Le Nabab - Alphonse Daudet - E-Book

Le Nabab E-Book

Alphonse Daudet

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Beschreibung

Un homme s'étant enrichi en Tunisie tente de s'intégrer à l'élite sociale du Second Empire. Riche, il est surnommé « le Nabab » par les gens qu'il croise et qui le sollicitent pour des prêts d'argent. Le roman évoque son ascension sociale puis sa chute finale.

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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Le Nabab

Pages de titreIV – Un début dans le mondeV – La famille JoyeuseVI – Félicia RuysVII – Jansoulet chez luiVIII – L’œuvre de BethléemIX – Bonne-Mamandomestiques !XI – Les fêtes du BeyXII – Une élection corseXIII – Un jour de spleenXIV – L’expositionl’antichambreXVI – Un homme publicXVII – L’apparitionXVIII – Les perles JenkinsXIX – Les funéraillesXX – La baronne HemerlingueXXI – La séanceXXII – Drames parisiensDerniers feuilletsXXIV – À BordigheraXXV – La première de RévoltePage de copyright

1

Le Nabab

Alphonse Daudet

2

Il y a cent ans, Lesage écrivait ceci en tête de Gil Blas :

« Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire des

applications des caractères vicieux ou ridicules qu’elles trouvent dans

les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu’ils auraient tort

d’appliquer les portraits qui sont dans le présent livre. J’en fais un

aveu public : Je ne me suis proposé que de représenter la vie des

hommes telle qu’elle est… »

Toute distance gardée entre le roman de Lesage et le mien, c’est

une déclaration du même genre que j’aurais désiré mettre à la

première page du Nabab, dès sa publication. Plusieurs raisons m’en

ont empêché. D’abord, la peur qu’un pareil avertissement n’eût trop

l’air d’être jeté en appât au public et de vouloir forcer son attention.

Puis, j’étais loin de me douter qu’un livre écrit avec des

préoccupations purement littéraires pût acquérir ainsi tout d’un coup

cette importance anecdotique et me valoir une telle nuée

bourdonnante de réclamations. Jamais en effet, rien de semblable ne

s’est vu. Pas une ligne de mon œuvre, pas un de ses héros, pas même

un personnage en silhouette qui ne soit devenu motif à allusions, à

protestations. L’auteur a beau se défendre, jurer ses grands dieux que

son roman n’a pas de clé, chacun lui en forge au moins une, à l’aide

de laquelle il prétend ouvrir cette serrure à combinaison. Il faut que

tous ces types aient vécu, comment donc ! qu’ils vivent encore,

identiques de la tête aux pieds… Monpavon est un tel, n’est-ce pas ?

… La ressemblance de Jenkins est frappante… Celui-ci se fâche d’en

être, tel autre de n’en être pas, et cette recherche du scandale aidant,

il n’est pas jusqu’à des rencontres de noms, fatales dans le roman

3

moderne, des indications de rues, des numéros de maisons choisis au

hasard, qui n’aient servi à donner une sorte d’identité à des êtres bâtis

de mille pièces et en définitive absolument imaginaires.

L’auteur a trop de modestie pour prendre tout ce bruit à son

compte. Il sait la part qu’ont eue dans cela les indiscrétions amicales

ou perfides des journaux ; et sans remercier les uns plus qu’il ne

convient, sans en vouloir aux autres outre mesure, il se résigne à sa

tapageuse aventure comme à une chose inévitable et tient seulement

à honneur d’affirmer, sur vingt ans de travail et de probité littéraires,

que cette fois, pas plus que les autres, il n’avait cherché cet élément

de succès. En feuilletant ses souvenirs, ce qui est le droit et le devoir

de tout romancier, il s’est rappelé un singulier épisode du Paris

cosmopolite d’il y a quinze ans. Le romanesque d’une existence

éblouissante et rapide, traversant en météore le ciel parisien, a

évidemment servi de cadre au Nabab, à cette peinture des mœurs de

la fin du Second Empire. Mais autour d’une situation, d’aventures

connues, que chacun était en droit d’étudier et de rappeler, quelle

fantaisie répandue, que d’inventions, que de broderies, surtout quelle

dépense de cette observation continuelle, éparse, presque

inconsciente, sans laquelle il ne saurait y avoir d’écrivains

d’imagination. D’ailleurs, pour se rendre compte du travail

« cristallisant » qui transporte du réel à la fiction, de la vie au roman,

les circonstances les plus simples, il suffirait d’ouvrir le Moniteur

officiel de février 1864 et de comparer certaine séance du corps

législatif au tableau que j’en donne dans mon livre. Qui aurait pu

supposer qu’après tant d’années écoulées ce Paris à la courte

mémoire saurait reconnaître le modèle primitif dans l’idéalisation

que le romancier en a faite et qu’il s’élèverait des voix pour accuser

d’ingratitude celui qui ne fut point certes « le commensal assidu » de

son héros, mais seulement, dans leurs rares rencontres, un curieux en

qui la vérité se photographie rapidement et qui ne peut jamais effacer

de son souvenir les images une fois fixées ?

J’ai connu le « vrai Nabab » en 1864. J’occupais alors une

position semi-officielle qui m’obligeait à mettre une grande réserve

dans mes visites à ce fastueux et accueillant Levantin. Plus tard je fus

lié avec un de ses frères mais à ce moment-là le pauvre Nabab se

4

débattait au loin dans des buissons d’épines cruelles et l’on ne le

voyait plus à Paris que rarement. Du reste il est bien gênant pour un

galant homme de compter ainsi avec les morts et de dire : « Vous

vous trompez. Bien que ce fût un hôte aimable, on ne m’a pas

souvent vu chez lui. » Qu’il me suffise donc de déclarer qu’en

parlant du fils de la mère Françoise comme je l’ai fait, j’ai voulu le

rendre sympathique et que le reproche d’ingratitude me paraît de

toute façon une absurdité. Cela est si vrai que bien des gens trouvent

le portrait trop flatté, plus intéressant que nature. À ces gens-là ma

réponse est fort simple : « Jansoulet m’a fait l’effet d’un brave

homme ; mais en tout cas, si je me trompe, prenez-vous-en aux

journaux qui vous ont dit son vrai nom. Moi je vous ai livré mon

roman comme un roman, mauvais ou bon, sans ressemblance

garantie. »

Quant à Mora, c’est autre chose. On a parlé d’indiscrétion, de

défection politique… Mon Dieu, je ne m’en suis jamais caché. J’ai

été, à l’âge de vingt ans, attaché du cabinet du haut fonctionnaire qui

m’a servi de type ; et mes amis de ce temps-là savent quel grave

personnage politique je faisais. L’administration elle aussi a dû

garder un singulier souvenir de ce fantastique employé à crinière

mérovingienne, toujours le dernier venu au bureau, le premier parti,

et ne montant jamais chez le duc que pour lui demander des congés ;

avec cela d’un naturel indépendant, les mains nettes de toute cantate,

et si peu inféodé à l’Empire que le jour où le duc lui offrit d’entrer à

son cabinet, le futur attaché crut devoir déclarer avec une solennité

juvénile et touchante « qu’il était légitimiste ».

« L’Impératrice l’est aussi », répondit l’Excellence en souriant

d’un grand air impertinent et tranquille. C’est avec ce sourire-là que

je l’ai toujours vu, sans avoir besoin pour cela de regarder par le trou

des serrures, et c’est ainsi que je l’ai peint, tel qu’il aimait à se

montrer, dans son attitude de Richelieu-Brummell. L’histoire

s’occupera de l’homme d’État. Moi j’ai fait voir, en le mêlant de fort

loin à la fiction de mon drame, le mondain qu’il était et qu’il voulait

être, assuré d’ailleurs que de son vivant il ne lui eût point déplu

d’être présenté ainsi.

Voilà ce que j’avais à dire. Et maintenant, ces déclarations faites

5

en toute franchise, retournons bien vite au travail. On trouvera ma

préface un peu courte et les curieux y auront en vain cherché le

piment attendu. Tant pis pour eux. Si brève que soit cette page, elle

est pour moi trois fois trop longue. Les préfaces ont cela de mauvais

surtout qu’elles vous empêchent d’écrire des livres.

ALPHONSE DAUDET.

6

I – Les malades du docteur Jenkins

Debout sur le perron de son petit hôtel de la rue de Lisbonne, rasé

de frais, l’œil brillant, la lèvre entrouverte d’aise, ses longs cheveux

vaguement grisonnants épandus sur un vaste collet d’habit, carrée

d’épaules, robuste et sain comme un chêne, l’illustre docteur

irlandais Robert Jenkins, chevalier du Medjidjié et de l’ordre

distingué de Charles III d’Espagne, membre de plusieurs sociétés

savantes ou bienfaisantes, président fondateur de l’œuvre de

Bethléem, Jenkins enfin, le Jenkins des perles Jenkins à base

arsenicale, c’est-à-dire le médecin à la mode de l’année 1864,

l’homme le plus occupé de Paris, s’apprêtait à monter en voiture, un

matin de la fin de novembre, quand une croisée s’ouvrit au premier

étage sur la cour intérieure de l’hôtel, et une voix de femme demanda

timidement : « Rentrerez-vous déjeuner, Robert ? »

Oh ! de quel bon et loyal sourire s’éclaira tout à coup cette belle

tête de savant et d’apôtre, et dans le tendre bonjour que ses yeux

envoyèrent là-haut vers le chaud peignoir blanc entrevu derrière les

tentures soulevées comme on devinait bien une de ces passions

conjugales tranquilles et sûres, que l’habitude resserre de toute la

souplesse et la solidité de ses liens.

