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Il y avait branle-bas sur la terrasse de la villa Mirador, au-dessus de la falaise abrupte qui encerclait un petit golfe de fin gravier, et que dominaient les rochers rouges de l’Esterel. Sous les yeux amusés de deux jeunes filles assises au seuil d’un vaste salon, un jeune homme maigre, élégant, de teint bilieux, faisait faire l’exercice au chauffeur et au maître d’hôtel qui évoluaient gaiement entre les piliers massifs de la pergola circulaire. Le long du parapet où montaient des touffes de géranium lierre s’alignaient une demi-douzaine d’arquebuses et se dressaient des marmites pleines de poix bouillante.
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LE PRINCE
de
JERICHO
Roman inédit
par
Maurice LEBLANC
Paris 1929
© 2021 Librorium Editions
ISBN : 9782383830504
Le Prince de Jéricho paru dans Le Journal, du 20 juillet au 25 août 1929
Le roi de la Méditerranée
L’homme qui a perdu son passé
Quelques miracles
Le coup de sifflet
L’assaut
Nathalie s’enfuit
La captive
Les révélations de Pasquarella
Reflets du passé
La mort de M. Manolsen
Forville tente sa chance
Et d’un !…
Attaques et contre-attaques
L’ombre de la vérité
La vérité
La fiancée qui attend
L’embuscade
Le chef
Ai-je tué Boniface ?
« Adieu, Nathalie !… »
Il y avait branle-bas sur la terrasse de la villa Mirador, au-dessus de la falaise abrupte qui encerclait un petit golfe de fin gravier, et que dominaient les rochers rouges de l’Esterel. Sous les yeux amusés de deux jeunes filles assises au seuil d’un vaste salon, un jeune homme maigre, élégant, de teint bilieux, faisait faire l’exercice au chauffeur et au maître d’hôtel qui évoluaient gaiement entre les piliers massifs de la pergola circulaire. Le long du parapet où montaient des touffes de géranium lierre s’alignaient une demi-douzaine d’arquebuses et se dressaient des marmites pleines de poix bouillante.
— Halte ! commanda le jeune homme maigre… de son nom Maxime Dutilleul. Et maintenant les arquebuses ! Dominique… Alexandre… choisissez vos armes.
C’était un lot de vieux fusils de chasse à baguette, ramassés chez quelque marchand de bric-à-brac, rouillés, hors d’usage et ridicules.
— Ils sont chargés, monsieur ! prévint Alexandre.
Maxime sursauta.
— Fichtre ! Soyez prudents. Vous êtes prêts ? Alexandre, postez-vous à droite du rempart. Dominique, à gauche. Et tous les deux dans la position du tireur à l’affût. Ouvrez des yeux de loup de mer, hein ? Et si vous apercevez au large la moindre frégate ou la moindre tartane barbaresque, coulez-la sans vergogne… Ah ! j’oubliais… le canon modèle Henri IV.
Il amena un tuyau de poêle monté sur deux roues qui faisaient un bruit de ferraille, et le braqua vers l’horizon.
— Surtout, dit-il, prenez garde à l’âme.
— À l’âme, monsieur ?
— Oui, l’âme du canon. C’est la partie la plus délicate. N’y touchez pas.
— Et si l’ennemi escalade la falaise ?
— Alors l’un de vous lui jette au nez de la purée de poix, et l’autre charge à la baïonnette.
Il sonna la charge. Il s’agitait, courait, veillait à tout, rectifiait la position des arquebuses, se démenait comme le chef d’orchestre d’un jazz-band ultra-fantaisiste, et prenait tant de peine qu’à la fin, exténué, il s’effondra dans un fauteuil, en face des deux jeunes filles, et le dos tourné à la mer.
— Ouf ! dit-il, quel métier que celui de général en chef ! Surtout quand on est dyspeptique, et qu’on se nourrit de légumes et de macaronis !
Minces, les cheveux coupés, l’air de garçons, Henriette et Janine Gaudoin fumaient des cigarettes.
— Fatigué, hein, mon pauvre ami ? dit Janine.
— Crevé !
