provision de poudre.
Tout en faisant sa provision de poudre, il me fit un signe de
l’œil. Quand il sortit, je le suivis.
– Eh bien, Mocquet, lui demandai-je, qu’y a-t-il ?
– Vous ne devinez pas, monsieur Alexandre ?
– Non, Mocquet.
– Vous ne devinez pas que, si je viens acheter de la poudre
chez madame la générale, au lieu d’en acheter tout simplement
à Haramont, c’est-à-dire si je fais une lieue au lieu d’un quart de
lieue, c’est que j’ai une partie à vous proposer ?
– Ô mon bon Mocquet ! Et laquelle ?
– 23 –
– Il y a un loup, monsieur Alexandre.
– Bah ! vraiment ?
– Il a enlevé cette nuit un mouton à M. Destournelles, et je
l’ai suivi jusqu’au bois du Tillet.
– Eh bien ?
– Eh bien, cette nuit, je le reverrai bien certainement, je le
détournerai, et, demain matin, nous lui ferons son affaire.
– Oh, quel bonheur !
– Seulement, il faut la permission…
– La permission de qui, Mocquet ?
– La permission de la générale.
– Eh bien, rentre, Mocquet ; nous allons la lui demander.
Ma mère nous regardait à travers les vitres. Elle se doutait bien
qu’il se tramait quelque complot.
Nous rentrâmes.
– Ah ! Mocquet, dit-elle, tu n’es guère raisonnable, va !
– En quoi ça, madame la générale ? demanda Mocquet.
– Eh ! de lui monter la tête comme tu fais ; il n’y pense déjà
que trop, à ta maudite chasse !
– 24 –
– Dame ! madame la générale, ça, c’est comme les chiens de
bonne race : son père était chasseur, il est chasseur, son fils sera
chasseur ; faut en prendre votre parti.
– Et s’il lui arrive malheur ?
– Avec moi, malheur ? Malheur avec Mocquet ? Allons
donc ! J’en réponds corps pour corps, de M. Alexandre. Lui ar-
river malheur, à lui, au fils du général ? Mais jamais ! jamais !
au grand jamais !
Ma pauvre mère secoua la tête. J’allai me pendre à son cou.
– Ma petite mère, lui dis-je, je t’en prie.
– Mais tu lui chargeras son fusil, Mocquet ?
– Soyez tranquille ! Soixante grains de poudre, pas un de
plus, pas un de moins, et une balle de vingt à la livre.
– Tu ne le quitteras pas ?
– Pas plus que son ombre.
– Tu le placeras près de toi ?
– Entre mes jambes.
– Mocquet ! c’est à toi seul que je le confie.
– Et on vous le rendra intact. Allons, monsieur Alexandre,
prenez vos cliques et vos claques, et partons : la générale le per-
met.
– 25 –
– Comment ! tu l’emmènes ce soir, Mocquet ?
– Bon ! demain, il serait trop tard pour le venir chercher ; le
loup, c’est au point du jour que cela se chasse.
– Comment ! c’est pour chasser le loup que tu me le de-
mandes ?
– N’avez-vous pas peur que le loup ne vous le mange ?
– Mocquet ! Mocquet !
– Eh ! quand je vous dis que je réponds de tout !
– Mais où couchera-t-il, le malheureux enfant ?
–Chez le père Mocquet, donc! Il aura un bon matelas à
terre, des draps blancs comme ceux que le Bon Dieu a étendus
sur la plaine, et deux bonnes couvertures chaudes ; il ne
s’enrhumera pas, allez !
– Eh ! non, mère, sois donc tranquille ! Allons, Mocquet, je
suis prêt.
– Et tu ne m’embrasses seulement pas, malheureux enfant !
– Oh ! si fait, petite mère, et plutôt deux fois qu’une !
Et je me jetai au cou de ma mère, que j’étouffais à force de la
serrer dans mes bras.
– Et quand te reverra-t-on ?
– Oh ! ne soyez pas inquiète s’il ne revient que demain soir.
– 26 –
– Comment, demain soir ! Et tu me disais au point du jour !
– Au point du jour pour le loup ; mais, si nous faisons buis-
son creux, il faudra bien lui faire tirer un ou deux canards sau-
vages dans les marais de Vallue, à cet enfant.
– Bon ! tu vas me le noyer !
– Cré nom ! dit Mocquet, si je n’avais pas l’honneur de par-
ler à la femme de mon général, je vous dirais…
– Quoi, Mocquet, que dirais-tu ?
– Que vous ne ferez qu’une poule mouillée de votre fils.
