Le Roman de Miraut - Louis Pergaud - E-Book

Le Roman de Miraut E-Book

Louis Pergaud

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Beschreibung

Ce livre raconte l'émouvante histoire d'un chien, Miraut, et de ses maîtres. Donné à des paysans, il devient tueur de poules et braconnier. On s'en débarrasse en le vendant. Mais il revient toujours près de son ancien maître. Quand il comprend qu'on ne veut plus de lui, il hurle de faim et de douleur dans les bois, pendant que l'homme et la femme tremblent en silence dans leur maison... Un grand roman, inoubliable, indispensable à tous ceux qui aiment les animaux.

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Le Roman de Miraut

Le Roman de MirautPREMIÈRE PARTIEDEUXIÈME PARTIETROISIÈME PARTIEPage de copyright

Le Roman de Miraut

 Louis Pergaud

Je dédie ce livre

à tous ceux qui aiment les chiens

et particulièrement

à mon excellent ami

PAUL LÉAUTAUD

ROMANCIER RARISSIME

CHRONIQUEUR SAVOUREUX

PROVIDENCE DES CHATS PERDUS

DES CHIENS ERRANTS

ET DES GEAIS BORGNES

BIEN CORDIALEMENT

L.P.

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER 

C'était à la Côte de Longeverne, chez Lisée le braconnier. Dans la chambre du poêle donnant sur le revers du coteau dominant le village que la route neuve de Rocfontaine enlace de ses contours, la Guélotte, la ménagère, venait d'allumer sa vieille lampe. La nuit était déjà tombée, mais, afin de ménager un peu sa provision d'huile, elle avait attendu la pleine obscurité, se contentant, pour vaquer aux menus soins du ménage, de la clarté brasillante qui sortait par les soupiraux du poêle et laissait flotter par toute la pièce un grand mystère paisible et calme où les choses semblaient sommeiller.

Dans le brûleur de cuivre, se balançant sur ses charnières, la mèche de coton rougeoya, s'enflamma doucement ; une lumière jaune, faible, comme hésitante, imprécisa les arêtes des meubles, et la femme, brandissant son flambeau devant la caisse historiée de la grande horloge comtoise, qui battait dans un coin son tic-tac régulier, ne put s'empêcher de dire tout haut, bien qu'elle fût seule :

– Huit heures ! grand Dieu ! et il n'est pas là ! Le « goûilland »[1] !… Je gagerais qu'il s'est saoulé ! Pourvu qu'il ne soit pas arrivé malheur au petit cochon !

Elle se tut un instant, ruminant encore, cherchant les causes de ce retard, s'arrêtant aux suspicions fâcheuses :

– S'il s'est mis à boire en arrivant là-bas, avant d'avoir fait le marché, je le connais, il est bien capable de laper complètement les sous et de ne rien acheter du tout. Ah ! j'aurais bien dû aller avec lui ! Pourvu qu'il ne fasse pas d'autres bêtises ! Un homme plein, ça fait n'importe quoi ! S'il était battu, des fois, et que les gendarmes l'aient ramassé ! Qu'est-ce que deviendrait le petit cochon ? Avec ça qu'il est déjà si bien vu depuis son dernier procès-verbal ! Je lui ai toujours dit aussi qu'avec sa sacrée sale chasse, il arriverait bien un jour ou l'autre à se faire foutre en prison et à nous mettre sur la paille. Pourtant, depuis que ces canailles de cognes l'ont pincé à l'affût, il avait bien juré que c'était fini et qu'il ne recommencerait jamais plus ! Oh ! oui, sûrement que de ça il doit être guéri, sans quoi il n'aurait pas vendu le fusil, le chien, les munitions et tout le saint-frusquin. Au moins maintenant il est tranquille et ne sera plus comme chat sur braise quand on lui aura « enseigné un lièvre ». Dire que nous en avons été pour plus de cinquante francs avec les frais ! Dix beaux écus de cinq livres qu'il a fallu donner à ce bouffe-tout de percepteur et qu'on a dû manger du pain sec et des pommes de terre pendant deux mois. Mon Dieu ! pourvu qu'il n'ait pas bu les sous du cochon ! Si j'allais voir chez Philomen ? Lui, était à la foire avec sa femme, ils sont sûrement rentrés ; peut-être pourraient-ils me dire quelque chose.

Mais la Guélotte, prête à sortir, ayant réfléchi que si, d'aventure, Lisée rentrait durant son absence, il trouverait fort mauvaise cette démarche, mènerait le « raffut », jurerait les milliards de dieux et peut-être ferait de la casse, elle jugea plus prudent d'attendre son retour qui ne saurait tarder, pensait-elle.

Les soupiraux du poêle de fonte rougeoyaient comme des yeux malades, lançant leurs rayons sur les ventres des buffets et jouant avec les moulures des pieds du lit. Le couvercle d'une marmite où cuisait le lécher des vaches, soulevé par la vapeur, se mit à battre un roulement semi-métallique, comme un appel infernal. La chatte, Mique, s'étira sur son coussin au bout du canapé, fit un énorme dos bossu, bâilla en ouvrant une gueule immense qui projeta ses moustaches en devant, s'étira du devant puis du derrière, et s'assit enfin, les yeux mi-clos, la queue soigneusement ramenée devant ses pattes.

La Guélotte retira la soupière placée sur l'avance du fourneau et dont le ventre, chaud et poli, luisait comme une joue d'enfant. La colère grandissait et s'enflait en elle avec l'appréhension et le doute.

– Grand goûilland ! grand soulaud ! grand cochon ! monologuait-elle à mi-voix.

L'attente vaine l'énervait de plus en plus, lui faisait oublier toute prudence, et, quitte à écoper d'une ou deux paires de gifles, elle se préparait à accueillir le retour de son mari par une bonne scène dans laquelle elle ne lui mâcherait pas ce qu'elle avait à lui dire. Neuf heures sonnèrent à la vieille horloge. La large lentille de cuivre, comme une face ronde et hilare, semblait jouer à cache-cache avec l'insaisissable présent, tandis qu'au-dessus du nombril de verre de la caisse pansue, le profil impassible de Gambetta se découpait dans une couronne de larges lettres : « Le cléricalisme, voilà l'ennemi ! » Ainsi en avait voulu Lisée qui, bon républicain, avait mis ce portrait là, bien en évidence, pour faire enrager le curé lorsque d'aventure ce vieux brave homme, avec qui il était d'ailleurs au mieux, venait l'engager à ne pas négliger son salut, à accomplir ses devoirs de chrétien et à faire ses pâques comme tout le monde.

Les aiguilles tournaient ! Neuf heures et demie ! Tous les foiriers étaient rentrés !

Pas de Lisée !

La Guélotte ouvrit la porte de dehors, mit la main en cornet derrière son oreille, écouta et regarda. Mais, dans la nuit calme, aucun pas ne s'entendait et le blanc lacet de la route se déroulait désert entre les grands jalons des peupliers bruissants.