Il répéta :
— Crevé, mais tranquille. Si Jéricho le Pirate attaque cette nuit, comme je le suppose, il se heurtera à mes hommes d’armes et à mes couleuvrines. Lorsque Nathalie rentrera de sa promenade, quel remerciement pour la façon dont j’ai mis sa villa Mirador en état de défense ! Vauban n’eût pas mieux fait. Qu’en dites-vous ?
— Je dis, déclara Henriette, que Nathalie est folle de s’être installée dans un tel patelin ! Une maison en ruine, sans électricité, sans téléphone ! Impossible d’avoir un ouvrier, la gare à deux kilomètres, et pas une maison à moins de cinq cents mètres !
Maxime observa :
— Oui, mais quelle vue !
— Vous lui tournez le dos.
— C’est toujours comme ça qu’on admire les belles vues ! Et, en outre, je vous regarde… Je vous regarde, et je suis rudement embarrassé.
— À quel sujet ? demanda Janine.
— Qui de vous deux dois-je épouser ? Depuis quatre mois que nous flirtons tous trois à Saint-Raphaël, depuis huit jours que Nathalie Manolsen nous a fait venir ici pour la distraire, je n’arrive pas à savoir laquelle j’aime le plus.
— Ni même si vous aimez l’une de nous.
— Pour ça, oui.
— Tirez-nous à la courte paille.
— Vous ne pourriez pas m’aider ?
— Si, en vous refusant toutes deux.
Il haussa les épaules.
— Hypothèse inadmissible. On ne refuse pas Maxime Dutilleul.
— Moi, dit Henriette, je n’épouserai qu’un homme occupé. Je ne tiens pas à vous avoir sur le dos du matin jusqu’au soir.
— Je pèse si peu ! Quarante-huit kilos.
— D’autre part, dit Janine, vous n’avez aucune situation.
— J’en ai trop, au contraire. Bâtisseur de fortifications. Amuseur de société. Pique-assiette. Il n’y a qu’à choisir. Un peu de veine, et je vous épouse toutes deux.
— Mauvaise affaire. Nous n’avons pas le sou. Épousez plutôt Nathalie, qui est orpheline, et riche à millions.
— Nathalie ? s’écria Maxime, je la connais trop. D’abord, nous sommes vaguement cousins par sa mère qui était française. Et puis nous avons été déjà fiancés.
— Allons donc !
— Elle m’adorait.
— Qui a rompu ?
— Moi, parbleu.
— Pourquoi ?
— Elle voulait que je lui cède un timbre de Costa Rica, la perle de ma collection. J’ai refusé. Elle m’a donné une gifle. Je lui ai crêpé le chignon, et j’ai reçu de son père un coup de pied dans le derrière.
— Quel âge aviez-vous ?
— Dix-huit ans.
— Dix-huit ans !
— Oui, à nous deux.
— Ah ! bien. Et vous n’êtes pas jaloux, maintenant qu’elle est fiancée à Forville ?
Maxime se rebiffa.
— Fiancée à Forville ? Jamais de la vie. Un être vulgaire, un poids lourd ! Ça non, je m’y oppose absolument.
Maxime Dutilleul poussa l’attaque à fond. Son flegme habituel de pince-sans-rire était emporté par une indignation si vigoureuse qu’il ne perçut point l’arrivée d’une grande et belle jeune fille, qui demeura un instant sur le seuil, une masse de fleurs sauvages dans les bras.
Elle souriait en écoutant. Elle avait ce teint chaud, mêlé de rose, que donnent aux joues de certaines femmes l’habitude de l’exercice, le grand air et le soleil. On la sentait forte et souple comme un adolescent.
— À la bonne heure, dit-elle, quand Maxime eut fini sa diatribe. J’aime qu’on soit catégorique et injuste. Henriette et Janine, ayez la gentillesse d’arranger ces fleurs. Vous êtes bien plus adroites que moi.
Mais elle s’interrompit. L’aménagement de la terrasse, qu’elle avisait soudain, la laissait ébaubie.
— Que faites-vous là, Alexandre, avec votre fusil ? Et vous, Dominique ?
— Nous surveillons l’horizon, mademoiselle.
— L’horizon ? Seigneur Dieu, je parie que c’est encore une de vos farces, Maxime !
Maxime se leva précipitamment.
— Une farce, Nathalie ? Mais c’est de la prudence ! La plus élémentaire des prudences !