Mais, si la mère du général avait été derrière lui à le tirer par les
basques de son habit comme vous êtes derrière cet enfant là, il
n’aurait jamais tant seulement traversé la mer pour venir en
France.
– Tu as raison, Mocquet, emmène-le ; je suis folle.
Et ma mère se retourna pour essuyer une larme. Larme de
mère, diamant du cœur, plus précieux qu’une perle d’Ophir. Je
la vis couler.
J’allai à la pauvre femme ; je lui dis tout bas :
– Si tu veux, mère, je resterai.
– Non, va, va, mon enfant, dit-elle ; Mocquet a raison : il
faut qu’un jour tu sois un homme.
– 27 –
Je l’embrassai encore une dernière fois. Puis j’allai rejoindre
Mocquet, déjà en chemin. Au bout de cent pas, je me retournai.
Ma mère s’était avancée jusqu’au milieu de la rue pour me sui-
vre plus longtemps des yeux.
Ce fut mon tour d’essuyer une larme au bord de ma pau-
pière.
– Bon ! me dit Mocquet, voilà que vous pleurez, vous aussi,
monsieur Alexandre !
– Allons donc, Mocquet, c’est de froid. Vous qui m’aviez
donné cette larme, ô mon Dieu, vous savez bien, n’est-ce pas,
que ce n’était pas de froid que je pleurais.
VIII
Nous arrivâmes chez Mocquet à la nuit noire.
Nous soupâmes d’une omelette au lard et d’une gibelotte de
lapin.
Puis Mocquet me fit mon lit. Il avait tenu parole à ma mère :
j’avais un bon matelas, deux draps blancs et deux bonnes cou-
vertures bien chaudes.
– Allons ! me dit Mocquet, fourrez-vous là-dedans et dor-
mez ; il est probable que demain, à quatre heures du matin, il
faudra se mettre en campagne.
– À l’heure que tu voudras, Mocquet.
– 28 –
– Oui, oui, vous êtes matinal le soir, et, demain matin, il
faudra vous jeter une potée d’eau fraîche dans votre lit pour
vous faire lever.
–Je te le permets, Mocquet, si tu es obligé de m’appeler
deux fois.
– Allons ! on verra cela.
– Mais tu es donc bien pressé de dormir, Mocquet ?
– Eh ! que voulez-vous donc que je fasse à cette heure ?
– Il me semble, Mocquet, que tu pourrais bien me raconter
une de ces histoires qui m’amusaient tant quand j’étais petit.
– Et qui est-ce qui se lèvera pour moi à deux heures du ma-
tin ; si je vous conte des histoires jusqu’à minuit ? M. le curé ?
– Tu as raison, Mocquet.
– C’est bien heureux !
Je me déshabillai et je me couchai. Mocquet se jeta tout ha-
billé sur son lit. Au bout de cinq minutes, Mocquet ronflait
comme une basse. Je fus plus de deux heures à me tourner et à
me retourner dans mon lit sans pouvoir venir à bout de
m’endormir. Que de nuits blanches j’ai passées la veille des ou-
vertures de chasse !
Enfin, vers minuit, la fatigue l’emporta.
À quatre heures du matin, une sensation de froid me réveil-
la en sursaut. J’ouvris les yeux.
– 29 –
Mocquet avait rejeté la couverture sur le pied de mon lit et
se tenait debout auprès, les deux mains appuyées sur son fusil et
le brûle-gueule à la bouche.
Sa figure rayonnait à la lueur de sa pipe qui, à chaque aspi-
ration de son souffle, éclairait son visage.
– Eh bien, Mocquet ? lui dis-je.
– Eh bien, il est détourné.
– Le loup ? Et qui est-ce qui l’a détourné ?
– Ce pauvre Mocquet.
– Ah ! bravo !
–Seulement, devinez où il est allé se loger? En voilà un
loup qui est bon enfant !
– Où il est allé se loger, Mocquet ?
– Oh ! je vous le donne en cent ! Dans la remise des Trois-
Chênes.
– Eh bien, mais il est pincé, alors ?
– Pardieu !
La remise des Trois-Chênes est un bouquet d’arbres et de
fourrés d’environ deux arpents situé au milieu de la plaine de
Largny, à cinq cents pas à peu près de la forêt.
– 30 –
– Et les gardes ? continuai-je.
– Prévenus, répondit Mocquet ; ils sont à la lisière de la fo-
rêt, les fins tireurs : Moynat, Mildet, Vatrin, Lafeuille, ce qu’il y
a de mieux enfin. De notre côté, nous cernons la remise avec
M. Charpentier, de Vallue, M. Hochedez, de Largny,
M. Destournelles, des Fossés, vous et moi ; on lâchera les
chiens, le garde champêtre les appuiera, et enlevez, c’est pesé !