Elle rentra, referma l'huis avec violence et, de colère, poussa même, dans l'évidemment de mur qui servait de gâche, le lourd verrou d'acier.

– Si tu t'amènes maintenant, tu poseras un peu, grande charogne ! ragea-t-elle. Ça t'apprendra à arriver à l'heure !

Le couvercle de la marmite grondait plus violemment, comme énervé lui aussi. Des souris, avec un bruit de charge, galopant entre le plafond et le plancher de la chambre haute, détournèrent la Mique de sa rêverie et l'immobilisèrent un instant, les yeux ronds et flamboyants, dans une attitude d'affût. Mais, reconnaissant ce bruit familier et sachant par expérience que celles-là étaient, pour l'heure du moins, hors de portée de sa griffe, elle reprit sa pose nonchalante et son air de sphinx.

Sur un sac, insoucieux, les petits chats dormaient derrière le poêle.

– Il va faire du temps demain, pour sûr, prophétisa la Guélotte, un instant distraite, elle aussi, de la pluie ou de la bise ; chaque fois que nos « rattes » bougent, ça ne manque jamais. Et ce grand goûilland qui ne revient toujours pas. Jésus ! Qu'il y a pitié aux pauvres femmes qui ont des maris ivrognes. Pourvu tout de même qu'il ne lui soit pas arrivé malheur ! S'il fallait encore le soigner !… aller au médecin, au pharmacien, dépenser des sous !… Et s'il s'est laissé enfiler un mauvais cochon, une « murie » qui ait mauvaise bouche. C'est qu'on tombe quelquefois sur des sales bêtes qui ne savent sur quoi mordre et qui ne profitent pas.

Un coup de poing dans la porte interrompit son soliloque et la fit tressauter.

– Mon Dieu ! et moi qui ai mis le verrou ! S'il entend quand je le retirerai, qu'est-ce qu'il va dire, surtout s'il est saoul ? Je vais gueuler avant lui.

Elle ne fit qu'un saut jusqu'à l'entrée, tira silencieusement la targette et ouvrit vivement la porte.

Philomen le chasseur entra avec sa femme. Ils apportaient un sac de sel que Lisée, au moment du départ, avait fait charger sur leur voiture et, par la même occasion, venaient voir le petit cochon que le patron devait ramener.

– Comment, Lisée n'est pas entrée ! s'exclama l'homme.

– Non, répondit la Guélotte, très inquiète ; mais où l'as-tu laissé là-bas à Rocfontaine ? Quand l'avez-vous quitté ?

– Ma foi, reprit Philomen, si je ne me trompe, je crois bien que c'était au café Terminus, oui, sûrement, nous avons bu un litre ou deux avec Pépé de Velrans et on a un peu parlé de la chasse, naturellement. Il a tué dix-neuf lièvres dans sa saison, ce sacré Pépé, et il compte bien aller jusqu'aux deux douzaines. Ah ! on a beau dire, c'est lui le doyen. Avec Lisée et moi, sans nous vanter, on est bien les trois plus fameux fusils du canton. Il ne voulait pas croire que Lisée ne chassait plus.

« – Si c'était pas toi qui me le dises, là, en chair et en os, que t'as vendu ton fligot et ton vieux Taïaut, je pourrais pas me le figurer.

« – Qu'est-ce que tu veux ! s'excusait Lisée. J'étais pris ; les gendarmes et le brigadier forestier Martet m'avaient à l'œil ; je me connais, j'aurais pas pu me tenir et ils m'auraient sûrement repincé. Alors, tu vois le tableau, nouveau procès-verbal, plus trente francs à verser pour conserver la « kisse » et la vieille à la maison qui râle que je nous ficherais sur la paille. J'ai tout bazardé.

« – Sacré nom de Dieu : reprenait Pépé, j'aurais jamais eu ce courage-là, moi ! c'est les lièvres de Longeverne qui doivent rien rigoler !

« – Ah ! mon vieux, m'en reparle pas, ça me fait trop mal au cœur.

« Là-dessus, la bourgeoise est venue me prendre, je les ai quittés et nous sommes partis sur le champ de foire acheter une mère brebis avec ses deux moutons pour les hiverner. Vers deux heures je suis repassé à l'auberge pour charger le sac de sel que ton homme y avait entreposé, mais on m'a dit que Lisée n'était plus là et qu'il était allé chez quelqu'un avec Pépé. J'ai pensé que c'était pour le cochon ; mais j'avais plus le temps d'attendre et on s'en est revenu à Longeverne les deux, la vieille.

– Il n'était pas saoul, Lisée, quand tu l'as quitté ? s'inquiéta la Guélotte.

– Oh ! ça non ! j'en suis sûr. Il n'était pas à jeun, bien entendu, on avait bu un litre ou deux, mais, pour dire qu'il était saoul, non, on ne peut pas dire qu'il était saoul !

– C'est que j'ai rien que peur qu'il n'ait encore fait des bêtises.

– Quoi ! Quelles bêtises veux-tu qu'il fasse ?

– Sait-on ? Les hommes saouls !… Asseyez-vous toujours un moment. Il ne va sans doute pas tarder de rentrer. Vous prendrez bien une tasse de café ou une goutte ?

– On prendra une petite larme, histoire de trinquer.

La femme de Philomen s'assit sur le canapé, près de la Mique qu'elle caressa, tandis que son mari se mettait à califourchon sur une chaise.

Lentement il nettoya sa pipe dont il taqua le fourneau contre le dossier du siège, puis, extirpant de sa poche de pantalon une vessie de cochon séchée et bordée de tresse noire contenant son tabac, il bourra méthodiquement et avec le plus grand soin son brûle-gueule. Il trouva dans une poche de son gilet deux allumettes de contrebande, collées l'une à l'autre, les sépara, en frotta une contre sa cuisse, et alluma, affirmant son profond mépris du fisc :

– Vive la régie de Vercel ! Si on n'avait pas celles-là pour enflammer celles du gouvernement, on pourrait bien se brosser pour avoir du feu.

Sa femme, durant ce temps, s'inquiétait de la façon dont pondaient les poussines de la Guélotte et du nombre de petits qu'avait fait sa grosse mère lapine.

Philomen tirait des bouffées régulières de sa pipe. Le poêle ronflait doucement, les minutes coulaient comme une onde monotone, rien ne bougeait au dehors.

Dans son papotage avec la voisine, la Guélotte, excitée, oubliait un peu que les aiguilles de l'horloge tournaient.

Quand son culot, trois fois rallumé, s'éteignit définitivement, que son verre fut vide, les dix coups de dix heures sonnèrent, et Philomen, frappant deux claques sur ses cuisses, se leva.