« Non, madame Jenkins… » Il aimait à lui donner ainsi

publiquement son titre d’épouse légitime, comme s’il eût trouvé là

une intime satisfaction, une sorte d’acquit de conscience envers la

femme qui lui rendait la vie si riante… « Non, ne m’attendez pas ce

matin. Je déjeune place Vendôme.

— Ah ! oui… le Nabab », dit la belle Mme Jenkins avec une

nuance très marquée de respect pour ce personnage des Mille et une

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Nuits dont tout Paris parlait depuis un mois ; puis, après un peu

d’hésitation, bien tendrement, tout bas, entre les lourdes tapisseries,

elle chuchota rien que pour le docteur : « Surtout n’oubliez pas ce

que vous m’avez promis. »

C’était vraisemblablement quelque chose de bien difficile à tenir,

car au rappel de cette promesse les sourcils de l’apôtre se froncèrent,

son sourire se pétrifia, toute sa figure prit une expression

d’incroyable dureté ; mais ce fut l’affaire d’un instant. Au chevet de

leurs riches malades, ces physionomies de médecins à la mode

deviennent expertes à mentir. Avec son air le plus tendre, le plus

cordial, il répondit en montrant une rangée de dents éblouissantes :

« Ce que j’ai promis sera fait, madame Jenkins. Maintenant, rentrez

vite et fermez votre croisée. Le brouillard est froid ce matin. »

Oui, le brouillard était froid, mais blanc comme de la vapeur de

neige, et, tendu derrière les glaces du grand coupé, il égayait de

reflets doux le journal déplié dans les mains du docteur. Là-bas, dans

les quartiers populeux, resserrés et noirs, dans le Paris commerçant et

ouvrier, on ne connaît pas cette jolie brume matinale qui s’attarde

aux grandes avenues ; de bonne heure l’activité du réveil, le va-et-

vient des voitures maraîchères, des omnibus, des lourds camions

secouant leurs ferrailles, l’ont vite hachée, effiloquée, éparpillée.

Chaque passant en emporte un peu dans un paletot râpé, un cache-

nez qui montre la trame, des gants grossiers frottés l’un contre

l’autre. Elle imbibe les blouses frissonnantes, les waterproofs jetés

sur les jupes de travail ; elle se fond à toutes les haleines, chaudes

d’insomnie ou d’alcool, s’engouffre au fond des estomacs vides, se

répand dans les boutiques qu’on ouvre, les cours noires, le long des

escaliers dont elle inonde la rampe et les murs, jusque dans les

mansardes sans feu.

Voilà pour quoi il en reste si peu dehors. Mais dans cette portion

de Paris espacée et grandiose, où demeurait la clientèle de Jenkins,

sur ces larges boulevards plantés d’arbres, ces quais déserts, le

brouillard planait immaculé, en nappes nombreuses, avec des

légèretés et des floconnements de ouate. C’était fermé, discret,

presque luxueux, parce que le soleil derrière cette paresse de son

lever commençait à répandre des teintes doucement pourprées, qui

8

donnaient à la brume enveloppant jusqu’au faîte les hôtels alignés

l’aspect d’une mousseline blanche jetée sur des étoffes écarlates. On

aurait dit un grand rideau abritant le sommeil tardif et léger de la

fortune, épais rideau où rien ne s’entendait que le battement discret

d’une porte cochère, les mesures en fer-blanc des laitiers, les grelots

d’un troupeau d’ânesses passant au grand trot suivies du souffle court

et haletant de leur berger, et le roulement sourd du coupé de Jenkins

commençant sa tournée de chaque jour.

D’abord à l’hôtel de Mora. C’était, sur le quai d’Orsay tout à côté

de l’ambassade d’Espagne, dont les longues terrasses faisaient suite

aux siennes, un magnifique palais ayant son entrée principale rue de

Lille et une porte sur le bord de l’eau. Entre deux hautes murailles

revêtues de lierre, reliées entre elles par d’imposants arcs de voûte, le

coupé fila comme une flèche, annoncé par deux coups d’un timbre

retentissant qui tirèrent Jenkins de l’extase où la lecture de son

journal semblait l’avoir plongé. Puis les roues amortirent leur bruit

sur le sable d’une vaste cour et s’arrêtèrent, après un élégant circuit,

contre le perron de l’hôtel, surmonté d’une large marquise en

rotonde.

Dans la confusion du brouillard, on apercevait une dizaine de

voitures rangées en ligne, et le long d’une avenue d’acacias, tout secs

en cette saison et nus dans leur écorce, les silhouettes de palefreniers

anglais promenant à la main les chevaux de selle du duc. Tout

révélait un luxe ordonné, reposé, grandiose et sûr.

« J’ai beau venir matin, d’autres arrivent toujours avant moi », se

dit Jenkins en voyant la file où son coupé prenait place ; mais, certain

de ne pas attendre, il gravit, la tête haute, d’un air d’autorité

tranquille, ce perron officiel que franchissaient chaque jour tant

d’ambitions frémissantes, d’inquiétudes aux pieds trébuchants.

Dès l’antichambre, élevée et sonore comme une église et que deux

grands feux de bois, en dépit des calorifères brûlant nuit et jour,

emplissaient d’une vie rayonnante, le luxe de cet intérieur arrivait par

bouffées tièdes et capiteuses. Cela tenait à la fois de la serre et de

l’étuve. Beaucoup de chaleur dans de la clarté ; des boiseries

blanches, des marbres blancs, des fenêtres immenses, rien d’étouffé

ni d’enfermé, et pourtant une atmosphère égale faite pour entourer

9

quelque existence rare, affinée et nerveuse. Jenkins s’épanouissait à

ce soleil factice de la richesse ; il saluait d’un « bonjour, mes

enfants » le suisse poudré, au large baudrier d’or, les valets de pied

en culotte courte, livrée or et bleu tous debout pour lui faire honneur,

effleurait du doigt la grande cage des ouistitis pleine de cris aigus et

de cabrioles, et s’élançait en sifflotant sur l’escalier de marbre clair

rembourré d’un tapis épais comme une pelouse, conduisant aux

appartements du duc.

Depuis six mois qu’il venait à l’hôtel de Mora, le bon docteur ne

s’était pas encore blasé sur l’impression toute physique de gaieté, de

légèreté que lui causait l’air de cette maison.

Quoiqu’on fût chez le premier fonctionnaire de l’Empire, rien ne

sentait ici l’administration ni ses cartons de paperasses poudreuses.

Le duc n’avait consenti à accepter ses hautes dignités de ministre

d’État, président du conseil, qu’à la condition de ne pas quitter son

hôtel ; il n’allait au ministère qu’une heure ou deux par jour, le temps

de donner les signatures indispensables, et tenait ses audiences dans

sa chambre à coucher. En ce moment, malgré l’heure matinale, le

salon était plein. On voyait là des figures graves, anxieuses, des

préfets de province aux lèvres rases, aux favoris administratifs, un

peu moins arrogants dans cette antichambre que là-bas dans leurs

préfectures, des magistrats, l’air austère, sobres de gestes, des

députés aux allures importantes, gros bonnets de la finance, usiniers

cossus et rustiques, parmi lesquels se détachait çà et là la grêle

tournure ambitieuse d’un substitut ou d’un conseiller de préfecture,

en tenue de solliciteur, habit noir et cravate blanche ; et tous, debout,

assis, groupés ou solitaires, crochetaient silencieusement du regard

cette haute porte fermée sur leur destin, par laquelle ils sortiraient

tout à l’heure triomphants ou la tête basse. Jenkins traversa la foule

rapidement, et chacun suivait d’un œil d’envie ce nouveau venu que

l’huissier à chaîne, correct et glacial, assis devant une table à côté de

la porte accueillait d’un petit sourire à la fois respectueux et familier.

« Avec qui est-il ? » demanda le docteur en montrant la chambre

du duc.

Du bout des lèvres, non sans un frisement d’œil légèrement

ironique, l’huissier murmura un nom qui, s’ils l’avaient entendu,

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aurait indigné tous ces hauts personnages attendant depuis une heure

que le costumier de l’Opéra eût terminé son audience.

Un bruit de voix, un jet de lumière… Jenkins venait d’entrer chez

le duc ; il n’attendait jamais, lui.

Debout, le dos à la cheminée, serré dans une veste en fourrure

bleue dont les douceurs de reflet affinaient une tête énergique et

hautaine, le président du conseil faisait dessiner sous ses yeux un

costume de pierrette que la duchesse porterait à son prochain bal, et

donnait ses indications avec la même gravité que s’il eût dicté un

projet de loi.