— À propos de quoi ?
— Quand on habite un coupe-gorge, chère amie, on se tient sur ses gardes.
— Contre qui ?
— Contre Jéricho !
Il s’approcha d’elle et, sourdement :
— L’implacable Jéricho travaillait la semaine dernière sur la côte italienne. C’est notre tour. Je suis un perspicace, n’est-ce pas ? Eh bien, j’ai relevé des empreintes de pas tout à fait suspectes autour de la villa. Nous sommes épiés. Jéricho se dispose à l’attaque.
— Par où, mon Dieu ! dit-elle en riant. La terrasse est bâtie sur un rocher à pic.
— Et les échelles, malheureuse ? s’écria Maxime. Les échelles d’assaut ! L’abordage par la mer ! Les pendaisons ! Les tortures ! Tout le diable et son train ! Vous n’y pensez donc pas, Nathalie ?
— Je pense que j’ai marché trois heures dans l’Esterel, Maxime, que je meurs de faim, et que Dominique va remettre tout en ordre pour l’arrivée de Forville.
— L’arrivée de Forville ? Mais c’est une catastrophe ! protesta Maxime. Comment ! votre poids lourd de Forville, ce damné personnage, nous tombe sur le dos ?
— Oui, avec un de mes amis, ou plutôt avec un ancien ami de mon père, le docteur Chapereau, que vous connaissez, Maxime, celui qui a écrit ces belles études de psychologie. Ils continuent jusqu’à Marseille dès qu’ils auront pris le thé, et entendu la sérénade que je viens d’organiser en l’honneur de Forville.
— Quelle sérénade ?
— Des chanteurs italiens que j’avais déjà rencontrés à l’hôtel du Trayas.
Maxime lui saisit le bras avec effroi.
— Des chanteurs italiens ? C’est-à-dire des espions de Jéricho ? Vous n’avez donc pas lu les journaux et vous ne savez donc pas qu’il se fait précéder par des émissaires, lesquels inspectent les lieux ?
Nathalie le regarda. Cette fois, il parlait sérieusement. Henriette et Janine semblaient impressionnées.
— Voyons, quoi, Maxime, dit l’une d’elles, vous allez finir par nous inquiéter…
— Pas dommage, fit-il. En tout cas, j’insiste vivement pour qu’on éloigne ces individus.
— Trop tard, dit Nathalie.
— Trop tard ? J’espère que vous ne les avez pas fait entrer ?
— Si.
— Hein ?
— Dame ! ils sonnaient à la porte. J’ai donné l’ordre qu’on ouvrît.
— Ah ! gémit Maxime, d’un ton mélodramatique. L’ennemi est dans la place. Nous sommes perdus !
⁂
La beauté de Nathalie Manolsen provenait autant de la perfection absolue de ses traits que de leur expression même. Elle était altière et séduisante. Elle forçait l’admiration sans la chercher. Aucune coquetterie, mais cet épanouissement harmonieux de l’être qui plaît. Aucune pose, mais de la fierté et de la noblesse qui donnaient du relief à une allure toujours simple et naturelle. Les cheveux semblaient châtains ou blonds selon les reflets de la lumière. De beaux yeux bleus.
Orpheline de mère, et Française par elle, elle avait été livrée, tout enfant, aux soins des gouvernantes et des institutrices, tandis que son père voyageait sans répit. M. Manolsen, Suédois d’origine, Américain de naissance, était un de ces amoureux de la France qui eurent la gentillesse, durant la période d’inflation, de la soulager d’un tas de choses inutiles, tableaux, œuvres d’art, antiquités, pièces d’or. Ses agents récoltaient tout cela pêle-mêle et l’expédiaient aux États-unis. Honnête homme d’ailleurs, mais de cœur sec, il s’occupait peu de sa fille et ne la voyait qu’à de longs intervalles, au hasard de ses voyages.
Un jour, il l’avait emmenée sur son yacht jusqu’à Naples où elle resta trois semaines près de lui, avant qu’il ne s’embarquât pour la Sicile. Quinze jours plus tard, à Paris, elle apprenait qu’il était mort d’une insolation, aux environs de Palerme.