– Dix heures ! s'exclama-t-il. Qu'est-ce que ce sacré Lisée peut bien foutre ? Allons, il est temps d'aller au lit. Demain, la charrue nous attend : nous avons une « planche » à lever et le travail ne se fait pas tout seul ; mais on reviendra sur le coup de midi pour voir ton petit cochon.

– Vous en verrez deux, répondit la Guélotte en qui remontait la colère, le petit et le gros qui doit ramener l'autre. En vérité, je ne saurais dire quel est le plus cochon des deux. Ah ! le goûilland, le salaud, sa sale bête !

Et sur le pas de la porte, en éclairant les voisins, elle entrecoupait ses remerciements et ses bonsoirs d'invectives violentes contre son ivrogne de mari qui ne pouvait jamais rentrer de jour…

Une heure se traîna encore, puis une demie.

La Guélotte s'était couchée sur le canapé et avait essayé de dormir, mais c'était bien impossible ; alors elle s'était relevée, puis, de cinq minutes en cinq minutes, était allée écouter à la porte si elle entendait marcher sur la route, et, en fin de compte, résignée et ronchonnante, elle tricotait sa chaussette tout en poussant des monosyllabes qui en disaient long sur la façon dont elle se préparait à accueillir le retour de son homme.

Le crissement des gros clous de souliers sur le pavé du seuil la fit bondir à la cuisine, la lampe à la main, pour éclairer l’entrée du maître.

Alors la porte s’ouvrit, et Lisée, magnifiquement saoul, s’encadra dans le chambranle.

Il ne ramenait point de petit cochon, mais une bretelle de cuir fauve suspendait à son épaule gauche un fusil Lefaucheux à deux coups, tandis que, de la main droite, il tenait une cordelette au bout de laquelle un petit chien de trois à quatre mois tirait de toutes ses forces vers les marmites.

– Ici, Miraut ! nom de Dieu ! ici, sacrée petite rosse ! T’es pas pus pressé que moi ! bégayait Lisée, la langue pâteuse.

– Et le petit cochon ?

– J’ai pas dégoté ce qui me fallait, mais tu vois, j’ai retrouvé un fusil et un chien. Ça pouvait pas durer plus longtemps, cette comédie ! Lisée qui ne chasse plus ! allons donc !

La Guélotte, blanche comme un linge, figée comme une statue, fixait tour à tour son homme et le chien.

– Fais à manger à cette bête, commanda Lisée ; tu vois bien qu’elle a faim !

– Et les sous ? décrocha enfin la Guélotte.

– Pisque j’te dis que j’ai racheté un fusil et un chien !

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Doux Jésus, ayez pitié de nous ! râla la femme en se tordant les bras. Misère de moi d’avoir un pareil ivrogne ! Nous serons un jour à la mendicité, oui, nous crèverons de faim, sur la paille !

– Assez ! assez ! nom de Dieu ! ou je refous le camp ! menaça Lisée.

– Mais, soulaud, qu’est-ce que tu boiras cet hiver, puisque tu as déjà tout bu aujourd’hui les sous du ménage ; qu’est-ce que je boirai, moi ?

– Tu te téteras, répliqua Lisée, philosophe.

– Ah oui ! tu peux bien plaisanter, grand voyou, grande gouape, grand saligaud ! Point de cochon, point de lard ; point de jambon, point de saucisses. Tu mangeras ton pain sec, grand mandrin !

Cette réception n’était pas tout à fait du goût de Lisée qui commençait à en avoir assez de ces injures et de ces prophéties.

L’alcool, non cuvé encore, rallumait en lui ses vieux sentiments batailleurs. Il était temps que sa femme cessât, et il le lui fit bien comprendre dans une réplique acerbe et virulente dont le ton ne laissait aucun doute sur la qualité des actes qui allaient suivre.

– Et moi, qu’est-ce que je mangerai avec mon pain ? continua-t-elle, gourmande.

– Tu mangeras de la m…, nom de Dieu !… tonna-t-il.

La Guélotte se tut.

– Fais à manger à cette bête et vivement !

– Sale « viôce »[2], ragea la femme, en bousculant le chien.

Ce fut ainsi que Miraut entra dans la maison de Lisée.

CHAPITRE II

La Mique, qui avait été élevée jadis en même temps que le vieux Taïaut, fit bon accueil au petit chien.

Affamé et las, le jeune Miraut, dès qu’il eut mangé une petite terrine de soupe trempée avec de l’eau de vaisselle, de la relavure, comme disait la Guélotte, vint flairer de son mufle encore épais les petits chats endormis. Sensible à la douce chaleur du poêle et de ces deux êtres aux corps vigoureux et sains, dont il n’avait aucune raison de se méfier, il se coucha sans hésiter à côté d’eux et s’endormit.

La maman chatte, curieuse de ce nouvel arrivant qu’elle ne connaissait point encore, s’était levée sur ses quatre pattes, et, le cou tendu, les yeux ronds, avait suivi avec un immense intérêt ses évolutions par la pièce. Le geste de confiance qu’il eut en s’étendant auprès des chatons lui fut sans doute sensible : elle augura bien de sa jeunesse ; sa maternité généreuse pouvait s’étendre à celui-là qui, robuste et plus gros que les jeunes minets, ne leur voulait cependant pas de mal. Elle savait ce qu’il était, elle connaissait sa race, elle l’adopta.

Légère, elle sauta de son canapé et s’approcha du trio de bêtes dormant en tas. La langue râpeuse lécha tour à tour Mitis et Moute, ses enfants, puis à deux ou trois reprises, après l’avoir bien flairé, elle lécha de même les poils du crâne du jeune toutou qui ne se réveilla point pour autant et continua de reposer en paix entre ses deux frères adoptifs.

Là-dessus, Mique fit un brin de toilette, lustra son pelage velouté, puis tranquille, calme et rassurée sur sa géniture, elle fila par les chatières pour sa chasse nocturne à l’écurie, à la grange et dans les hangars de la maison.

Lisée mangea à même dans la soupière la potée de soupe aux choux que sa femme avait tenue au chaud, s’octroya sur un chanteau de pain d’une livre un respectable bout de lard, ingurgita un demi-pot de piquette et, l’estomac satisfait et la tête lourde, se déshabilla puis se jeta sur le lit où, l’instant d’après, ronflant comme un soufflet crevé, inaccessible au remords, il reposait du sommeil des justes.

Cependant, furieuse, la Guélotte était montée se coucher seule dans le lit de la chambre haute.

Au réveil, la situation restait, naturellement, fort tendue. Lisée, décuité, éprouvait bien une certaine gêne d’avoir agi sans consulter sa femme ; sacrifier ainsi l’argent d’un cochon, c’était évidemment osé, enfin ! … d’autant plus que rien ne le pressait de se reprocurer un fusil et un chien ! oh ! quoique ! … Et puis, zut ! il fallait tout de même, un jour ou l’autre, qu’il retrouvât l’argent nécessaire à ce rachat indispensable. Donc, un peu plus tôt ou un peu plus tard ! …

Tout de même, il avait bu pas mal la veille et il se sentait fautif.