– Mocquet, tu me mettras au bon endroit.
– Puisque je vous dis que vous serez près de moi ; seule-
ment, il faudrait vous lever.
– Tu as raison, Mocquet. Brrou !
– Allons, on va avoir pitié de votre jeunesse et vous mettre
un fagot dans la cheminée.
– Mocquet, je n’osais pas te le demander ; mais, si tu faisais
cela, parole d’honneur, tu serais bien gentil.
Mocquet alla prendre dans le chantier une brassée de bois
qu’il jeta dans la cheminée, en la tassant du pied ; puis il intro-
duisit au milieu des sarments une allumette enflammée.
À l’instant même, le feu pétilla et monta joyeux et clair dans
la cheminée. J’allai m’asseoir sur l’escabeau du foyer et je
m’habillai. Ce fut une toilette vivement faite, je vous en réponds.
Mocquet lui-même en fut tout ébahi.
– Allons, dit-il, une goutte de parfait-amour, et en route !
– 31 –
Et Mocquet remplit deux petits verres d’une liqueur jaunâ-
tre que je n’eus pas même besoin de goûter pour la reconnaître.
– Tu sais que je ne bois jamais d’eau-de-vie, Mocquet.
– Ah ! vous êtes bien le fils de votre père, vous ! Eh bien,
mais qu’allez-vous donc prendre, alors ?
– Rien, Mocquet, rien.
– Vous connaissez le proverbe : « Maison vide, le diable y
entre. » Mettez-vous quelque chose sur l’estomac, croyez-moi,
tandis que, je vais charger votre fusil ; car il faut bien lui tenir
parole, à cette pauvre mère.
– Eh bien, Mocquet, une croûte de pain et un verre de pi-
gnolet.
Le pignolet est un petit vin qui se récolte dans les pays non
vignobles.
On dit proverbialement qu’il faut être trois hommes pour le
boire, l’homme qui le boit et les deux hommes qui le tiennent.
J’étais assez habitué au pignolet et je le buvais à moi seul.
J’avalai donc mon verre de pignolet, tandis que Mocquet char-
geait mon fusil.
– Que fais-tu donc, Mocquet ? lui demandai-je.
– Une croix à votre balle, répondit-il. Comme vous serez
près de moi, nous pouvons tirer ensemble, et – pas pour la
prime, je sais bien que vous me l’abandonnerez, mais pour la
– 32 –
gloriole, – si le loup tombe, il sera bon de voir qui l’aura tué.
Ainsi, visez juste.
– Je ferai de mon mieux, Mocquet.
– Voilà votre fusil chargé aux oiseaux. En route, alors, et le
canon en l’air.
Je suivis la prudente recommandation du vieux garde et
nous partîmes.
IX
Le rendez-vous était à la route de Chavigny.
Nous trouvâmes là nos gardes et une partie de nos chas-
seurs.
Au bout de dix minutes, ceux qui manquaient encore nous
avaient rejoints.
À cinq heures moins quelques minutes, on se trouva au
complet.
On tint conseil.
Il fut convenu que l’on envelopperait la remise des Trois-
Chênes à grande distance, et que l’on se rapprocherait peu à peu
de manière à la cerner.
Le mouvement devait se faire le plus silencieusement possi-
ble, l’habitude bien connue de messieurs les loups étant de dé-
camper au moindre bruit.
– 33 –
Chacun devait étudier avec soin le chemin qu’il parcourrait,
afin de s’assurer si le loup était toujours dans la remise. Le
garde champêtre tenait les chiens de Mocquet couplés.
Chacun prit sa place à l’endroit de la remise où sa marche le
conduisit.
Le hasard fit que, Mocquet et moi, nous nous trouvâmes
placés sur la face nord de la garenne, c’est-à-dire sur celle qui
était parallèle à la forêt. Comme l’avait dit Mocquet, nous étions
à la meilleure place.
Il était probable que le loup chercherait à gagner la forêt, et,
par conséquent, déboucherait de notre côté.
Nous nous adossâmes chacun contre un chêne, à cinquante
pas de distance l’un de l’autre.
Puis, sans bouger, retenant notre souffle, nous attendîmes.
Les chiens furent découplés sur la face opposée à celle que
nous gardions.
Ils donnèrent deux coups de gueule et se turent.