« Ruchez la fraise très fin et ne ruchez pas les manchettes…

Bonjour, Jenkins… Je suis à vous. »

Jenkins s’inclina et fit quelques pas dans l’immense chambre dont

les croisées, ouvrant sur un jardin qui allait jusqu’à la Seine,

encadraient un des plus beaux aspects de Paris, les ponts, les

Tuileries, le Louvre, dans un entrelacement d’arbres noirs comme

tracés à l’encre de Chine sur le fond flottant du brouillard. Un large

lit très bas, élevé de quelques marches, deux ou trois petits paravents

de laque aux vagues et capricieuses dorures, indiquant ainsi que les

doubles portes et les tapis de haute laine, la crainte du froid poussée

jusqu’à l’excès, des sièges divers, chaises longues, chauffeuses,

répandus un peu au hasard, tous bas, arrondis, de forme indolente ou

voluptueuse, composaient l’ameublement de cette chambre célèbre

où se traitent les plus graves questions et aussi les plus légères avec

le même sérieux d’intonation.

Au mur, un beau portrait de la duchesse ; sur la cheminée, un

buste du duc œuvre de Félicia Ruys, qui avait eu au récent Salon les

honneurs d’une première médaille.

« Eh bien ! Jenkins, comment va, ce matin ? dit l’Excellence en

s’approchant, pendant que le costumier ramassait ses dessins de

modes, épars sur tous les fauteuils.

— Et vous, mon cher duc ? Je vous ai trouvé un peu pâle hier soir

aux Variétés.

— Allons donc ! Je ne me suis jamais si bien porté… Vos perles

me font un effet du diable… Je me sens une vivacité, une verdeur…

Quand je pense comme j’étais fourbu il y a six mois. »

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Jenkins, sans rien dire, avait appuyé sa grosse tête sur la fourrure

du ministre d’État, à l’endroit où le cœur bat chez le commun des

hommes. Il écouta un moment pendant que l’Excellence continuait à

parler sur le ton indolent, excédé, qui faisait un des caractères de sa

distinction.

« Avec qui étiez-vous donc, docteur, hier soir ? Ce grand Tartare

bronzé qui riait si fort sur le devant de votre avant-scène ?…

— C’était le Nabab, monsieur le duc… Ce fameux Jansoulet, dont

il est tant question en ce moment.

— J’aurais dû m’en douter. Toute la salle le regardait. Les actrices

ne jouaient que pour lui… Vous le connaissez ? Quel homme est-ce ?

— Je le connais… C’est-à-dire je le soigne… Merci mon cher

duc, j’ai fini.

Tout va bien par là… En arrivant à Paris, il y a un mois, le

changement de climat l’avait un peu éprouvé. Il m’a fait appeler, et

depuis m’a pris en grande amitié… Ce que je sais de lui, c’est qu’il a

une fortune colossale, gagnée à Tunis, au service du bey, un cœur

loyal, une âme généreuse, où les idées d’humanité.

— À Tunis ?… interrompit le duc fort peu sentimental et

humanitaire de sa nature… Alors, pourquoi ce nom de Nabab ?

— Bah ! les Parisiens n’y regardent pas de si près… Pour eux,

tout riche étranger est un nabab, n’importe d’où il vienne !… Celui-

ci du reste a bien le physique de l’emploi, un teint cuivré, des yeux

de braise ardente, de plus une fortune gigantesque dont il fait, je ne

crains pas de le dire, l’usage le plus noble et le plus intelligent. C’est

à lui que je dois, – ici le docteur prit un air modeste – que je dois

d’avoir enfin pu constituer l’œuvre de Bethléem pour l’allaitement

des enfants, qu’un journal du matin, que je parcourais tout à l’heure,

le Messager, je crois, appelle « la grande pensée philanthropique du

siècle. »

Le duc jeta un regard distrait sur la feuille que Jenkins lui tendait.

Ce n’était pas celui-là qu’on prenait avec des phrases de réclame.

« Il faut qu’il soit très riche, ce M. Jansoulet, dit-il froidement. Il

commandite le théâtre de Cardailhac. Monpavon lui fait payer ses

dettes, Bois-l’Héry lui monte une écurie, le vieux Schwalbach une

galerie de tableaux… C’est de l’argent, tout cela. »

12

Jenkins se mit à rire :

« Que voulez-vous, mon cher duc, vous le préoccupez beaucoup,

ce pauvre Nabab. Arrivant ici avec la ferme volonté de devenir

Parisien, homme du monde, il vous a pris pour modèle en tout, et je

ne vous cache pas qu’il voudrait bien étudier son modèle de plus

près.

— Je sais, je sais… Monpavon m’a déjà demandé de me

l’amener… Mais je veux attendre, je veux voir… Avec ces grandes

fortunes, qui viennent de si loin, il faut se garder… Mon Dieu, je ne

dis pas… Si je le rencontrais ailleurs que chez moi, au théâtre dans

un salon…

— Justement Mme Jenkins compte donner une petite fête le mois

prochain. Si vous vouliez nous faire l’honneur…

— J’irai très volontiers chez vous, mon cher docteur, et dans le

cas où votre Nabab serait là, je ne m’opposerais pas à ce qu’il me fût

présenté. »

À ce moment l’huissier de service entrouvrit la porte.

« M. le ministre de l’Intérieur est dans le salon bleu… Il n’a qu’un

mot à dire à Son Excellence… M. le préfet de police attend toujours

en bas, dans la galerie.

— C’est bien, dit le duc, j’y vais… Mais je voudrais en finir avant

avec ce costume. Voyons, père chose, qu’est-ce que nous décidons

pour ces ruches ? À revoir docteur… Rien à faire, n’est-ce pas, que

continuer les perles ?

— Continuer les perles », dit Jenkins en saluant, et il sortit, tout

radieux des deux bonnes fortunes qui lui arrivaient en même temps,

l’honneur de recevoir le duc et le plaisir d’obliger son cher Nabab.

Dans l’antichambre, la foule des solliciteurs qu’il traversa était

encore plus nombreuse qu’à son entrée ; de nouveaux venus s’étaient

joints aux patients de la première heure d’autres montaient l’escalier,

affairés et tout pâles, et dans la cour, les voitures continuaient à

arriver, à se ranger en cercle sur deux rangs, gravement,

solennellement, pendant que la question des ruches aux manchettes

se discutait là-haut avec non moins de solennité.

« Au cercle », dit Jenkins à son cocher.

Le coupé roula le long des quais, repassa les ponts, gagna la place

13

de la Concorde, qui n’avait déjà plus le même aspect que tout à

l’heure. Le brouillard s’écartait vers le Garde-Meuble et le temple

grec de la Madeleine laissant deviner çà et là l’aigrette blanche d’un

jet d’eau l’arcade d’un palais, le haut d’une statue, les massifs des

Tuileries, groupés frileusement près des grilles. Le voile non soulevé,

mais déchiré par places, découvrait des fragments d’horizon ; et l’on

voyait sur l’avenue menant à l’Arc de Triomphe, des breaks passer

au grand trot chargés de cochers et de maquignons, des dragons de

l’impératrice, des guides chamarrés et couverts de fourrures s’en aller

deux par deux en longues files, avec un cliquetis de mors, d’éperons,

des ébrouements de chevaux frais, tout cela s’éclairant d’un soleil

encore invisible, sortant du vague de l’air, y rentrant par masses,

comme une vision rapide du luxe matinal de ce quartier.

Jenkins descendit à l’angle de la rue Royale. Du haut en bas de la

grande maison de jeu, les domestiques circulaient, secouant les tapis,

aérant les salons où flottait la buée des cigares, où des monceaux de

cendre fine tout embrasée s’écroulaient au fond des cheminées,

tandis que sur les tables vertes, encore frémissantes des parties de la

nuit, brûlaient quelques flambeaux d’argent dont la flamme montait

toute droite dans la lumière blafarde du grand jour.

Le bruit, le va-et-vient s’arrêtaient au troisième étage, où quelques

membres du cercle avaient leur appartement. De ce nombre était le

marquis de Monpavon, chez qui Jenkins se rendait.

« Comment ! c’est vous, docteur ?… Diable emporte !… Quelle

heure est-il donc ?… Suis pas visible.

— Pas même pour le médecin ?

— Oh ! pour personne… Question de tenue, mon cher… C’est

égal, entrez tout de même… Chaufferez les pieds un moment

pendant que Francis finit de me coiffer. »

Jenkins pénétra dans la chambre à coucher, banale comme tous les

garnis, et s’approcha du feu sur lequel chauffaient des fers à friser de

toutes les dimensions, tandis que dans le laboratoire à côté, séparé de

la chambre par une tenture algérienne, le marquis de Monpavon

s’abandonnait aux manipulations de son valet de chambre. Des

odeurs de patchouli, de cold-cream, de corne et de poils brûlés

s’échappaient de l’espace restreint ; et de temps en temps, quand

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Francis venait retirer un fer, Jenkins entrevoyait une immense toilette

chargée de mille petits instruments d’ivoire, de nacre et d’acier,

limes, ciseaux, houppes et brosses, de flacons, de godets, de

cosmétiques, étiquetés, rangés, alignés, et parmi tout cet étalage,

maladroite et déjà tremblante une main de vieillard, sèche et longue,

soignée aux ongles comme celle d’un peintre japonais, qui hésitait au

milieu de ces quincailleries menues et de ces faïences de poupée.