La Guélotte se chargea de dissiper ses remords.

Dès le premier coup de l’angélus, debout en même temps que ses poules, elle descendit et entra dans la chambre du poêle où Lisée, pour temporiser, fit semblant de dormir encore.

Mais la façon dont elle ferma la porte et fit claquer ses sabots sur le plancher aurait réveillé un sourd. Lisée fut bien forcé d’ouvrir les yeux, mais ce faisant, il jugea bon de prendre un air digne et sévère pour en imposer à sa vieille.

L’autre s’aperçut de sa mine renfrognée. Recommencer la scène de la veille, traiter son mari de cochon et de soulaud, elle y pensait bien, certes, mais elle savait que le chasseur avait la main leste ; elle n'ignorait pas que, les lendemains de bombe, il avait l’humeur peu accommodante et qu’elle risquait gros, si elle dépassait certaines limites qui n’avaient, hélas ! rien de fixe, de recevoir une ou deux bonnes paires de gifles, voire quelques coups de pied au derrière qui lui rappelleraient une fois de plus que braconnier comme charbonnier est maître en sa baraque, que c’est le mari qui est fait pour porter la culotte, et que l’homme, nom de Dieu ! c’est l’homme ! Elle se tourna donc contre Miraut, lequel, à vrai dire, prêtait quelque peu le flanc ou mieux le derrière à la critique, car, durant la nuit, pris de besoins pressants, il s’était soulagé abondamment et de toutes façons. Une borne odorante, et d’une taille magnifique pour un tel animal, se dressait devant le pied du buffet, et une superbe rigole, avec lacs, îlots et presqu’îles, s’allongeait du même buffet jusqu’à la porte de la cuisine.

En contemplant ce désastre, toute la colère de la Guélotte lui remonta au cerveau et, au lieu de garder le calme boudeur et rancunier qui séait en l’occurrence, elle s’en prit violemment au chien qui avait fauté et à l’homme qui était le premier responsable dans cette sale affaire :

– Tiens, regarde donc ce qu’elle a fait, ta rosse, et comment elle a arrangé mon ménage, ce sera bientôt une écurie ici ! Ce n’était pas assez de nous ôter le pain de la bouche pour l’acheter, il faut que tu le laisses encore tirer tout en bas par la maison.

– Hein ! quoi ? fit Lisée, comme arraché à de graves réflexions.

– C’est de ta viôce que je parle, ta sale charogne de chien ; ah ! je m'en vas te le balayer, moi, tu vas voir !

Et, s’élançant sur le coupable encore endormi, la matrone lui lança, à toute volée, son pied dans les côtes.

« Boui ! boui ! vouaou ! » s’exclama plaintivement et en sautant de côté le petit chien, tandis que ses deux camarades chats, subitement réveillés eux aussi, faisaient leurs dos bossus, brandissaient leurs jeunes moustaches et juraient en montrant les dents, croyant que la patronne en voulait à toutes les bêtes de la chambrée.

– Tu vois, renchérit la Guélotte, avec une mauvaise foi évidente, il épouvante encore mes petits chats. Pour sûr qu’ils vont quitter la maison et nous serons dévorés par les souris !

– Fous-moi la paix, nom de Dieu ! répliqua Lisée, révolté d'une telle injustice et de tant de lâcheté, et ne te venge pas sur une bête sans défense. S’il a pissé ici, c’est pas de sa faute, c’est de la tienne. Tu aurais dû laisser la porte de la cuisine entr’ouverte, il serait allé à l’écurie ou à la remise ; il ne peut pas passer par les chatières, lui. D’ailleurs, c’est une bête propre, on me l’a dit, et cette nuit je l’ai entendit pleurer : c’était sûrement pour qu’on lui ouvre …

– Alors pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

– Pourquoi ? pourquoi ? est-ce que je me souvenais ? Et puis, si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien. Maintenant, continua-t-il en sautant du lit, rêche et menaçant, si tu as quelque chose à dire, sors-le, mais tâche que je t’y reprenne à toucher à mon chien quand il n’aura pas fait de mal. Une bête gentille et douce qui a dormi toute la nuit à côté des chats sans qu’il y ait eu entre eux la moindre histoire ! Et tu viens me dire que c’est lui qui les a épouvantés, comme si ce n’était pas toi, espèce de rosse, avec tes grognements de truie qu’on saigne. Recommence que je te dis ! recommence si tu as envie que je te « bredouche ».

– Doux Jésus ! attesta la Guélotte, être fichue à la porte de chez soi par un chien ! Cochon ! marmonna-t-elle entre ses dents, va, tu me le paieras, et plus d’une fois !

Vers midi, comme Lisée et sa femme achevaient, sans dire mot, de manger leurs pommes de terre, un bruit de souliers ferrés cria sur le seuil et la porte de la cuisine s’ouvrit bruyamment. Les jeunes chats qui jouaient à coups de patte, couchés sur le canapé, s’arrêtèrent en arrondissant les quinquets, et Miraut, qui mangeait des épluchures derrière la chaise de son maître, dressa subitement son petit mufle.

« Wrraou ! bou ! bou ! » s’exclama-t-il d’un ton cependant encore timide et incertain.

– Qu’est-ce que j’entends ? interrogea Philomen, petit homme nerveux, sec, vif et prompt qui, comme il l’avait promis, venait voir le cochon annoncé.

– Tiens, le voilà, le cochon, ragea la Guélotte en désignant de l’œil son mari.

– T’as donc ramené un chien ? questionna le chasseur, en tordant du pouce et de l’index sa forte moustache blonde. Ben ! elle est bonne, celle-là. Il ne se gêne pas, le gaillard, il fait déjà le malin, on voit bien qu’il se sent chez lui.

– Parbleu, elle est la maîtresse ici, cette viôce-là, reprit la femme.

– On ne te demande pas la messe, à toi, coupa Lisée. Viens ici, viens, mon petit Miraut !

– Sacrédié, mais c’est un tout beau ! continua Philomen.

– Et intelligent, renchérit Lisée. Je crois que ça fera un crâne chien ! C’est Pépé qui me l’a fait avoir. Il vient de la chienne du gros de Rocfontaine, une pure porcelaine qui a été couverte par un corniau, mais, tu sais, un bon corniau, un premier chien, un lanceur épatant.

– Quand les corniaux se mêlent d’être bons, il n'y en a pas pour leur damer le pion.

– Viens faire voir ta gueugueule, mon petit !

– oui, oui, une gueule noire, il est robuste ; les dents sont bien plantées, l’oreille est double, l’attache est nerveuse et il a l’os du crâne pointu, signe de race.