Elle avait vingt-trois ans, à l’époque de cette mort. Nature inquiète, désireuse d’un repos qu’elle ne trouvait nulle part, très courtisée, mais se méfiant de l’amour, cherchant un maître, mais s’éloignant dès qu’elle sentait la domination, elle errait de Paris à Vienne et de Londres en Égypte. Récemment, après un séjour en Orient, elle avait loué pour les mois d’avril et de mai cette villa Mirador dont la vue sur Cannes et les îles Lérins l’enchantait. Son caprice satisfait, elle s’en fut déjà repentie, si Maxime et ses deux fiancées, les sœurs Gaudoin, n’étaient venus la distraire.
À cinq heures, ils achevaient de prendre le thé sur la terrasse, en compagnie du docteur Chapereau et de Forville. Dans le cadre de roches que formait la pergola, la mer apparaissait, toute bleue, étincelante de soleil, et l’on voyait la courbe immense qui, le long de Cannes et de Juan-les-Pins, menait à la pointe d’Antibes. Une voix de chanteuse, voix grave, un peu brisée, et que scandait un air de guitare, arrivait du jardin qui s’étendait devant l’autre façade et qui montait par étages sur la pente de la colline.
Le docteur Chapereau avait l’air classique d’un vieux savant, ou d’un magistrat démodé, à favoris, à cravate blanche et à lunettes d’or. Médecin militaire en retraite, grand voyageur, il avait fait de nombreuses croisières avec son ami Manolsen, et, depuis la mort de celui-ci, ne manquait jamais l’occasion de venir voir Nathalie. Il possédait un petit domaine aux abords de Monte-Carlo, où Forville, qui arrivait d’Italie en auto, l’avait pris en passant.
Quant à Forville, longtemps secrétaire, puis associé de M. Manolsen, et qui dirigeait seul, maintenant, la maison d’exportation, c’était le plus tenace et assurément le plus amoureux et le plus sincère des prétendants que Nathalie traînait autour d’elle. Les mots de poids lourd s’appliquaient bien à lui. Sa taille, la lourdeur de ses épaules, l’aplomb de sa silhouette donnaient l’impression d’une force brutale dont on sentait, à voir son air souvent inquiet et son allure un peu gênée, qu’il devait se méfier de lui-même. Nathalie s’en défiait aussi et, bien que cet amour excessif, jaloux, âpre jusqu’à l’hostilité, capable d’emportements inattendus, ne lui déplût pas, elle se tenait toujours sur ses gardes.
Cependant Maxime, qui voulait étudier « le trio des espions », entraîna le docteur et les deux jeunes filles vers le jardin. Des citronniers et des oliviers le peuplaient. Un mur assez haut l’entourait.
Nathalie les suivit et resta seule, un peu en arrière avec Forville. La femme, une Italienne, jeune, grande, très brune, plutôt belle, pauvrement vêtue d’un vieux macfarlane que rehaussait l’éclat d’un foulard jaune, chantait une romance avec la voix fatiguée, qui se casse parfois, de ceux qui chantent en plein air. Les deux hommes jouaient du violon, l’un gros, épais, obséquieux, tout en salutations, et qui cherchait des effets comiques, l’autre, un subalterne, maigre et blême. Visages louches. C’étaient de ces êtres dont on dit qu’on ne voudrait pas les rencontrer au coin d’un bois.
Forville murmura :
— Vous aimez toujours cette musique ?
— Oui, dit Nathalie. C’est une poésie vulgaire, mais émouvante, et, vous le savez, je suis restée assez vieux jeu, pas du tout moderne, dans mes goûts artistiques. J’ai honte de l’avouer, mais je regrette l’orgue de Barbarie.
Après un silence, il prononça :
— Nathalie…
Elle dit en riant :
— Non.
— Non, quoi ?
— Pas de déclaration.
— Je n’ai pas de déclaration à vous faire, Nathalie. Vous connaissez mes sentiments.
— Je les connais. Vous profitez toujours des clairs de lune ou des couchers de soleil pour les exprimer, parce que vous manquez de naturel dans les circonstances ordinaires.
— Il n’y a pas de clair de lune en ce moment.
— Non, mais il y a le petit trémolo de la guitare.
Il soupira.
— Comme vous êtes déconcertante ! Il faut toujours vous conquérir.