Tout en arrangeant son visage, la plus longue, la plus compliquée

de ses occupations du matin, Monpavon causait avec le docteur,

racontait ses malaises, le bon effet des perles, qui le rajeunissaient,

disait-il. Et de loin, ainsi, sans le voir, on aurait cru entendre le duc

de Mora, tellement il lui avait pris ses façons de parler. C’étaient les

mêmes phrases inachevées, terminées en « ps… ps… ps… » du bout

des dents, des « machin », des « chose », intercalés à tout propos

dans le discours, une sorte de bredouillement aristocratique fatigué,

paresseux, où se sentait un mépris profond pour l’art vulgaire de la

parole. Dans l’entourage du duc, tout le monde cherchait à imiter cet

accent, ces intonations dédaigneuses avec une affectation de

simplicité.

Jenkins, trouvant la séance un peu longue, s’était levé pour partir :

« Adieu, je m’en vais… On vous verra chez le Nabab ?

— Oui, je compte y déjeuner… promis de lui amener chose,

machin, comment donc ?… Vous savez, pour notre grosse affaire…

ps… ps… ps… Sans quoi je me dispenserais bien d’y aller… vraie

ménagerie, cette maison-là… »

L’Irlandais, malgré sa bienveillance, convint que la société était

un peu mêlée chez son ami. Mais quoi ! Il ne fallait pas lui en

vouloir. Il ne savait pas, ce pauvre homme.

« Sait pas, et veut pas apprendre, fit Monpavon avec aigreur… Au

lieu de consulter les gens d’expérience… ps… ps… ps… premier

écornifleur venu. Avez-vous vu chevaux que Bois-l’Héry lui a fait

acheter ? De la roustissure ces bêtes-là. Et il les a payées vingt mille

francs. Parions que Bois-l’Héry les a eues pour six mille.

— Oh ! fi donc… un gentilhomme ! » dit Jenkins avec

l’indignation d’une belle âme se refusant à croire au mal.

Monpavon continua sans avoir l’air d’entendre :

15

« Tout ça parce que les chevaux sortaient de l’écurie de Mora.

— C’est vrai que le duc lui tient au cœur, à ce cher Nabab. Aussi

je vais le rendre bien heureux en lui apprenant… »

Le docteur s’arrêta, embarrassé.

« En lui apprenant quoi, Jenkins ? »

Assez penaud, Jenkins dut avouer qu’il avait obtenu de Son

Excellence la permission de lui présenter son ami Jansoulet. À peine

eut-il achevé sa phrase, qu’un long spectre, au visage flasque, aux

cheveux, aux favoris multicolores, s’élança du cabinet dans la

chambre, croisant de ses deux mains sur un cou décharné mais très

droit un peignoir de soie claire à pois violets, dont il s’enveloppait

comme un bonbon dans sa papillote. Ce que cette physionomie héroï-

comique avait de plus saillant, c’était un grand nez busqué tout

luisant de cold-cream, et un regard vif, aigu, trop jeune, trop clair

pour la paupière lourde et plissée qui le recouvrait.

Les malades de Jenkins avaient tous ce regard-là.

Vraiment il fallait que Monpavon fût bien ému pour se montrer

ainsi dépourvu de tout prestige. En effet, les lèvres blanches, la voix

changée, il s’adressa au docteur vivement, sans zézayer cette fois, et

tout d’un trait :

« Ah çà ! mon cher, pas de farce entre nous, n’est-ce pas ?… Nous

nous sommes rencontrés tous les deux devant la même écuelle ; mais

je vous laisse votre part ; j’entends que vous me laissiez la mienne. »

Et l’air étonné de Jenkins ne l’arrêta pas. « Que ceci soit dit une fois

pour toutes. J’ai promis au Nabab de le présenter au duc, ainsi que je

vous ai présenté jadis. Ne vous mêlez donc pas de ce qui me regarde

seul. »

Jenkins mit la main sur son cœur, protesta de son innocence. Il

n’avait jamais eu l’intention… Certainement Monpavon était trop

l’ami du duc, pour qu’un autre… Comment avait-il pu supposer ?…

« Je ne suppose rien, dit le vieux gentilhomme, plus calme mais

toujours froid. J’ai voulu seulement avoir une explication très nette

avec vous à ce sujet. »

L’Irlandais lui tendit sa main large ouverte.

« Mon cher marquis, les explications sont toujours nettes entre

gens d’honneur.

16

— D’honneur est un grand mot, Jenkins… Disons gens de

tenue… Cela suffit. »

Et cette tenue, qu’il invoquait comme suprême frein de conduite,

le rappelant tout à coup au sentiment de sa comique situation, le

marquis offrit un doigt à la poignée de main démonstrative de son

ami et repassa dignement derrière son rideau, pendant que l’autre

s’en allait, pressé de reprendre sa tournée.

Quelle magnifique clientèle il avait, ce Jenkins ! Rien que des

hôtels princiers, des escaliers chauffés, chargés de fleurs à tous leurs

étages, des alcôves capitonnées et soyeuses, où la maladie se faisait

discrète, élégante, où rien ne sentait cette main brutale qui jette sur

un lit de misère ceux qui ne cessent de travailler que pour mourir. Ce

n’était pas à vrai dire des malades, ces clients du docteur irlandais.

On n’en aurait pas voulu dans un hospice. Leurs organes n’ayant pas

même la force d’une secousse, le siège de leur mal ne se trouvait

nulle part, et le médecin penché sur eux aurait cherché en vain la

palpitation d’une souffrance dans ces corps que l’inertie, le silence de

la mort habitaient déjà. C’étaient des épuisés, des exténués, des

anémiques, brûlés par une vie absurde mais la trouvant si bonne

encore qu’ils s’acharnaient à la prolonger. Et les perles Jenkins

devenaient fameuses, justement pour ce coup de fouet donné aux

existences surmenées.

« Docteur, je vous en conjure, que j’aille au bal ce soir ! disait la

jeune femme anéantie sur sa chaise longue et dont la voix n’était plus

qu’un souffle.

— Vous irez, ma chère enfant. »

Et elle y allait, et jamais elle n’avait paru plus belle.

« Docteur, à tout prix, dussé-je en mourir, il faut que demain

matin je sois au conseil des ministres. »

Il y était, et il en rapportait un triomphe d’éloquence et de

diplomatie ambitieuse. Après… oh ! après, par exemple… Mais

n’importe ! jusqu’au dernier jour, les clients de Jenkins circulaient, se

montraient, trompaient l’égoïsme dévorant de la foule. Ils mouraient

debout, en gens du monde.

Après mille détours dans la Chaussée-d’Antin, les Champs-

Élysées, après avoir visité tout ce qu’il y avait de millionnaire ou de

17

titré dans le faubourg Saint-Honoré, le médecin à la mode arriva à

l’angle du Cours-la-Reine et de la rue François-Ier, devant une façade

arrondie qui tenait le coin du quai, et pénétra au rez-de-chaussée dans

un intérieur qui ne ressemblait en rien à ceux qu’il traversait depuis

le matin. Dès l’entrée, des tapisseries couvrant les murs, de vieux

vitraux coupant de lanières de plomb un jour discret et mélangé, un

saint gigantesque en bois sculpté qui faisait face à un monstre

japonais aux yeux saillants, au dos couvert d’écailles finement

tuilées, indiquaient le goût imaginatif et curieux d’un artiste. Le petit

domestique qui vint ouvrir tenait en laisse un lévrier arabe plus grand

que lui.

« Madame Constance est à la messe, dit-il, et mademoiselle est

dans l’atelier, toute seule… Nous travaillons depuis six heures du

matin », ajouta l’enfant avec un bâillement lamentable que le chien

attrapa au vol et qui lui fit ouvrir toute grande sa gueule rose aux

dents aiguës.

Jenkins, que nous avons vu entrer si tranquillement dans la

chambre du ministre d’État, tremblait un peu en soulevant la tenture

qui masquait la porte de l’atelier restée ouverte. C’était un superbe

atelier de sculpture, dont la façade en coin arrondissait tout un côté

vitré, bordé de pilastres, une large baie lumineuse opalisée en ce

moment par le brouillard. Plus ornée que ne le sont d’ordinaire ces

pièces de travail, que les souillures du plâtre, les ébauchoirs, la terre

glaise, les flaques d’eau font ressembler à des chantiers de

maçonnerie, celle-ci ajoutait un peu de coquetterie à sa destination

artistique. Des plantes vertes dans tous les coins, quelques bons

tableaux accrochés au mur nu, et çà et là – portées par des consoles

en chêne – deux ou trois œuvres de Sébastien Ruys, dont la dernière,

exposée après sa mort, était couverte d’une gaze noire.

La maîtresse de la maison, Félicia Ruys, la fille du célèbre

sculpteur, connue déjà elle-même par deux chefs-d’œuvre, le buste

de son père et celui du duc de Mora, se tenait au milieu de l’atelier,

en train de modeler une figure. Serrée dans une amazone de drap

bleu à long plis, un fichu de Chine roulé autour de son cou comme

une cravate de garçon, ses cheveux noirs et fins, groupés sans apprêt

sur la forme antique de sa petite tête, Félicia travaillait avec une

18

ardeur extrême, qui ajoutait à sa beauté la condensation, le

resserrement de tous les traits d’une expression attentive et satisfaite.

Mais cela changea tout de suite à l’arrivée du docteur.

« Ah ! c’est vous, dit-elle brusquement, comme éveillée d’un

rêve… On a donc sonné ?… Je n’avais pas entendu. »

Et dans l’ennui, la lassitude répandus subitement sur cet adorable

visage, il ne resta plus d’expressif et de brillant que les yeux, des

yeux où l’éclat factice des perles Jenkins s’avivait d’une sauvagerie

de nature.