– Et regarde-moi ce fouet ! ajouta Lisée ; hein, est-ce fin ! Ah ! oui, une belle bête.

– Une belle robe aussi, ma foi ! blanc et feu avec les taches brunes sur les flancs, c’est rare !

– Et puis, il sera bon, tu sais, sûrement ; ce sera le meilleur de la portée ! C’est la mère elle-même qui l’a choisi ! Oui, quand la chienne a eu fait ses petits, le gros, qui connaît tout ce qui a rapport à ça et qui ne voulait lui laisser que les bons, a attiré un instant la mère à la cuisine pendant qu’il faisait transbahuter toute la petite famille sur un sac dans la pièce voisine. Tu sais alors ce que font les mères ?

– Je l’ai entendu dire.

– Quand elles retournent à leur niche et qu’elles ne trouvent plus leur marmaille, elles se mettent à la chercher, naturellement, et elles ont vite fait de la retrouver.

– Si elles ont vite fait, à qui le contes-tu ? Quand la Cybèle que j’avais avant ma Bellone avait déballé et que je lui tuais tous ses petits, si je n’avais pas bien soin de les enfouir à trois pieds dans la terre, elle allait les décrotter et me les ramenait un à un à la niche, tous claqués comme de juste. Bien mieux, ma vieille branche, un jour, à la chasse, toute prête à mettre bas, elle nous avait suivis quand même. La marche, la course, l’ont avancée tant et tellement qu’en plein lancer elle a été prise des douleurs. Cette crâne bête a fait deux petits, les a cachés, a repris la chasse derrière les autres chiens et, quand nous sommes revenus à la maison, elle est allée chercher ses deux chiots à l’endroit où elle les avait déposés trois heures auparavant. Elle a dû faire deux voyages, car elle n’en pouvait ramener qu’un à la fois entre ses dents, pendu par la peau du cou. L’un d’eux a péri, mais l’autre, faut croire qu’il était costaud, a vécu et je l’ai élevé. C’est çui que j'ai donné au médecin de Sancey, un bon suiveur.

– Oui, reprit Lisée, mais tu sais comment on reconnaît ceux qui seront les meilleurs nez et qu’il faut garder de préférence ?

– Oui, je me rappelle, attends voir !

– Mon vieux, on s’arrange comme je t’ai dit qu’avait fait le gros, et les chiennes viennent les reprendre pour les reporter à leur couche. C’est là, alors, qu’il faut se fier au flair de ces braves bêtes. Elles voudraient bien emmener tous à la fois leurs nourrissons, mais bernique ; là, c’est comme au trou pour passer : chacun son tour. Alors, elles les sentent, le lèchent, les relèchent, les bousculent, les flairent, les reniflent bien l’un après l’autre, et puis elles se décident, et alors, mon ami, le premier qu’elles empoignent entre leurs dents, tu peux être sûr que ça sera le meilleur en tout, le chien sans tares, au nez excellent, au corps râblé et fin, à la patte solide, un maître chien, quoi. C’est Miraut que la chienne a repris le premier dans le tas. Voilà ce qui m'a décidé définitivement. Je savais bien, au fond que j’avais toujours le temps de retrouver un chien, mais en dégoter un comme çui-là ça n’arrive pas tous les jours ; d’autant que le gros qui est un bon type et un vieux copain à Pépé, un homme qui sait ce que c’est que d’aimer la chasse, m’a dit comme ça, quand je lui demandais combien qu’il en voulait :

« Allons, Lisée, tu veux rigoler, j'suis pas marchand de chiens, moi ! Tu vendrais un chien, un jeune chien à un chasseur qui en aurait « de besoin », toi ?

« – Jamais ! que j'ai répondu, mais, la civilité…

« – Ta, ta, ta, tu paieras une bonne bouteille et le premier lièvre qu’il te fera tuer, nous le boulotterons ensemble, toi, Pépé et moi. C’est-y entendu ?

« – Vas-y ! que j’ai répliqué, et on s’a serré la louche. Maintenant, que j’ai ajouté, voici cent sous pour ta gosse, pour s’acheter ce qu’elle voudra, « pasque » je vois bien que ça lui fera mal au cœur de quitter son petit toutou. Mais elle peut être tranquille, il ne sera pas malheureux chez nous, et bien soigné ; mes chiens à moi, c’est des amis, et je verrais un cochon qui touche à un chien de chasse, comme il y en a, par plaisir de faire souffrir les bêtes, j’y casserais la gueule.

– Tu as foutrement raison, approuva Philomen. Si j’avais connu le salaud qui, l’année passée, a fichu un coup de trident à ma Bellone, je voulais lui repayer son coup de fourche, moi, et avec usure.

– Éreinter une bête sans raisons, ou parce qu’elle a lapé l’assiette d’un chat, ou gobé un œuf dans un nid, c’est être trop brute ou trop lâche ! Si mon chien fait des sottises, je suis solide pour les payer, j’ai jamais refusé de rembourser les dégâts quand c’était prouvé, comme de juste. Mais, mes bêtes c’est la même chose que mes gosses, je ne veux pas que quelqu’un d’autre que moi y touche. C’est moi qui juge quand ils ont besoin d’une taloche ou d’une correction, et on sait que je ne la leur ménage pas, s’ils la méritent ; seulement nous autres, on sait ce qu’on fait quand on tape et on ne risque pas d’estropier ni de donner un mauvais coup.

– Voilà ! Si on buvait une goutte, proposa Lisée. J’t’ai pas seulement remercié de m’avoir ramené mon sac de sel. Et ta mère brebis, en es-tu content ?

– Oui, bien content, et tu sais que je ne l’ai pas payée trop cher. J’ai de quoi les hiverner comme il faut, elle et ses agneaux ; au printemps les moutons seront bons à vendre, ils me repaieront plus que je n’ai donné pour les trois et j’aurai la mère de bénéfice. Mais tu as racheté un fusil aussi, que je vois.

– J’ai racheté le « Faucheux [3]» du père Denis, il ne peut plus chasser, lui ; c’est la vue qui baisse et les jambes qui ne vont pas ; mais son flingot est presque neuf : les canons sont solides, les batteries – écoute ! – sonnent comme des clochettes d’argent et il est choqué du coup gauche, ça fait qu’on peut tirer de loin.

– Tu l’as payé cher ?

– Trente francs ! c’est pour rien. Quand je songe que j'ai vendu le mien trente-cinq, plus une tournée à Jacquot de sur la Côte qui braconne de temps en temps autour de sa ferme… sûrement il ne valait pas çui-là. Tu vois bien que ma femme n’avait pas de raisons pour gueuler comme une poule qui a les pattes dans de l’eau chaude.

– Ah ! les femmes !

– À la tienne ! mon vieux.

– À la tienne !

– Miraut, petit salaud, quand tu auras fini de resiller mes savates !