Le garde champêtre entra derrière eux dans la remise, frap-
pant les arbres avec son bâton et criant :
– Tayaut ! Mais les chiens, l’œil hors de la tête, les babines
relevées, le poil hérissé, semblaient fichés en terre. Il n’y eut pas
moyen de leur faire faire un pas de plus.
– 34 –
– Hé ! Mocquet ! cria le garde champêtre, il paraît que c’est
un crâne loup, car Rocador et Tombelle n’en veulent pas re-
prendre.
Mocquet se garda bien de répondre ; le bruit de sa voix eût
indiqué à l’animal la direction où il trouverait des ennemis.
Le garde champêtre continua d’avancer en frappant contre
les arbres. Les deux chiens le suivaient, mais prudemment, par-
derrière, pas à pas, sans abois, et se contentant de gronder.
– Tonnerre de Dieu ! cria tout à coup le garde champêtre,
j’ai manqué lui marcher sur la queue ! Au loup ! au loup ! au
loup ! À toi, Mocquet ! À toi !
Et, en effet, quelque chose venait à nous comme une balle.
L’animal s’élança hors de la remise, rapide comme un éclair,
juste entre moi et Mocquet.
C’était un énorme loup, presque blanc de vieillesse.
Mocquet lui envoya ses deux coups de fusil.
Je vis ses deux balles ricocher dans la neige.
– Mais tirez donc ! cria-t-il ; tirez donc !
Seulement alors, j’épaulai, je suivis un instant l’animal et fis
feu. Le loup fit un mouvement comme pour mordre son épaule.
– Il en tient ! il en tient ! cria Mocquet ; l’enfant a mis le
bout au droit ! Aux innocents les mains pleines.
– 35 –
Cependant le loup continuait sa course et piquait droit sur
Moynat et Mildet, les deux meilleurs tireurs de toute
l’inspection. Tous les deux firent feu de leur premier coup dans
la plaine, de leur second coup sous bois. On vit les deux premiè-
res balles se croiser et sillonner la neige en la faisant rejaillir. De
ces deux premières balles le loup n’avait pas été touché, mais
sans doute il était tombé sous les autres.
Il était inouï que les deux gardes qui venaient de faire feu
manquassent leur coup. J’avais vu tuer à Moynat dix-sept bé-
cassines de suite. J’avais vu Mildet couper en deux un écureuil
qui sautait d’un arbre à l’autre. Les gardes avaient suivi le loup
sous bois. Nous regardions, haletants, l’endroit où ils avaient
disparu. Nous les vîmes reparaître l’oreille basse et hochant la
tête.
– Eh bien ?… cria Mocquet interrogeant les tireurs.
– Bon ! fit Mildet avec un mouvement de bras, il est à Taille-
Fontaine maintenant.
– À Taille-Fontaine ! fit Mocquet tout ébahi. Ah çà ! mais ils
l’ont donc manqué, les maladroits ?
– Pourquoi pas ? Tu l’as bien manqué, toi ! Mocquet secoua
la tête.
– Allons, allons, il y a quelque diablerie là-dessous, dit-il.
Que je l’aie manqué, c’est étonnant ; cependant, c’est encore
possible. Mais que Moynat l’ait manqué de ses deux coups, non,
je dirai non.
– C’est pourtant comme cela, mon pauvre Mocquet.
– D’ailleurs, vous l’avez touché, vous, me dit-il.
– 36 –
– Moi !… Es-tu sûr ?
– C’est honteux à dire pour nous autres ; mais, aussi vrai
que je m’appelle Mocquet de mon nom de famille, vous l’avez
touché, voyez-vous !
– Eh bien, mais, si je l’ai touché, c’est bien facile à voir,
Mocquet. Il fera sang. Courons, Mocquet, courons !
Et je joignis l’exemple au précepte.
– Non, pardié ! ne courons pas, cria Mocquet en serrant les
dents et en frappant du pied ; allons doucement, au contraire,
que nous sachions à quoi nous en tenir.
– Allons doucement, mais allons.
Et il se mit à suivre pas à pas la trace du loup.
– Ah ! pardieu ! lui dis-je, il n’y a pas de crainte de la perdre,
sa passée, elle est visible.
– Oui, mais ce n’est pas cela que je cherche.
– Que cherches-tu donc ?
– Vous le saurez tout à l’heure.
Les chasseurs qui enveloppaient avec nous la remise nous
avaient rejoints et nous suivaient par-derrière, le garde champê-
tre leur racontant ce qui venait de se passer. Mocquet et moi,
nous suivions les pas du loup, profondément empreints sur la
neige.
– 37 –
Arrivés à l’endroit où l’animal avait essuyé mon feu :
– Eh bien, tu vois, Mocquet, lui dis-je, je l’ai manqué !