Oh ! comme la voix du docteur se fit humble et condescendante

en lui répondant :

« Votre travail vous absorbe donc bien, ma chère Félicia ?… C’est

nouveau ce que vous faites là ?… Cela me paraît très joli. »

Il s’approcha de l’ébauche encore informe, d’où sortait vaguement

un groupe de deux animaux, dont un lévrier qui détalait à fond de

train avec une lancée vraiment extraordinaire.

« L’idée m’en est venue cette nuit… J’ai commencé à travailler à

la lampe… C’est mon pauvre Kadour qui ne s’amuse pas », dit la

jeune fille en regardant d’un air de bonté caressante le lévrier à qui le

petit domestique essayait d’écarter les pattes pour les remettre à la

pose.

Jenkins remarqua paternellement qu’elle avait tort de se fatiguer

ainsi, et lui prenant le poignet avec des précautions ecclésiastiques :

« Voyons, je suis sûr que vous avez la fièvre. »

Au contact de cette main sur la sienne, Félicia eut un mouvement

presque répulsif.

« Laissez… laissez… vos perles n’y peuvent rien… Quand je ne

travaille pas, je m’ennuie ; je m’ennuie à mourir, je m’ennuie à tuer ;

mes idées sont de la couleur de cette eau qui coule là-bas, saumâtre et

lourde… Commencer la vie, et en avoir le dégoût ! C’est dur… J’en

suis réduite à envier ma pauvre Constance, qui passe ses journées sur

sa chaise, sans ouvrir la bouche, mais en souriant toute seule au passé

dont elle se souvient… Je n’ai pas même cela, moi, de bons

souvenirs à ruminer… Je n’ai que le travail… le travail ! »

Tout en parlant, elle modelait furieusement, tantôt avec

l’ébauchoir, tantôt avec ses doigts, qu’elle essuyait de temps en

19

temps à une petite éponge posée sur la selle de bois soutenant le

groupe ; de telle sorte que ses plaintes, ses tristesses, inexplicables

dans une bouche de vingt ans et qui avait au repos la pureté d’un

sourire grec, semblaient proférées au hasard et ne s’adresser à

personne. Pourtant Jenkins en paraissait inquiet, troublé, malgré

l’attention évidente qu’il prêtait à l’ouvrage de l’artiste, ou plutôt à

l’artiste elle-même, à la grâce triomphante de cette fille, que sa

beauté semblait avoir prédestinée à l’étude des arts plastiques.

Gênée par ce regard admiratif qu’elle sentait posé sur elle, Félicia

reprit :

« À propos, vous savez que je l’ai vu, votre Nabab… On me l’a

montré vendredi dernier à l’Opéra.

— Vous étiez à l’Opéra vendredi ?

— Oui… Le duc m’avait envoyé sa loge. »

Jenkins changea de couleur.

« J’ai décidé Constance à m’accompagner. C’était la première fois

depuis vingt-cinq ans, depuis sa représentation d’adieu, qu’elle

entrait à l’Opéra. Ça lui a fait un effet. Pendant le ballet surtout, elle

tremblait, elle rayonnait, tous ses anciens triomphes pétillaient dans

ses yeux. Est-on heureux d’avoir des émotions pareilles… Un vrai

type, ce Nabab. Il faudra que vous me l’ameniez. C’est une tête qui

m’amuserait à faire.

— Lui, mais il est affreux !… Vous ne l’avez pas bien regardé.

— Parfaitement, au contraire. Il était en face de nous… Ce

masque d’Éthiopien blanc serait superbe en marbre. Et pas banal, au

moins, celui-là… D’ailleurs, puisqu’il est si laid que ça, vous ne

serez pas aussi malheureux que l’an dernier quand je faisais le buste

de Mora… Quelle mauvaise figure vous aviez, Jenkins, à cette

époque !

— Pour dix années d’existence, murmura Jenkins d’une voix

sombre, je ne voudrais recommencer ces moments-là… Mais cela

vous amuse, vous, de voir souffrir.

— Vous savez bien que rien ne m’amuse », dit-elle en haussant les

épaules avec une impertinence suprême.

Puis, sans le regarder, sans ajouter une parole, elle s’enfonça dans

une de ces activités muettes par lesquelles les vrais artistes échappent

20

à eux-mêmes et à tout ce qui les entoure.

Jenkins fit quelques pas dans l’atelier, très ému, la lèvre gonflée

d’aveux qui n’osaient pas sortir, commença deux ou trois phrases

demeurées sans réponse ; enfin, se sentant congédié, il prit son

chapeau et marcha vers la porte.

« Ainsi, c’est entendu… Il faut vous l’amener.

— Qui donc ?

— Mais le Nabab… C’est vous qui à l’instant même…

— Ah ! oui… fit l’étrange personne dont les caprices ne duraient

pas longtemps, amenez-le si vous voulez ; je n’y tiens pas

autrement. »

Et sa belle voix morne, où quelque chose semblait brisé,

l’abandon de tout son être disaient bien que c’était vrai, qu’elle ne

tenait à rien au monde.

Jenkins sortit de là très troublé le front assombri. Mais, sitôt

dehors, il reprit sa physionomie riante et cordiale, étant de ceux qui

vont masqués dans les rues. La matinée s’avançait. La brume, encore

visible aux abords de la Seine, ne flottait plus que par lambeaux et

donnait une légèreté vaporeuse aux maisons du quai, aux bateaux

dont on ne voyait pas les roues, à l’horizon lointain dans lequel le

dôme des Invalides planait comme un aérostat doré dont le filet

aurait secoué des rayons. Une tiédeur répandue, le mouvement du

quartier disaient que midi n’était pas loin, qu’il sonnerait bientôt au

battant de toutes les cloches.

Avant d’aller chez le Nabab, Jenkins avait pourtant une autre

visite à faire. Mais celle-là paraissait l’ennuyer beaucoup. Enfin,

puisqu’il l’avait promis ! Et résolument :

« 68, rue Saint-Ferdinand, aux Ternes », dit-il en sautant dans sa

voiture.

Le cocher Joë, scandalisé, se fit répéter l’adresse deux fois ; le

cheval lui-même eut une petite hésitation comme si la bête de prix, la

fraîche livrée se fussent révoltées à l’idée d’une course dans un

faubourg aussi lointain, en dehors du cercle restreint mais si brillant

où se groupait la clientèle de leur maître. On arriva tout de même,

sans encombre, au bout d’une rue provinciale inachevées et à la

dernière de ses bâtisses, un immeuble à cinq étages, que la rue

21

semblait avoir envoyé en reconnaissance pour savoir si elle pouvait

continuer de ce côté, isolé qu’il était entre des terrains vagues

attendant des constructions prochaines ou remplis de matériaux de

démolitions, avec des pierres de taille, de vieilles persiennes posées

sur le vide, des ais moisis dont les ferrures pendaient, immense

ossuaire de tout un quartier abattu.

D’innombrables écriteaux se balançaient au-dessus de la porte

décorée d’un grand cadre de photographies blanc de poussière,

auprès duquel Jenkins resta un moment en arrêt. L’illustre médecin

était-il donc venu si loin pour se faire faire un portrait-carte ? On

aurait pu le croire, à l’attention qui le retenait devant cet étalage dont

les quinze ou vingt photographies représentaient la même famille en

des allures, des poses et des expressions différentes : un vieux

monsieur, le menton soutenu par une haute cravate blanche, une

serviette de cuir sous le bras, entouré d’une nichée de jeunes filles

coiffées en nattes ou en boucles, de modestes ornements sur leurs

robes noires.

Quelquefois le vieux monsieur n’avait posé qu’avec deux de ses

fillettes ; ou bien une de ces jeunes et jolies silhouettes se dessinait,

solitaire, le coude sur une colonne tronquée, la tête penchée sur un

livre, dans une pose naturelle et abandonnée. Mais en somme c’était

toujours le même motif avec des variantes, et il n’y avait pas dans la

vitrine d’autre monsieur que le vieux monsieur à cravate blanche, pas

d’autres figures féminines que celles de ses nombreuses filles.

« Les ateliers dans la maison, au cinquième », disait une ligne

dominant le cadre. Jenkins soupira, mesura de l’œil la distance qui

séparait le sol du petit balcon là-haut, près des nuages ; puis il se

décida à entrer. Dans le couloir, il se croisa avec une cravate blanche

et une majestueuse serviette en cuir, évidemment le vieux monsieur

de l’étalage. Interrogé, celui-ci répondit que M. Maranne habitait en

effet le cinquième : « Mais, ajouta-t-il avec un sourire engageant, les

étages ne sont pas hauts. » Sur cet encouragement, l’Irlandais se mit

à monter un escalier étroit et tout neuf avec des paliers pas plus

grands qu’une marche, une seule porte par étage, et des fenêtres

coupées qui laissaient voir une cour aux pavés tristes et d’autres

cages d’escalier, toutes vides ; une de ces affreuses maisons

22

modernes, bâties à la douzaine par des entrepreneurs sans le sou et

dont le plus grand inconvénient consiste en des cloisons minces qui

font vivre tous les habitants dans une communauté de phalanstère. En

ce moment, l’incommodité n’était pas grande, le quatrième et le

cinquième étages se trouvant seuls occupés, comme si les locataires y

étaient tombés du ciel.