– Ah ! il n’a pas fini de t’en bouffer des chaussettes et des croquenots et des tire-jus, tu veux encore entendre plus d’une chanson de ce côté-là.

– Je suis là pour répondre un peu, et puis ça lui apprendra, à la bourgeoise, à laisser tout traîner et sens dessus dessous. Quand il aura bouffé la moitié de son trousseau, peut-être qu’elle rangera le reste !

– Qu’il y vienne seulement, ta sale murie, fourrer son nez dans mon linge ! menaça la Guélotte.

Philomen sourit et Lisée ne répondit pas, mais il siffla un coup et le chien, les voyant se lever, vint tout joyeux gambader sur leurs pas.

– Allons, mon vieux Miraut, annonça Lisée, je vais te montrer ton domaine maintenant ; nous allons partir au bois faire quelques fagots. Rien de tel que l’air du bois pour vous remettre d’aplomb quand on a la grosse tête.

CHAPITRE III

– Crois-tu, confia la Guélotte à sa voisine, la grande Phémie, dès que Lisée, Miraut et Philomen furent partis, crois-tu que mon grand ivrogne m’a encore ramené une viôce à la maison !

– Y a bien pitié à toi ! concéda l’autre qui n'aimait guère que ses poules.

– Si encore on avait le moyen ! Mais nous avons déjà tant de maux de nouer les deux bouts. Doux Jésus ! Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! et il va rechasser, reprendre des permis, des actions ; dépenser des sous à acheter de la poudre, du plomb, des fournitures de toutes sortes, et se faire repincer quand la chasse sera fermée, « pasque », j'le connais, ce grand mandrin-là, il ne pourra pas se tenir de braconner.

La grande Phémie qui était vieille fille et, selon toutes présomptions, vierge et martyre, comme disait Philomen, balança son goitre, tel un canard son jabot gonflé de pâtée, puis secouant sa petite tête d’oiseau, émit cet aphorisme de laide que les événements ne lui avaient sans nul doute jamais permis de vérifier expérimentalement :

– Les hommes, c’est tous des cochons !

Ensuite de quoi elle songea à ses chères gélines et émit au sujet de leur sécurité future quelques craintes inspirées par l’annonce du voisinage de ce jeune et dangereux carnassier.

– Les petits chiens, ça mord tout, ça bouffe tout ! J’ai bien peur que ta sale murie ne s’en vienne rôder autour de ma porte, épouvanter mes poules, les empêcher d’ouver[4], les faire se sauver ailleurs et me les saigner. Tu sais bien, le Turc du Vernois, chaque fois qu’il passe au pays, il fait le tour des écuries et il nettoie tous les nids : il s’en paye des omelettes !

– Pourvu que le sien ne s’y mette pas ! espéra la Guélotte qui voyait les nuages noirs s’accumuler sur sa maison.

– Ah ! les jeunes chiens, tu sais, renchérit la vieille, il faut faire bien attention à eux et ne pas les manquer. Si tu vois le tien fouiner vers tes nids, fous-lui des coups de trique, autrement c’est fichu ! Ah ! ton homme aurait bien mieux fait de ne pas se saouler hier et de te ramener un petit cochon.

– Las moi ! se lamenta la Guélotte, accablée.

– Et s’il se met à les manger, les poules, ou à saigner les lapins, ou à courser les moutons ? Le Cibeau du maître d’école, celui qu’il a vendu à des messieurs de Besançon, lui en a fait payer pour plus de cent francs dans une année. On a beau avoir des sous, toucher des mandats du gouvernement, et faire les écritures de la « mairerie », gn’a ben fallu qu’il s’en débarrasse de sa sale rosse, sans quoi les gens allaient faire des pétitions et le dénoncer tous les quinze jours jusqu’à ce qu’on lui foute son changement.

La Guélotte blêmissait. La perspective de toutes ces histoires, cette évocation des malheurs futurs poussée au noir encore par la méchanceté de la Phémie la révoltaient contre ce qu’elle appelait la bêtise et l’égoïsme de son homme.

– Pour son plaisir, rageait-elle, pour son seul plaisir, dans quelle position va-t-il nous mettre ? Et dire qu’il ne m’a même pas demandé avis ! J’suis donc la dernière des dernières : ah ! la grande vache ! la grande fripouille ! Mais ils n’ont pas fini, son sale Azor et lui, j'te leur en foutrai des soupes claires et des pommes de terre cuites à l’eau, et s’ils deviennent gras, ça ne sera pas de ma faute !

– Tu devrais tâcher de lui faire crever sa rosse, insista la vieille teigne, c’est bien facile ! J’vais te dire comment on s’y prend : tu n’auras qu’à lui donner une éponge grillée dans du beurre ou dans du saindoux ; une fois frit, cela se réduit à presque rien ; comme cela sent bon la graisse, ces voraces-là te bouffent ça d’une seule goulée sans se douter de rien ; mais l’eau de leur estomac fait regonfler la machine ; au bout de quelque temps ça tient toute la place, ça ne peut plus passer ni d’un côté ni de l’autre et ils crèvent étouffés, les sales goulus ! Et va-t’en chercher de quoi le Médor est claqué et courir après celui qui a fait le coup !

La Guélotte réfléchissait.

Oui, évidemment, le moyen proposé était excellent pour se débarrasser de cet hôte encombrant, mais il n’était pas sans danger, quoi qu’en dît la Phémie.

Lisée aimait ses chiens.

Dans sa longue carrière de chasseur il en avait vu de toutes sortes et de toutes couleurs : il en avait eu un – il y a bien longtemps de ça – mangé du loup ; un autre décousu par un sanglier, un troisième qui s’était tué en poursuivant un lièvre qu’il serrait de trop près : tous deux, le capucin le premier et le chien immédiatement derrière, avaient sauté dans une sorte de précipice et le chasseur avait dû descendre au moyen de cordes pour remonter les deux cadavres ; il en avait eu un qui avait suivi une chasse au tonnerre de Dieu et qu’on n’avait jamais revu : perdu, tué, volé ? Nul ne savait ! Lisée avait eu bien du chagrin chaque fois qu’un tel malheur lui était advenu, il avait même pleuré sur quelques-uns de ces braves toutous qui étaient de francs et joyeux compagnons, et, quand il avait pu, les avait toujours, avec une sorte de piété amicale, enterrés dans un petit coin de son verger où l’herbe poussait à chaque printemps plus verte et plus drue.

Mais, jamais, non jamais il n’avait été aussi furieux que le jour où son vieux Finaud s’en vint râler à ses pieds, empoisonné.

Ah ! oui ! ce n’était pas oublié ! Maintenant encore, quand on évoquait la chose, ses veines du front se tendaient ainsi que des câbles et ses poings serrés s’arrondissaient comme des maillets, prêts à cogner.