– Et pourquoi cela, l’avez-vous manqué ?
– Dame ! puisqu’il ne fait pas sang.
– Alors, cherchez la trace de votre balle sur la neige.
Je m’orientai et m’écartai dans la direction que ma balle
avait dû suivre, en supposant qu’elle n’eût pas touché le loup. Je
fis un demi-kilomètre inutilement. Je pris le parti de rabattre
sur Mocquet. Il faisait signe aux gardes de venir le rejoindre.
– Eh bien, me dit-il, et la balle ?
– Je ne l’ai pas trouvée.
– Alors, j’ai été plus heureux que vous ; je l’ai trouvée, moi.
– Comment ! tu l’as trouvée ?
– Oh ! faites le tour et venez derrière moi.
J’obéis à la manœuvre commandée. Les chasseurs de la re-
mise s’étaient rapprochés. Mais Mocquet leur avait indiqué une
ligne qu’ils ne devaient pas franchir. Les gardes de la forêt se
rapprochaient à leur tour.
– Eh bien ? leur demanda Mocquet.
– 38 –
– Manqué, dirent ensemble Mildet et Moynat.
– J’ai bien vu que vous l’aviez manqué dans la plaine ; mais
sous bois… ?
– Manqué aussi.
– Vous êtes sûrs ?
– On a retrouvé les deux balles chacune dans le tronc d’un
arbre.
– C’est à n’y pas croire, dit Vatrin.
– Non, c’est à n’y pas croire, reprit Mocquet, et cependant je
vais vous montrer quelque chose de plus incroyable encore.
– Montre ?
– Regardez là, sur la neige ; que voyez-vous ?
– La passée d’un loup, pardieu !
– Et auprès de sa patte droite, – là – qu’y a-t-il ?
– Un petit trou.
– Eh bien, vous ne comprenez pas ?
Les gardes se regardèrent avec étonnement.
– Comprenez-vous à cette heure ? reprit Mocquet.
– 39 –
– Impossible ! dirent les gardes.
– C’est pourtant comme cela, et la preuve, je vais vous la
donner.
Mocquet plongea sa main dans la neige, chercha un instant,
et avec un cri de triomphe tira de la neige une balle aplatie.
– Tiens ! dis-je... c’est ma balle.
– Vous la reconnaissez donc ?
– Je crois bien, tu l’avais marquée.
– Et quel signe lui avais-je fait ?
– Une croix.
– Vous voyez, messieurs, dit Mocquet.
– Alors, explique-nous cela.
– Eh bien, il a écarté les balles ordinaires ; mais il n’a pas eu
de puissance sur la balle de l’enfant, qui avait une croix. Il l’a
reçue à l’épaule, je l’ai vu faire le mouvement de se mordre.
– Mais, s’il a reçu la balle à l’épaule, demandai-je, étonné du
silence et de l’ébahissement des gardes, comment ne l’a-t-elle
pas tué ?
– Parce qu’elle n’était ni d’or ni d’argent, mon mignon, et
qu’il n’y a que les balles d’or ou d’argent qui puissent entamer la
peau du diable et tuer ceux qui ont fait un pacte avec lui.
– 40 –
– Mais enfin, Mocquet, dirent les gardes en frissonnant, tu
crois ?…
– Oui, pardié ! je jurerais que nous venons d’avoir affaire au
loup de Thibault le sabotier.
Les gardes et les chasseurs se regardèrent. Deux ou trois fi-
rent le signe de la croix. Tous paraissaient partager l’opinion de
Mocquet et savoir ce que c’était que le loup de Thibault le sabo-
tier. Moi seul, je l’ignorais.
– Mais, enfin, insistai-je, qu’est-ce que c’est que le loup de
Thibault le sabotier ?
Mocquet hésitait à me répondre.
– Ah ! par ma foi ! s’écria-t-il enfin, le général m’a dit que je
pourrais vous conter l’affaire quand vous auriez quinze ans.
Vous les avez, n’est-ce pas ?
– J’en ai seize, répondis-je avec fierté.
– Eh bien, le loup de Thibault le sabotier, mon cher mon-
sieur Alexandre, c’est le diable. Vous m’avez demandé hier soir
une histoire, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Revenez avec moi ce matin à la maison, et je vous en ra-
conterai une, d’histoire, et une belle !
Gardes et chasseurs se séparèrent en échangeant silencieu-
sement une poignée de main ; chacun tira de son côté, et nous
– 41 –
rentrâmes chez Mocquet, qui me raconta l’histoire que vous al-
lez lire.