Au quatrième, derrière une porte dont la plaque en cuivre

annonçait « M. JOYEUSE, expert en écritures », le docteur entendit

un bruit de rires frais, de jeunes bavardages, de pas étourdis qui

l’accompagnèrent jusqu’au-dessus, jusqu’à l’établissement

photographique.

C’est une des surprises de Paris que ces petites industries perchées

dans des coins et qui ont l’air de n’avoir aucune communication avec

le dehors. On se demande comment vivent les gens qui s’installent

dans ces métiers-là, quelle providence méticuleuse peut envoyer par

exemple des clients à un photographe logé au cinquième dans des

terrains vagues, tout en haut de la rue Saint-Ferdinand, ou des

Écritures à tenir au comptable du dessous. Jenkins, en se faisant cette

réflexion, sourit de pitié, puis entra tout droit comme l’y invitait

l’inscription suivante : « Entrez sans frapper. » Hélas ! on n’abusait

guère de la permission… Un grand garçon à lunettes, en train

d’écrire sur une petite table, les jambes entortillées d’une couverture

de voyage, se leva précipitamment pour venir au-devant du visiteur

que sa myopie l’avait empêché de reconnaître.

« Bonjour, André… dit le docteur tendant sa main loyale.

— Monsieur Jenkins !

— Tu vois, je suis bon enfant comme toujours… Ta conduite

envers nous, ton obstination à vivre loin de tes parents commandaient

à ma dignité une grande réserve ; mais ta mère a pleuré. Et me

voilà. »

Il regardait, tout en parlant, ce pauvre petit atelier dont les murs

nus, les meubles rares, l’appareil photographique tout neuf, la petite

cheminée à la prussienne, neuve aussi, et n’ayant jamais vu le feu,

s’éclairaient désastreusement sous la lumière droite qui tombait du

toit de verre. La mine tirée, la barbe grêle du jeune homme, à qui la

couleur claire de ses yeux, la hauteur étroite de son front, ses

23

cheveux longs et blonds rejetés en arrière donnaient l’air d’un

illuminé, tout s’accentuait dans le jour cru ; et aussi l’âpre vouloir de

ce regard limpide qui fixait Jenkins froidement et d’avance opposait

à toutes ses raisons, à toutes ses protestations, une invincible

résistance.

Mais le bon Jenkins feignait de ne pas s’en apercevoir :

« Tu le sais, mon cher André… Du jour où j’ai épousé ta mère, je

t’ai regardé comme mon fils. Je comptais te laisser mon cabinet, ma

clientèle, te mettre le pied dans un étrier doré, heureux de te voir

suivre une carrière consacrée au bien de l’humanité… Tout à coup

sans dire pourquoi, sans te préoccuper de l’effet qu’une pareille

rupture pourrait avoir aux yeux du monde, tu t’es écarté de nous, tu

as laissé là tes études, renoncé à ton avenir pour te lancer dans je ne

sais quelle vie déroutée, entreprendre un métier ridicule, le refuge et

le prétexte de tous les déclassés.

— Je fais ce métier pour vivre… C’est un gagne-pain en

attendant.

— En attendant quoi ? la gloire littéraire ? »

Il regardait dédaigneusement le griffonnage épars sur la table.

« Mais tout cela n’est pas sérieux, et voici ce que je viens te dire :

une occasion s’offre à toi, une porte à deux battants ouverte sur

l’avenir… L’œuvre de Bethléem est fondée… Le plus beau de mes

rêves humanitaires a pris corps… Nous venons d’acheter une superbe

villa à Nanterre pour installer notre premier établissement. C’est la

direction, c’est la surveillance de cette maison que j’ai songé à te

confier comme à un autre moi-même. Une habitation princière, des

appointements de chef de division et la satisfaction d’un service

rendu à la grande famille humaine… Dis un mot et je t’emmène chez

le Nabab, chez l’homme au grand cœur qui fait les frais de notre

entreprise… Acceptes-tu ?

— Non, dit l’autre si sèchement que Jenkins en fut décontenancé.

— C’est bien cela… Je m’attendais à ce refus en venant ici, mais

je suis venu quand même. J’ai pris pour devise : « Faire le bien sans

espérance. » Et je reste fidèle à ma devise… Ainsi, c’est entendu… tu

préfères à l’existence honorable, digne, fructueuse que je viens te

proposer, une vie de hasard sans issue et sans dignité… »

24

André ne répondit rien ; mais son silence parlait pour lui.

« Prends garde… tu sais ce qu’entraînera cette décision, un

éloignement définitif, mais tu l’as toujours désiré… Je n’ai pas

besoin de te dire, continua Jenkins que briser avec moi, c’est rompre

aussi avec ta mère. Elle et moi ne faisons qu’un. »

Le jeune homme pâlit, hésita une seconde, puis dit avec effort :

« S’il plaît à ma mère de venir me voir ici, j’en serai certes bien

heureux… mais ma résolution de sortir de chez vous, de n’avoir plus

rien de commun avec vous est irrévocable.

— Et au moins diras-tu pourquoi ? »

Il fit signe que « non », qu’il ne le dirait pas.

Pour le coup, l’Irlandais eut un vrai mouvement de colère. Toute

sa figure prit une expression sournoise, farouche, qui aurait bien

étonné ceux qui ne connaissaient que le bon et loyal Jenkins : mais il

se garda bien d’aller plus loin dans une explication qu’il craignait

peut-être autant qu’il la désirait.

« Adieu, fit-il du seuil en retournant à demi la tête… Et ne vous

adressez jamais à nous.

— Jamais… » répondit son beau-fils d’une voix ferme.

Cette fois, quand le docteur eut dit à Joë : « Place Vendôme », le

cheval, comme s’il avait compris qu’on allait chez le Nabab, agita

fièrement ses gourmettes étincelantes, et le coupé partit à fond de

train, transformant en soleil chaque essieu de ses roues… « Venir si

loin pour chercher une réception pareille ! Une célébrité du temps

traitée ainsi par ce bohème ! Essayez donc de faire le bien !… »

Jenkins écoula sa colère dans un long monologue de ce genre ; puis

tout à coup se secouant : « Ah ! bah… » Et ce qui restait de soucieux

à son front se dissipa vite sur le trottoir de la place Vendôme.

Midi sonnait partout dans le soleil. Sorti de son rideau de brume,

Paris luxueux, réveillé et debout, commençait sa journée

tourbillonnante. Les vitrines de la rue de la Paix resplendissaient. Les

hôtels de la place paraissaient s’aligner fièrement pour les réceptions

d’après-midi ; et tout au bout de la rue Castiglione aux blanches

arcades, les Tuileries sous un beau rayon d’hiver, dressaient des

statues grelottantes, roses de froid, dans le dénuement des

quinconces.

25

II – Un déjeuner place Vendôme

Ils n’étaient guère plus d’une vingtaine ce matin-là dans la salle à

manger du Nabab, une salle à manger en chêne sculpté, sortie la

veille de chez quelque grand tapissier, qui du même coup avait fourni

les quatre salons en enfilade entrevus dans une porte ouverte, les

tentures du plafond, les objets d’art, les lustres, jusqu’à la vaisselle

plate étalée sur les dressoirs, jusqu’aux domestiques qui servaient.

C’était bien l’intérieur improvisé, dès la descente du chemin de fer,

par un gigantesque parvenu pressé de jouir. Quoiqu’il n’y eût pas

autour de la table la moindre robe de femme, un bout d’étoffe claire

pour l’égayer, l’aspect n’en était pas monotone, grâce au disparate, à

la bizarrerie des convives, des éléments de tous les mondes, des

échantillons d’humanité détachés de toutes les races, en France, en

Europe, dans l’univers entier, du haut en bas de l’échelle sociale.

D’abord, le maître du logis, espèce de géant – tanné, hâlé, safrané, la

tête dans les épaules – à qui son nez court et perdu dans la

bouffissure du visage, ses cheveux crépus massés comme un bonnet

d’astrakan sur un front bas et têtu, ses sourcils en broussaille avec

des yeux de chapard embusqué donnaient l’aspect féroce d’un

Kalmouck, d’un sauvage de frontières vivant de guerre et de rapines.

Heureusement le bas de la figure, la lèvre lippue et double, qu’un

sourire adorable de bonté épanouissait, relevait, retournait tout à

coup, tempérait d’une expression à la saint Vincent de Paul cette

laideur farouche, cette physionomie si originale qu’elle en oubliait

d’être commune. Et pourtant l’extraction inférieure se trahissait

d’autre façon par la voix, une voix de marinier du Rhône, éraillée et

voilée, où l’accent méridional devenait plus grossier que dur, et deux

26

mains élargies et courtes, phalanges velues, doigts carrés et sans

ongles, qui, posées sur la blancheur de la nappe, parlaient de leur

passé avec une éloquence gênante.

En face, de l’autre côté de la table, dont il était un des

commensaux habituels, se tenait le marquis de Monpavon, mais un

Monpavon qui ne ressemblait en rien au spectre maquillé, aperçu

plus haut, un homme superbe et sans âge, grand nez majestueux,

prestance seigneuriale, étalant un large plastron de linge immaculé,

qui craquait sous l’effort continu de la poitrine à se cambrer en avant,

et se bombait chaque fois avec le bruit d’un dindon blanc qui se

gonfle, ou d’un paon qui fait la roue. Son nom de Monpavon lui allait

bien.