Quant à la canaille qui lui avait lâchement assassiné son chien, il avait bien fallu qu’il la découvrît. Après une enquête aussi minutieuse que lente et discrète, d’insidieuses questions au pharmacien et au boucher, des observations sans nombre, il avait réuni un irréfutable faisceau de preuves contre le bandit, la crapule qui tuait les bêtes en leur donnant à manger, le lâche hypocrite qui n’osait pas l'attaquer en face. Il avait longtemps attendu son heure, différant la vengeance jusqu’au moment où l’affaire serait presque oubliée et où l’autre n’y penserait plus.

Et puis, un beau soir que son empoisonneur était parti en course au village voisin, Lisée, sans être vu, était venu s’aposter pour l’attendre au coin du bois du Teuré. Quand il arriva, le chasseur l’aborda carrément sur la route, se nomma : « C’est moi Lisée ! » puis lui rappela les faits, lui fournit les preuves, le traita d’assassin et de lâche, et, après l’avoir largement souffleté, le colleta.

Et alors, la colère, comme un torrent trop longtemps endigué, remontant du plus profond de son cœur, il avait administré au chenapan une de ces tournées fantastiques, une de ces volées de coups de pied et de coups de trique si terrible, que l’autre, cabossé, meurtri, talé, éborgné, en avait été plus de quinze jours avant d’oser sortir et ne s’était jamais vanté de la chose.

Mais pas un chien n’avait péri depuis au village : la leçon avait profité.

« Empoisonner Miraut ! » Lisée n’aurait ni trêve, ni repos avant d’avoir découvert l’assassin. C’était courir un trop gros risque, se vouer à une existence plus infernale encore, car alors, nulle journée ne se passerait sans insultes, ni gifles, ni coups de pied quelque part.

Et puis, on a beau ne pas aimer les bêtes, ce n’est pas drôle tout de même, pensait la Guélotte, de les voir devant vous se tordre et se retordre, ne hurler que lorsque la douleur leur tord les boyaux et vous bourrer des yeux, des yeux à vous tourner les sangs et à vous décrocher les foies.

Ah ! le vieux Finaud !

Il était rentré, plein comme un boudin, après une tournée apparemment fructueuse dans le village. Même que ça ne sentait pas la rose quand il se lâchait et on l’avait fourré tout de suite à l’écurie où il passerait en paix sa nuit de digestion.

– Il s’est nourri, disait en riant Lisée ; sûrement qu’il aura dû bouffer quelque mondure de vache[5] ou quelque ventraille de mouton.

Mais le lendemain, quand le chasseur s’en était allé à l’écurie pour délier les bêtes et les conduire à l’abreuvoir, ç’avait été une autre histoire. Le chien qui souffrait déjà, mais se taisait stoïquement, avait voulu aller à lui et, comme d’habitude, lui dire bonjour en se dressant contre ses genoux pour le lécher et jappoter. Il avait à peine pu se lever sur ses pattes de devant, le train de derrière paralysé refusait déjà tout service, les jambes étaient raides.

Alors la bête étonnée, furieuse et désespérée, avait hurlé un long coup de souffrance et de rage.

Et Lisée, affolé, abandonnant les vaches, avait pris son chien dans ses bras, l’avait transporté dans la chambre du poêle et déposé sur un coussin, auprès du feu. Là, il l’avait examiné, lui avait ouvert la gueule, soulevé la paupière, regardé l’œil qui était encore assez clair. Il avait vu tout de suite.

– Cré nom de Dieu ! Mon chien est empoisonné ! Va vite traire les vaches que je lui fasse prendre du lait !

Finaud avait difficilement avalé le lait, contrepoison trop peu énergique, puis il était retombé dans son abattement douloureux ; son poil se hérissait, ses yeux s’injectaient de sang, se troublaient, il haletait de fièvre et tremblait de froid.

– Qu’est-ce qu’il a bien pu manger, bon Dieu de bon Dieu ? rageait Lisée ; si je le savais seulement !

Et Philomen était venu.

– Faut le faire dégueuler ! avait-il ordonné. Je vais chercher de l’huile de ricin. On les sauve souvent avec et j’en ai toujours à la maison.

Lisée avait desserré les mâchoires déjà raides de son vieux chien pendant que son ami, avec des précautions fraternelles, ingurgitait au patient un grand demi-verre du visqueux breuvage.

Sans doute, il était trop tard. Le poison (de la strychnine probablement), avalé dans un morceau de viande, n’avait produit son effet que tard, lorsque la digestion était déjà en train. Il aurait fallu être là alors, se douter et s’y prendre immédiatement. Mais le pouvait-on ? Il était probable que cela avait dû débuter par de fortes coliques et un chien ne se plaint pas de coliques. Toute souffrance qui n’a pas une cause directe et visible le laisse étonné et muet. Il fallait vraiment que les douleurs devinssent atroces pour que la bête hurlât par intervalles. Car les crises, comme tétaniques, de raidissement étaient, après l’absorption de l’huile, devenues plus rares et l’œil semblait aussi s’être éclairci. Finaud s’était même levé tout seul et il avait tenté de remuer la queue en regardant son maître. Mais il se recoucha aussitôt tandis que Philomen et Lisée et les amis qui étaient venus faisaient gravement cercle autour de lui. Il faut avoir vu ces fronts plissés, ces yeux inquiets, ces grosses mains tremblantes pour comprendre tout ce qui peut, malgré la rudesse apparente ou réelle, fermenter de bon levain sous ces écorces tannées et dans ces cœurs frustes de paysans. Lorsque reparurent les crises et que le chien, en se raidissant, se prit à hurler, leurs yeux devinrent humides, brillants ; l’on sentait en eux de la douleur et de la colère, et plus d’un qui n’osait se moucher, de crainte de paraître bête, avala silencieusement une larme en mordant sa moustache.

Quand, après douze heures atroces d’agonie, le vieux Finaud, vers six heures du soir, trépassa dans une crise terrible, ils partirent tous, l’un après l’autre, sans rien dire, les épaules voûtées et le dos rond, tout bêtes de cette douleur contre laquelle rien ne les avait cuirassés, tandis que Lisée, sur son canapé[6], la tête dans les mains, pleurait silencieusement son chien.

Ah ! que non ! La Guélotte ne voulait plus de ces scènes-là chez elle, sans compter qu’un chien de chasse, ça vaut des sous, surtout quand c’est dressé. Non, ce qu’il fallait, c’était simplement harceler sans trêve les deux êtres, les deux alliés, ses deux ennemis : son mari et le chien ; les faire souffrir l’un par l’autre, chercher si possible à les amener à se détester, mettre Lisée en colère contre Miraut ou profiter d’une de ces rages que provoquerait sûrement le dressage pour exaspérer son homme, le dégoûter de sa rosse et la lui faire tuer, ou donner, ou vendre encore, ce qui serait tout profit pour le ménage.