Peut-être me demanderez-vous pourquoi, depuis si long-
temps que m’a été racontée la susdite histoire, je ne vous l’ai pas
racontée encore. Je vous répondrai qu’elle était serrée dans une
case de ma mémoire qui est restée constamment close, et qui ne
s’est rouverte qu’il y a trois jours. Je vous dirais bien à quelle
occasion : mais probablement ce récit, qui empêcherait notre
entrée en matière, serait pour vous d’un médiocre intérêt.
J’aime donc mieux commencer mon récit à l’instant même.
Je dis mon récit, quand je devrais peut-être dire le récit de
Mocquet. Mais, par ma foi quand on a couvé un œuf trente-huit
ans, on peut bien finir par croire qu’on l’a pondu.
– 42 –
C’était un rude veneur que le seigneur Jean, baron de Vez.
Quand vous suivrez la belle vallée qui va du Berval à Long-
pré, vous verrez à votre gauche une vieille tour qui vous paraîtra
d’autant plus haute et d’autant plus formidable qu’elle est iso-
lée.
C’est aujourd’hui la propriété d’un vieil ami de celui qui ra-
conte cette histoire, et tout le monde est tellement habitué à son
aspect, si terrible qu’il soit, que le premier paysan venu va cher-
cher, l’été, l’ombre de ses hautes murailles sans plus de crainte
que les martinets aux grandes ailes noires et aux cris aigus, et
les hirondelles aux doux gazouillements, qui, chaque année,
viennent y suspendre leurs nids.
Mais, à l’époque dont nous parlons, c’est-à-dire vers l’an
1780, la demeure seigneuriale de Vez ne présentait pas le même
aspect et n’offrait pas, il faut le dire, la même sécurité. C’était
une bâtisse du douzième ou du treizième siècle, sombre et sé-
vère, à laquelle, extérieurement du moins, la succession des an-
nées n’avait rien ôté de sa formidable physionomie. Il est vrai
que la sentinelle, au pas mesuré et au casque resplendissant, ne
se promenait plus sur ses remparts ; il est vrai que l’archer au
cor aigu ne veillait plus dans sa tour ; il est vrai que deux hom-
mes d’armes ne se tenaient plus à la poterne, prêts, au moindre
signal d’alarme, à baisser la herse et à lever le pont. Mais la soli-
tude même de l’édifice, au centre duquel la vie semblait s’être
retirée, donnait au sombre géant de granit, la nuit surtout, la
terrifiante majesté des choses muettes et immobiles.
– 43 –
Ce n’était cependant pas un méchant homme que le châte-
lain de cette vieille forteresse, et, comme disaient les gens qui, le
connaissant plus à fond que le vulgaire, lui rendaient mieux jus-
tice, il faisait plus de bruit que de besogne et plus peur que de
mal, aux chrétiens bien entendu.
Car, pour les animaux des forêts, c’était un ennemi déclaré,
implacable, mortel.
Il était grand louvetier de monseigneur Louis-Philippe
d’Orléans, quatrième du nom ; charge qui lui permettait de sa-
tisfaire la passion désordonnée qu’il avait pour la chasse.
Sur toutes choses, quoique ce ne fût point facile, il était en-
core possible de faire entendre raison au baron Jean ; mais, sur
la chasse, quand le digne seigneur s’était chaussé une idée dans
la tête, il fallait qu’il en eût le cœur net et qu’il arrivât à son but.
Il avait épousé, disait-on, une fille naturelle du prince ; ce
qui lui donnait, avec son titre de grand louvetier, un pouvoir
presque absolu dans les domaines de son illustre beau-père,
pouvoir que personne n’osait lui contester, surtout depuis que
monseigneur le duc d’Orléans s’étant, en 1773, remarié avec
madame de Montesson, avait à peu près abandonné son château
de Villers-Cotterêts pour sa délicieuse maison de Bagnolet, où il
recevait les beaux esprits du temps et jouait la comédie.
Aussi était-il bien rare que, chaque jour que le Bon Dieu fai-
sait, soit que le soleil réjouît la terre, soit que la pluie l’attristât,
soit que l’hiver couvrît les champs de son blanc linceul, soit que
le printemps déroulât sur les prés son vert tapis, aussi était-il
bien rare de ne pas voir, entre huit et neuf heures du matin,
s’ouvrir à deux battants la grande porte du château et sortir, par
cette porte, d’abord le baron Jean, puis son premier piqueur
– 44 –
Marcotte, puis les autres piqueurs, puis les chiens couplés et
menés en laisse par les valets de chiens, et surveillés par maître
Engoulevent, aspirant piqueur, lequel, pareil au bourreau alle-
mand, qui marche seul après la noblesse et avant la bourgeoisie,
comme étant le dernier des nobles et le premier des bourgeois,
marchait immédiatement après les piqueurs et avant les valets
de chiens, comme étant le premier des valets de chiens et le
dernier des piqueurs.