De grande famille, richement apparenté, mais ruiné par le jeu et

les spéculations, l’amitié du duc de Mora lui avait valu une recette

générale de première classe. Malheureusement sa santé ne lui avait

pas permis de garder ce beau poste, – les gens bien informés disaient

que sa santé n’y était pour rien – et depuis un an il vivait à Paris,

attendant d’être guéri, disait-il, pour reprendre sa position. Les

mêmes gens assuraient qu’il ne la retrouverait jamais, et que même,

sans de hautes protections… Du reste le personnage important du

déjeuner ; cela se sentait à la façon dont les domestiques le servaient,

dont le Nabab le consultait, l’appelant « monsieur le marquis, »

comme à la Comédie-Française, moins encore par déférence que par

fierté, pour l’honneur qui en rejaillissait sur lui-même. Plein de

dédain pour l’entourage, M. le marquis parlait peu, de très haut, et

comme en se penchant vers ceux qu’il honorait de sa conversation.

De temps en temps, il jetait au Nabab, par-dessus la table, quelques

phrases énigmatiques pour tous.

« J’ai vu le duc hier… M’a beaucoup parlé de vous à propos de

cette affaire… Vous savez, chose… machin… Comment donc ?

— Vraiment ?… Il vous a parlé de moi ? » Et le bon Nabab, tout

glorieux, regardait autour de lui avec des mouvements de tête tout à

fait risibles, ou bien il prenait l’air recueilli d’une dévote entendant

nommer Notre Seigneur.

« Son Excellence vous verrait avec plaisir entrer dans la… ps…

ps… ps… dans la chose.

27

— Elle vous l’a dit ?

— Demandez au gouverneur… l’a entendu comme moi. »

Celui qu’on appelait le gouverneur, Paganetti de son vrai nom,

était un petit homme expressif et gesticulant, fatigant à regarder,

tellement sa figure prenait d’aspects divers en une minute. Il dirigeait

la Caisse territoriale de la Corse, une vaste entreprise financière, et

venait dans la maison pour la première fois, amené par Monpavon ;

aussi occupait-il une place d’honneur. De l’autre côté du Nabab, un

vieux, boutonné jusqu’au menton dans une redingote sans revers à

collet droit comme une tunique orientale, la face tailladée de mille

petites éraillures, une moustache blanche coupée militairement.

C’était Brahim-Bey, le plus vaillant colonel de la régence de Tunis,

aide de camp de l’ancien bey qui avait fait la fortune de Jansoulet.

Les exploits glorieux de ce guerrier se montraient écrits en rides, en

flétrissures de débauche, sur sa lèvre inférieure sans ressort, comme

détendue, ses yeux sans cils, brûlés et rouges. Une de ces têtes qu’on

voit au banc des accusés dans les affaires à huis clos.

Les autres convives s’étaient assis pêle-mêle, au hasard de

l’arrivée, de la rencontre, car le logis s’ouvrait à tout le monde, et le

couvert était mis chaque matin pour trente personnes.

Il y avait là le directeur du théâtre que le Nabab commanditait.

Cardailhac, renommé pour son esprit presque autant que pour ses

faillites, ce merveilleux découpeur qui, tout en détachant les

membres d’un perdreau, préparait un de ses bons mots et le déposait

avec une aile dans l’assiette qu’on lui présentait. C’était un ciseleur

plutôt qu’un improvisateur, et la nouvelle manière de servir les

viandes à la russe et préalablement découpées, lui avait été fatale en

lui enlevant tout prétexte à un silence préparatoire. Aussi, disait-on

généralement qu’il baissait. Parisien, d’ailleurs, dandy jusqu’au bout

des ongles, et, comme il s’en vantait lui-même, « pas gros comme ça

de superstition par tout le corps », ce qui lui permettait de donner des

détails très piquants sur les femmes de son théâtre à Brahim-Bey, qui

l’écoutait comme on feuillette un mauvais livre, et de parler

théologie au jeune prêtre son plus proche voisin, un curé de quelque

petite bourgade méridionale, maigre et le teint brûlé comme le drap

de sa soutane, avec les pommettes ardentes, le nez pointu, tout en

28

avant des ambitieux, et disant à Cardailhac, très haut, sur un ton de

protection, d’autorité sacerdotale :

« Nous sommes très contents de M. Guizot… Il va bien, il va très

bien… c’est une conquête pour l’Église. »

À côté de ce pontife au rabat ciré, le vieux Schwalbach, le fameux

marchand de tableaux, montrait sa barbe de prophète, jaunie par

places comme une toison malpropre ses trois paletots aux tons

moisis, toute cette tenue lâchée et négligente qu’on lui pardonnait au

nom de l’art, et parce qu’il était de bon goût d’avoir chez soi dans un

temps où la manie des galeries remuait déjà des millions, l’homme le

mieux placé pour ces transactions vaniteuses.

Schwalbach ne parlait pas, se contentant de promener autour de

lui son énorme monocle en forme de loupe et de sourire dans sa

barbe devant les singuliers voisinages que faisait cette tablée unique

au monde. C’est ainsi que M. de Monpavon avait tout près de lui – et

il fallait voir comme la courbe dédaigneuse de son nez s’accentuait à

chaque regard dans cette direction – le chanteur Garrigou, un

« pays » de Jansoulet, ventriloque distingué, qui chantait Figaro dans

le patois du Midi et n’avait pas son pareil pour les imitations

d’animaux. Un peu plus loin, Cabassu, un autre « pays », petit

homme court et trapu, au cou de taureau, aux biceps

michelangesques, qui tenait à la fois du coiffeur marseillais et de

l’hercule de foire, masseur, pédicure, manucure, et quelque peu

dentiste, mettait ses deux coudes sur la table avec l’aplomb d’un

charlatan qu’on reçoit le matin et qui sait les petites infirmités, les

misères intimes de l’intérieur où il se trouve. M. Bompain complétait

ce défilé des subalternes, classés du moins dans une spécialité,

Bompain, le secrétaire, l’intendant, l’homme de confiance, entre les

mains de qui toutes les affaires de la maison passaient ; et il suffisait

de voir cette attitude solennellement abrutie cet air vague, ce fez turc

posé maladroitement sur cette tête d’instituteur de village pour

comprendre à quel personnage des intérêts comme ceux du Nabab

avaient été abandonnés.

Enfin, pour remplir les vides parmi ces figures esquissées, la

turquerie ! Des Tunisiens, des Marocains, des Égyptiens, des

Levantins ; et, mêlée à cet élément exotique, toute une bohème

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parisienne et multicolore de gentilshommes décavés, d’industriels

louches, de journalistes vidés, d’inventeurs de produits bizarres, de

gens du Midi débarqués sans un sou, tout ce que cette grande fortune

attirait, comme la lumière d’un phare, de navires perdus à ravitailler,

ou de bandes d’oiseaux tourbillonnant dans le noir.

Le Nabab admettait ce ramassis à sa table par bonté, par

générosité, par faiblesse, par une grande facilité de mœurs, jointe à

une ignorance absolue, par un reste de ces mélancolies d’exilé, de ces

besoins d’expansion qui lui faisaient accueillir, là-bas, à Tunis, dans

son splendide palais du Bardo, tout ce qui débarquait de France,

depuis le petit industriel exportant des articles de Paris, jusqu’au

fameux pianiste en tournée, jusqu’au consul général.

En écoutant ces accents divers, ces intonations étrangères

brusquées ou bredouillantes, en regardant ces physionomies si

différentes, les unes violentes, barbares, vulgaires, d’autres extra-

civilisées, fanées, boulevardières, comme blettes, les mêmes variétés,

se trouvant dans le service, où des « larbins » sortis la veille de

quelque bureau, l’air insolent, têtes de dentistes ou de garçons de

bains, s’affairaient parmi des Éthiopiens immobiles et luisants

comme des torchères de marbre noir, il était impossible de dire

exactement où l’on se trouvait ; en tout cas, on ne se serait jamais cru

place Vendôme, en plein cœur battant et centre de vie de notre Paris

moderne. Sur la table, même dépaysement de mets exotiques, de

sauces au safran ou aux anchois, d’épices compliquées de friandises

turques, de poulets aux amandes frites ; cela, joint à la banalité de

l’intérieur, aux dorures de ses boiseries, au tintement criard des

sonnettes neuves, donnait l’impression d’une table d’hôte de quelque

grand hôtel de Smyrne ou de Calcutta, ou d’une luxueuse salle à

manger de paquebot transatlantique, le Péreire ou le Sinaï.

Il semble que cette diversité de convives – j’allais dire de

passagers – dût rendre le repas animé et bruyant. Loin de là. Ils

mangeaient tous nerveusement, silencieusement, en s’observant du

coin de l’œil, et même les plus mondains, ceux qui paraissaient le

plus à l’aise, avaient dans le regard l’égarement et le trouble d’une

pensée fixe, une fièvre anxieuse qui les faisaient parler sans

répondre, écouter sans comprendre un mot de ce qu’on avait dit.