— Il faut d’abord me conquérir.
— Il m’avait semblé…
— Mais non, mais non. Voyez-vous, Voyez-vous, Forville, quand une femme n’est pas conquise, après une cour de plusieurs années, il est bien rare que cette cour aboutisse.
— Qui donc vous troublera jamais ?
— Un inconnu.
— Par quel moyens ?
— Le coup de foudre. Je crois au coup de foudre.
Le visage de Forville se contracta. Il souffrait réellement.
— Alors, aucun espoir ?
— On peut toujours espérer.
— Votre père m’y avait autorisé, Nathalie. Il m’appréciait. Il savait combien je vous étais attaché, et vous vous rappelez, à Naples, lors de ma dernière entrevue, il avait accédé à ma demande en termes catégoriques, et devant vous… et vous n’avez pas dit non.
Elle plaisanta :
— Il y a tant de distance entre ne pas dire non et dire oui, et vous êtes si maladroit, mon pauvre Forville !
— En quoi ?
— Vous tâtonnez. Vous cherchez mon point faible.
— Vous n’en avez pas.
— Vous le cherchez quand même. Vous voudriez me prendre au trébuchet, comme un oiseau. Or, si j’aime la force et l’audace, j’ai horreur de l’embûche, de l’attaque sournoise, des yeux qui brillent de convoitise, de la main fiévreuse qui est sur le point de vous saisir.
Forville s’impatienta, et d’un ton presque rude :
— Mais enfin, que voulez-vous, Nathalie ! Que dois-je faire pour réussir ? Avouez que votre conduite avec moi est exaspérante.
Elle ne répondit pas. Elle écoutait, bercée par la musique, et il avait l’impression que toutes ses paroles tombaient dans le vide. La voix de la chanteuse la troublait bien davantage, et elle riait ingénument des balourdises de l’Italien.
Quand ce fut terminé, Maxime fit servir du porto aux trois musiciens, puis les conduisit jusqu’à la grille du jardin et la referma sur eux.
— Ouf ! dit-il en revenant, je suis plus tranquille. D’ailleurs, j’ai examiné leurs chaussures. Elles ne correspondent pas aux empreintes relevées par moi. Tout de même, ouvrons l’œil.
Comme il passait près de Nathalie, il entendit Forville qui répétait :
— Dites, Nathalie, que voulez-vous ? Il faut en finir. Que voulez-vous ?
Et Maxime répliqua :
— De l’amour, Forville, mais du respect. De l’ardeur, mais de la soumission. Des actes, mais des paroles… Bref, des tas de choses contradictoires au milieu desquelles vous êtes obligé de vous perdre. Je vous plains, Forville.
Ils retournèrent tous sur la terrasse, et Forville reprit :
— Vous en demandez trop à la vie, Nathalie.
— Je m’en accuse, dit-elle en riant. J’ai des prétentions et des ambitions qui ne sont pas du tout en rapport avec mon mérite. Je m’imagine, sans la moindre raison, que je suis réservée à un destin exceptionnel, et que le monde entier se doit de me fournir des satisfactions particulières.
— Ce qui vous donne un peu de mépris pour les autres, observa Forville.
— Les autres m’intéressent beaucoup, au contraire, mais je ne tarde pas à trouver qu’ils sont trop faibles, ou trop prudents, ou trop sages, ou trop habiles, et je me détourne d’eux.
Le docteur hocha la tête.
— Vous n’aimerez jamais, Nathalie.
— Je commence à le croire. Ou alors il me faudrait dénicher l’oiseau bleu.
— Sous quelles espèces se présente pour vous l’oiseau bleu ?
— Sous l’apparence d’un héros, dit-elle.
— Qu’appelez-vous un héros ?
— J’appelle ainsi ceux qui vont au-delà.
— Au-delà de quoi ?
Elle redoubla de rire.
— Au-delà de tout, au-delà de leurs droits, au-delà des conventions, au-delà de leurs devoirs, au-delà même de leurs forces.
Forville se moqua d’elle.
— Vous êtes une romantique, Nathalie.
— Non, une romanesque.
— C’est très démodé, dit Maxime.