Tout cela défilait en grand équipage, chevaux anglais,
chiens français : douze chevaux, quarante chiens.
Commençons par dire qu’avec ces douze chevaux et ces qua-
rante chiens, le baron Jean chassait toutes bêtes.
Mais, sans doute pour faire honneur à son titre, c’était prin-
cipalement le loup qu’il chassait. Ce qui prouvera aux vrais ve-
neurs combien il était sûr du nez et du fond de ses chiens, c’est
qu’après le loup il donnait rang au sanglier ; après le sanglier
venait le cerf, puis le daim, puis le chevreuil. Enfin, lorsque les
valets de limiers avaient fait buisson creux, il découplait à la
billebaude et attaquait le premier lièvre venu ; car, ainsi que
nous l’avons dit, il chassait tous les jours, le digne seigneur, et il
se fût plutôt passé de manger et même de boire toute une jour-
née, quoiqu’il eût souvent soif, que de rester vingt-quatre heures
sans voir courir ses chiens.
Mais, comme on sait, si vites que soient les chevaux, si fins
que soient les chiens, la chasse a ses bons et ses mauvais quarts
d’heure.
Un jour, Marcotte se présenta tout penaud au rendez-vous
où l’attendait le baron Jean.
– 45 –
– Eh bien, Marcotte, demanda le baron Jean en fronçant le
sourcil, qu’y a-t-il encore ? Je vois à ton air que la chasse ira mal
aujourd’hui.
Marcotte secoua la tête.
– Voyons, parle, fit le baron Jean avec un geste plein
d’impatience.
– Eh bien, il y a, monseigneur, que j’ai eu connaissance du
loup noir.
– Ah ! ah ! fit le baron Jean, dont les yeux étincelèrent.
Et, en effet, c’était la cinquième ou sixième fois que le digne
seigneur lançait l’animal en question, et que son pelage inaccou-
tumé rendait si facile à reconnaître, sans jamais être arrivé à le
joindre à portée de la carabine ou à le forcer.
– Oui, reprit Marcotte ; mais la damnée bête a si bien em-
ployé sa nuit, tellement croisé et rabattu ses voies, qu’après
avoir tenu la moitié de la forêt, je me suis retrouvé à ma pre-
mière brisée.
– Alors, Marcotte, tu crois qu’il n’y a aucune chance de rap-
procher l’animal ?
– Je ne crois pas.
– Par tous les diables ! s’écria le seigneur Jean, – qui était le
plus grand jureur qui eût paru sur la terre depuis Nemrod –, je
me sens cependant malade aujourd’hui, et j’ai besoin d’un halla-
li, quel qu’il soit, pour rafraîchir mes humeurs noires. Voyons,
– 46 –
Marcotte, que chasserons-nous à la place de ce damné loup
noir ?
– Dame ! tout occupé de lui, répondit Marcotte, je n’ai point
détourné d’autre bête. Monseigneur veut-il découpler à la bille-
baude et chasser le premier animal venu ?
Le baron Jean allait répondre à Marcotte de faire comme il
l’entendrait, lorsqu’il vit le petit Engoulevent qui s’approchait le
chapeau à la main.
– Attends, dit-il, voici maître Engoulevent qui a, ce me sem-
ble, un conseil à nous donner.
– Je n’ai aucun conseil à donner à un noble seigneur comme
vous, répondit Engoulevent en abritant sous une humble conte-
nance sa physionomie narquoise et rusée ; mais mon devoir est
de dire que j’ai connaissance d’un beau daim dans les environs.
– Voyons ton daim, Engoulevent, répondit le grand louve-
tier, et, si tu ne t’es pas trompé, il y aura un écu neuf pour toi.
– Où est ton daim ? demanda Marcotte. Mais prends garde
à ta peau si tu nous fais découpler inutilement !
– Donnez-moi Matador et Jupiter, et puis nous verrons.
Matador et Jupiter étaient les deux meilleurs chiens
d’attaque du seigneur de Vez. Aussi Engoulevent n’avait-il pas
fait cent pas avec eux dans le fourré, qu’au frétillement de leurs
queues, à leurs abois répétés, il jugea qu’ils empaumaient la
voie. Et, en effet, presque immédiatement le daim, qui était un
magnifique dix-cors, se donna aux chiens. Toute la meute dé-
couplée rallia les deux vétérans. Marcotte cria gare, sonna le
lancer, et la chasse commença, à la grande satisfaction du sei-
– 47 –
gneur de Vez, qui, tout en regrettant son loup noir, acceptait
cependant un daim dix cors comme pis-aller.