30

Tout à coup la porte de la salle à manger s’ouvrit :

« Ah ! voilà Jenkins, fit le Nabab tout joyeux… Salut, salut,

docteur… Comment ça va, mon camarade ? »

Un sourire circulaire, une énergique poignée de main à

l’amphitryon, et Jenkins s’assit en face de lui, à côté de Monpavon

devant le couvert qu’un domestique venait d’apporter en toute hâte et

sans avoir reçu d’ordre, exactement comme à une table d’hôte. Au

milieu de ces figures préoccupées et fiévreuses, au moins celle-là

contrastait par sa bonne humeur, son épanouissement, cette

bienveillance loquace et complimenteuse qui fait des Irlandais un peu

les Gascons de l’Angleterre. Et quel robuste appétit, avec quel

entrain, quelle liberté de conscience il manœuvrait, tout en parlant, sa

double rangée de dents blanches :

« Eh bien ! Jansoulet, vous avez lu ?

— Quoi donc ?

— Comment ! vous ne savez pas ?… Vous n’avez pas lu ce que le

Messager dit de vous ce matin ? »

Sous le hâle épais de ses joues, le Nabab rougit comme un enfant,

et les yeux brillants de plaisir :

« C’est vrai ?… Le Messager a parlé de moi ?

— Pendant deux colonnes… Comment Moëssard ne vous l’a-t-il

pas montré ?

— Oh ! fit Moëssard modestement, cela ne valait pas la peine. »

C’était un petit journaliste, blondin et poupin, assez joli garçon,

mais dont la figure présentait cette fanure particulière aux garçons de

restaurants de nuit, aux comédiens et aux filles, faite de grimaces de

convention et du reflet blafard du gaz. Il passait pour être l’amant

gagé d’une reine exilée et très légère. Cela se chuchotait autour de

lui, et lui faisait dans son monde une place enviée et méprisable.

Jansoulet insista pour lire l’article, impatient de savoir ce qu’on

disait de lui. Malheureusement, Jenkins avait laissé son exemplaire

chez le duc.

« Qu’on aille vite me chercher un Messager », dit le Nabab au

domestique derrière lui.

Moëssard intervint :

« C’est inutile, je dois avoir la chose sur moi. »

31

Et avec le sans-façon de l’habitué d’estaminet, du reporter qui

griffonne son fait divers en face d’une chope, le journaliste tira un

portefeuille bourré de notes papiers timbrés, découpures de journaux,

billets satinés à devises, – qu’il éparpilla sur la table, en reculant son

assiette pour chercher l’épreuve de son article.

« Voilà… » Il la passait à Jansoulet ; mais Jenkins réclama :

« Non… non… lisez tout haut. »

L’assemblée faisant chorus, Moëssard reprit son épreuve et

commença à lire à haute voix l’Oeuvre de Bethléem et M. Bernard

Jansoulet, un long dithyrambe en faveur de l’allaitement artificiel,

écrit sur des notes de Jenkins reconnaissables à certaines phrases en

baudruche que l’Irlandais affectionnait… le long martyrologue de

l’enfance… le mercenariat du sein… la chèvre bienfaitrice et

nourrice…, et finissant, après une pompeuse description du splendide

établissement de Nanterre, par l’éloge de Jenkins et la glorification

de Jansoulet : « Ô Bernard Jansoulet bienfaiteur de l’enfance… »

Il fallait voir la mine vexée, scandalisée des convives. Quel

intrigant que ce Moëssard !… Quelle impudente flagornerie !… Et le

même sourire envieux, dédaigneux tordait toutes les bouches. Le

diable, c’est qu’on était forcé d’applaudir, de paraître enchanté, le

maître de maison n’ayant pas l’odorat blasé en fait d’encens et

prenant tout très au sérieux, l’article et les bravos qu’il soulevait. Sa

large face rayonnait pendant la lecture. Souvent, là-bas, au loin, il

avait fait ce rêve d’être ainsi cantiqué dans les journaux parisiens,

d’être quelqu’un au milieu de cette société, la première de toutes, sur

laquelle le monde entier a les yeux fixés comme sur un porte-

lumière. Maintenant ce rêve devenait réel. Il regardait tous ces gens

attablés, cette desserte somptueuse, cette salle à manger lambrissée,

aussi haute certainement que l’église de son village, il écoutait le

bruit sourd de Paris roulant et piétinant sous ses fenêtres, avec le

sentiment intime qu’il allait devenir un gros rouage de cette machine

active et compliquée.

Et alors, dans le bien-être du repas, entre les lignes de cette

triomphante apologie, par un effet de contraste, il voyait se dérouler

sa propre existence, son enfance misérable, sa jeunesse aventureuse

et tout aussi triste, les jours sans pain, les nuits sans asile. Puis tout à

32

coup, la lecture finie, au milieu d’un débordement de joie, d’une de

ces effusions méridionales qui forcent à penser tout haut, il s’écria,

en avançant vers ses convives son sourire franc et lippu :

« Ah ! mes amis, mes chers amis, si vous saviez comme je suis

heureux, quel orgueil j’éprouve ! »

Il n’y avait guère que six semaines qu’il était débarqué. À part

deux ou trois compatriotes, il connaissait à peine de la veille et pour

leur avoir prêté de l’argent ceux qu’il appelait ses amis. Aussi cette

subite expansion parut assez extraordinaire ; mais Jansoulet, trop

ému pour rien observer, continua :

« Après ce que je viens d’entendre, quand je me vois là dans ce

grand Paris, entouré de tout ce qu’il contient de noms illustres,

d’esprits distingués, et puis que je me souviens de l’échoppe

paternelle ! Car je suis né dans une échoppe… Mon père vendait des

vieux clous au coin d’une borne, au Bourg-Saint-Andéol. C’est à

peine si nous avions du pain chez nous tous les jours et du fricot tous

les dimanches. Demandez à Cabassu. Il m’a connu dans ce temps-là.

Il peut dire si je mens… Oh ! oui, j’en ai fait de la misère. » Il releva

la tête avec un sursaut d’orgueil en humant le goût des truffes

répandu dans l’air étouffé. « J’en ai fait, et de la vraie, et pendant

longtemps. J’ai eu froid, j’ai eu faim, mais la grande faim vous

savez, celle qui saoule, qui tord l’estomac, vous fait des ronds dans la

tête, vous empêche d’y voir comme si on vous vidait l’intérieur des

yeux avec un couteau à huîtres.

J’ai passé des journées au lit faute d’un paletot pour sortir ;

heureux encore quand j’avais un lit, ce qui manquait quelquefois. J’ai

demandé mon pain à tous les métiers ; et ce pain m’a coûté tant de

mal, il était si noir, si coriace que j’en ai encore un goût amer et

moisi dans la bouche. Et comme ça jusqu’à trente ans. Oui, mes

amis, à trente ans – et je n’en ai pas cinquante – j’étais encore un

gueux, sans un sou, sans avenir, avec le remords de la pauvre maman

devenue veuve qui crevait la faim là-bas dans son échoppe et à qui je

ne pouvais rien donner. »

Les physionomies des gens étaient curieuses autour de cet

amphitryon racontant son histoire des mauvais jours. Quelques-uns

paraissaient choqués, Monpavon surtout. Cet étalage de guenilles

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était pour lui d’un goût exécrable, un manque absolu de tenue.

Cardailhac, ce sceptique et ce délicat, ennemi des scènes

d’attendrissement, le visage fixe et comme hypnotisé, découpait un

fruit au bout de sa fourchette en lamelles aussi fines que des papiers à

cigarettes. Le gouverneur avait au contraire une mimique platement

admirative, des exclamations de stupeur, d’apitoiement ; pendant

que, non loin, comme un contraste singulier, Brahim-Bey, le foudre

de guerre, chez qui cette lecture suivie d’une conférence après un

repas copieux avait déterminé un sommeil réparateur, dormait la

bouche en rond dans sa moustache blanche, la face congestionnée par

son hausse-col qui remontait. Mais l’expression la plus générale,

c’était l’indifférence et l’ennui. Qu’est-ce que cela pouvait leur faire,

je vous le demande, l’enfance de Jansoulet au Bourg-Saint-Andéol,

ce qu’il avait souffert, comme il avait trimé ? Ce n’est pas pour ces

sornettes-là qu’ils étaient venus.

Aussi des airs faussement intéressés, des regards qui comptaient

les oves du plafond ou les miettes de pain de la nappe, des bouches

serrées pour retenir un bâillement, trahissaient l’impatience générale,

causée par cette histoire intempestive. Et lui ne se lassait pas. Il se

plaisait dans le récit de ses souffrances passées, comme le marin à

l’abri se rappelant ses courses sur les mers lointaines, et les dangers,

et les grands naufrages. Venait ensuite l’histoire de sa chance, le

prodigieux hasard qui l’avait mis tout à coup sur le chemin de la

fortune. « J’errais sur le port de Marseille, avec un camarade aussi

pouilleux que moi, qui s’est enrichi chez le bey, lui aussi, et, après

avoir été mon copain, mon associé, est devenu mon plus cruel

ennemi. Je peux bien vous dire son nom, pardi ! Il est assez connu…

Hemerlingue… Oui, messieurs, le chef de la grande maison de

banque « Hemerlingue et fils » n’avait pas, en ce temps-là, de quoi

seulement se payez deux sous de clauvisses, sur le quai… Grisés par