— Très démodé, acquiesça Nathalie. Je date un peu, et même beaucoup. Pour vous, Janine, Henriette, l’amour est un sentiment raisonnable, qui se plie aux nécessités de la vie. Pour moi, j’en suis à la conception puérile d’autrefois. J’ai gardé de mes lectures d’adolescente, alors que je dévorais tous les romans que ma mère tenait de sa grand-mère, des enthousiasmes absolument risibles pour certaines existences audacieuses, pour certains personnages à la Byron.
— Pour les héros de Walter Scott ?
— Même pour ceux de Fenimore Cooper.
— Vous ne voudriez tout de même pas, dit Maxime, épouser le dernier des Mohicans.
— L’épouser, non…
— Mais être enlevée par lui, hein ? ou par un chevaleresque corsaire, un ténébreux pirate ?
— Voilà.
— Alors quoi, Jéricho ?
— Je ne dis pas non, fit-elle gaiement.
Forville, qui ne comprenait pas bien la plaisanterie, se récria :
— Mais Jéricho n’est qu’un vulgaire bandit, un assassin…
— Qu’en savons-nous ? On ne le connaît pas. Quelques relations de captifs échappés ou de complices capturés, lesquels, d’ailleurs, se contredisent tous… Pour les uns, c’est un monstre, pour les autres, un homme généreux… que toutes les femmes adorent, dit-on. Il en est qui ont tout quitté pour lui.
— Racontars ! dit Forville.
— Tout n’est pas racontars. Et dans ce qu’on sait de lui, quelle allure !
— Oui, pendaisons, supplices…
— Quelle témérité ! Quel mépris du danger ! Vous rappelez-vous l’abordage du torpilleur Apollon ? Et son attaque du petit village sur la côte des Maures, quand il a réuni en plein jour tous les habitants, et qu’il les a contraints à livrer tout l’or du pays ?
— Charmant ! dit Maxime.
— Et tant d’exploits qui tiennent déjà de la légende ! Le roi de la Méditerranée, comme il s’intitule. « De Suez à Gibraltar, je suis le maître de l’heure. »
— Le maître de tuer, ricana Forville, de violer, de massacrer, de torturer, de piller… un brigand du moyen âge !
— Je ne vous le présente pas comme un archange. Mais, tout de même, l’homme qui se fait pirate à notre époque, et qui, avec un vieux croiseur anglais, paraît-il, volé en Turquie, terrifie tout le vieux monde latin, avouez que cet homme-là a du relief !
Forville haussa les épaules. Cependant le docteur Chapereau, que la véhémence de Nathalie avait amusé, reprit :
— Eh bien, moi, si vous voulez du fabuleux et de l’extravagant, tout en restant en pleine réalité, j’ai un héros plus extraordinaire à vous offrir, Nathalie.
— Plus extraordinaire que Jéricho ?
— Beaucoup plus.
— Allons donc !
— Comme j’ai l’honneur de vous le dire. Jéricho est un mythe, un personnage déformé par l’imagination… tandis que mon héros se tient d’aplomb sur ses jambes.
— Et comment s’appelle-t-il, votre héros ?
— Le baron d’Ellen-Rock.
— Ellen-Rock ? Mais ce n’est pas un nom ! C’est celui d’un jardin, le jardin féerique qui se trouve au promontoire d’Antibes.
— En tout cas, c’est celui qui sert à le désigner.
— Mais comment s’appelle-t-il réellement ?
— Tout le monde l’ignore, et lui tout le premier.
— Quoi ! Votre héros ignore son nom ?
— Parfaitement.
— Mais alors, qu’est-ce que c’est, cet individu ?
— Un individu qui a perdu son passé.
On s’empressa autour du docteur Chapereau. Nathalie était avide d’en savoir davantage. Maxime se rappela qu’on lui avait parlé de ce bizarre personnage, et les sœurs Gaudoin l’avaient aperçu un jour à Nice, sur la promenade des Anglais, au milieu d’une foule de gens qui cherchaient à le voir.
— Ce que je vais vous dire ou plutôt résumer, commença le docteur, ne tient pas de la légende et ne repose pas sur des racontars comme dans le cas de Jéricho. C’est, je vous le répète, si étrange que cela soit, de la réalité. Je suis au courant de l’histoire, non pas par des inconnus, mais par un des témoins qui y furent mêlés de la façon la plus directe… un de mes confrères, retraité comme moi, et mon voisin de campagne, le docteur Verlage.