Depuis deux heures, la chasse durait et le daim tenait bon. Il
avait d’abord emmené la chasse du petit bois d’Haramont à la
route du Pendu, puis de la route du Pendu à la queue d’Oigny, et
tout cela haut la main ; car ce n’était pas une de ces bêtes du
plat pays qui se font tirer la queue par de méchants bassets.
Cependant, vers les fonds de Bourgfontaine, l’animal se sen-
tit malmené, car il renonça aux grands partis qu’il avait pris jus-
que-là pour se forlonger, et il commença de ruser.
D’abord, il descendit dans le ruisseau qui va de l’étang de
Baisemont à l’étang de Bourg, le remonta pendant un demi-
quart de lieue environ, ayant de l’eau jusqu’au jarret, fit un saut
à droite, rentra dans le lit du ruisseau, fit un saut à gauche, et
dès lors s’éloigna par des bonds aussi vigoureux que ce qui lui
restait de forces lui permettait de faire.
Mais les chiens du seigneur Jean n’étaient pas chiens à
s’embarrasser de si peu.
D’eux-mêmes, en chiens intelligents et de bonne race qu’ils
étaient, ils se divisèrent la tâche. Les uns remontèrent le ruis-
seau, les autres le descendirent ; ceux-ci quêtèrent à droite,
ceux-là quêtèrent à gauche, si bien qu’ils finirent par démêler la
ruse de l’animal, retrouvèrent la voie, et, au premier cri que
poussa l’un d’eux, se rassemblèrent autour de celui-là et repri-
rent leur poursuite, aussi chauds et aussi ardents que si le daim
eût été à vingt pas devant eux.
Toujours galopant, toujours sonnant, toujours aboyant, le
baron Jean, les piqueurs, et la meute arrivèrent aux étangs de
– 48 –
Saint-Antoine, à quelques centaines de pas des bordures
d’Oigny.
Là, entre les bordures d’Oigny et la haie des Oseraies,
s’élevait la hutte de Thibault le sabotier.
Disons un peu ce que c’était que Thibault le sabotier, c’est-
à-dire le véritable héros de notre histoire.
Peut-être me demandera-t-on comment, moi qui ai assigné
des rois à comparaître sur la scène ; comment, moi qui ai forcé
princes, ducs et barons à jouer des rôles secondaires dans mes
romans, je prends un simple sabotier pour héros de cette his-
toire.
D’abord, je répondrai qu’il y a, dans mon cher pays de Vil-
lers-Cotterêts, plus de sabotiers que de barons, de ducs et de
princes, et que, du moment où mon intention était de prendre
pour théâtre des événements que je vais raconter la forêt qui
l’entoure, il fallait, sous peine de faire des personnages de fan-
taisie, comme lesIncasde M. Marmontel ou lesAbencerrages
de M. de Florian, que je prisse un des habitants réels de cette
forêt.
D’ailleurs, on ne prend pas un sujet, c’est le sujet qui vous
prend ; et, qu’il soit bon ou mauvais, je suis pris par ce sujet là.
Je vais donc essayer de faire le portrait de Thibault le sabo-
tier, tout simple sabotier qu’il est, aussi exactement qu’un pein-
tre fait le portrait qu’un prince régnant veut envoyer à sa fian-
cée.
Thibault était un homme de vingt-cinq à vingt-sept ans,
grand, bien fait, solide de corps, mais naturellement triste de
cœur et d’esprit. Cette tristesse lui venait d’un petit grain
– 49 –
d’envie qu’il éprouvait malgré lui, à son insu peut-être, contre le
prochain mieux favorisé que lui du côté de la fortune.
Son père avait fait une faute, grave en tout temps, mais plus
grave à cette époque d’absolutisme où personne ne pouvait
s’élever au-dessus de son état, que dans notre temps, où, avec
de la capacité, on peut parvenir à tout.
Son père lui avait fait donner une éducation au-dessus de sa
position. Thibault avait été à l’école de l’abbé Fortier, magister
de Villers-Cotterêts ; il savait lire, écrire, compter ; il avait ap-
pris même un peu de latin, ce qui le rendait très fier.
Thibault avait employé beaucoup de temps à lire. Il avait lu
surtout les livres à la mode à la fin du dernier siècle. Chimiste