Oh ! elle trouverait bien ! D’abord, elle allait dorénavant laisser les ordures en place : le patron les enlèverait lui-même si ça lui disait ; quant à la soupe, elle serait maigre, et que ce sale cabot de malheur s’avisât de toucher au linge, aux chaussures ou aux vêtements ; qu’il s’avisât de courir après les poules et de « coucouter » les œufs ! Le manche à balai était là, peut-être, et le fouet aussi, et son homme n’aurait rien à dire là contre, c’était du dressage, quoi ! on ne peut pas se laisser dévorer par une bête ! Et au besoin elle jouerait au braconnier de bons tours dont elle accuserait le chien. Lesquels ? elle ne savait pas encore, mais elle trouverait certainement.

Ah ! il faudrait bien qu’elle obtînt l’avantage enfin et qu’il disparût, l’intrus qui s’était introduit à la faveur d’une saoulerie. Lisée n’aimait pas les scènes ; il en entendrait des plaintes et elle te lui en servirait des lamentations de Jérémie, comme il disait, et plus qu’à son saoul, mon bonhomme, espère ! Il aimait à être propre, il en aurait du poil de chien sur ses habits, et il chercherait les brosses, et s’il y avait d’aventure du linge de rongé à la maison, ce seraient ses mouchoirs à lui, et ses pantalons, et son fourbi, et il irait se faire raccommoder ça où il voudrait, chez le cher ami qui lui avait déniché son animal. Ah ! on verrait bien qui est-ce qui se fatiguerait le premier de la viôce et qui c’est qui parlerait le plus tôt de la ramener à ce grand ivrogne de Pépé ou à ce propre à rien de gros de Rocfontaine.

CHAPITRE IV

Lisée n’eut pas besoin de réitérer son invitation à la promenade. Dès qu’il eut vu son maître se diriger vers la porte, Miraut, avant lui, s’y précipita, et avec un tel enthousiasme qu’il s’empâtura dans les jambes du chasseur et manqua de le faire piquer une tête en avant, à la grande joie de la Guélotte, qui ricana :

– S’il pouvait seulement lui faire ramasser une bonne bûche et lui cabosser le nez comme je voudrais !…

Mais Lisée, bonne pâte, ne fit pas semblant d’entendre. Il sourit à son toutou et, penché sur lui, peut-être simplement pour faire rager sa femme et lui prouver que son affection n’était point amoindrie, se mit à lui parler avec une sorte de zézaiement maternel :

– Que n’est-i content ce petit ciencien de sortir avec son papa Lisée ?

– Rrr aou, répondait Miraut en lui léchant le nez.

– Qu’on va-t’i serser des yèvres ?

– Bou ! hou ! reprenait le petit chien.

– Grand idiot ! ricanait la femme tandis qu’ils gagnaient la porte tous deux, l’un gambadant, la gorge pleine d’abois joyeux, l’autre riant silencieusement dans sa barbe de bouc.

Miraut avait compris le sens général des paroles de Lisée. Il savait qu’on allait sortir et courir et jouer ; la direction de la porte prise par son maître lui confirmait d’ailleurs cette merveilleuse promesse.

Il est deux séries de mots que les jeunes chiens saisissent extrêmement vite : ceux qui servent à les appeler à la pâtée, ceux qui les invitent à prendre leurs ébats au dehors. Ces mots correspondent à la satisfaction des deux grands besoins primordiaux des jeunes bêtes domestiquées : la nourriture et le mouvement. Tous leurs instincts sont donc perpétuellement tendus vers l’accomplissement des actes qui sont liés à ces deux fonctions. Plus tard, avec d’autres besoins, naissent d’autres aptitudes, et Miraut, en particulier, arriva à ouvrir toutes portes non verrouillées, mais il se refusa obstinément à apprendre à les fermer. D’ailleurs, dans la maison de sa mère, peut-être grâce à ses leçons, avait-il déjà appris à reconnaître, parmi le bafouillage humain, les syllabes magiques qui présagent la venue de la gamelle de soupe ou qui donnent la clef des champs.

Lisée n’en fut pas moins attendri de cette marque d’intelligence qui lui permettait de fonder sur les aptitudes de son chien les plus belles espérances.

Il décida qu’on prendrait la ruelle jusqu’au centre du village et que, de là, on suivrait dans toute sa longueur la voie principale, de façon que le chien pût avoir une idée d’ensemble du pays qu’il allait habiter.

Il ouvrit donc la porte, mais cela ne devait pas marcher tout seul.

Dès que Miraut, en coup de vent, se fut précipité dans la cour, toutes les poules, effarées de cet être qu’elles n’attendaient point, s’enfuirent et s’envolèrent à grands cris et grands fracas, tandis que le coq, les plumes hérissées, la crête au vent, piaillait des roc-cô-dê ! menaçants et furieux, tout en se retirant, lui aussi, avec prudence.

Miraut, un peu étonné de tout ce vacarme qui l’enchantait et de ce mouvement de retraite qui l’encourageait, allait peut-être transformer en offensive vigoureuse son élan en avant, lorsqu’un mot du maître, haussant le ton, le rappela à lui :

— Ici ! Veux-tu bien !… petit polisson ! Faut laisser les poules tranquilles ! Allons, viens ici !

Comprenant qu’il avait peut-être fauté, Miraut, quêtant un pardon et une caresse, vint se dresser contre les genoux de Lisée, puis, absous d’une chiquenaude amicale, repartit aussitôt.

Un petit bâton sollicita son attention : il s’en saisit et, en travers de sa gueule, la tête haute, le porta fièrement jusqu’à la première bouse de vache, pour laquelle il l’abandonna sans hésiter.

— Sale ! petit sale ! veux-tu bien lâcher ça ! gronda Lisée.

Miraut, légèrement étonné du peu de goût de son maître, laissa tomber cette galette de bouse qui sentait pourtant si bon et allait chercher autre chose, quand il tomba tout à coup en arrêt, roide, entièrement immobile, figé sur ses quatre pattes.

– Allons, viens-tu ? reprit son maître.

Mais Miraut ne bougeait pas.

– Viendras-tu donc, traînard ! accentua Lisée.

Mais Miraut se fichait de la parole du maître et, sans plus remuer qu’une souche, semblait médusé là, par quelque effrayant spectacle.

– Quoi, qu’est-ce qu’il y a donc ? interrogea le chasseur en jetant les yeux dans la direction vers laquelle Miraut regardait toujours. – Ah ! c’est toi, ma vieille Bellone, continua-t-il. Viens voir ici ma Bêbê ! Ah ! on ne le connaît pas encore, çui-là ! Allons, viens voir, viens, j'vas te présenter.

La chienne, en découvrant deux rangées superbes de crocs et en plissant le nez, sourit au chasseur, puis s’approcha de lui, frétillant du fouet et tortillant du derrière.