» Donc, il y a quelque vingt ou vingt-deux mois, le paquebot de la Compagnie Orientale arrivait d’Indochine et passait au large de Nice. La mer était maussade, et la visibilité, par suite des nuages, très mauvaise. Or l’officier de quart signala, un peu avant que l’on atteignît la pointe d’Antibes, la présence de quelque chose qui flottait au gré des vagues, comme une épave. Et, presque aussitôt, on se rendit compte qu’il y avait sur cette épave une forme humaine, la silhouette…
— D’un cadavre, interrompit Maxime, l’air lugubre.
— Ma foi, continua le docteur, il paraît que l’homme que l’on recueillit dix minutes plus tard, évanoui, livide, des caillots de sang mêlés à sa barbe, n’était guère plus qu’un cadavre, et il avait fallu un miracle d’énergie pour que ce moribond pût, dans un tel état de faiblesse, se cramponner aux débris du canot d’où on l’arracha.
— Et cependant, observa Maxime, ce cadavre vivait…
— Il vivait. Mon confrère Verlage, qui se trouvait à bord comme médecin, et dont c’était la dernière traversée, constata que le cœur battait et que, malgré des blessures extrêmement graves, le naufragé pouvait peut-être survivre.
— Blessures accidentelles, ou blessures résultant d’une tentative criminelle ? demanda Maxime qui avait des prétentions de policier.
— Tentative criminelle, sans le moindre doute. Un coup de couteau à l’épaule, pas très profond, et, sur le crâne, un coup de massue qui aurait tué tout autre individu moins exceptionnel que celui-là.
— Exceptionnel par quoi ?
— Par sa résistance justement. Verlage m’a dit souvent qu’il n’a jamais rencontré un plus bel exemple humain, doué d’une pareille musculature et d’une vitalité aussi formidable. Transporté presque à l’agonie dans une clinique de Marseille, il se rétablit sous les yeux mêmes du docteur, avec une rapidité qui tenait du prodige.
— D’où venait-il ? interrogea Nathalie. Qui était-ce ?
— Mystère. Le choc reçu avait été si violent qu’il ne se rappelait rien.
— Les premiers temps… Mais plus tard ?
— Plus tard ? Au bout de trois semaines, il disparaissait.
— Hein ? Que dites-vous ?
— Une fin d’après-midi, l’infirmière de service, en pénétrant dans sa chambre, ne trouvait plus personne. Il avait quitté son lit et passé par la fenêtre, une fenêtre du premier étage donnant sur une rue déserte.
— Sans un mot d’adieu ? sans rien laisser ?
— Si, une enveloppe cachetée, avec cette inscription : « En remerciement. » À l’intérieur, dix billets de mille francs. Or, quand on l’avait recueilli, il n’était vêtu que de loques, et, là-dedans, pas un billet de banque, ni même un bout de papier. En outre, il n’avait pas une fois quitté son lit et n’avait parlé à personne.
— D’où tenait-il donc ces dix mille francs ?
— Aucun indice là-dessus ni sur le reste. Tout au plus avait-on découvert que le chiffon mouillé qui lui servait de chemise, lors du sauvetage, portait des armes brodées. D’où le titre et le sobriquet qui lui furent donnés dans la clinique, baron d’Ellen-Rock, et c’est ainsi qu’il fut désigné par le seul journal qui rapporta l’aventure. On traversait une crise politique et financière, et la chose ne fit aucun bruit. Mais le baron dut lire l’article, puisque, un an plus tard, mon voisin Verlage vit se présenter chez lui un monsieur qui lui dit en souriant : « Eh quoi, mon cher docteur, vous ne me reconnaissez pas ? Le baron d’Ellen-Rock ?… »
Il y eut un silence. Puis Nathalie murmura :
— Captivante, votre histoire. Et qu’était-il advenu de ce curieux personnage durant cette année ?
— Il avait fait fortune.
— Fortune !
— Oui, il avait acheté, vendu, racheté et revendu des terrains et des maisons, sur la Côte d’Azur et à Paris, et il était millionnaire.
— Mais votre ami l’a-t-il interrogé sur son passé ?